J’enfile correctement les bretelles de mon sac tout en traversant la pelouse. Je remets le bandeau cachant ma cicatrice en place et prend une inspiration.
— Gab, tu peux prendre la tablette s’il-te-plaît, fait Rangsei tandis que nous nous enfonçons dans la végétation. On va faire un détour à la sortie de la forêt, on suivra la route direction Est.
— Pourquoi, lui demandai-je sur le ton de la discussion en m’approchant de lui.
— Y-a-t-il toujours une raison derrière, pour faire quoi que ce soit, pour toi, me questionne-t-il.
Quand je pense à tout ce que j’ai pu faire, il y avait toujours un objectif : devenir plus forte, obéir à mon père, suivre les indications de ma mère. Mais quand je réfléchis de manière globale, les humains font parfois preuves d’actes désintéressées, c’est sur quoi repose avant tout la recherche et les organisations humanitaires et solidaires. Et puis, il y a le voyage, on n’y va pas forcément pour la destination mais parfois pour vivre des expériences nouvelles et apprendre des choses au contact de l’inattendu et d’inconnus. Alors peut-être que je me trompe et qu’on ne peut se cacher derrière une raison pour chaque action que l’on effectue. Qu’il y a une part de hasard qui dirige notre vie.
Je sens l’influence de Rangsei dans ma manière de penser, il me pousse toujours à voir d’un autre point de vue, de réfléchir sur un sujet en abordant tous ses aspects. Cela m’agace qu’il puisse me changer à ce point, mais je suis contente d’apprendre à réfléchir, comme il dit.
— Nan, c’est peut-être vrai, mais je demandais comme ça…, fais-je en regardant où je mets les pieds.
— Je te fais marcher, rit-il. On suivra la route ce sera plus simple et on évitera le chemin direct au cas où ils nous suivraient encore.
— Mais quel ! maugréé-je en lui cognant l’épaule, souriant malgré moi.
— Tu vois que je sais plaisanter, ajoute-t-il fier de lui.
Au moment où je vais nier, tout en riant, je croise le regard de Gabrielle qui se tourne devant moi. Noir et intense, elle nous fait signe de nous calmer. Je m’éloigne légèrement et me concentre sur le rythme de nos pas.
La journée se déroule lentement, de temps en temps Tia ou Gabrielle se met à parler, mais en général le groupe est très calme.
L’ennui me gagne, alors j’en profite pour faire le vide dans mon esprit. J’analyse les faits de ces derniers jours qui sont passés à une vitesse folle. Entre la finalisation de mon premier entraînement, la mission, la découverte des mercenaires, la maison et Ernesto, ça fait beaucoup. Et puis maintenant, je vais enfin rencontrer les gens qui sont derrière et donnent les ordres. Je regarde une dernière fois les autres, et me dis qu’ils ne doivent pas être des tortionnaires pour qu’ils leur fasse autant confiance.
J’essaie de penser à autre chose, en regardant autour de moi, constatant des dégâts de l’été, même en pleine montagne dans un coin reculé comme celui-ci. Les sapins n’ont plus d’épines, amaigris, les insectes dévorent des carcasses de daims ou de lapins. On croise de plus en plus d’animaux morts et d’espaces désertiques, je ne sais pas où l’on passera la vague de chaleur mais certainement pas dehors.
D’après le chemin parcouru aujourd’hui, je pense que nous sortons des montagnes. La base se situe juste après la chaine de reliefs, on va la contourner et la suivre pour y arriver au plus vite. En attendant, les monts sont de plus en plus espacés, et leur taille diminue à vue d’œil. Le sol est plus fin et souple, nous avançons plus vite en fin de journée.
Nous nous posons enfin, dans une cuve entre deux petits monts espacés de quelques centaines de mètres, à côté d’une emprunte de fleuve séchée. Je trouve un renfort dans la pierre comme abri du soleil, qui renferme une fraicheur appréciable. Chacun se fait une place, et très vite après le repas, je retourne à ma place pour me reposer.
