Aujourd'hui je peux enfin vous offrir le chapitre tant attendu ! Celui que je prépare depuis le tout début de la partie 2 ! J'espère qu'il vous plaira ^^
Avant celà tout de même j'ai une petite note à vous faire passer pour que vous compreniez un peu tout ce qu'il se dit dans ce chapitre... car il vous manque un élément. En effet, la réécriture de la partie 2 va ajouter une péripétie au Surplomb d'Hab'Kir (ça je vous en avais déjà un peu parlé) ainsi qu'ajouter un nouveau personnage qui est évoqué dans ce chapitre donc...
Note :
Les personnes de ce chapitre vont faire référence à Kella Mokrane, un personnage qui n’est pas apparu dans le premier jet du récit mais qui est prévu depuis un moment dans la réécriture. Au début du récit, cette femme est Générale de Bérudie, pour le compte de l’Amiral Ford. Battue en ellipse au commencement de la seconde partie (la prise de Cathuba par l’Inquisition), l’équipage la rencontre lors d’une escale et sympathise. Celle-ci planifie de continuer de se battre pour Cathuba et de lever des troupes pour combattre l’Amiral Rouge. Elle est actuellement dans la région de Bérudie.
J’espère que cette note sur Kella Mokrane vous aura un peu aidé, et je m’excuse pour ce désagrément ! Profitez bien du chapitre !
Chapitre 25 : Le rendez-vous
Le soleil qui s’était levé sur Cathuba, le jour de l’arrivée de l’Inquisition, n’avait rien eu de particulier. Il en était de même pour celui qui pointait au-dessus des palais de la Capitale et annonçait le jour que la fille de l’Amiral attendait depuis lors. Elle en était troublée. Ne devait-elle pas sentir dans l’air un parfum différent, unique ? Un signe de la Vapeur que cette journée n’avait rien de commun ? Dans les histoires, il y avait toujours quelque chose, dans le temps, annonciateur des grands événements.
Mais ici, rien. Les bandes de nuages continuaient de passer avec le même flegme, lâchant parfois une petite bruine qui ne suffisait pas à balayer l’odeur d’urine et d’alcool hors de la ruelle du Lynch Bar.
Yulia avait fait ses adieux à Emy. L’armurière avait haussé les épaules comme si cela ne lui faisait rien, mais elle lui avait tout de même glissé dans la poche quelques cercles de cuivre et une lune d’argent. « Achète-toi quelque chose de ma part. Je t’aurais bien offert un présent moi-même mais… on va essayer de te garder loin des flingues encore quelques années, hein ? » De la part d’une femme qui préfèrerait dormir littéralement sur ses économies plutôt que de lâcher le moindre sou, ce geste tenait presque de la déclaration d’amour. Aucun des Corsaires ne l’admettrait, mais la rousse et sa manie de gratter sa verrue allait leur manquer. Son sarcasme, son tempérament et son sens de la répartie avaient, à eux seuls, réussi à animer plus d’une après-midi pluvieuse. Ça, et ses menaces de mort à quiconque approchait la caisse de trop près.
Yssandre les accompagnait. Il ne rejoignait pas l’Eclat –en cela il avait été clair– mais il escorterait son apprentie jusqu’au seuil de sa dernière épreuve. Le parachèvement de sa formation. Le clou du spectacle.
Aujourd’hui, elle allait piéger Marc Friedrich Wöllner. Hikari et Irïlan avaient fait leurs bagages avant le lever du soleil et Taylor les avaient envoyés gagner les cavernes pour préparer l’Eclat à partir. Le rendez-vous avait été pris : au coucher du soleil, ils quitteraientla Capitale.
A cette seule pensée, la ventre de Yulia s’agitait. Mélange d’impatience et d’appréhension.
Les voilà sortis dans leurs habits civils, et tous avaient fait un effort pour passer plus ou moins incognito. A commencer par Taylor qui –à leur plus grand étonnement– cachait sa blonde tignasse sous un bandana de dockers et avait rangé son manteau et ses lunettes tout au fond de son sac. Le suivait Nadejda qui s’était voilée comme une de ces femmes de Silusie, dissimulant ses cheveux, coupés à ras. Léoda, Ashä et Angora avaient enfilé leur attirail de mercenaire, comme lorsqu’elles escortaient Nora à ses rendez-vous. Avec le temps, la fille de l’Amiral s’était habituée à voir sa protectrice avec les cheveux charbonneux, mais ce n’était visiblement pas tout à fait le cas de la Dragon qui se grattait encore souvent la tête et s’étonnait de voir le bout de ses doigts se colorer de noir.
