Bonsoir tout le monde !
Ca fait quelques semaines que ce chapitre aurait du sortir, je suis un peu désolé du retard ^^' Mais on est enfin au bout
Ou plutôt... presque
En effet, vu que le chapitre est trop long pour le forum, je vais le séparer en deux et poster la partie suivante la semaine prochaine
Mais ne t'en fais pas Louji, j'ai coupé à un moment paaas du touuuuuuuuuuut ennuyeux
Bon, assez rigolé, je vous laisse lire ^^
Encore un IMMENSE merci à Enora qui assure la correction, toujours la meilleure à la barre de ce navire à la dérive qu'est le Temps des Surplombs
La situation :
Le plan de nos héros pour rencontrer le Vice-Amiral Wöllner a marché et il leur a révélé de nombreuses informations, parmi lesquelles la dernière position de l'Amiral Ford connue au Nouveau Monde. Mais malheureusement l'Inquisition les a capturé avant qu'ils n'aient pu s'enfuir et le Sénateur Caesar a tué Wöllner. Cependant, Merriam Matthias, l'inquisitrice que Yulia avait rencontré au bal alors qu'elle se faisait passer pour une noble, déclenche un plan d'évasion avec les mercenaires de l'Amiral de Veleria. Elle libère ainsi les corsaires et abat son supérieur l'Inquisiteur Shiqqera. Une course poursuite s'engage et, alors que le groupe (mené par Merriam car Taylor a été blessé) tente de s’enfuir par les souterrains, ils sont rattrapé par Viral, l'Inquisiteur qui a ravagé Cathuba et menacé Yulia. Une explosion survient et nos amis sont renversé par un éboulement de scorie qui les entraine dans les boyaux de l’aciérie...
Pour un rafraichissement sur les personnages, référez-vous au résumé du chapitre précédent !
Chapitre 29 : Au bout du tunnel
Un poids qui écrasait tout son corps. Le goût du charbon dans la bouche.
Yulia était compressée. Aveugle. Elle voulut crier et mordit dans quelque chose qui se disloqua sur sa langue et elle réprima un haut-le-cœur. Elle n’entendait rien d’autre que le roulement ininterrompu de la multitude. Ces milliers de petits morceaux qui se déversaient sur elle, au-dessus d’elle et en-dessous d’elle. Ils étouffaient tout. Surchargeaient ses sens. La griffaient de partout. Opprimaient son petit corps.
Jusqu’à ce que le roulement cesse. Et que la fille de Ford soit immobilisée, tordue dans une position indescriptible qu’elle ne comprenait pas vraiment.
Elle sentit couler sur sa tempe un liquide inhabituel. De la sueur ? Du sang ? Panique. Où étaient ses bras ? Où étaient ses jambes ? Elle gesticula avec la force du désespoir, prise dans une nasse crayonneuse et opaque. Ses doigts s’écorchèrent sur des agrégats plus ou moins solides. Jusqu’à ce que, se retournant dans tous les sens à ne plus savoir distinguer le bas du haut, sa main perce le toit de son monde.
Elle remua l’index, le majeur et l’annulaire. Aucune résistance. La liberté au-dessus de sa tête.
Ses mouvements avaient déclenchés de nouveaux roulements, mais elle distingua malgré tout une voix. Un cri.
Et une main saisit la sienne.
La tira vers la lumière.
— Je te tiens ! Je te tiens ! Je ne voulais pas te lâcher, je le jure ! Je le jure ! Oh, par la Vapeur ! Tu vas bien ?
Yulia se plia en deux et toussa à s’en arracher les bronches. Elle cracha. Un mélange de charbon et de sang. Lorsque sa respiration eut fini de siffler, elle se passa le revers de la main contre le nez pour essuyer ce qu’elle pensait être de la morve… mais ce fut une traînée de sang qu’elle aperçut sur sa peau.
— Là, là… Laisse-moi faire.
Merriam sortit du revers de sa veste un mouchoir en papier et entreprit de lui nettoyer le visage.
La jeune fille ferma les yeux pour calmer sa respiration. Quand elle les rouvrit, elle porta enfin attention à la femme qui l’avait prise dans ses bras pendant l’éboulement. Elle ne se rappelait pas qu’elles aient été séparées. Elle ne se rappelait même pas vraiment de la chute. Il n’y avait eu… que ce roulement incessant. Comme si elle avait sauté une ligne en lisant le récit de sa vie.
Yulia voulut parler. Elle avait toujours sur la langue cette pellicule astringente et sur les dents comme de la poudre de craie.
— Je… Je vais bien. Je crois.
Elle reposait à présent contre un mur de pierres grossières. A ses pieds se terminait le gros tas de scories, mélange de reste de fontes, de terres solidifiées et de morceaux de charbon détériorés. Il y en avait partout et les déchets avaient dégringolés sur encore plusieurs mètres dans le conduit qui se tapissait de ces restes que les ouvriers devaient descendre drainer de temps à autre. L’obscurité y était presque totale si on excluait les champignons luminescents qui couvraient les plus hautes briques du bas plafond.
Penchée au-dessus de la jeune fille, il y avait Merriam Sidegard Matthias. Sœur de l’Amiral de Veleria. Lieutenante d’Inquisition. Et à présent au fond d’un trou, l’uniforme déchiré de toute part et couverte de traces de charbon. Elle avait même perdu un gant.
— Oh, ma pauvre, marmonnait-elle en frottant la frimousse de Yulia.
Quand elle examinait sa mise, l’héritière de Ford n’était pas mieux lotie. Son beau drapé de cuivre n’était plus qu’une loque, et sa tunique crème avait été éventrée par la caillasse. Sa ceinture et ses chausses cependant, pièces plus résistantes, avaient tenues bon et elle n’avait pas perdu la dague de Kella Mokrane. Il en allait autrement pour ses bracelets, bien qu’elle ne sache pas vraiment quand elle les avait perdus au cours de l’évasion.
