36 ans
Secrétaire d’accueil au siège du gouvernement
Habitante d’Evaya
Oh mais bien évidemment, je respecte mes supérieurs hiérarchiques ainsi que chaque citoyen de notre belle et magnifique cité d’Evaya ! Ne pensez pas que je suis une femme vulgaire qui tutoie ou qui se permet d’être si familière avec les gens sans s’armer des bonnes convenances de la société. J’ai reçu une éducation, certes modeste, mais ne dit-on pas qu’on apprend à être le meilleur de soi grâce à l’école de la vie ? Hihihi mais je divague…vous ne voulez pas écrire de telles banalités dans votre rubrique du journal j’imagine ! Que puis-je faire pour vous ?
Que je vous parle de moi ? Oh comme c’est si gentil à vous de vous intéresser à une simple habitante de notre illustre cité !
…Voulez-vous une tasse de thé ? Nous serions beaucoup plus à l’aise pour papoter !
Aucune goutte ne vient s’échapper de son trajet, allant de la théière raffinée, à la petite tasse en porcelaine de Jody. Elle vous sert tout d’abord en vous proposant du sucre, un soupçon de citron ou bien un nuage de lait. Elle continue de vous sourire chaleureusement, mais sans savoir pourquoi, ce sourire vous inspire une certaine gêne.
Bien bien bien, par quoi pourrais-je donc commencer ? Oh que suis-je bête, par mon travail bien sûr. Voyez-vous, j’adore mon emploi. Je vous assure qu’il est d’une si grande importance dans ma vie… J’ai commencé par effectuer mes études à l’université dans un cursus de communication spécialisé dans l’administratif. Et juste après avoir obtenu mon diplôme, j’ai eu beaucoup de chance d’être engagée en tant que secrétaire à l’accueil au siège du gouvernement. Oh, c’est certain que ce n’est pas n’importe qui qui puisse travailler dans cet important bâtiment, n’est-ce pas ? Mais bien sûr, travailler à l’accueil, ce n’est pas de tout repos, oh non non non ! C’est à la fois très stimulant et stressant : on rencontre des personnes importantes et des personnes insignifiantes qui pensent que l’accueil n’est que le bureau des réclamations pour les pauvres gens. Je vous jure…c’est d’un pathétique ! Et puis sous prétexte que vous êtes la première personne qu’il ou elle croise dans ce bâtiment, ils pensent que je suis celle qui réglera leurs soucis en un coup de baguette magique. Oh que j’aimerais être une petite fée pour aider les gens à faire disparaître leurs problèmes en un claquement de doigt, mais il faut se rendre à l’évidence…ce n’est malheureusement pas le cas, nous ne sommes pas dans un conte pour enfant, mais dans la vraie vie.
S’en suit alors un silence plutôt pesant, où le bruit de la vieille horloge trahis le nombre de secondes qui s’écoulent. Tic, tac, tic, tac…
Oh et je suis fiancée aussi, vous voyez ?
Jody montre avec fierté sa main fine et pâle, où l’on peut remarquer une bague de fiançailles très élégante.
Il s’appelle Henry et travaille dans un poste à haute responsabilité dans une grande entreprise de technologies. Comme c’est un homme aimable et distingué ! On voit tout de suite qu’il a été élevé parmi les plus grands de notre belle cité. Je suis très chanceuse de l’avoir rencontré. Nous allons pouvoir faire un beau mariage et construire une famille tous les deux… !
Soudainement, le visage de Jody se ferme un peu, même si son sourire si malaisant est toujours affiché sur son visage, telle une poupée de cire.
Oui…la famille…c’est très important, n’est-ce pas ? Elle est le pilier sur laquelle on se repose en cas de doutes, de malheurs…et puis c’est grâce à elle qu’on peut avancer dans la vie.
Jody se retourne brusquement derrière elle, comme si elle suivait votre regard qui s’était attardé sur une photo de famille, accrochée au mur.
Oh, c’est cela que vous regardez ? Jody va décrocher soigneusement la photo du mur et vous la présente. C’est ma famille : ma mère, mon père et moi au milieu, quand j’étais petite. Comment me trouvez-vous ? J’étais plutôt une mignonne petite fille, non ?
Elle se rassoit en face de vous, la photo toujours en main. Elle la contemple d’un air absent.
Mon père…c’était vraiment un homme bon vous savez. A l’époque, je n’habitais pas dans un bel appartement comme celui-ci dans les beaux quartiers. Nous étions dans un logement plus modeste, plus petit. Et mon père savait se serrer la ceinture et ne jamais perdre la face. C’était un homme très fier. Il me disait souvent « Mange moins vite Jody, sinon tu vas manger plus et il faut que ce repas nous tienne pour encore deux jours ! ». Hihihi, quelle époque vraiment. Mais, vous savez, même si n’avions pas beaucoup de revenus, nous étions si heureux…et mon père savait que j’allais faire évoluer la situation de notre famille, avec mes résultats scolaires et mon ambition. Oui, venir effleurer du bout des doigts l’élite de la société était déjà à l’époque pour moi un objectif. Quand on vient d’un quartier modeste avec un nom inconnu, c’est plus difficile. Mais mon père savait toujours me pousser vers le haut et mettait de grands espoirs sur moi.
