Bienvenue à tous ! Aujourd'hui prend fin quelques mois de vide pour le temps des Surplombs... En effet il s'est passé pas mal de choses dans la vie et mon moral comme ma santé a fait des hauts et des bas. Aujourd'hui cependant je trouve un peu de stabilité et, signe du retour du beau temps, j'ai réussie à reprendre l'écriture pour finir ce long chapitre qui trainait depuis trop longtemps !
Beaucoup beaucoup d'infos, aussi je vous suggère de relire les derniers paragraphes du chapitre précédent Petit résumer :
La nouvelle de l'arrivée de l'Amiral Rouge sur Cathuba (vu dans le pov de Dick-Tales) a enfin atteint la Capitale, ce qui fait que les prétendants au titre d'Amiral pour succéder à Ford entrent dans une phase plus "musclée" et le spectre de la guerre civile s'agite pour la région de Yulia. Dans tout ça, le rôle de Nora Dihya Alvez, héritière d'un Surplomb régional qui compte vendre son mariage contre le secours à sa famille, prend des airs d'appat un peu trop parfait. Comme l'a dit Taylor, le prochain Amiral de Cathuba pour forcer l'Empereur a le nommer en prennant la région par la force ou par la diplomatie en s'alliant les plus importants soutiens.
C'est alors que doit se faire sa première apparition publique officielle : au bal tenu dans le bastion du Sénateur Hackso !
Pour ce chapitre, je ne vais pas joindre de musiques. Vous pouvez ressortir vos plus beaux morceaux classiques pour accompagner la lecture, moi je n'ai pas d'idée
J'espère que ce chapitre vous plaiera autant qu'il a été excitant pour moi à écrire !
On peut tous remercier Enora qui s'est donnée à fond pour la correction, malgré la longueur et le délais super court ! Elle déchire de ouf, allez visiter son blog !!
https://lesdreamdreamdunebouquineuse.wordpress.com/
Quand à nous... retrouvons enfin Yulia !
Chapitre 21 : le bal
Marisa disait que l’on pouvait mesurer l’importance d’un noble au nombre de personnes qui se rendent à ses fêtes. Elle aurait sans doute pris Viull Guiciss pour l’Empereur en personne.
Il se succédait, devant les portes du bastion du Sénateur, une prodigieuse armada de carrosses et de voitures. A la Capitale, un noble marchait peu lui-même : d’autres marchaient à sa place, portant à bout de bras une petite cabine capitonnée. Taylor avait pour cela engagé deux domestiques du
Havre de Méléon, deux garçons un peu trop sombres pour être réellement Numien comme ils le prétendaient, mais de bons porteurs au sourire facile et à la perspicacité douteuse. Ils pensaient conduire l’héritière de Fezzan et cela les emplissait d’une fierté évidente. A côté d’eux, Angora, la carabine en travers du dos –son sabre de Dragon, trop reconnaissable, avait été confié à Emy Lynch– composait l’unique escorte armée de Nora Dihya Alvez.
De l’intérieur de sa cabine, Yulia jetait de petits coups d’œil anxieux à l’extérieur en entrouvrant les gros rideaux de velours. Le reste du temps, elle passait et repassait les doigts sur les plis de sa robe. Celle-ci, elle l’avait choisie entre trois modèles que Joshua et Margareth lui avaient apportés, insistant pour lui offrir une étoffe et ne jurant que par leur propre sens de la mode. Aucun principe n’avait pu la sauver de l’épreuve du corset. La pièce était en cuir, teinte d’un noir digne des pierres de chauffe, décorée à la main par des dorures reprenant les runes propre au Kharr Libe, un fameux récit mythologique Paamien. Ces attentions en faisaient une parure magnifique et désirable, à défaut d’être agréable à porter. Le corset enserrait une robe aux voiles safran, beige et cuivre, coupée droite et près du corps, sans manche. Sur les avant-bras, elle portait des bracelets en cuivre et, autour du cou, un collier du même métal, serré autour de sa gorge à la manière des reines de Saqqarah. Nora aurait sans doute trouvé, à raison, qu’il s’agissait là d’une tenue magnifique qui symbolisait parfaitement l’esprit des Alvez et de leur Surplomb de Fezzan, mais Yulia ne pouvait s’empêcher de se sentir piéger dans cette armure pour Dame, le torse emprisonné, la gorge serrée par un lien de métal.
Sans la main rassurante qu’Angora lui proposa lorsqu’on ouvrit sa portière pour la faire descendre, elle aurait sans doute craqué et pleuré comme elle l’avait fait, dix jours auparavant, en entrant au Temple de l’Abondance.
Dès que ses sandales touchèrent le pavé humide, elle fut éblouie par les lumières électriques qui inondaient le large perron du Bastion. En bas des marches se croisaient les différents cortèges, en un chassé-croisé incessant de costumes, de robes et de gilets. Les porteurs de cabines passaient devant ses yeux et toutes les couleurs se mélangeaient alors, jaune, rose, bleu et vert… tout se perdait dans un grand tourbillon qui n’avait pas de centre.
Angora lui toucha le dos de la main et elle se décida à avancer.
A partir du moment où elle entra en mouvement, le chaos alentour s’ordonna. On reconnaissait sa noblesse apparente, on s’écartait pour la laisser passer, on se rangeait sur le côté avec le plus grand zèle. Les porteurs de cabine la contournèrent avec largesse pour évacuer les lieux. Les couleurs arrêtèrent ainsi de tourner et ses pas se firent plus confiants sur le pavé.
De long tapis rouges s’écoulaient comme des cascades du haut perron, dévalant la série de marches dans trois directions différentes jusqu’à atteindre l’endroit où les invités descendaient de leur cabine. Il se pressait sur ces tapis une petite foule de nobles, impatiente d’entrer à la fête. Au niveau de la porte, trois majordomes accueillaient les participants au bal pendant qu’un lettré remplissait avec attention un registre qui devait contenir la liste des invitations. A ses côtés se tenait un beau jeune homme, aux dents trop blanches, ses cheveux sans couleur coiffés avec soin, vêtu d’un costume carmin à la dernière mode, une cape aux couleurs de l’amirauté de Cent-Port sur les épaules. Il distribuait les sourires et plaisantait gaiement avec les convives en attendant que le registre soit signé. Une fois cela fait, il ouvrait grand les bras et offrait à ses interlocuteurs d’entrer dans le Bastion. Ce petit numéro, il le répétait à tous ceux qui se présentaient, et tous acceptaient de feindre de rire et de partager sa complicité.
Yulia le reconnaissait d’après les descriptions que lui avaient faites Joshua et Margareth.
Henry Riula Hackso, cousin du Sénateur. Promu officier dans l’armée de l’Amiral Renh pour flatter le Sénateur. Coureur de jupon, incompétent notoire. Il ne fallait pas être particulièrement perspicace pour deviner qu’on l’avait chargé de cette tâche ingrate pour l’éloigner du bal et des vraies affaires qui se dérouleraient ce soir-là. Cependant, le joli cœur semblait particulièrement passionné par sa corvée… il devait apprécier d’être en position de pouvoir, caresser les bienvenus et chasser les indésirables.
Avant de rejoindre la noblesse, cependant, Yulia dut passer sous le regard du peuple qui entourait la résidence. Sans aller jusqu’à approcher trop près de la façade du bâtiment, un grand nombre de personnes se bousculait pour observer les grands de l’Empire. On y trouvait aussi bien des pauvres aux pieds nus que des bourgeois en manteaux de velours. Parmi eux se trouvaient certainement des journalistes qui, comme Joshua et Margareth, vendaient cher les potins et les rumeurs qu’ils créaient parfois de toute pièce. Ceux qui n’avaient pu obtenir d’invitation se présentaient malgré tout, désireux d’apercevoir quelque chose qui échapperait à tous les autres. Douce illusion.