Derrière la femme accroupie se dressa une silhouette.
— Tu peux marcher ? demanda Hikari.
L’Ātoli se tenait le bras gauche au niveau du coude. Il avait plusieurs grosses entailles sur le front, le torse et les jambes, mais aucune ne semblait vraiment profonde. Sur son conseil, Yulia remua les doigts de pieds dans ses bottes et ne perçut aucune gêne.
— Oui, affirma-t-elle. Où sont les autres ?
Dans ce souterrain, il était difficile d’y voir à plus de deux mètres devant soi. Et tout était affreusement silencieux.
— Les décombres m’ont jeté un peu plus loin et j’ai sorti la Velerienne dès que j’ai pu marcher, expliqua-t-il. J’ai bien peur qu’on ne soit les seuls à être tombé dans ce conduit-ci.
Yulia se souvenait : il y avait eu trois bouches, au fond de la cuvette dans l’usine. L’éboulement des scories devait avoir séparé leur groupe.
— Je ne sais pas où nous sommes tombés, leur avoua l’Inquisitrice. Mais ces galeries mènent aux grandes cavernes, là où les Arsenaux se débarrassent de leurs déchets sans se poser de questions. Les autres Corsaires doivent être dans des galeries parallèles.
— Donc en suivant ce couloir… on a une chance de retrouver Taylor et Nadj ? en conclut Hikari. Parfait alors. Nous devrions nous mettre en route avant que les Impériaux n’essayent de suivre.
Merriam se releva et épousseta son costume. Elle soupira.
— Une Matthias secourue par l’héritier des Nokoto… L’Histoire apprécie assurément les ironies.
— Laissons les querelles de nos lignages au passé, conseilla le jeune homme. Vous êtes une amie de l’Éclat, et l’Éclat est ma nouvelle famille.
La sœur de l’Amiral de Veleria hocha la tête, lasse. Elle marmonna cependant :
— Que penserait mon frère s’il me voyait à présent ?
Hikari aida à remettre Yulia debout et sourit.
— Et que penserait mon père, lui qui a consacré sa vie à la guerre contre les vôtre ? Il n’est pas ici, et je ne lui laisse aucun droit de regard sur mes faits et geste. Commençons par survivre aujourd’hui, nous penserons demain à réparer les torts de nos ancêtres.
Merriam cilla un bref instant. Puis elle lui rendit son sourire.
— Décidément, glissa-t-elle à Yulia, Taylor sait s’entourer de gens de bien.
…
Un bras puissant tira la Paladin de l’éboulement. Léoda toussa, cracha et rouvrit les yeux.
Au-dessus d’elle, Ashä la Première Épée creusait avec ses mains pour la libérer de la gangue de débris. Quand enfin elle put se dégager les jambes, elle aurait pu tomber et dormir là pendant des heures, mais la sabreuse la soutint malgré son poids.
— Reste avec moi ! Reste avec moi ! lui ordonna-t-elle. J’ai besoin de ton aide !
Un peu plus loin, on entendait gémir.
Elles ne furent pas trop de deux pour secourir Taylor et Nadejda. La pilote n’avait pas lâché leur Capitaine et l’avait protégé de son corps. Léoda s’en mordit les doigts. C’était à elle qu’on l’avait pourtant confié. Dans la confusion, l’avait-elle lâché ? Avait-elle abandonné le Sans-nom ?
La déserteuse était inconsciente, mais pas Taylor. Il respirait difficilement et sa main s’accrochait encore à la manche de sa pilote. Il bredouillait sans qu’aucun de ses subordonnés ne parvienne à le comprendre. Le regard perdu, entre douleur et peur.
Ashä se pencha sur la poitrine de Nadejda.
— Elle est vivante ! annonça-t-elle au grand soulagement de la Paladin.
Elles la tirèrent de là et l’allongèrent à côté de Taylor qui finit par sombrer à nouveau dans le coma. Irïlan fut trouvé non loin et il se révéla globalement intact. Ensuite, ils eurent beau farfouiller tous les trois dans les tas de déchets, ils ne trouvèrent plus personne.
Épuisée, Léoda s’écroula contre un mur. Était-ce une galerie antique ? Un égout ? Où étaient-ils donc tombés ? Ashä vint s’installer à côté d’elle.
— Content de te voir en un seul morceau.
Cette déclaration déconcerta la Paladin. En temps normal, elle aurait gardé cet étonnement pour elle-même, mais la fatigue et le soulagement la firent parler sans réfléchir :
— Je… Je croyais que tu me détestais, pourtant.
Sa parole surprit la Première Épée plus qu’aucune des bottes qu’ait tenté la géante au cours de leurs duels. Elle bredouilla quelque chose. S’interrompit. En désespoir de cause, elle lui passa un bras autour des épaules. Cela ne fit que perturber encore plus la Paladin. Alors Ashä inspira et dit :
— Je ne te déteste pas, Paladin Léoda Klane. C’est… Je n’aurais pas dû te dénigrer, d’accord ? C’était idiot de ma part. Toi et moi on ne se comprend pas mais… On est membre du même équipage et ça veut dire quelque chose. D’accord ?
Aussitôt sa déclaration faite, la sabreuse détourna le regard, mais l’autre pouvait voir qu’elle était gênée. Quel drôle d’instant. Toutes deux exténuées, assises contre un mur dans un souterrain obscur, en plein milieu d’une tentative d’évasion ayant tournée au vinaigre. Et c’était maintenant qu’elles se décidaient à briser leurs tabous ? Ce constat lui arracha un rire âcre.
La Thamari se releva, piquée dans sa fierté.
— Comment oses-tu te moquer ? Alors que…
La grande femme leva une main en signe de paix.
— Merci pour ces mots. Inutile d’en dire plus tant que nous ne sommes pas tirés d’affaire tu ne crois pas ?
L’autre se renfrogna.