Tic tac, tic tac, tic tac.
Quel malheur ce qui lui est arrivé…Se suicider comme ça…
C’était très dur vous savez. Je l’aimais beaucoup. Le deuil a été compliqué, et l’est toujours…on n’en guéri jamais réellement. On…vit juste avec.
Le sourire de Jody a bel et bien disparu. Elle pose le cadre sur la table et prend sa tasse de thé dans les mains. Ses sourcils se froncent légèrement, mais vous remarquez qu’elle se retient de ne pas se mettre en colère.
Vraiment…que ça doit être dur de se faire tromper de la sorte par la femme qu’on aime le plus au monde, alors qu’on s’est juré fidélité jusqu’à ce que la mort nous sépare. Cela a été dur pour moi, qui les voyait comme un modèle de bonheur. Mais ça a été encore plus difficile pour mon père, à tel point qu’il ne voulait plus de cette vie de souffrance et de déception.
La tasse que tient Jody commence à trembler.
Je déteste qu’on brise les règles. Que ce soit celles qui s’appliquent à nous tous, citoyens d’Evaya, ou bien au couple. Les règles sont faites pour être respectées. Alors, lorsque quelqu’un brise les règles, il est normal d’en avertir les autorités compétentes, n’est-ce pas ? C’est ce qu’il se passe lorsqu’on est témoin d’une agression, ou bien que l’on a vu que son camarade trichait en classe. On averti la personne au-dessus de soi. Parce qu’il faut bien que la personne soit punie de sa faute. Sinon, comment pourra-t-elle se rendre compte de ce qu’elle a fait et ne pas recommencer ?
Alors…il est tout à fait naturel d’aller dénoncer sa mère lorsque cette dernière a forniqué avec quelqu’un d’autre que son époux et qu’elle s’est faite engrosser. C’est bien normal ! La loi est très claire : un seul enfant par union. Et elle ne voulait pas reconnaître qu’il s’agissait d’un bâtard, alors elle…elle a fait son choix.
Jody essaye tant bien que mal d’esquisser un sourire.
Oui, elle a fait son choix. Elle ne voulait pas s’en débarrasser, alors qu’elle avait déjà une fille aimante avec un avenir prometteur. Alors, il fallait qu’elle en assume les conséquences…vous comprenez ? Un aller simple de l’autre côté du mur !
Un soupir de soulagement sort de la bouche de Jody, comme si on venait de lui enlever une épine du pied. Elle ne tremble plus et va raccrocher le cadre à sa place. Lorsqu’elle vient se rassoir, elle a repris son sourire étrangement figé.
Et vous savez, on m’a récompensée pour ce que j’ai fait. Le gouvernement m’a remerciée de mon engagement pour les règles qui sont les piliers de notre société. Comme j’étais à présent seule, on m’a réorientée vers un internat reconnu pour jeunes filles dans l’un des beaux quartiers. C’est grâce au gouvernement que je suis ici, à vous parler dans cette belle cuisine.
Le paraître est important dans notre monde. Oui, je vous assure ! C’est parce que je parais si chaleureuse et accueillante que j’ai eu ce travail bien placé. C’est parce que je semble si heureuse et épanouie que les gens m’apprécient et m’envient. Ils n’ont pas besoin de savoir qu’Henry n’existe pas réellement, que je suis née dans un quartier modeste ou le destin tragique de ma traînée de mère parce que…parce que…parce que c’est l’image que je donne aux autres qui est importante, et non la réalité.
Un silence encore plus froid et gênant règne dans la pièce.
Oh mais vous avez vu l’heure ! Il se fait tard, je ne vais pas vous retarder. Je suis sûre qu’on vous attend quelque part ailleurs. N’hésitez pas à revenir me voir. J’ai hâte de lire votre article ! Je vois déjà le titre : « Jody, la meilleure employée de l’année nous parle d’elle ». Oh comme c’est excitant !
Le sourire de Jody s’efface une nouvelle fois. Elle reprend d’une voix plus monotone.
Enfin, je l’imagine, puisque qu’il n’y a personne avec moi dans cette pièce.
En effet, il n’y a juste qu’une chaise vide en face de Jody.
Jody est une femme d’aspect très enjoué, toujours le même sourire aux lèvres. Si elle s’inquiète de votre bien-être et de votre confort si vous faites partie de l’élite, elle n’hésitera pas en revanche à se comporter différemment avec vous si vous venez de quartiers plus modestes.
Prête à tout pour se faire bien voir, surtout avec ses responsables, elle revient de loin et veut aller toujours de l’avant. Et surtout, ne jamais regarder en arrière…