Nora Dihya Alvez avait obtenu une invitation pour sa personne, mais la lettre précisait qu’il lui était permis de se faire accompagner par deux serviteurs de son choix. Angora la suivait donc, en tant que son garde du corps. Avec Taylor, ils avaient bien réfléchi à déguiser un autre membre de l’Eclat mais… personne n’avait trouvé le courage de demander à Asha de jouer les soubrettes. Du moins, pas après avoir ri une demi-heure durant à cette idée saugrenue.
La fille de Ford monta donc les marches, sous le regard attentif de toutes les personnes alentours. Certains, plus informés que d’autres, chuchotaient déjà le nom de son identité d’emprunt : «
Nora Dihya Alvez ! ». Joshua et Margareth n’avaient pas menti, la rumeur la précédait.
Henry Riula Hackso l’accueillit avec le même sourire satisfait que ses autres invités. De près, elle put constater qu’il n’avait pas hérité des yeux rouges, caractéristiques des origines Arkadienne de sa famille. Il raconta une blague qu’elle écouta à moitié et rit seul. Yulia, pétrifiée, craignait de perdre sa contenance à l’instant où elle ouvrirait la bouche. Lorsque le scribe réclama son nom, elle desserra à peine les lèvres et parla aussi vite qu’elle put. Il lui demanda de répéter distinctement et elle dut inspirer profondément pour ne pas perdre ses moyens. Quand le lettré fut satisfait, il inscrivit du bout de sa plume la mention « accueillie » à côté du nom de l’héritière de Fezzan. Henry, lui, ne semblait pas vexé de ne pas avoir été considéré. Il lui fit passer la porte, lui glissant à l’oreille :
— Bienvenue chez nous, mademoiselle Alvez. Si vous avez besoin de quoi que ce soit… venez me trouver à la porte.
La proposition fut entendue, à défaut d’être considérée.
Dans la galerie, les gens qui étaient passés avant elle s’attardaient quelques instants. C’était un couloir très large, illuminé par des plafonniers en porcelaine. Manifestement, les Hackso n’avaient pas vu en l’électricité une dépense futile : la moindre pièce de leur Bastion en semblait équipée. Avaient-ils leur propre générateur quelque part ? Ou bien les Hauts quartiers partageaient-ils un réseau ? Elle chassa bien vite ce genre de question : Yulia s’y intéressait, pas Nora. Et elle devait garder en tête son personnage avant tout.
De grands miroirs couvraient les murs opposés de la galerie, si bien que, lorsqu’on y marchait, une armée de sosie défilait à vos côtés. Quand elle s’en aperçut, Yulia eut envie de prendre ses jambes à son cou. Mais c’était peut-être pour ces miroirs que les nouveaux arrivants flânaient ici quelques instants : ils se regardaient, examinaient leur mine une dernière fois et, sous couvert de papotages, rassemblaient leur force avant d’entrer dans l’arène. La fille de Ford, elle, sentait que si elle ne sautait pas immédiatement à l’eau, elle n’en aurait plus jamais le courage. Elle allongea donc le pas, rentra la tête dans les épaules, et se borna à ne regarder que la porte entrebâillée qui donnait sur le grand hall.
Un majordome lui ouvrit un battant pour lui économiser le mouvement. Alors, elle fut dans la salle de bal.
Le Bastion tout entier paraissait organisé autour de cette pièce. Il s’agissait d’un gigantesque pentagone, couvert d’un parquet lustré et brillant, dont les murs s’élevaient sur trois étages jusqu’à atteindre une verrière démesurée aux couleurs éclatantes. Des portes gravées de scènes mythologiques se distinguaient sur trois des cinq murs du parterre tandis que dans les étages s’ouvraient des galeries aux colonnes de marbre rose. Le quatrième mur était occupé par une estrade sur laquelle un orchestre installait ses instruments. Le cinquième mur, par contre, sur l’intégralité de sa hauteur de quinze mètres, présentait une magnifique fresque de couché de soleil vu du Temple de la Victoire : on y reconnaissait les différents quartiers de la Capitale, son port, et jusqu’aux flèches graciles du palais impérial, sublimé par la lumière du couchant. Au centre du panorama, un drapeau aux proportions exagéré flottait au vent : il affichait ce que Yulia devina être l’emblème de la famille Hackso, un faucon albinos aux yeux enflammés.
Le moindre élément de la salle se révélait décoré de gravures et de fioritures, des murs au mobilier en passant par les six imposants lustres en cristal qui pendaient, suspendus par de lourdes chaînes fixées à la pierre du troisième étage. Des câbles électriques couraient le long de celles-ci pour alimenter la centaine d’ampoules qui éclairait l’orchestre, la piste de danse et les tables de repos.
Il n’y avait pas encore foule dans la salle de bal, seulement une vingtaine de personnages, sans compter les domestiques et les serviteurs qui s’affairaient pour les servir. Le couple de journaliste l’avait prévenue : «
plus un noble se voit comme important, plus il arrive en retard ». Comme Yulia s’était immobilisée en entrant, une petite femme en habits de gouvernante s’approcha pour lui demander où elle souhaitait s’établir. Ne sachant guère quoi répondre, elle se laissa guider jusqu’à une petite table –à peine digne du titre de guéridon– où elle s’assit.
On lui demanda si elle désirait manger quelque chose. L’heure du dîner était passée depuis un petit moment et elle n’avait certainement pas envie de remplir cet estomac qui se retournait et se tordait à cause du stress. Voyant que personne d’autre ne mangeait dans la salle, elle déclina la proposition. La domestique s’éloigna alors après lui avoir souri et s’être inclinée.
Angora se positionna juste derrière son épaule gauche, sans afficher la moindre émotion. Sa protégée s’était inquiétée de sa venue : et si elle croisait un autre Dragon Impérial et qu’elle était découverte ? Et si un Sénateur la reconnaissait ? La femme au bras d’acier ne s’alarmait pourtant pas : elle jurait que la teinture sur ses cheveux faisait illusion et que les lunettes empruntées à Taylor la rendaient invisible. Elle avait pu le vérifier : depuis qu’elle était descendue de la cabine, tout le monde avait regardé Nora, et personne n’avait fait attention à sa garde du corps. Cela semblait également faire partie du protocole de politesse : il n’était pas rare, dans le Bastion, de croiser des hommes d’armes chargés de la protection d’un noble, mais on les ignorait ostensiblement lorsque l’on se parlait.
Angora n’avait pas tort quand elle disait être invisible.
La fille de Ford aurait aimé bénéficier du même traitement. Depuis la table qu’on lui avait choisie, elle avait vu sur toute la pièce, mais l’inverse était également vrai et on s’intéressait à elle. Dès qu’elle croisait certains regards, cependant, ses observateurs détournaient les yeux et faisaient mine de s’intéresser à autre chose, sans arrêter pour autant de discuter avec leur troupe. Combien de ces petits groupes discutaient actuellement de Nora et de l’histoire des Alvez ? Elle n’avait aucun moyen de le savoir, mais espérait que les journalistes n’avaient pas trop bien fait leur travail.
Elle n’était pas la seule à s’être assise. A mesure que les nouveaux arrivants sortaient de la galerie, les chaises autour d’elle se remplissaient, sans pour autant que l’on ose occuper une place trop proche de la curiosité venue du sud. La piste de danse occupait les deux tiers de l’espace de la pièce, en son centre parfait. Tout autour s’étalait l’espace dédié aux tablées. Les gens se tenaient encore pour la plupart debout, aux bords du cercle central, quand leur hôte apparut pour la première fois.
Elle entendit distinctement quelqu’un s’exclamer :
— Voici le Sénateur !