— Ne me fais pas la leçon là-dessus.
— D’accord, d’accord, sourit Léoda.
Puis elle apostropha Irïlan, qui examinait les blessures de leur Capitaine.
— Voltigeur ! Tu penses à ce que je pense ?
— Quoi ?
— Lorsque le Capitaine n’est plus en état de commander, il y a un ordre de succession hiérarchique.
Ashä voulut protester, mais Léoda ne lui laissa pas la parole.
— Le livre est très clair : en l’absence du Capitaine, c’est la Première Epée qui prend le commandement. Gros Tom pourrait le confirmer, mais il n’est pas là. A vrai dire…
Elle voulut se relever, mais le plafond était trop bas. Alors elle se tient aussi droite que possible, et couva du regard Taylor et Nadejda inconscient, Irïlan à leur côté, et la petite Ashä qui lui faisait face.
— Je crois bien qu’on soit les derniers membres de l’Éclat encore opérationnels. Alors, Capitaine Ashä, quels sont vos ordres ?
La femme aux deux sabres s’était figée. Elle se mordillait la lèvre et serrait les poings, indécise.
— Merde, chuchotait-elle. Je n’étais pas prête à ça.
— Aucun de nous ne l’était, lui assura Léoda.
Enfin, Ashä prit une grande inspiration et se ressaisit.
— Très bien, alors allons retrouver les autres. Léoda, tu portes Taylor ; moi, je m’occupe de Nad’. D’accord ?
Ses deux subordonnés opinèrent du chef sans une hésitation. Elle ajouta pour elle-même :
— J’espère qu’Angora et la petite vont bien…
…
Merriam fit rouler la molette de son briquet à amadou. Une étincelle. Puis une petite flamme verdâtre se dessina au creux de sa paume.
— Suivons les conduits, dit l’Inquisitrice, et on finira bien par sortir.
— Est-ce bien prudent d’allumer un feu, avec tous ces déchets de charbon autour ? demanda Hikari.
— Probablement pas, mais je préfère pouvoir regarder où je mets les pieds.
Yulia les suivait tous deux, en suivant la courbure du souterrain de la main. Son pas n’était pas encore bien assuré et elle avait peur de tomber si elle ne se tenait pas. A Hikari, elle avait assuré pouvoir se débrouiller, mais c’était surtout qu’elle ne voulait pas les retarder. Car elle souhaitait plus que quiconque s’éloigner au maximum de ceux qui les poursuivaient toujours.
A présent que Viral les avait vus ensemble, quel était le plan de Merriam ? Yulia imaginait à peine l’inquiétude qui devait s’emparer de son amie à l’idée que sa position soit compromise. Peut-être s’imaginait-elle que rien n’était perdu. Si on l’avait vu accompagnant les Corsaires fuyards, sans doute pouvait-elle encore prétendre avoir été enlevée de force ? Après tout, ce n’était pas comme si l’autre Inquisiteur avait posé la moindre question avant de lancer l’assaut.
Si quelque doute la taraudait, la femme n’en laissait rien paraître. Elle menait leur petit groupe sans se laisser une minute de répit. Yulia trouvait en elle le même courage qu’en Kella Mokrane ou, dans une certaine mesure, Taylor. Ces hommes et ces femmes qui, frappés par l’adversité, ne se permettaient aucun apitoiement et sautaient immédiatement au combat. Ce n’était pas qu’ils possédaient une solution à tous les problèmes, mais qu’ils étaient mus par la profonde conviction qu’il existait une solution à chaque problème et ils investissaient toute leur énergie dans sa recherche.
Son père avait-il été de cette trempe ? Sa fille n’aurait plus sût le dire. Elle ne l’avait pas vu depuis quoi ? Un an et demi ? Presque deux ans ? La Yulia qui l’avait connu n’était pas la même que celle qui avançait à présent dans les sous-sols de l’Arsenal. Comme si ç’avait été une personne différente qui avait évalué ses proches et forgé ses souvenirs, à l’époque où Cathuba n’était pas assiégée par l’Inquisition.
— Nous y voilà, annonça Merriam.
Et, en effet, ils y étaient. La fin du tunnel. Une bouche ouverte, au milieu d’une paroi de grès. L’écoulement des scories et déchets se poursuivaient plus bas, créant une sorte de pente irrégulière et instable. Plus loin, c’étaient les cavernes. Comme des trous dans un pain mal pétri, elles parsemaient les sous-sols du Surplomb de la Capitale. Au plafond, des stalactites et des colonies de champignons bleus. Au sol, des lacs souterrains et des algues roses. La flore irradiait d’une douce luminescence, reculant progressivement devant la virulence du briquet de l’Inquisitrice. A leur lumière, cependant, Yulia pouvait apercevoir d’autres bouches comme la leur, sur les autres parois. Parfois très hautes, parfois très basses. Certaines d’entre-elles étaient écroulées, d’autres encore reliées par des pontons et des échafaudages branlant et pourrissant.
— A l’époque où cette ville s’appelait encore Tramis, expliqua la femme, ses habitants utilisaient les cavernes pour se cacher ou s’enfuir lors des raids. Aujourd’hui, plus personne n’attaque la Capitale et ces aménagements servent la contrebande, alors l’Inquisition traque ces passages secrets pour les détruire. Les galeries officielles, comme celle de l’aciérie, sont regroupées dans une archive publique. J’aurais dû me douter que Viral y penserait aussi.
— Ce qui est fait est fait, dit Hikari. Pensons plutôt à retrouver nos camarades.
Merriam se tordit les doigts.
— Nous devrions plutôt rejoindre votre navire, jugea-t-elle. C’est un vrai labyrinthe ici, et nous ne savons même pas où les chercher.
— Vous ne savez pas où débouchent les autres tunnels ?
— Non, admit-elle. Si nous étions à la Tour, je pourrais obtenir les plans et les consulter… Mais notre chute ici est une improvisation totale, je ne suis pas préparée.