Yssandre se mêlait à eux, travesti en mère au foyer. Il s’était maquillé et portait une robe de lin qui lui soulignait la taille. A regarder son visage, fin et précieux, on ne pouvait qu’à peine se douter du large répertoire de son propriétaire. Yulia lui tenait la main comme une fillette et le groupe progressait en petites grappes, comme s’ils ne se connaissaient pas entre eux.
Ils se retrouvèrent tous à la guinguette au bord de l’Azurite qui servait de façade aux affaires de Méléon. Taylor commanda trois bières qu’il offrit à ses mercenaires et insista pour payer avec les fausses pièces que Méléon leur avait données. Le jeune homme qui tenait le bar ne comprit pas tout de suite mais le tenancier vient prêter l’œil à l’affaire et reconnut le code. Il les fit passer dans l’arrière-boutique et de là les conduits à la porte en acier qui s’ouvrait sur le passage secret.
…
Lorsqu’ils poussèrent le tableau et s’installèrent dans la chambre d’hôtel de Nora, midi sonnait aux cloches des Temples Primordiaux. Rien n’avait bougé depuis sa dernière visite : du lit, à moitié défait, aux commodes pleines d’affaires inutiles. Deux garçons complices entrèrent lorsqu’on fit sonner une clochette et déballèrent l’attirail de la fausse héritière de Fezzan. Angora l’aida à s’habiller pendant qu’Yssandre se changeait et que Taylor surveillait la rue derrière le rideau de la fenêtre.
Rien n’avait été laissé au hasard, pas même le choix des vêtements que porterait la jeune fille. Il fallait coller à son personnage noble et paraître mise pour un vrai rendez-vous galant. En revanche, les longues et encombrantes robes étaient à proscrire car ils risquaient fort de devoir prendre la fuite à une étape ou l’autre du plan. Un compromis avait été conclu –qui aurait sans doute horripilé l’orthodoxie vestimentaire de Joshua & Margareth– et la voilà dans un drapé de cuivre qu’elle pouvait au vouloir dégrafer pour adopter une tunique crème, plus sobre, serrée au ventre par une ceinture idéale pour dissimuler certains effets personnels comme la dague de Kella Mokrane. A ses avant-bras se trouvaient à nouveau les bracelets qu’elle avait portés au bal du sénateur, car elle les trouvait fort jolis. Au niveau des bas, elle avait enfilé des chausses souples, cerclées par des boucles et des lacets qui lui permettraient de courir et grimper sans gêne en cas de besoin.
Quand l’appât –c’est-à-dire elle– fut suffisamment garni, ils ressortirent de la chambre par la grande porte. Dans le hall de l’hôtel, Méléon leur souhaita une bonne sortie comme s’ils avaient été d’ordinaires clients. Joshua et Margareth étaient là également et bavardaient avec d’autres mondains sans leur porter d’attention. Yulia s’attarda un peu, bien consciente que ce serait sans doute la dernière fois qu’elle les verrait tous. Elle se prenait à rêver d’être réellement une princesse éloignée et de disposer d’assez de temps pour nouer des liens durables avec ceux qui avaient été si gentils avec elle et qui continuaient à servir la cause de son père malgré sa disgrâce. Mais elle ne disposait pas de ce luxe : ces deux dernières semaines avaient été une course pour la préparer à ce moment, pour obtenir cette fenêtre de tir, leur chance de coincer le dernier représentant de l’Amirauté de Cathuba et de le faire parler. Sitôt leur but atteint, l’essaim se disperserait et il ne resterait plus dans l’air que le souvenir de leur vol partagé, d’une fraternité éphémère mais chargée de promesses.
Qu’ils réussissent ou qu’ils échouent, ils ne se retrouveraient pas avant d’avoir un autre combat commun à mener.