Tous levèrent alors les yeux vers une galerie du deuxième étage. Malheureusement, Yulia se trouvait dos à la façade qu’ils fixaient tous. Elle eut beau se retourner sur sa chaise, elle ne vit rien car elle était trop proche du mur. Le Sénateur ne dit pas grand-chose –il dut se contenter de remuer la main– mais ses invités ôtèrent leurs chapeaux et levèrent leurs canes en signe de respect. Pas tous, cependant, puisque certain et certaines poursuivirent leur discussion comme si de rien était. Etait-ce l’une de ces subtilités politiques auxquelles on lui demandait d’ouvrir l’œil ? Yulia n’en savait foutrement rien, mais elle préféra se tenir immobile plutôt que d’envoyer un signe qu’elle n’aurait pas voulu.
L’orchestre commença à jouer peu après et la salle se remplit progressivement.
La constante exposée par Margareth se vérifiait bien : «
plus un noble se voit comme important, plus il arrive en retard ». Elle ne pouvait identifier personne jusqu’à ce qu’entrent deux femmes, très grandes et fines, enroulées dans de longs pans de tissus mauves aux motifs d’argents. Leurs yeux presque entièrement blancs étaient soulignés par un fin tatouage au henné qui s’étirait de la base du nez à leurs oreilles. Yulia les reconnut, car on lui en avait parlé quelques fois à Cathuba, et parce que les journalistes lui en avait tantôt présenté des portraits. Les Harpir, mère et fille, matriarches d’une des trois Familles de Razabha. Leur regard acéré se saisit de la pièce et poignarda la moindre personne présente. Elles prirent cependant conscience qu’elles étaient arrivées avant leurs concurrents pour l’Amirauté… et cela faillit faire virer leurs yeux du blanc au rouge.
Vexées, elles s’assirent loin de tous et prirent une domestique en grippe pour se passer les nerfs.
Angora se pencha vers sa protégée :
— Tu as déjà rencontré les Harpir ?
— Non, elles ne sont jamais venues à Cathuba.
Elle anticipa également sa prochaine question :
— Impossible qu’elles connaissent mon visage : mon père n’a jamais fait faire de portraits de moi…
Elle s’en était parfois vexée, autrefois, car même Senex avait eu droit à sa peinture. Aujourd’hui, elle commençait à penser qu’il s’agissait d’une sage précaution prise par l’Amiral Ford. Angora hocha la tête et retourna à son observation passive. Elle lui toucha cependant l’épaule quelques secondes plus tard, pour lui indiquer un bonhomme ventru qui se faufilait hors d’une porte de service.
— Mercer de Qadim, présenta celle qui se faisait passer pour une mercenaire. Un riche marchand aux pratiques douteuses, ton père l’Amiral Ford a souvent hésité à le faire juger pour piraterie mais on manquait de preuve. Il est devenu frère par alliance du Seigneur Azkedir il y a trois ans de ça et, depuis, il intrigue pour lui.
— Qu’est-ce qu’il faisait dans les couloirs ?
— Il devait avoir un rendez-vous, une discussion à un balcon, peut-être même avec un Sénateur…
Yulia mourait d’envie de partir enquêter, mais elle devait se retenir pour continuer à jouer le rôle de Nora.
— Le Seigneur Azkedir m’a déjà vue à Cathuba il y a…
Elle hésita deux secondes.
— … cinq ans.
Angora sourit.
— Une chance qu’il ne soit pas là en personne à la Capitale, dans ce cas, mais peut-être est-il en chemin. C’est peu probable qu’il te reconnaisse, car une enfant change énormément en cinq ans. Cependant, Qadim n’est pas très éloigné de Fezzan… il connaît peut-être Nora Dihya Alvez.
— Merci de me rassurer, ironisa Yulia.
— Il n’est pas à la Capitale, Taylor n’aurait pas pris le risque sinon.
Ce point était discutable, mais la fille de Ford n’était pas d’humeur. Garder l’impassibilité de son rôle lui demandait déjà assez d’énergie.
Heureusement, il y avait de quoi se distraire, au bal. A commencer par la musique : elle retrouvait cet état de grâce qui l’avait envoûtée à Hab’Kir, servi par une vingtaine de musiciens. Les mélopées changeaient cependant, moins vives, plus lyriques, quelque chose de plus sage et poli.
Sa seconde distraction consistait à essayer d’identifier les nobles qui passaient les portes pour se joindre au bal. Elle avait l’impression de découvrir un nouveau jeu, dont elle n’avait pas disputé assez de partie pour y être douée. Joshua et Margareth lui en avaient cependant enseigné les bases et, de ce fait, elle ne manqua pas de remarquer l’entrée des sénateurs et de leur cour.
Ces hommes, composant l’organe de pouvoir le plus puissant de la Capitale, si ce n’est de l’Empire et du monde des Surplombs tout entier, entrèrent dans la salle comme un oiseau de proie fend une nuée d’étourneaux. Les autres nobles se bousculèrent pour leur laisser le passage… et même les musiciens semblèrent marquer un temps d’arrêt respectueux. Ils marchaient lentement, chacun à la tête d’une procession réduite de courtisans, suivis de leurs femmes et de leurs enfants.
Costumes de velours, cols arrogants, souliers vernis, robes aux doublures carmin, colliers éclatants de perles, bagues d’or et d’argents, médailles et distinctions au cœur.
Angora parla bas, comme si elle craignait soudain de faire plus de bruit que nécessaire :
— Sénateurs Baumann, Aguillera, Kaltià et Bromsberg. Je ne pensais pas qu’ils seraient si nombreux à faire le déplacement…
— Ils ne sont pourtant que quatre, fit remarquer Yulia.
— Il y en a six de plus aux balcons, révéla la Dragon. Plus du tiers des familles sénatoriales est présent…
La fille de Ford ignorait comment sa protectrice pouvait être au courant de ce qui se passait dans les étages… avait-elle raté quelque chose plus tôt ? Comme s’ils souhaitaient confirmer les paroles de la fausse mercenaire, les Sénateurs et leur cour ne firent que traverser la salle de réception en répondant aux sourires et aux marques de respect. Les domestiques du Bastion Hackso s’empressèrent de leur ouvrir les portes menant aux étages. Les balcons étaient, semble-t-il, réservés aux gens de cette caste très restreinte.
Yulia pensait avoir assisté à la conclusion du premier acte de la soirée, l’apothéose qui clôturerait le défilé des acteurs. Tout avait suivi une logique rigoureusement théâtrale : les personnages indépendants, puis les serviteurs, et enfin les maîtres… Mais elle n’avait pas pensé à tous les acteurs de ce récit.
Derrière les maîtres suivaient les chiens.
Des hommes et des femmes au pied raide et au port de tête strict, serrés dans des uniformes noirs à col haut. Un croissant rouge leur était cousu au cœur. Ils étaient deux.
Deux Inquisiteurs Impériaux.
Le cœur de Yulia se figea et les yeux fous de Viral Hun Automne ressurgirent de sa mémoire, s’extirpèrent du cachot sombre où elle les avait exilés.
Une seconde durant, elle se crut plongée dans un cauchemar. Autour d’elle des murs de briques se dressaient, dégoulinant d’eau croupie et de sang, les lumières s’éteignaient et elle entendait le métal se tordre. La terreur lui saisit la gorge et serra jusqu’à la faire suffoquer.
Puis Angora posa la main sur son épaule et l’obscurité éclata.
Elle fut de retour dans la salle de bal, qu’elle n’avait pourtant jamais quittée, et un long frisson lui parcourut l’échine.
Avec ses mains, elle palpa ses bracelets, sa robe, ce corset qui l’enserrait et la broche qui lui retenait les cheveux. C’était le corps de Nora Dihya Alvez qui était présent, là, dans cette salle. Ce n’était pas Yulia qu’ils pouvaient blesser, ce n’était pas Yulia qu’ils voyaient en cette jeune fille habillée comme une adulte.
Nora n’avait aucune raison d’avoir peur comme Yulia.
Alors elle sourit quand les Inquisiteurs balayèrent la salle du regard. Elle sourit malgré la peur qui saisissait ses muscles. Elle combattait cette peur qui n’était pas la sienne. Juste aujourd’hui, ici et maintenant, elle devait tuer Yulia Mangora. Elle ne devait plus exister.