Hikari pesta en son dialecte.
— J’ai besoin de savoir, reprit Merriam. Où se trouve votre navire ? Où se trouve l’Éclat ?
Le jeune homme lui retourna un drôle de regard.
— Ce n’est pas parce que je vous accepte comme alliée que je vous prête une confiance aveugle. Vous restez une Inquisitrice.
Elle soupira.
— L’Inquisition a déjà cette information. Shiqqera le savait, j’ignore comment, mais il me le cachait encore. Les autres Inquisiteurs doivent être au courant aussi, j’ai juste besoin d’être mise à niveau pour nous guider.
— Comment savoir si vous dites vrai ? Le mensonge est…
Yulia s’avança d’un pas et coupa la parole à Hikari.
— L’Éclat stationne aux cavernes de Torth’uggram, chez le contrebandier Ravachol.
Hikari la fusilla du regard.
— Merriam nous a sauvés la vie, lui glissa-t-elle. Je lui fais confiance, et Taylor aussi.
Plutôt que de rester fâché, le jeune Ātoli grommela et haussa les épaules, comme si au final tout cela l’indifférait. Ils régleraient leurs contrariétés plus tard, quand ils se seraient définitivement tirés de ce guêpier.
Merriam, elle, remercia la jeune fille d’un signe de tête silencieux et sortit sa boussole.
— Torth’uggram… Torth’uggram, répétait-elle en alignant son aiguille. C’est vers le sud-est… le sud-est…
Quand enfin ils se mirent en route, Yulia scruta le lointain derrière eux en espérant apercevoir leurs compagnons. Ils ne devaient pas être sortis bien loin, mais les cavernes étaient nombreuses, de taille très variables, et parfois reliées entre elles par des méandres incroyablement longs par rapport à la distance théorique. A essayer de tracer un plan mental des lieux, elle se perdait déjà passé trois salles.
Merriam les guidait, avec son briquet, aussitôt suivie de la jeune fille, puis Hikari fermait la marche. Ils pataugeaient souvent dans quelques centimètres d’eau, soulevant des brouillards de vases. Jusqu’à ce que, après un temps interminable, leur guide ne leur indique une rampe, à moitié décrépie mais encore debout.
— Là, c’est
le chemin d’Auberon !
Ledit chemin se composait d’un ponton suspendu à mi-hauteur des cavernes, serpentant entre les grandes stalagmites, les ouvertures et les chutes d’eau. Son bois craquelé, colonisé par la mousse, n’invitait pas à la confiance ; mais on pouvait y voir, çà et là, des traverses et des réparations qui témoignaient que quelqu’un l’entretenait encore. Yulia et Hikari en montèrent les premières marches, déclenchant un concert de grincements sans que la structure ne semble en souffrir plus que cela.
— La légende veut qu’Auberon Orsova s’enfuit de la Capitale par cette piste lorsque la Garde Impériale nomma Jørn Hoem Hjelle Empereur. Il l’aurait fait construire en secret, pour infiltrer des troupes Arkadiennes et renverser son père, mais l’aurait bien utilisée pour fuir le coup d’Etat.
Yulia, qui connaissait aussi bien ses Empereurs que les versets de son poème favoris, s’interrogea :
— Cette
piste aurait deux cent ans ? Mais aucun bois ne peut durer aussi longtemps !
— L’Inquisition l’a entretenue, expliqua la concernée. C’est pratique d’avoir ses routes secrètes quand on est une police politique…
Elle voulait bien l’admettre. En suivant la boussole de l’Inquisitrice, la jeune fille en déduisit que le
chemin d’Auberon devait traverser la Capitale du nord au sud. Un sentier bien caché mais fort pratique. Les contrebandiers en avaient-ils connaissance ? Si c’était le cas, elle aurait été prête à parier qu’ils s’en tenaient aussi éloignés que possible si les Inquisiteurs y descendaient à l’occasion.
A mesure qu’ils progressaient en direction des cavernes du sud, le regard de Yulia se perdait parmi les merveilles du monde souterrain. Ils contournaient de grands piliers, se faufilaient par des failles naturelles et apercevaient mille choses encore. Au-dessous du ponton sillonnaient des rivières souterraines aux cours lascifs, des lacs immobiles et lumineux ou encore des cascades vives et éblouissantes. Il s’y étalait toute une myriade de champignons, algues et plantes grimpantes, chacune rayonnant d’une nuance de couleur différente. Parfois, elle surprenait un mouvement furtif ou une petite plainte étouffée.
L’une d’elle, un peu plus lointaine que les autres, l’interrogea cependant. Elle se retourna un bref instant.
— Je crois que j’entends quelque chose…
— Ne t’attarde pas, lui conseilla Merriam. Ce n’est sans doute rien. Et plus on s’attarde, plus le risque qu’on soit rattrapé est grand.
Yulia obéit. Cependant, elle ne parvint pas à s’enlever son idée de la tête et le cri lui parvint encore, déformé par la distance et indéchiffrable.
Avant qu’elle n’ait pu insister de nouveau sur ce qu’elle entendait, Merriam dressa aussi la tête.
— Qu’est-ce…
— Ah, tu vois ! Toi aussi tu l’entends !
— Planquez-vous ! cria l’Inquisitrice.
Trois petits appareils passèrent en vrombissant dans la caverne. Leur guide en lâcha son briquet et se planqua contre une rambarde. Ses deux associés furent plus lents et Yulia trébucha dans son affolement.
C’étaient de petits planeurs, propulsés à une vitesse folle par des moteurs de chasseurs. Ils laissèrent dans leur sillage une trainée grise qui retomba sur le
chemin d’Auberon. Les appareils remontaient du sud. Et ils les avaient vus. Une des fumées infléchit sa course et braqua vers les trois fuyards.