Yssandre lui fit ouvrir les portes extérieures. Le comédien avait abandonné son costume de mère célibataire pour se muer en une sorte de matrone, intendante de famille noble ou tutrice quelconque que l’on pouvait s’attendre à trouver dans l’entourage d’une demoiselle de haut lignage. Il maîtrisait visiblement son art pour se rendre inoubliable comme parfaitement commun.
La fausse matrone siffla pour appeler la voiture qui remonta du bas de la rue. Il ne s’agissait plus des deux garçons qui l’avaient conduit au bastion du Sénateur Viull, mais d’Irïllan et Hikari, revenus de l’Eclat entre temps et déguisés en porteurs. Ils durent se faufiler entre un certain nombre de badauds, passants et carrioles arrêtés là… bien plus qu’à l’accoutumé. Est-ce un jour particulièrement chargé pour les affaires de Méléon ? Ou est-ce que le lieu de résidence de l’héritière de Fezzan était suffisamment sorti de l’anonymat pour qu’on s’agglutine à sa porte ? Ces bourgeois qu’elle voyait là, discuter à l’ombre des bâtisses et des pins, attendre une calèche ou lire un imprimé, n’étaient-ils pas là pour une raison cachée… Ne l’observaient-ils pas, avec un flegme tout courtisan, pour le compte de familles nobles, de journaux ou dans l’espoir de surprendre une scène qui captiverait les habitués de leur prochain dîné mondain ?
Si elle était certaine d’une chose, c’est que la plupart des regards se braquèrent sur elle lorsque la voiture s’immobilisa devant les marches du Havre de Méléon. Avant de la laisser monter à bord, Yssandre lui prit la main et se pencha pour lui adresser un dernier mot :
— C’est ici que nos chemins se séparent, ma chère élève. Je ne peux pas t’accompagner plus loin… mais mes pensées t’accompagnent.
Yulia avait du mal à reprendre son souffle, mais elle hocha la tête et refoula ses larmes.
— Merci, dit-elle. Merci pour ce que tu m’as enseigné. Je ne sais pas si je suis prête, mais…
— Tu l’es, lui assura son mentor. Tu l’as toujours été, j’en suis convaincu. Je n’ai fait qu’affûter tes armes.
Il lui balaya la joue de son index.
— Ne pleure pas, on te regarde. Ton public te regarde. C’est aujourd’hui le jour de la représentation, la seule qui compte.
Elle hocha la tête, et ils se quittèrent. Le comédien regagna le couvert de l’hôtel en la couvant d’un regard chaud et assuré. Il portait la peau d’une matrone austère, mais en lui disant adieu Yulia le revit dans les habits de la Rani d’Aatraj, sur cette scène de théâtre, belle, solaire et d’une féminité divine. Il allait lui manquer.
Ses mercenaires lui ouvrirent les portes de la voiture. Hikari et Irïlan se massaient les bras et se passaient du talc sur les mains, impatients de repartir. A l’intérieur, la fille de Ford prit place avec Taylor. Le Capitaine de l’Eclat se faisait passer pour un majordome ou un guide. Personne n’avait encore vu cet homme aux côtés de la noble héritière, mais si un témoin soulevait quelques questions, celles-ci n’atteindraient pas les oreilles d’un Wöllner avant l’heure du rendez-vous.
Ils s’engageaient à présent dans la dernière ligne droite. Les portières se refermèrent. Angora, Ashä et Nadejda encadrèrent la voiture et les deux garçons purent se mettre en route.
— Anxieuse ? lui demanda Taylor lorsqu’ils eurent tiré les rideaux.
— Oui… non… Un peu ? hésita-t-elle. Je ne sais pas, c’est bizarre.
Il sourit.
— Je suis toujours dans cet état avant un gros coup. L’esprit passe en revue chaque élément du plan, l’estomac semble être resté dans le lit et les yeux ne peuvent pas s’empêcher de fouiller chaque recoin, c’est ça ?
Elle confirma de la tête.
— Respire longuement, ça devrait passer. Dès que l’affaire commencera, tu arrêteras de t’inquiéter.
— Je ne suis pas inquiète, assura Yulia.
