Bonjour,
Voici ma petite participation pour ce thème.
Bon week-end !
Révélation
A 55 ans, Alain se sentait le plus heureux des hommes. Déjà, il était multimillionnaire, ce qui n'est pas un gage de bonheur, mais quand même, ça peut aider. Sa femme, d'une douzaine d'années de moins que lui, était encore très belle malgré son âge avancé (Alain avait décrété qu'une femme de plus de 35 ans commençait à être un peu trop vieille). Mais bon, elle n'était pas trop regardante sur ses aventures, alors il avait décidé de la garder, surtout que c'était quand même la mère de ses 2 enfants : Lucie, 19 ans, et Thomas, 17 ans. Sans compter qu'un divorce lui aurait coûté un bras !
Alain était dans l'élevage de poules pondeuses, comme son père, comme son grand-père, et un peu comme son arrière-grand-père qui était agriculteur et éleveur (comme beaucoup de ses compatriotes de l'époque d'ailleurs). A chaque génération, le cheptel augmentait considérablement, si bien qu'aujourd'hui Alain se retrouvait l'heureux propriétaire de 300.000 poules. Et puis l'année dernière il avait décidé de se diversifier en s'essayant aux lapins. Il avait investi dans un bâtiment ultra-moderne pouvant contenir 30.000 bêtes, et qui était très rentable. Bref, Alain se sentait comblé.
Le lundi 16 mars, lorsque le Président décréta le confinement à partir du lendemain midi, Alain fut agacé car il avait une vie sociale bien remplie et chaque semaine il avait un programme chargé dans diverses activités : golf, théâtre, restaurants avec ses confrères ou ses aventures du moment... Bref, il allait être confiné dans sa maison : c'était inhumain ! Il essayait de se rassurer en se disant qu'il disposait tout de même d'une surface habitable de plus de 400 m2, mais rien n'y faisait !
Au début, il décida de braver l'interdiction de sortir, ce qui lui valut une amende de 135 €, mais c'est ce qu'il gagnait chaque minute, alors ce n'était pas très dissuasif pour lui. En revanche comme tout était fermé, cela ne servait pas à grand-chose de sortir pour sortir. En plus au bout d'une semaine, quand le nombre de personnes en réanimations et de morts augmenta de façon exponentielle, il commença à avoir peur, surtout qu'il avait tous les critères pour finir ainsi s'il contractait la maladie : obèse, homme, sang A négatif, pas tout jeune, et une hygiène de vie assez déplorable... Quand un de ses meilleurs amis, à peine plus âgé qui lui, décéda en quelques jours après avoir attrapé le Covid-19, il eut vraiment peur. Il décida de se confiner très sérieusement en ne sortant plus du tout, mais comme il trouvait qu'il y avait trop d'allées et venues dans sa maison (en plus de sa femme et ses deux enfants, il y avait une cuisinière et une femme de ménage qui logeaient sur place), il prit la décision radicale de se confiner dans son bureau. Celui-ci disposait d'une petite salle d'eau avec toilettes, d'un frigo, d'un clic-clac qui n'avait jamais servi, d'une bibliothèque remplie de livres, une télé, un ordinateur, une imprimante et internet. Il récupéra juste un micro-onde pour faire réchauffer les plats qu'il irait récupérer dans la cuisine.
Les deux premiers jours, il crut devenir fou, enfermé dans son propre bureau, sans plus voir d'êtres humains, lui qui aimait tant être entouré de ses amis. Mais d'un autre côté il était terriblement angoissé à l'idée de tomber malade. Le troisième jour, il se sentit complètement apaisé, calme, se disant qu'un confinement de quelques semaines sur un total de 55 ans, et encore bien plus certainement, ce n'était pas bien méchant. Il s'amusa à faire un rapide calcul : cela représentait moins de 0,2% de sa vie ! Pour faire ce calcul, il avait pris des notes sur une feuille A4. Une petite feuille A4... Tout à coup il prit la feuille, la retourna dans tous les sens, en l'approchant et l'éloignant de son visage, puis il finit par la déchiqueter en mille morceaux avant d'éclater en sanglots. Il venait de réaliser que chacune de ses poules et chacun de ses lapins vivait TOUTE sa vie sur une surface correspondant à une feuille A4. 100% de sa vie, sans rien connaître d'autre, sans voir le soleil, ou même un brin d'herbe, entouré de congénères dans toutes les directions.