Merriam jura à s’en arracher les poumons. Elle dégaina son flingue et pressa six fois la détente. Yulia se boucha les oreilles au son des détonations. Ses yeux ne quittèrent cependant pas le planeur qui trembla un instant et vrilla pour s’écraser contre une paroi. Son moteur explosa immédiatement et les flammes de l’essence consumèrent en quelques secondes la mousse de la caverne.
Les deux autres appareils avaient continué leur route. L’Inquisitrice n’en pesta que plus.
— Il faut quitter le chemin ! Vite !
Yulia, paniquée, la suivit quand elle enjamba le parapet pour se laisser tomber en contrebas.
— Qu’est-ce que c’était que ça ? hurla Hikari pour se faire entendre.
— Ça ? reprit la femme. C’était une patrouille impériale ! Viral nous a retrouvés, il faut nous cacher.
Le cœur de Yulia battait comme une gigue. Elle avait du mal à entendre ses compagnons avec ce tonnerre intérieur. C’était comme si son oreille n’était braquée que sur son souffle et son pouls. La peur lui étranglait le ventre aussi impitoyablement que les flammes léchaient la carcasse de l’éclaireur.
Les mains se posaient sur la pierre et la mousse. Dérapaient. Elle glissait pour suivre Merriam dans sa descente. Pour se rassurer, elle serrait dans son poing la perle en plomb de son collier.
Était-ce sa main ou le talisman qui la brûlait ainsi ?
…
Ashä portait Nadejda sur son dos. La pilote pesait plus lourd que ce qu’elle avait d’abord pensé, mais elle n’osait se plaindre à Léoda qui portait Taylor. Leur entente était encore nouvelle, mieux valait ne pas l’émousser avec des caprices. Devant, c’était Irïlan qui menait la voie.
— Comment tu sais qu’on se dirige vers le sud ? demandait la Paladin au garçon.
— Je connais cette plante, disait-il en désignant la sorte de mousse qui poussait ici sur les parois. A Tœmoy on l’appelait la
boussole du mendiant ! Ses tiges pointent toujours vers le nord.
— Pratique.
— Ça ne nous sauvait pas des coups de grisous, mais quand on était séparé du groupe on avait tout de même une chance de rentrer avant que la brume ne monte.
Pratique, en effet, jugeait Ashä. Elle brûlait de partir à la recherche d’Angora et Yulia, mais ses responsabilités l’obligeaient à penser d’abord à la survie de ses hommes. Or, ils ne pouvaient se permettre de perdre du temps à fouiller les environs. L’Éclat était un point de rendez-vous tout désigné. Les survivants s’y retrouveraient. Elle ne pouvait que serrer les dents et espérer y voir la Dragon et la jeune fille.
Depuis quelques minutes, ils sillonnaient en dessous d’un drôle de passerelle. Un chemin suspendu, fait de poutres et planches envahis par la mousse. Tous l’avaient jugés trop instable pour s’y risquer, mais sa présence avait quelque chose de rassurant. Ils n’étaient pas totalement perdus. D’autres avaient suivi ces cavernes, et en étaient ressortis.
Comme Léoda s’arrêtait pour plonger sa main dans l’eau fraîche et s’éponger le visage, Ashä proclama la pause. Elle serait courte. Personne ne souhaitait s’attarder.
Nadejda fut allongée dans un parterre de petites fleurs bleues et sa porteuse put enfin retrouver son souffle. Ses oreilles sifflaient toujours un peu après l’éboulement, aussi elle ne s’en aperçût pas tout de suite. Ce fut Irïlan qui se redressa, sans prévenir, et tendit l’oreille.
— Quelque chose vient, annonça-t-il.
Et il eut raison. Un vrombissement emplit la caverne et deux traînées de fumée passèrent la faille avant de voler vers eux. Ashä plissa les yeux. C’étaient deux petits appareils, des sortes de chasseurs impériaux mais dénués de lourde carlingue ou de blindage. Légers sans doute, manœuvrables à coup sûr pour voler dans un souterrain.
Allié ou ennemi ? Avant que les Corsaires ne l’aient déterminé, les appareils ouvrirent le feu.
— Position de combat ! hurla Ashä.
Elle se précipita à couvert d’un rocher et tira Nadejda jusqu’à son couvert. Irïlan n’était déjà plus en vue. Léoda, elle, plongea dans le lac avec Taylor alors que des impacts de balles criblèrent la pierre. Une stalagmite vola en éclat.
Du huit millimètres, au moins, jugea Ashä. Ces salauds avaient des mitrailleuses de l’Inquisition ! Quelles étaient leurs armes, à eux ? Ils avaient perdu leurs fusils dans l’éboulement. Ashä avait toujours ses sabres, et Taylor sans doute son revolver à la ceinture. Mais il était inconscient. Et dans les bras de leur pire tireuse, qui plus est.
Léoda se hissait hors de l’eau, à l’abri derrière une colonne de grès. Elle tira Taylor, qui heureusement n’avait pas bu la tasse dans son sommeil.
Les appareils ennemis passèrent en trombe au-dessus d’eux. Ses yeux suivirent leur trajectoire et elle les vit amorcer une manœuvre pour revenir vers eux. Ils allaient avoir droit à une seconde salve. Que faire ? Que faire ? Que FAIRE ?
Soudain, quelque chose surgit du fond de la caverne. On aurait pu jurer qu’un oiseau prenait son envol. Mais c’était une forme un peu plus grande. Plus rapide aussi. L’ombre bondit et percuta un aéronef. La mitrailleuse rugit mais il était trop tard pour l’engin. L’aile se disloqua, comme arrachée, et la forme sauta sur le second appareil.
Ashä s’était figée de stupeur. A présent le planeur revenait vers eux, agité d’un combat interne qu’elle ne percevait pas. Une vrille. Et l’appareil piqua du nez.
Deux explosions balayèrent la caverne, coup sur coup. Du second foyer sortit une silhouette, vacillante.