La musique reprit. Les Inquisiteurs ne montèrent pas rejoindre les Sénateurs. Les chiens mangeaient avec les serviteurs.
Le plus grand des deux, un homme aux cheveux gris plaqués contre son crâne, adressa un regard ambiguë à sa camarade. Le second Inquisiteur était une femme, habillée à son pareil, mais il se sentait entre eux comme une résistance. La langue du premier claqua un ordre bref, que personne ne réussit à entendre, et il se détourna de sa consœur pour aller se mêler à quelques nobles qui s’attablaient près des musiciens.
Yulia observait l’Inquisitrice avec les yeux les Nora. Le silence qu’elle avait imposé à la fille de l’Amiral lui permit de ne pas paniquer lorsque la femme en noir passe entre les tables pour venir en sa direction.
La fille des Alvez regarda autour d’elle et constata que les dernières tables non-occupées l’entouraient. L’avait-on assise à un endroit déserté ? ou bien personne n’avait-il voulu s’asseoir proche de la nouvelle invitée à la cour ? Elle commençait à soupçonnait une méchante blague, quelque jeu mesquin, mais manifestement l’Inquisitrice s’en souciait peu.
Elle prit une chaise à la table voisine. Elles étaient à présent assez proches pour s’attraper si elles tendaient le bras.
Sa nouvelle voisine portait bel et bien l’uniforme de l’Inquisition. Sa peau était cependant plus pâle que la majorité des invités au bal et elle semblait être à peu près de l’âge d’Ashä. Elle avait des petits yeux las, qui brillaient pourtant d’un bleu éclatant. Ses cheveux soignés, châtain clair, tombaient en fines mèches bouclées jusqu’en haut de sa nuque qu’elle avait rasée. Son costume paraissait trop serré pour ses hanches et sa poitrine.
C’était comme si on l’avait rabotée et tassée pour entre dans le moule de sa fonction.
Quand le regard de l’inconnue croisa le sien, Yulia retint son souffle, honteuse de l’avoir ainsi dévisagée. Mais l’Inquisitrice ne s’en offusqua pas.
— Je ne vous ai jamais vue ici, remarqua-t-elle.
Un instant, Yulia crut être démasquée. Mais son interlocutrice se contenta de lui glisser un timide sourire.
— Bienvenue, je m’appelle Merriam.
— Je suis Nora Dihya Alvez, répondit Yulia qui savait qu’on attendait d’elle qu’elle réponde et fasse bonne impression.
Manifestement, son nom n’évoqua rien de particulier pour l’Inquisitrice qui fit mine de l’inscrire dans sa mémoire mais se désintéressa vite du sujet. La rumeur lancée par les journalistes n’avait-elle pas atteint l’Inquisition ? Peu probable, vu leur présence dans les rues et chez les nobles. Alors peut-être était-ce Merriam qui n’était pas tenue informée chez l’Inquisition ?
Cela soulevait soudain un certain nombre de questions chez Yulia, mais aucune d’entre-elle n’avait à sortir de la bouche de l’héritière des Alvez.
L’orchestre fit une pause et les domestiques se croisèrent pour servir le repas. On posa devant la jeune fille une pleine assiette de patates douces coupées en dés et cuites à l’huile, accompagnée de croquants de pois-chiche au cumin puis on lui apporta serviette et couverts. On lui proposa du vin, qu’elle refusa.
Elle n’était pas une experte en nourriture, mais ses connaissances suffisaient pour dire que ce repas devait avoir coûté plus d’argent que certaines de ses robes. La patate douce était un met raffiné, importé il y a peu du Nouveau Monde. Quant aux épices… ce n’était pas pour rien qu’une famille comme les Alvez avait pu s’enrichir considérablement par leur commerce.
Sa voisine ne montra pas le moindre étonnement devant la richesse du plat. Elle utilisa les petits couverts avec bien plus d’agilité que Yulia et le repas sembla la sortir un peu de sa morne humeur.
— C’est la fourchette à dessert que vous tenez… fit-elle-même remarquer à la jeune fille qui la maniait pour planter ses bouchées.
Elle s’empourpra. Voilà une erreur qu’elle n’avait jamais commise lors de ses entraînements avec Joshua et Margareth ! Ce devait être la présence de cette femme qui la perturbait. Derrière le masque de Nora, Yulia ressentait tour à tour de la peur et de la curiosité pour cette Inquisitrice au regard triste. L’affrontement de sa curiosité et de sa crainte monopolisait toute son attention.
Tandis que la jeune fille en robe s’efforçait de retrouver une contenance, Merriam s’attendrit et lui pointa discrètement la bonne fourchette à saisir.
Yulia fut bien forcée de la remercier d’un signe de tête et, alors, plus rien ne pouvait la soustraire à une conversation :
— Vous venez souvent chez le Sénateur Viull ?
— Non, madame, c’est la première fois.
— Ce doit être plutôt impressionnant…
Elle hocha la tête, penaude.
— Oui madame.
— Quel âge as-tu ?
— Quinze ans, madame.
— Tu fais plus jeune…
Yulia avait effectivement treize ans.
— On me le dit souvent, madame.
Merriam grimaça.
— Les gens ne m’appellent pas
madame, en général. Ils préfèrent me donner du Lieutenant.
— Vous préférez que je vous appelle Lieutenant ?
— Non, je préférerais qu’on m’appelle par mon nom.
— Merriam ?
Elle lui adressa un drôle de regard, aussitôt suivi d’un petit sourire qui paraissait bien plus franche que les précédents. Ce n’était plus juste de la politesse.
— Ce n’est pas à ce
nom-là que je pensais, mais c’est bien mieux que madame. Merci.
La petite hocha la tête.
— Tu ne sais pas qui je suis, n’est-ce pas ? demanda sa voisine, soudainement beaucoup plus amicale.
Elle commençait à sourire sans se retenir. Ses yeux avaient retrouvé un peu de vie.
— Vous êtes… Lieutenant d’Inquisition ? tenta Yulia.
L’autre pouffa de rire, puis joua des épaules pour se redonner une contenance. Son rire n’était cependant pas une moquerie. Il ressemblait davantage à… un soulagement ?
— Ça oui, je suis Lieutenant ! Mais je doute de devenir Colonel un jour…
Elle pointa le doigt vers l’autre bout de la salle, droit vers son camarade Inquisiteur, tout de noir vêtu.
— Tu vois mon partenaire ? C’est Rawen Mozang Shiqqera, l’un des dix Colonel Inquisiteurs qui servent le Sénat. Je suis sa Seconde, c’est-à-dire que je l’accompagne partout et lui obéit jusqu’au jour où il me promeut officiellement Colonel. Shiqqera lui-même a passé un an à être Second avant de devenir Colonel… Mais tout le monde sait parfaitement qu’il ne compte pas me promouvoir. Je resterais Lieutenant.
— Pourquoi ?
La curiosité l’avait emporté sur la peur de l’uniforme. En plus, Merriam dégageait quelque chose, une impression qui ne faisait pas très
autorité. Quelque chose qu’elle n’avait connue, il lui semble, que chez Smath, le chef des Gardes du Surplomb de Cathuba. Et c’était un Inquisiteur qui l’avait tué…
Peut-être que Merriam, si elle avait remplacé Viral, n’aurait pas commis toutes ces atrocités ?
— C’est compliqué…
Elle se dandinait sur sa chaise, mal à l’aise. Ce n’était définitivement pas une attitude d’Inquisiteur mais, avant que Yulia ne puisse l’interroger davantage, une domestique vint les interrompre :
— Le Seigneur O’zir vous sollicite, mademoiselle Alvez. Il vous invite à partager un verre au deuxième balcon en compagnie de sa fille.