La nuit est tombée quand je me tourne pour voir où en sont les autres. Mais je ne vois personne. Toutes les affaires sont encore là, quelques objets ont bougés de place, et un calme brutal m’accable. Je suis seule, je ne vois pas pourquoi ils seraient tous partis, si ce n’est pour me cacher autre chose. Ils devaient penser que je dormais et que je ne m’apercevrai pas qu’ils sont partis. Vexée, je sors de la grotte pour extérioriser ma rage.
Je prends un débris de rocher pour le lancer à pleine force en hurlant aux étoiles. Ils m’ont tourné le dos.
— Eh, ça va oui ?! s’énerve une voix grave venant de derrière.
Prise de stupeur, je me retourne sans parvenir à trouver quelqu’un.
— J’suis là, fait-il à mon attention.
Je découvre un grand jeune homme, un harmonica en métal brillant dans la nuit et un livre à la main perché en haut d’une roche, à quelques mètres du sol. Je m’approche lentement en essayant d’apercevoir sa posture et reconnait Idris.
— Ils sont partis ? demandé-je.
— Oui, ça me parait évident, répond-t-il.
— Oui j’ai compris, je voulais savoir pour combien de temps.
— J’en sais rien, je suis pas leur mère.
Je tape les bras le long de mon corps, exaspérée par son manque de conversation.
— Et tu es resté pour me surveiller, c’est ça ? soupçonné-je.
— Quoi ? Non, s’amuse-t-il. Je voulais lire c’est tout.
Alors que je m’entraine à des mouvements de gymnastique, un groupe apparait en haut du mont faisant face. Avec mon acuité, je parviens en me concentrant à reconnaitre Tia en premier, Rangsei et la brune.
Une demi-heure plus tard, l’adolescent au teint brun vient à ma rencontre.
— Salut, glisse-t-il aux anges avec ses yeux bleus.
— Vous étiez où, demandé-je pendant que les filles me dépassent et se rendent au camp.
— On a été voir le coucher de soleil, c’est une habitude qu’on s’est créée. Quand on arrive dans une région plate, on peut voir l’horizon, me sourit-il. Idris ne t’a pas informé ?
— Non, pourquoi, m’informais-je plus ou moins concernée.
— Tu pouvais venir, si tu voulais. Idris ne vient plus, il préfère lire, mais tu devrai essayer. Depuis que je suis devenu Synesthète, mes compétences pour repérer les plantes se sont améliorées. J’arrive à discerner des formes et des éléments qui sont habituellement invisibles à l’œil nu. Le coucher de soleil, c’est la représentation la plus parfaite du mouvement et des couleurs, un spectacle pour des individus avec un don comme le nôtre. De plus, généralement ça te permet aussi de mieux comprendre tes sens, comment ils interagissent entre eux.
Je discute ainsi avec lui quelques temps, suffisamment en tout cas pour saisir mon erreur. Ils n’ont jamais voulu me mettre à l’écart, c’est à moi de faire plus d’efforts et ne pas laisser tomber aussi vite.
Nous échangeons sur nos avis sur comment améliorer nos relations, lui au niveau de l’expression et moi sur l’écoute et la compréhension de l’autre. Il me fait comprendre que si Gabrielle était parfois sèche avec moi, ce n’était pas malveillant, bien au contraire, c’est qu’elle m'acceptait. D’après lui, elle m’apprécie beaucoup et elle attend toujours plus auprès de ceux qui compte pour elle.
Je remarque aussi les changements de couleur chez Rangsei. Il est arrivé les yeux bleus, après avoir passé du temps à rêver auprès de Gabrielle. Maintenant, il parle de ses défauts de communication et analyse le comportement de sa petite amie et ses pupilles verdissent. Je comprends que chez lui, c’est un signe d’anxiété et de concentration.
Assis tous les deux sur la terre grise, et encore chaude, je me sens à l’aise. J’hésite, puis me lance, tentant de repousser ma peur de m’ouvrir.
— J’ai, parfois quand quelqu’un me touche, un dégoût voire une frayeur de son contact. Je les évite au maximum, mais lorsque des étrangers le font, soit par convention ou sans le faire exprès, je ne peux pas y réchapper.
Je sens Rangsei se concentrer à la nuance de ses yeux, et à son habitude de se pincer le nez. Ce qui me rappelle que Gabrielle a ce même tic, reste à savoir de qui tient-t-il vraiment.