Léoda agrippa la ceinture de leur capitaine et s’empara du revolver. Elle en braqua le canon droit sur la nouvelle venue dans un mouvement précipité.
— Ne tire pas ! lui ordonna Ashä.
Car elle avait reconnu la silhouette. Un sourire soulagé naquit sur son visage.
Angora sortit des ombres. De sa main couverte de sang elle tenait quelques pièces de moteurs, arrachées à la seule force de son bras. Elle haletait, visiblement éprouvée par ce combat. Ce n’était pas tous les jours que le commun des mortels pouvait admirer une Dragon Impériale en action. Ashä ne savait pas si c’était pour cette raison qu’elle souriait, béate, ou si c’était le soulagement de revoir son amie en vie. Les mots n’eurent pas à traduire son sentiment, car la femme aux cheveux rouges les prit dans ses bras.
— Où est Yulia ? demanda-t-elle quand elle eut repris son souffle.
— Pas avec toi ? s’étonna la sabreuse.
Un hochement de tête négatif lui répondit. Angora évalua leur groupe du regard.
— Alors elle est tombée dans le troisième conduit, en conclut-elle.
— Avec Hikari et l’Inquisitrice.
Hochement positif. Puis la Dragon tendit le doigt vers la passerelle qui les surplombaient tous.
— Merriam devait forcément connaître le
chemin d’Auberon. Nous les trouverons plus loin.
Ashä assura sa prise sur ses sabres.
— Avec des ennemis ?
— C’est à parier.
Elle hocha la tête vigoureusement. Voilà un terrain qu’elle connaissait.
— Alors on se battra. Comme seuls des pirates savent le faire.
…
Yulia s’accroupit derrière Merriam. Un rocher les cachait à la vue de la passerelle.
— Vous avez des armes ? demanda en murmurant l’Inquisitrice.
— Une dague, répondit-elle.
— J’ai perdu mon fusil dans l’éboulement, avoua Hikari.
La femme grimaça.
— Il ne me reste qu’une dizaine de balles de revolver. Même pas de quoi charger deux barillets. Mon sabre ne va pas suffire.
Ils s’immobilisèrent. Depuis le passage des éclaireurs, les hommes de Viral étaient descendus dans la caverne. Les formes sombres et inquiétantes des soldats de l’Inquisition se détachaient de la ligne de la passerelle. Leurs fusils-baïonnettes chargés à l’épaule. Leurs lanternes balayant les parois de la caverne. Où était l’Inquisiteur ? Descendu avec eux ou resté à l’aciérie ? Yulia priait pour la seconde option mais ne croyait plus à sa bonne étoile.
A la pointe du revolver, Merriam écarta la feuille d’une fougère translucide. Les reflets bleus et roses dansèrent un bref instant sur son visage puis s’évanouirent dans l’obscurité.
— Par ici, chuchota-t-elle.
Ils la suivirent. Les bottes de Yulia s’enfoncèrent dans une boue visqueuse et malodorante quand elle voulut enjamber une petite mare où sinuaient des têtards. Cette vie souterraine n’était pas le royaume des hommes. Les impériaux s’en tenaient à l’écart, perchés sur le chemin d’un Empereur mort il y a deux siècles, mais les trois fugitifs y rampaient, souhaitant y disparaître à jamais. La ville avait repoussé la nature dans ces recoins sinueux, lieux de ce qui se dérobe au regard.
La femme les mena entre les bases de trois stalagmites. Il y poussait une mousse un peu plus claire qu’ailleurs, mais aucun champignon. De là, elle pointa du canon l’extrémité visible de la passerelle au-dessus d’eux :
— C’est là qu’ils sont entrés.
Il y avait un goulot d’étranglement dans la caverne. Le
chemin d’Auberon y passait, mais une stalactite avait grandi jusqu’à en écraser une portion, et un nouvel échafaudage la contournait.
— On aurait la place de passer discrètement, analysa Merriam. Mais il y a un peu trop monde.
En effet, c’était une cinquantaine de soldats de l’Inquisition qui se tenait sur la voie. L’Inquisitrice leur avait désigné et Yulia la voyait à présent : la trappe par laquelle ils étaient descendus. Il s’agissait d’une valve ouverte sur la paroi la plus proche de la caverne. Une échelle métallique y grimpait, sans doute jusqu’à la surface.
Mais le plus terrorisant se trouvait droit devant eux. Le Colonel Inquisiteur Viral Azziel Kell-Ozteròn.
L’homme se tenait au milieu de ses soldats et leur dictait ses ordres en claquant la langue. Il examinait ce qui ressemblait à une carte. Celle des souterrains ? Probablement. Des patrouilles de quatre soldats partaient de ce point et remontaient le chemin. Sans doute à leur recherche. Le Colonel, après avoir organisé ses troupes, donna l’ordre de verrouiller la trappe. Que personne ne s’échappe de ce souterrain. Les trois fuyards assistèrent à la fermeture de la vanne sans intervenir. Yulia ne s’en inquiétait pas tellement. Il aurait été hors de question de sortir par-là, de toute façon. Ils devaient se faufiler dans la grotte suivante et regagner l’Éclat.
Mais cela voulait dire passer le goulet d’étranglement, solidement gardé par les soldats.
— Il faut les attirer ailleurs, conclue Merriam. Mais comment ?
— Tu as bien une dizaine de balles, c’est ça ? demanda Irïlan.
L’Inquisitrice hocha la tête mais ne comprenait pas où il venait en venir. Alors l’Ātoli exposa son plan.
Yulia se dit que ça pouvait marcher. Sa nouvelle protectrice, elle, s’autorisa quelques secondes de réflexion. Puis, constatant qu’elle n’avait rien de mieux à proposer, se rangea à l’avis du Corsaire.
— Yulia, prête-moi ta dague.
La jeune fille obéit. Merriam se saisit du cadeau de Kella Mokrane et attaqua le culot d’une de ces balles.
— Attention à ne pas toucher l’amorce de l’étui, la mit en garde Hikari.