Yulia fut prise de court, mais les leçons de Joshua et Margareth lui revinrent vite à l’esprit. On ne refusait pas l’invitation d’un noble, en tout cas pas avant d’être certain de pouvoir le vexer sans conséquence. Ce furent ensuite les leçons d’Yssandre qui lui revinrent et elle adopta le bon parlé :
— Je suis pleinement disposée à le rencontrer. Me montreriez-vous la voie ?
La domestique hocha poliment de la tête et invita la jeune fille à se lever pour la suivre.
Angora leur emboîta le pas mais Merriam, qui n’avait pas raté une miette de la scène, siffla l’héritière des Alvez.
Yulia se retourna, intriguée. L’Inquisitrice paraissait disposée à la conseiller sur la marche à suivre.
— Il est mal vu d’emmener son garde-du-corps lorsqu’on est invité dans une loge. C’est une preuve de méfiance inutile qui ne jouera pas en votre faveur, Nora.
Comme tous les autres invités, Merriam n’avait pas une fois posé précisément les yeux sur Angora, aussi Yulia était bizarrement surprise qu’elle l’ait remarquée. Le conseil était cependant avisé, mais elle pouvait voir que l’idée ne plaisait pas à Angora qui fronçait les sourcils.
La Dragon devait pourtant se résigner. Ce n’était pas elles qui faisaient les règles ici.
Alors que l’Inquisitrice Merriam se voyait servir un verre de vin, Angora retournait à sa place, derrière le siège à présent vide de Nora qui partait remplir son devoir, la boule au ventre.
…
On l’avait fait monter par un escalier en colimaçon étroit, caché derrière les cuisines. Elle était certaine qu’il ne s’agissait pas là de l’accès officiel aux étages et pensait donc que le noble qui la convoquait ne souhaitait pas forcément que son invitée soit vue.
Ce qui arrangeait Yulia. Elle ne croisa que des domestiques et n’eut pas à subir les regards intéressés. Ce qui lui permit de prendre quelques grandes inspirations avant de se confronter à l’épreuve du Seigneur O’zir.
Il s’agissait d’un noble plutôt en vue, que Yulia reconnut d’après les descriptions de Joshua et Margareth. Sa famille était originaire du Surplomb de Göreh, dans le Protectorat d’Œcar, mais il avait fait sa vie à la Capitale. Cori Habilum O’zir était ainsi devenu, après des années de zèle courtisan, l’un des trois Régulateurs Commercial au port Impérial, une charge prestigieuse.
C’était un gros bonhomme, ventru et huileux, qui se régalait des petits fours que lui offrait la maison. Il avait sous le menton une masse de graisse formidable qui le faisait ressembler à un crapaud et qui, dès qu’il partait dans un éclat de rire, se dodelinait comme une danseuse de charme.
Il accueillit l’héritière des Alvez avec manière et la fit s’asseoir face à lui, sur un gros coussin, tout en lui proposant des gâteaux qu’elle refusa par crainte de rendre le repas dont elle sortait tout juste.
La loge se situait à mi-hauteur de la salle et présentait bien plus de confort que le rez-de-chaussée : il y avait des draperies, des fauteuils garnis et le service accourait au moindre son de clochette. Six personnes entouraient Cori Habilum O’zir, mais une seule lui fut présentée : Lucia Aeria O’zir, sa fille cadette, assise aux côtés de son père sur un coussin semblable à celui de Yulia. Frêle et timide, elle semblait encore plus étrangère au monde de l’intrigue que l’héritière des Alvez.
La personne qu’observait Yulia, cependant, se tenait debout, derrière son père, la main posée consciencieusement sur la poignée de son épée. Reth Saïd O’zir, second fils du Seigneur, Sergent du Palais. D’après Joshua et Margareth, c’était cela la plus grande fierté d’O’zir : qu’un membre de sa famille intègre le plus prestigieux des corps militaires : la Garde Impériale.
Sur l’échiquier politique, cela faisait en théorie de Cori Habilum O’zir un partisan de l’Empereur. En théorie seulement, puisque, vu son poste de Régulateur Commercial, le bon-vivant devait entretenir également de bonnes relations avec le Sénat. Un schéma fort classique en vérité, selon ses instructeurs, que celui du courtisan opportuniste qui essaye d’éviter les querelles partisanes. Beaucoup jugeaient cependant que cette position n’est pas tenable sur le long terme, mais le Seigneur O’zir ne semblait pas en avoir encore fait les frais.
Si ce dernier avait invité Nora Dihya Alvez à partager sa loge, c’était pour lui proposer une affaire qu’il formula sans l’enrober d’aucun artifice : il souhaitait que Nora devienne la demoiselle de compagnie de sa fille, Lucia, le temps de son séjour à la Capitale, en échange de quoi il se proposait de l’aider dans sa tâche et de mettre à sa disposition les moyens de sa maison.
C’était, sans surprise, tout à son bénéfice : Nora Dihya Alvez était l’héritière d’une famille noble, d’un rang bien supérieur à la fille d’un noble qui n’était même pas le souverain de son Surplomb. Si la fille O’zir se voyait pourvue d’une si prestigieuse amie, sa cote monterait en flèche et son père pourrait vendre son mariage à un meilleur prix. De l’autre côté du tableau, il était aussi gagnant car il avait correctement entendu les rumeurs qui disaient que Nora était venu chercher un mari à la Capitale en échange d’une aide pour le Surplomb de Fezzan : en hébergeant l’héritière, il se plaçait de facto au centre des négociations quant à la nomination du nouvel Amiral de Cathuba, une position dont il pouvait abuser pour percevoir pots-de-vin et cadeaux de titres. Il investissait très peu –tout au plus une centaine de pièces d’or– pour des gains possiblement très conséquents.
Yulia déclina son offre, le plus poliment qu’elle put. Suivant un conseil de Taylor et du couple de journalistes, elle lui confirma qu’elle était la recherche d’un mari puissant désirant venir au secours de Fezzan.
— Je vous remercie pour votre proposition, Seigneur O’zir, mais Fezzan a besoin de navires, de soldats et d’argent. Trouver un mari est la seule chose que je demande.
Elle avait craint un instant qu’il lui propose effectivement un mariage, mais le Régulateur Commercial n’était manifestement pas prêt à investir tant que ça pour s’immiscer dans les affaires du Sud.
Après un dernier échange de frivolités, il la renvoya.
…
Regagner le plancher de la grande salle fut plus difficile que prévu. La porte par laquelle on l’avait introduite à cet étage s’était volatilisée sans qu’elle y ait prêté attention. Peut-être était-elle cachée derrière une draperie ou un de ces lourds rideaux, mais comment en être sûre ? Plutôt que de balader ses doigts n’importe où, Yulia se résigna à suivre la galerie jusqu’au prochain escalier.
Cette marche l’exposa cependant aux regards des nobles qui, comme O’zir, avaient pris leurs aises dans les loges. La quasi-totalité d’entre-eux laissaient en effet leur porte entrebâillée –quand elle n’était pas totalement ouverte– et ne manquaient pas de prêter un coup d’œil à toute ombre distinguée qui passait furtivement devant leur battant. La fille de Ford ne s’en étonnait pas beaucoup : leur jeu ne changeait pas, en bas aux tables comme en haut aux loges, l’important était de se faire voir aux côtés de certains, sans oublier de surveiller les acoquinements de ses rivaux et alliés.
Elle croisait plus de monde que dans les couloirs de service mais, à son grand soulagement, il s’agissait pour la plupart de courtisans et courtisanes sans importance qui montaient ou descendaient comme elle pour répondre à la volonté d’un noble –bien qu’elle soupçonne que certains d’entre-eux se promenaient ici uniquement pour se donner de l’importance, prétendant être demandés par une loge.