Ce n’était en effet pas la peur qui la gagnait, mais l’impatience. Elle mourrait d’envie de bouger les bras, les jambes, de s’agiter pour briser cet immobilisme frustrant. La voiture montait la colline des Terrasses au rythme de la marche des porteurs et se balançait doucement de gauche à droite en fonction des pas. A l’intérieur, le son de la rue était étouffé, la lumière tamisée par les rideaux et l’air uniquement chargé des parfums dont on avait enrobé son costume. Sur les banquettes capitonnées, celle qui jouait le rôle de Nora Dihya Alvez se tenait droite et s’efforçait de rester immobile. Taylor, lui, tira un chapeau à large bord de sous son siège et s’en couvrit la figure alors qu’il s’allongeait pour piquer un petit somme.
— Tu devrais faire pareil, lui conseilla-t-il. On a un peu de route à faire, et ça te détendra.
Comment réussir à l’imiter, alors que son sang bouillonnait à l’idée de la rencontre à venir ? Elle soupira et tenta sa chance, mais le sommeil se refusa à elle et –pire encore– cet échec la frustra encore plus. Elle passa le trajet à jeter des regards noirs au Corsaire et à prier pour qu’il se mette à ronfler et qu’elle ait une excuse pour le réveiller.
Il se réveilla finalement quelques instants avant que la voiture ne s’immobilise, comme s’il avait senti les choses venir. Une portière s’ouvrit, et Ashä passa la tête à l’intérieur. La Tamarï s’était cerné les yeux de charbon, adoptant ce maquillage guerrier qui lui donnait un air redoutable.
— On arrive aux abords de la colline du Sénat, annonça-t-elle. Les garçons ont trouvé une ruelle à l’écart de l’attention, comme tu voulais.
Le Capitaine s’étira en vitesse. Il gratifia sa première épée d’un signe de tête complice et se tourna finalement vers Yulia.
— Je descends ici. Vous récupérez Wöllner et tu dois l’occuper assez longtemps pour que la voiture repasse ici, compris ?
— Je sais tout ça, affirma la jeune fille. J’ai appris le plan par cœur.
— Je n’en attendais pas moins de toi, la félicita-t-il. Mais en cas de problème…
De la pointe de sa botte, il souleva le tissu de l’assise. Sous la banquette, il y avait un fusil à nez court qu’elle pouvait atteindre d’une longueur de bras. Au cas où sa dague ne suffise pas à la défendre.
— Il est chargé, la prévint Taylor. A n’utiliser qu’en dernier recours. Si tu as un problème, tu préviens Angora avec…
— Un mouchoir jeté par la fenêtre, le coupa-t-elle en sortant un carré de linge de sa ceinture. Je connais le plan par cœur, je t’ai dit.
Il sourit, ne pouvant rien faire d’autre. Puis il jeta son chapeau sur son crâne et passa les bottes au-dehors de l’habitacle.
— Bonne chance, lui souhaita-t-il.
— On n’en aura pas besoin, lui assura-t-elle. Après tout, on a les meilleurs pirates qu’on puisse souhaiter… et le meilleur Capitaine.
Ce fut une réplique qui lui plut. Il lui tira la révérence et sortit.
La portière fut refermée avant qu’elle ne puisse en voir plus et le véhicule se remit en branle.
Cette fois, Yulia entrouvrit ses rideaux, pour observer la rue. Voilà qu’elle essayait désespérément de penser à autre chose… La colline du Sénat était un quartier qu’elle n’avait encore jamais visité. Ce dernier s’établissait sur la rive nord du port, une fois passé les trois Temples Primordiaux, là où s’élevait un bâtiment que l’on pouvait apercevoir à la cime des immeubles. Le Sénat Impérial. Ils ne s’en approchèrent jamais assez pour qu’elle puisse en avoir une vue précise, mais elle avait regardé quelques peintures et savait qu’il s’agissait d’un imposant palais, au sommet d’une volée de marches, siège du gouvernement exécutif de l’Empire des Surplombs. A quoi pouvaient donc ressembler les salles dans lesquelles se décidaient l’avenir de Cathuba et de l’Empire tout entier? Elle ne le saurait probablement jamais.
Les bâtiments qu’elle croisait dans son voyage vers les Wöllner paraissaient anciens, taillés en grosse pierres, avec très peu de métal. Sous les porches se regroupaient divers courtisans et négociants alors que les portes qui donnaient sur les hôtels particuliers étaient gardées par quelques paires de mercenaires habillés aux couleurs de maisons nobles.