La femme s’appliqua méticuleusement. Elle finit par ouvrir l’étui de la munition et, avec un soupir triomphant, en extraya la poudre explosive. L’opération fut répétée sur quatre autres cartouches, jusqu’à ce qu’un beau petit tas de poudre soit amassé dans la paume de sa main.
— Parfait. Maintenant, je vais placer les leurres.
— Je m’en occupe, assura Hikari.
Et les deux filles observèrent leur compagnon s’éloigner. Il avait emporté le briquet de Merriam ainsi que toutes ses balles. Lorsqu’il se fut assez éloigné – une vingtaine de mètres, peut-être ? Yulia n’aurait pas su dire– il plaça les munitions sur une pierre, en petit tas. Puis il répandit une traînée de poudre, qu’il laissa couler à mesure qu’il reculait. L’Ātoli s’arrêta derrière un rocher, à une dizaine de mètres d’elles. Un échange de regard. Et il alluma le briquet.
Le feu fut mis à la poudre qui se mit à crépiter joyeusement. La flammèche dévora les mètres aussi vite qu’un coup de vent. Un ou deux soldats aperçurent l’étincelle et se penchèrent, à l’affut d’un intrus. Puis le feu atteint les munitions. Et un tonnerre de détonations éclata.
Les balles fusèrent dans tous les sens, au hasard. Paniqués, les soldats de l’Inquisition se planquèrent derrière le parapet. Mais Viral hurla ses ordres et ils précipitèrent, baïonnette au fusil, vers la source des tirs.
Hikari, lui, avait rejoint les filles.
— C’est notre chance !
Merriam grimpa sur un rocher plus haut et aide la petite à la suivre. Ensuite, c’était une petite faille à enjamber. Et enfin, sauter sur la partie abandonnée du
chemin d’Auberon. L’Inquisitrice effectua le saut la première. Yulia la suivit, manquant de tomber, puis Hikari les imita. Tous trois se planquèrent derrière un tas de planches et de poutres laissées là pour les réparations.
Les soldats ne les avaient pas vus. Viral les inondait toujours d’insultes alors que les premiers tiraient des cordes pour descendre examiner la source des détonations. C’était inespéré. Les voilà passés derrière les soldats.
— Allons-y.
Yulia et ses compagnons s’aventurèrent sur la portion abandonnée de la passerelle. Ils avaient le sentiment d’avoir fait le plus dur. Un soulagement grisant, légèrement euphorique. Ils laissaient derrière eux l’Inquisition, quelle joie ! On ne les avait même pas vus. Les fugitifs ne relevaient pas encore tout à fait la tête, mais ils marchaient un peu plus vite. Prenaient moins de précaution.
Yulia sut qu’ils auraient dû se méfier seulement après l’accident.
Le bois était vieux. Humide. Rongé par la moisissure et tant couvert de mousse que sa structure n’était plus visible. Un grincement sinistre déchira le silence. Sous leurs pieds, une poutre s’affaissa. Et les planches cédèrent sous Hikari.
Le jeune Corsaire ne put retenir un cri lorsqu’il fut avalé par le vide.
Yulia se figea. Son regard fouillait l’endroit où avait disparu son ami.
— Cours ! lui cria Merriam.
Les soldats s’étaient retournés.
…
Des coups de feu avaient éclaté plus loin. Angora avait lâché l’épaule d’Ashä et commençait à courir. Un pas après l’autre. Martelant les planches.
Le chemin empruntait un méandre sombre et étroit. Puis il y avait une autre caverne. En bas, une végétation courte mais dense, aux reflets roses. En haut, des champignons et du lierre teinté de bleu. Mais son regard était braqué sur l’autre extrémité. Au bout du chemin.
Des Impériaux. Des cris. Trop nombreux.
Angora tira son sabre.
…
Yulia détala aussi vite qu’elle le put. Ses pieds, abîmés par les coups, les chutes et la marche, tremblaient. Ou bien était-ce ses genoux ? Elle se cogna à une paroi. Se reprit de justesse. Et continua sa course.
Derrière elle, les bruits d’une lutte acharnée. Merriam affrontait Viral. L’Inquisiteur terrible. Le bourreau de Cathuba. Yulia ne craignait rien plus que de devoir affronter son regard à nouveau. Sa vision se brouillait à cette seule idée. Pleurait-elle ? Elle battait des mains devant elle pour s’ouvrir la voie. Vers l’Eclat.
— Tu ne la toucheras pas, Viral !
— Sale garce ! Je le savais : tu es une traîtresse ! On aurait dû te trancher la gorge et renvoyer ta tête à Veleria le jour de ton arrivée. Soldat, immobilisez-la !
Un grand fracas. Des cris.
— Dragon ! s’étrangla quelqu’un.
Le cœur de Yulia battait à toute allure. Elle balaya d’une manche les larmes sur ses yeux et serra les poings. Avec cette confusion, peut-être pouvait-elle réussir à s’échapper ! Elle allait rejoindre le port de contrebande et ramener tous les pirates qu’elle trouverait. Avec les Corsaires de l’Eclat, ils pourraient gagner ce combat ! Elle en était sûre. Il fallait juste qu’elle s’accroche, qu’elle continue à courir et que…
Coup de feu.
Yulia trébucha. Un souffle d’air lui échappa. Elle voulut reprendre sa respiration. Une fois. Deux fois. Rien à faire. Mal. Tétanie. Une crampe ? Maintenant ? Déboussolée, elle porta la main à son abdomen. Ses doigts se crispèrent sur un liquide poisseux.
La jeune fille fut traversée d’un seul –long et violent– spasme.
Elle s’étrangla et tomba avant de comprendre ce qui lui arrivait.
— Non ! Maudit ! criait-on, loin derrière elle, dans un monde qui s’apparentait déjà presque au rêve.