Elle s’engageait à peine dans un escalier aux marches couvertes de tapis Paamiens quand lui parvinrent, du bas, l’écho des voix d’une petite troupe. Elle se raidit immédiatement car personne, dans ces couloirs, n’osait faire autant de bruit, parler sans couvrir sa voix… personne ne se sentait aussi légitime à imposer sa présence. Yssandre le lui répétait souvent : la marque la plus évidente de hiérarchie sociale se trouve être la voix, la façon de parler, de couvrir, de dominer l’autre dans la prise de parole. Il trouvait son interprétation de Nora convaincante, mais il la trouvait encore trop timide, disait qu’elle ne parlait pas assez
fort pour une noble.
Une critique qu’on ne pouvait pas faire au groupe qui montait alors son escalier. C’était presque s’ils criaient, tant ils s’esclaffaient et beuglaient avec plus d’entrain les uns que les autres. Etaient-ils ivres ? Elle sût que non lorsqu’elle les vit enfin : une demi-douzaine de jeunes hommes, vêtus de pourpoints impeccables et de longues capes en satin mauves ; ils gesticulaient bien dans tous les sens -levant les bras, désignant leur gorge quand ils riaient, s’amusant à sauter de marches en marches- mais pas un ne perdait le contrôle de ses mouvements ou ne renversait son verre de vin. Il y avait deux grands bruns, aux sourires d’ange, qui portaient au cou le nœud des magistrats de Justice – un ordre de notable qui arbitrait les procès lorsque l’Inquisition préférait envoyer un malfrat en prison plutôt que de l’abattre dans une ruelle-, un grassouillet gratte-papier qui transportait une besace plus large que lui, un maigre rouquin dont les joues pelaient de façon inquiétante -on aurait dit qu’il avait essayer de gommer ses taches de rousseur avec quelque produit chimique inefficace-, et un spadassin pas plus grand qu’eux mais au visage féroce, dont les longues canines étincelaient presque qu’autant que la lame nue du long sabre qu’il avait négligemment passé à sa ceinture.
Et, au centre de leur cohue, un jeune homme dont rien ne gênait le pas, qui parfois riait avec eux mais qui, le plus souvent, passait sous l’examen de son regard acéré le moindre grain de poussière qui osait croiser sa route.
Quand ces yeux se posèrent sur la jeune fille déguisée en héritière de Fezzan, l’homme sembla se désintéresser des pitreries de ses compagnons. Il ralentit l’allure, ce qui intrigua sa cohorte, et s’arrêta sur la même marche que Yulia qui, elle, s’était immobilisée à l’instant où elle les avait vus. L’homme avait un visage commun dans ses traits mais unique dans son expression. C’était comme s’il contrôlait le moindre de ses muscles faciaux et qu’il leur imposait une immobilité complète. Yulia, qui essayait de réduire ses mimiques depuis quelques jours, ne pouvait qu’être effrayée par cette perfection surnaturelle. Seules ses paupières se mouvaient, modifiant les touches de couleurs que l’on voyait dans ses yeux. Ceux-ci étaient de feu et de glace, conjointement. Il vous glaçait le sang et vous donnait l’impression que vos entrailles prenaient feu, tout à la fois, sans manifester le moindre effort.
Bien entendu, elle connaissait son nom. Joshua et Margareth l’avaient assez mise en garde.
«
Il est Caesar Russ. On dit qu’il eut autrefois un nom de patronage mais qu’il en a banni la mention à son neuvième anniversaire, déclarant n’être sous le patronage de personne d’autre que lui-même. Jeune, ambitieux, sans morale. Il est le plus jeune Sénateur qui ait jamais siégé pour sa maison… certains disent également le plus dangereux. »
— Vous êtes Nora Dihya Alvez, dit-il quand il la tint dans son regard, on me l’a dit en bas.
Elle déglutit difficilement.
— Bonsoir, Sénateur… je vous présente mes hommages.
Se plier en deux pour lui faire la révérence fut difficile, tant son estomac se contractait. Il était le premier Sénateur qu’elle rencontrait en face… et il fallait qu’elle le croise dans un escalier, sans avoir pu préparer sa rencontre. Que pouvait-elle lui raconter ?
— Que faisiez-vous à cet étage ? Votre table est en bas.
— Le Seigneur O’zir m’avait invitée…
— Ce gros-lard est bien insolent de se mêler des affaires de la Bérudie ! pesta un des magistrats. Ne peuvent-ils donc jamais se contenter de ce qu’on leur donne, ces sales parvenus ? On devrait…
Le Sénateur tourna l’œil vers lui et il ravala ses paroles. La courte diatribe avait néanmoins choqué Yulia, qui autorisa Nora à afficher cette émotion. Cori Habilum O’zir était noble, et pas le dernier d’entre-eux ! A quel type élite fallait-il donc appartenir pour être légitime à le traiter de
parvenu ?
— Veuillez excuser l’emportement de ma suite, le vin leur monte à la tête.
— Il n’y a eu aucun mal, assura l’héritière des Alvez.
Elle était cependant consciente que son regard témoignait de l’inverse. C’était bien : Yssandre lui conseillait de ne pas trop jouer. Réfléchissait-elle trop ? Il serait préférable qu’elle soit plus naturelle, mais c’était plus facile à dire qu’à faire lorsqu’on se retrouvait face à face avec l’un des hommes les plus craints de l’Empire.
— Vous êtes en ville depuis deux jours, à ce que l’on dit. Vous avez fait bon voyage ?
— Les vents ont été favorables et je n’ai pas été trop bousculée, répondit-elle d’abord. Mais… je n’avais pas l’esprit tranquille, après ce qui est arrivé à Fezzan –à ma famille – et je pensais sans cesse à ce qui m’attendais, ici, à la Capitale.
Un peu trop larmoyant à son goût, mais c’était probablement ce qu’un homme comme Caesar voulait entendre. Ses yeux se plissèrent et son regard se fit plus froid.
— Votre famille a affrété l’un de ses navires pour cette mission ?
— Non, ma mère les a tous mobilisés pour notre défense… J’ai embarqué à bord d’un navire marchand de passage, jusqu’à Qadim. J’y ai pris une fausse identité et j’ai payé un capitaine pour me conduire au nord, sans lui dire qui j’étais. J’ai encore changé de voile à Cent-port avant d’atteindre la Capitale.
Il était bien trop facile de vérifier si un navire de Fezzan avait accosté au port dans les derniers jours, encore plus s’il affichait les armoiries de la famille Alvez. Des navires anonymes arrivant de Cent-port, par contre… on devait en compter, au bas-mot, une trentaine par jour. Et combien d’autres avaient rallié Qadim ? L’information était impossible à vérifier.
— Quels étaient les noms de ces bâtiments ? demanda tout de même Caesar Russ, sans avoir l’air de l’interroger.
— Je ne m’en souviens pas.
Personne ne peut reprocher à une jeune fille noble de ne pas prêter attention à ce genre de détail. On attendait d’elle qu’elle se comporte en Dame, pas en marin.
— Puis-je donc demander où vous logez ?
— Ce n’est pas un secret, cher Sénateur…
Elle se fendit d’un timide sourire, voulant paraître agréable. Ce n’était en effet guère difficile à savoir : ils avaient fait fuiter l’information dans la presse, par l’intermédiaire de Joshua et Margareth, car on devait savoir où lui envoyer courriers et invitations. Caesar Russ jouait-il l’ignorant ? Sans doute que cet échange relevait plus de la politesse que d’un véritable intérêt de sa part.
— Je loge chez Méléon, hôtelier du quartier des Terrasses. Vous pouvez m’y envoyer une carte si…
Il l’arrêta par un mouvement sobre de la main. Avait-elle commis un impaire ?
— Ne vous méprenez pas, je ne souhaite pas jouer à ce jeu-là.
Derrière lui, ses gens pouffaient et couvraient par politesse leurs rictus de la main. Un sourire cruel se dessina sur les lèvres du Sénateur. Yulia en fut effrayée, car elle savait que le jeune homme choisissait sciemment d’afficher cette expression.