— Cela peut venir de plusieurs facteurs, annonce-t-il perplexe. Je ne suis pas un psychanalyste et je ne connais pas non plus ton passé. Cependant, si tu ressens encore aujourd’hui cette sensation, ce n’est peut-être pas lié à ta Synesthésie. C’est plus probablement lié à des expériences du passé qui t’ont laissé des marques.
Un flashback saisissant de mon père se heurte dans ma mémoire. Violent, frappant une mère indifférente à mon égard, des regards et des paroles blessantes. Des images saisissantes me reviennent sans que je parvienne à les stopper.
Perturbée, j’expédie la conversation avec Rangsei, tout en m’extirpant pour réfléchir au calme.
Je me réveille engourdie par un mauvais rêve, avec une sensation désagréable. Allongée sur le sol dur, je me redresse en restant sous mon plaid. Personne n’est levé, je respire enfin dans cette ambiance matinale. Qu’est-ce que je donnerai pour un thé sucré et bien chaud, avec un gâteau au citron.
Je soupire en me grattant quand Gabrielle s’approche de mon espace. Décoiffée, habillée en vêtements amples et détendue, la brune se pose au pied de mon lit.
— Salut, fait-elle doucement, je peux m’asseoir avec toi ?
J’acquiesce en lui laissant de l’espace.
— Je voulais savoir si tu te sentais bien avec nous. Je sais que je ne suis pas toujours facile avec vous, mais j’ai cette responsabilité et je ne veux pas vous mettre en danger en vous laissant vous relâcher, ajoute-t-elle en regardant ses pieds nus.
— Oh non, ne t’inquiètes pas pour ça surtout, glissé-je gênée en secouant la main. Et c’est vrai que je suis pas toujours à l’aise, mais je suis bien ici… enfin avec vous.
J’aimerai la rassurer, mais ces quelques mots sont déjà difficiles à prononcer. Le rouge me monte aux joues et je ne sais pas quoi faire ou dire.
— Merci, c’est gentil. Oui, je trouve que tu t’es détendue depuis quelques temps, je suis contente que tu te fasses une place, me sourit-elle.
— Dis, je me disais. Si le dernier arrivé du groupe c’est Idris, ça veut dire que vous veniez des États-Unis avant qu’on se rencontre, non ?
Elle se passe une main dans ses longs cheveux pour se recoiffer et coince une mèche derrière son oreille.
— Oui, mais ça ne se passe pas toujours comme ça. Par exemple, Tia est venue à nous. Non pas que notre groupe soit connu, mais elle était partie de son pays natal depuis un an. On l’a rencontré avec Rangsei à Londres. Elle avait déjà compris comment utiliser la Synesthésie pour parler à l’étranger. Elle était alors adepte des arts martiaux et du dessin.
— C’est vrai ? m’amusé-je, ça ne va pas trop ensemble. J’ai l’impression que vous voyagez beaucoup. Tes parents ne te manquent pas ? Je dois avouer que j’ai été un peu surprise au départ de voir des enfants se débrouiller seuls dans la nature.
Je la vois hésiter, j’espère que je n’y suis pas encore allée trop direct. De près, mal coiffée malgré la beauté de ses fins cheveux, elle parait tellement jeune.
— Je peux pas parler pour les autres, on a tous une situation différente. Pour ma part, mes parents, ma famille et mes amis de l’époque me manquent et je pense à eux régulièrement. Mais ça ne veut pas dire que je ferai marche arrière. Quand j’essayais de vivre avec mes nouveaux sens, il y avait tellement de stimuli, tout le temps et partout. D’autant que dans la région j’étais devenue célèbre, alors quand mes parents et mes amis ont vu que j’avais un problème, les choses ont empiré. J’ai essayé de leur expliquer, je suis retournée les voir l’an dernier, ils n’ont pas compris, ajoute-t-elle abattue. Et tes parents ?
— Ne t’inquiètes pas pour ça, fais-je cynique.
Je repense à ce que m’a dit Gabrielle en nouant le bandeau sur mon front. Ernesto avait dit vrai, elle semble être restée longtemps seule. Au fond, elle et moi on se ressemble un peu. C’est peut-être ce qui explique pourquoi je me méfie tant d’elle.