La voix fut étouffée. Par un bâillon, peut-être ? Mais une autre voix, celle qui peuplait les cauchemars de la jeune fille, continuait d’aboyer :
— Faites-la taire, enfin ! Et vous, bataillon, reconstituez la ligne. Vite ! Battez-vous, par la Vapeur et par l’Empereur ! Mitraillez-moi cette furie ! Je la veux morte. Morte. MORTE.
Yulia, au sol, serrait dans son poing le pendentif de son père. Sa main l’avait agrippé dans sa chute, par réflexe sans doute. Elle le savait plus qu’elle ne le voyait. Car sa tête avait heurté la passerelle et ne bougeait à présent plus. Sa vision tremblait et était floue. Il n’y avait que le vide et les premières planches du chemin, couvertes de mousses et rongées par l’humidité. Elle respirait encore, à son grand étonnement, mais ce n’était guère plus qu’un sifflement, terriblement douloureux.
Tous ses membres étaient comme pris dans une gangue de goudron. Elle avait l’impression d’envoyer des ordres, de HURLER des commandes, mais qu’aucune partie de son corps n’était plus reliée à son esprit. Seule. Seule, emprisonnée dans un corps vide de volonté.
A la merci de ses cauchemars.
Un pas lourd et menaçant avança vers elle. Elle en ressentit chaque vibration, dans le bois, dans sa chair. Jusqu’à ce que son œil ne soit face à une paire de botte.
La voix siffla.
— Toujours vivante, à ce que je vois.
Viral s’accroupit sur elle.
— J’aurais été déçu autrement, je l’avoue. Tu m’auras échappé un long moment, hein,
Yulia…
La façon dont il prononça son prénom la terrorisa plus qu’aucune des insultes qu’on ne lui ait jamais adressées. Il y avait, dans ce susurrement, une menace. Une promesse.
— A peine nous sommes-nous retrouver que tu voulais déjà t’enfuir ? Je ne te laisserais pas faire cette fois. Tu
m’appartiens, petite. Le Sénat m’a cédé ta propriété en même temps que les biens et richesses de Ford. Tu pensais être libre ? Mais tu n’apparais dans aucun registre de Temple et tu n’es même pas citoyenne. Ta misérable vie vaut bien plus entre mes mains que perdue comme un chien errant.
Moi, je peux te trouver une utilité.
Moi, je peux jouir de ta possession. Je peux faire de toi ce que je veux, en toute légalité, et même te blesser ou te tuer… tu
vois ?
A ces mots, il enfonça sa botte sous les côtes de la jeune fille. La douleur fut fulgurante. Ses muscles se contractèrent. Elle hurla et se recroquevilla en se tenant le ventre.
— Voilà ! triompha son bourreau. Tu vois que tu peux bouger quand tu veux. Ne t’en fais pas, je connais un bon chirurgien dans la ville. Il va t’enlever cette balle, te recoudre, et je lui demanderais peut-être même de t’arranger ce vilain nez de bâtarde.
Plus aucun souffle ne quittait Yulia sans être chargé d’une plainte. Elle n’avait jamais eu aussi mal. Il lui avait tiré dessus ? Elle avait une balle dans le corps ? Sa bave se déversait sur le plancher, colorée de grumeaux de sang. Un renvoi la fit tousser. Cracher.
— La prochaine fois que tu oublieras ta place, promit-il, ce sera bien pire. Compris ?
Avec le dernier assaut de la douleur, Yulia avait retrouvé quelques sensations. Au prix d’un grand effort, elle arrivait à remuer les doigts, mais le moindre spasme les renvoyaient contre sa blessure, à serrer de toute ses forces pour arrêter l’hémorragie.
Viral se pencha un peu plus vers elle. Elle pouvait voir, mieux que jamais, la cicatrice qu’elle lui avait laissée à Cathuba. Une main écarta une mèche de cheveux de la jeune fille et il lui prit le menton entre deux doigts. Lui releva la tête.
— Compris, ma fille ?
Ses mains à elle étaient sous son corps. L’une agrippée à son collier. L’autre pressée contre son ventre. A quelques centimètres de la dague de Kella Mokrane…
— Compris ?
Il lui fit ouvrir la bouche, parodie de parole.
Bouger quelques doigts. Bouger quelques doigts…
— Com-pris ? C O M P R I S ?
Saisir le manche. Le saisir de toutes ses forces.
Elle articula autre chose :
— Je… te… HAIS…
Yulia raidit son corps tout entier. Dans un sursaut de force, ses jambes poussèrent, sa gorge cracha une insulte indiscernable et elle brandit la dague.
D’abord, elle ne sentit rien. Aucune résistance. Puis elle érafla un os. Et ses doigts touchèrent un autre sang que le sien.
Viral se releva en hurlant. Une dague enfoncée jusqu’à la garde sous la clavicule.
Yulia était debout. Presque par miracle. Ses bras et ses jambes tremblaient, mais elle ne pleurait plus. Serrant toujours son amulette, elle contemplait, interdite, l’homme qu’elle haïssait le plus au monde se tortiller de douleur. Comme une poule décapitée. Mais il n’était pas une poule. Il tenait plus du chien. Et un chien blessé est dangereux.
La fille de Ford ne le vit pas dégainer son épée. Elle était à bout de force. Quand, dans sa rage il leva l’acier pour la tuer, elle voulut se protéger de ses bras. Comme une enfant.
Le sabre lui trancha la paume. Frappa la bille de plomb.
Et brisa la gaine.
Un éclair déchira la caverne. Une rafale de vent, semblable à un jet de vapeur, balaya la passerelle entre Yulia et Viral.
Une lumière vive, si intense que le regard ne pouvait la soutenir, flottait au creux de la main de la jeune fille. Des gouttes de son sang s’aggloméraient tout autour, comme en suspension dans l’air.
Se sentant défaillir, elle referma le poing sur la lueur.
Et un second éclair la frappa.
à suivre dans le dernier chapitre de la part.3