— Ce n’est pas que je ne puisse trouver d’amusement à éduquer une enfant, mais pensiez-vous réellement que je pourrais m’intéresser à votre…
personne ? Sous votre robe, je ne vois qu’une gamine maigrichonne aux cheveux secs, cassants et ternes, sans parler de ce qui vous sert de poitrine. Ne vous mentez pas : vous aurez déjà de la chance si le chien du seigneur O’zir éprouve jamais du désir pour vous.
La sentence, terrible, retentit dans son crâne avec la violence des coups de canons qui avaient troublés la paix de Cathuba. Le choc fut si grand qu’elle en resta muette –et c’était probablement mieux ainsi. D’un commun accord, les mignons de Caesar se joignirent à la moquerie, par leurs regards acérés, par les mots qu’ils se glissèrent à l’oreille, par les rires francs qu’ils échangèrent enfin. Leur patron acheva d’écrabouiller l’insecte quand il fit un pas vers elle, pénétrant sans ménagement dans son espace vital, déclenchant en elle un long frison glacé qui naquit au bas de son dos et grimpa le long de ses vertèbres jusqu’à enserrer sa nuque. Quand il posa sa main délicate sur son épaule tremblante, elle étouffa un hoquet d’horreur.
Il la conseilla, d’un ton ferme :
— Mariez-vous pour sauver votre famille ridicule, mais ne vous imaginez pas mériter un seul des ronds de jambe qui vous seront faits dans les prochains jours. Et ne m’adressez plus jamais la parole sur ce ton.
Puis il partit, remontant l’escalier sans lui adresser plus d’attention. Pétrifiée, Yulia regarda passer ses compagnons, un à un, alors qu’ils lui adressaient des grimaces dévalorisantes. Seul le dernier de la troupe, le spadassin à l’air féroce, s’attarda plus que le temps d’un regard. Elle crut qu’il voulait lui dire quelque chose, car il semblait réfléchir, mais il se ravisa et sauta quatre à quatre les marches pour rattraper ses amis.
Après ça, l’escalier fut silencieux, mais on y entendait encore l’écho de la poudre. Yulia en avait oublié la raison de sa présence ici et mit quelques secondes à reprendre ses esprits. Ce ne fut que quand d’autres courtisans dévalèrent les marches, suivis par d’autres serviteurs, qu’elle se remit à marcher, machinalement. Ses pas la ramenèrent dans la salle du bal, sans qu’elle sache trop quels couloirs elle avait empruntés.
Angora fut à ses côtés avant qu’elle n’ait atteint sa place. La Dragon paraissait inquiète et la serrait plus près qu’à l’accoutumée.
— Quelque chose s’est mal passé en haut ? s’enquit-elle tout bas en serrant les dents. Tu nous reviens blême comme la mort !
— Tout va bien, mentit-elle.
Elle ajouta, un peu plus honnête :
— Il n’est arrivé rien de
grave.
Mais qu’était-il arrivé au juste ? Yulia aurait bien du mal à y poser des mots à ce moment précis. Ses pensées s’étaient immobilisées comme un navire dont aucun souffle ne gonfle le Ballon. Arrêtées, au-dessus du Contrebas, sans un seul Surplomb en vue.
Le mieux était encore de ne plus y penser. Cet échange la grignoterait probablement lorsqu’elle essayerait de trouver le sommeil, mais dans l’immédiat Yulia avait des obligations à remplir. Nora avait des obligations à remplir.
Quand elle fut de retour à sa table, elle constata que sa voisine, l’Inquisitrice, n’avait pas bougé d’un poil. Peut-être avait-elle décroisé et recroisé les jambes, et encore ce n’était pas sûr. A la voir revenir avec sa petite mine, la dame en noir prit un air contrit. Sans doute imaginait-elle que Nora avait rencontré quelque déconfiture car elle lui dit :
— Quand un homme nous convoque, c’est trop peu souvent pour notre intérêt… Besoin de réconfort ?
Yulia fut forcée de répondre :
— Vous êtes bien bonne, mais je vais bien.
C’était un demi-mensonge, mais elle ne souhaitait pas qu’un Inquisiteur s’immisce dans ses affaires. Enfin, Yulia ne souhaiterait pas, car ce serait dangereux pour sa couverture. Nora, elle, aurait bien besoin d’une amie. Mais comme toutes ces choses étaient compliquées ! Ce jeu de double identité, d’intérêts parfois concordants parfois opposés, lui brouillait la tête.
Le Lieutenant d’Inquisition Merriam eut une moue guère convaincue à sa déclaration.
— Alors rassemble ton courage, jeune fille, car tu n’en as pas fini avec les sollicitations…
L’orchestre jouait sans temps mort. Avec la fin du repas, les gens s’étaient levés et avaient écarté les tables. A présent, on dansait au centre de la salle.
Yulia, encore un peu déboussolée par son aventure, ne comprit pas tout de suite le sens des paroles de la dame en noir. Ce ne fut que lorsqu’un jeune aristocrate –large col immaculé et fine moustache peignée– se faufila jusqu’à elles pour tendre sa main vers l’Inquisitrice, qu’elle identifia enfin la musique :
C’était une valse.
Merriam, sans ménagement, reconduisait chacun des prétendants qui se présentait devant elle. La fille de l’Amiral Ford l’observait avec un mélange d’étonnement et fascination. Pourquoi ces hommes venaient-ils trouver une femme qui ne portait pas de robe, pas de fins souliers, rien qui indique, enfin, qu’elle ait dans l’idée de se comporter en dame dans cette cérémonie aux codes bien ficelés ? Et si elle refusait leurs avances, était-ce parce qu’elle n’aimait pas danser ? Ou avait-elle d’autres raisons ?
Yulia, elle, en avait des raisons de refuser de se lever pour aller prendre part aux virevoltes. La jeune fille avait d’abord cru que personne ne s’intéresserait à elle, ayant constaté lors du dîner que bien peu souhaitait s’approcher de sa table. Mais elle avait tort au moins sur ce point car ils finirent par venir. Ils furent six à se proposer d’être son cavalier. Six qui se présentèrent successivement, devant sa table, en lui tendant une main gantée de blanc. Elle déclina toutes les offres.
— Je croyais que tu participais à cette fête, pas que tu souhaitais rester assise…
Merriam était intriguée par sa conduite. Il était vrai que, contrairement à l’Inquisitrice, la jeune prétendue héritière de Fezzan affichait tous les signes extérieurs d’une sociabilité noble. Robe, souliers, bijoux.
— Je ne suis pas une bonne danseuse, se justifia Nora. Et puis, je suis tout juste arrivée à la Capitale, je ne connais pas la moitié des hommes qui sont venus me voir. Qui sait leur rang ? leur allégeance ? ce que leur association apportera à mon image ? Je n’en sais pas assez pour choisir un cavalier qui ne me mette pas dans une situation délicate dont je ne serais pas avertie. Il y a trop de codes que j’ignore ici, je préfère être prudente.
Elle ne savait pas trop pourquoi elle s’était tant expliquée. Sans doute attendait-elle une validation de sa voisine, un signe enfin rassurant quant à sa conduite à cette soirée. Sa rencontre fortuite avec le Sénateur Russ l’avait laissée troublée, bien qu’elle se refusa à l’admettre.
Merriam afficha un petit rictus qui ne correspondait à rien de ce à quoi elle s’attendait. Était-ce de l’amertume ?
— Bien évidement, souffla-t-elle, il est toujours question de cela : la politique. L’étiquette, les bals et même les petites discussions n’ont que cela en objectif, ne servent qu’à matérialiser la concordance des intérêts de famille, de régions, de partis… Qu’est-ce donc que notre entente, à toutes les deux ? Qu’est-ce que cela leur dit, à
eux, de nous voir discuter ? Leurs regards sont constamment braqués sur moi, m’interrogent, ils interprètent le moindre de mes actes comme la parole de mon allégeance, des intérêts de ma famille…
— C’est pour cela que vous les refusez tous ? tenta de décrypter Yulia. Pour vos intérêts ?