Jusqu'à maintenant, une poule ne représentait qu'une chose lui permettant de gagner de l'argent. Une poule, c'était rentable lorsqu'elle pondait plus de 300 œufs par an. En dessous, il fallait la réformer, euphémisme signifiant qu'elle partait à l'abattoir. Ainsi il avait calculé qu'en moyenne à 16 mois et 12 jours une poule était plus rentable morte que vivante, alors qu'une poule pouvait vivre facilement jusqu'à 10 ans. Là aussi, il prit sa calculatrice : rapporté à un être humain, vivant en moyenne à 80 ans, c'était comme s'il était trucidé à l'âge de 11 ans !
Il comprit tout à coup qu'en enfermant ces poules et en les tuant si jeune, il commettait un acte contre nature, littéralement. Qui était-il pour réduire en esclavage autant d'êtres innocents qui ne demandait qu'à gratouiller, courir, bondir, picorer, ronger... ? Tout cela pour avoir toujours plus d'argent qu'il ne savait que faire ! Il imagina la prière silencieuse de tous ces individus et à toutes ces ondes de désespoir qui rayonnait à travers l'espace.
Alain s'effondra en larme et resta prostré le reste de la journée et toute la nuit suivante...
Le lendemain sa décision était prise : il allait tout arrêter. Sortant pour la première fois de son bureau depuis plusieurs jours, il se rendit dans le séjour où il trouva sa femme et ses enfants. Il leur expliqua ce qu'il avait décidé et qu'il allait s'employer dès ce jour à transformer ses bâtiments de mort en lieu agréable.
Ce fut sa fille, Lucie, qui prit le plus mal cette décision, allant jusqu'à dire qu'il n'avait pas le droit de jeter son héritage par la fenêtre et que c'est comme si il piétinait ses ancêtres... Mais Alain était dans un état second : ces paroles, venant pourtant de sa propre fille, coulèrent sur lui sans même le toucher.
Les jours suivants, Alain s'employa à la réorganisation de son empire. Etant le seul chef à bord et n'ayant aucun compte à rendre à des investisseurs, il pouvait faire ce que bon lui semblait. Pour autant, la tâche était compliquée. Il ne suffisait pas d'ouvrir les portes de ses bâtiments et de laisser les poules et les lapins se balader aux alentours...
Sa fille avait disparue de la maison, elle avait sans doute décidé de se confiner ailleurs. Pourtant elle revint au bout d'une semaine. Elle avait l'air très fatiguée, sans doute son périple n'avait pas été de tout repos. Elle s'approcha à quelques mètres de son père :
- Bonjour Papa, alors ça tient toujours ton projet ?
- Bonjour Lucie. Oui, plus que jamais, j'ai...
- Papa, excuse-moi pour l'autre jour, avec ce confinement et tout ça j'étais fatigué, je ne pensais pas ce que je disais !
Lucie observa quelques secondes son père, puis elle se jeta dans ses bras en l'embrassant.
Alain était comblé, sa chère fille comprenait sa démarche et l'acceptait. Il en pleura de joie tout en la serrant dans ses bras.
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Lucie était assise sur son lit. Elle grelottait et toussotait discrètement dans un mouchoir : elle se sentait malade comme un chien ! Pendant une semaine, elle avait fréquenté tous les endroits clandestins où les jeunes se réunissaient pour faire la fête pendant le confinement. Mais son but n'avait jamais été de s'amuser, mais simplement d'attraper le fameux virus, ce qu'elle réussit à faire assez rapidement. Maintenant, il suffisait juste de le refiler à son père en espérant que cela lui soit fatal : elle ne pouvait pas laisser faire ce vieux fou et perdre la fortune qui lui tendait les bras !