Elle fulminait à présent.
— Non ! Si je les renvois tous, ces grappilleurs de prestige, ces goûteurs de vins âcres, c’est parce que je refuse de jouer leur jeu. Suis-je habillée en dame de cour ? Je ne porte pas la robe mais l’uniforme de l’Inquisition. Je refuse qu’on m’utilise à des fins politiques. Je suis une militaire, pas une poupée, avatar de mon
frère ! Tous semblent l’avoir oublié, à commencer par mon salaud de Colonel.
Elle attrapa la carafe de vin de son poing ganté et se versa un plein verre.
Yulia se garda bien de faire le moindre commentaire. Nora aurait dû être effrayée par cette infraction au protocole et prendre gare à ne pas être associée à une conduite qui puisse la desservir. Mais la fille de l’Amiral, sous le masque de l’héritière de Fezzan, se trouvait des excuses pour tolérer –voir apprécier– la conduite de l’Inquisitrice qui lui rappelait la sienne propre à l’époque où, sur Cathuba, elle refusait de devenir une dame et désirait voyager sur son propre navire.
Il y avait cependant quelque chose qui lui échappait, qui glissait entre les doigts de sa pensée lorsqu’elle essayait de l’identifier.
Sa discussion avec le Lieutenant Inquisiteur Merriam ne sembla cependant pas lui porter préjudice puisqu’ils furent encore trois à se proposer de la faire danser. Elle resta polie, tâchant d’éviter la tournure de phrase qui lui avait valu la colère du Sénateur Russe, mais déclina leurs offres comme les précédentes. C’était un conseil de Joshua et Margareth, car ceux-ci jugeaient son niveau de danse indigne de la cour. Et Yulia n’était pas contre éviter de se faire remarquer plus que nécessaire.
Du reste, elle observa les danseurs et les musiciens. De temps en temps, elle reconnaissait des visages ou des uniformes que lui avaient décrits le couple de journalistes et essayait de se rappeler leurs familles et fonctions, mais les individus les plus élevés ne dansaient pas. Les acteurs de la bataille pour l’Amirauté de Cathuba ne s’étaient plus montrés, d’ailleurs. Mercer de Qadim comme les Harpir. Et elle n’avait pas vu les autres familles. Les choses sérieuses se déroulaient sans doute dans les étages, comme lorsque le seigneur O’zir l’avait fait monter. Hors des regards et pourtant à portée de main.
Quand, enfin, les premiers invités commencèrent à repartir, elle sut qu’elle n’allait plus s’attarder longtemps. Il s’était écoulé plus ou moins quatre heures depuis qu’elle avait passé les portes. Amplement suffisant pour que tous aient remarqué sa présence, mais pas assez pour qu’elle eut risqué de commettre l’impair de trop.
Cependant, ce fut Merriam qui tira sa révérence la première. En effet, elle se leva dès qu’elle vit que son compagnon, le Colonel Inquisiteur, avait quitté le groupe qu’il fréquentait jusqu’alors. Il n’avait pas dansé, bien entendu, mais personne ne lui avait offert d’être sa cavalière. Ce devait être mal vu, de valser avec l’avatar de la mort.
— Shiqqera en a enfin fini avec ses affaires ! Nous n’allons plus nous attarder…
— Qu’est-ce qu’il faisait avec ces gens ?
La Lieutenant lui glissa un petit sourire en coin.
— Essayeriez-vous de me soutirer des informations ? A qui comptez-vous les vendre ?
Yulia rougit jusqu’aux oreilles mais, avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche pour se défendre de telles intentions, l’Inquisitrice leva la main pour prévenir :
— Je plaisante ! Ne vous excusez pas si vous faites preuve de maladresse, c’est normal si vous venez d’arriver à la Capitale.
Elle désigna son compère du menton.
— Mon supérieur fait son boulot d’Inquisiteur. Il rappelait sa présence à ceux qui semblaient avoir oublié que le regard des Sénateurs pèse sur chacun d’entre-nous. Parmi les trois seigneurs avec qui il a dîné, deux se sont livrés, ces derniers mois, à des activités de contrebandes et de ventes non déclarées dont l’Inquisition a eu vent. Il ne leur a rien dit, notez bien, mais sa compagnie a suffi à servir d’avertissement… S’ils ne démantèlent pas leurs activités, les choses se passeront mal pour eux, et ils s’en souviennent à présent.
La fille de Ford était un peu perdue.
— Pourquoi me révélez-vous ça ?
Elle haussa les épaules.
— Les intérêts de l’Inquisition ne sont pas forcément les miens, et puis je veux vous faire comprendre quelque chose.
— Quoi donc ?
Merriam pointa son pouce contre son torse.
— Ne vous fiez à rien de ce que peut dire un agent qui porte cet uniforme. L’Inquisition n’est l’amie de personne, nous sommes les chiens de garde des Sénateurs et vous devez apprendre à voir lorsque nous montrons les dents. Vous devez apprendre vite, sinon vous vous ferez mordre.
Pleine d’une confiance un peu idiote, qu’elle était en réalité loin de posséder, Yulia répondit :
— Toi, tu ne me mordras pas.
Leur discussion l’avait mise en confiance et elle s’était reconnue dans certains reflets du portrait de l’Inquisitrice. Cette proximité de circonstance avait détaché totalement Merriam des Inquisiteurs qu’elle connaissait. C’était à peine si elle ne prétendait pas que la dame en noir n’avait jamais appartenu à cet ordre.
— Je l’espère pour vous, Nora.
La jeune fille réalisa alors qu’elle l’avait tutoyée par inadvertance, et son affirmation lui parut plus insensée que jamais. Est-ce que Nora aurait agi ainsi ?
La Lieutenant d’Inquisition la regardait à présent avec un regard indescriptible. Une sorte de mélange entre de l’étonnement et l’amusement ? Un brin de soupçon également, ou n’était-ce que son imagination ?
— Tu ne sais toujours pas qui je suis, n’est-ce pas ?
— Tu ne sais pas qui je suis non plus, répondit la jeune fille un peu trop vite en voulant se montrer malicieuse.
Merriam se tapota la tête.
— Nora Dihya Alvez, j’ai bonne mémoire. Et j’ai posé des questions sur toi pendant que tu étais avec O’zir. Ton histoire n’est pas commune, j’espère t’avoir aidé à saisir un peu mieux ce qui pouvait se jouer lors de ces soirées… Tu auras besoin de courage lors des jours à venir.
La femme lui offrit un salut de la tête, du genre de ceux qu’on adresse juste avant de s’éclipser. Dans un sursaut de lucidité, Yulia bondit :
— Attends ! Qu’est-ce que ça signifiait
je ne sais toujours pas qui tu es ?
— Je ne t’ai pas donné mon nom complet, admit-elle. Je suis Lieutenant d’Inquisition, mais je suis aussi Merriam Téorine Matthias.
Yulia aurait alors juré avoir déjà entendu ce nom quelque part, mais il était trop tard.
Le Colonel Shiqqera passa non loin et lui adressa un signe de la main. L’Inquisitrice le suivit alors sans accorder à l’héritière des Alvez plus qu’un au revoir. Le duo passa la porte sous le regard de l’assemblée qui se mit à respirer plus librement suite à leur départ.
Angora s’approcha pour lui glisser à l’oreille qu’il serait, selon elle, temps de se retirer, mais qu’elle préférait attendre encore une dizaine de minutes pour ne pas risquer de croiser les Inquisiteurs dehors. Yulia approuva d’un hochement de tête distrait.
Les départs se faisaient à présent plus nombreux que les danseurs. L’héritière de Fezzan remercia les domestiques et se retira finalement avec le gros des nobles, escortée par sa mercenaire anonyme.
(à suivre immédiatement)