Ce qui frappait particulièrement, sur la colline du Sénat, c’était le silence. Tout le monde parlait à voix basse, comme s’ils craignaient d’être entendus. Les marchands ne vendaient pas à la crié, les boniches ne comméraient pas autour des lavoirs, les soldats en patrouille gardaient leur sérieux. Partout ailleurs dans la Capitale, l’exubérance de la vie citadine était de mise… mais pas ici.
Tentant de le qualifier, Yulia ne put donner au quartier qu’un seul mot : froid. La pierre était froide. Les voix étaient froides. Les gens étaient froids. Elle en frissonna.
Enfin, Leoda tapota sa vitre pour lui signaler qu’ils s’engageaient dans la dernière rue. L’hôtel des Wöllner lui apparut par la petite fenêtre. Le Norâtre, un immeuble de trois étages en pierre volcanique noire. Ses grandes fenêtres donnaient sur des draperies grises. Au-dessus du porche trônait la tête d’un Cerf de Lorcen qui avait été empaillé et plaqué d’or. C’était la première fois que Yulia voyait les restes d’un de ces animaux mythiques, aux longs bois porte-bonheur. L’espèce était éteinte depuis plus d’un siècle.
Devant les portes, un comité d’accueil les attendait. Six soldats aux couleurs de l’Amirauté de Cathuba, portant un brassard noir. Et derrière eux, la famille Wöllner.
Le plus grand d’entre-eux était le patriarche. Adriann Kars Wöllner. Large d’épaule, il s’était fait tailler un costume mêlant les traditions de la Düenie à la nouvelle mode militaire. Taylor lui avait dit que l’homme s’occupait surtout de commerce, mais son physique ne seyait pas vraiment à des activités de bureaux. Ses yeux s’enfonçaient dans son crâne, petits et perçants, et sa bouche était cachée par une épaisse moustache noire dont les pointes rebiquaient jusqu’à ses oreilles.
A ses côtés, une femme plus frêle, aux yeux cernés, tenait la main à deux enfants de moins de dix ans. Sa femme, Maza, sans doute, et peut-être ses neveux Özer et Vedat.
Enfin, au bas des marches : Mark Friedrich.
Deux ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’elle avait porté ses yeux sur le jeune officier. Le temps avait fait son œuvre : les traits du Düenien s’étaient creusés, affirmés, renforçant d’autant plus son air strict. Rasé de près, les cheveux enduits de gomme plaqués en une raie parfaite, il n’avait pas perdu la sale manie de vérifier machinalement le pli de son costume en toute circonstance.
La voiture ralentit puis s’immobilisa devant les marches de l’hôtel. Les mercenaires se firent face comme de coutume, sans qu’aucune arme ne soit brandie au-dessus des ceintures. L’assistance patienta dans une minute de silence.
Peut-être imaginaient-ils que Nora allait descendre les saluer. Elle n’en ferait rien car c’était à la fois trop dangereux et totalement inutile. L’héritière de Fezzan n’était pas bien au fait de l’étiquette et tout le monde comprendrait qu’elle soit trop intimidée pour sortir de sa voiture avant le début du rendez-vous.
Ce fut donc Mark Friedrich qui bougea le premier. Il salua sa famille et échangea un drôle de regard avec son père qui tordit encore plus ses sourcils, comme s’il le menaçait. Droit comme une statue, le fils Wöllner quitta son hôtel.
Retenant sa respiration, Yulia surveilla son regard, craignant soudain qu’il la reconnaisse. Mais ses souvenirs de Cathuba devaient être trop lointains et son apparence trop bien changée. Il ne cilla même pas lorsqu’Angora passa devant lui pour lui ouvrir la portière, alors qu’il avait fréquenté la Dragon dans le conseil de guerre de l’Amiral Ford quand elle avait encore les cheveux d’un rouge brûlant et une tenue d’officier.
Il grimpa à bord et s’assit sur la banquette face à Yulia, rigide et sans la moindre émotion apparente. Le salut qu’il lui donna fut le plus formel qu’on lui ait donné à la Capitale :
— Je vous salue, mademoiselle Alvez.
Yulia dort, Nora parle.
Elle donna la réplique :
— Vous me trouvez au plaisir de votre présence, monsieur Wöllner.
Angora claque la portière. Trois soldats de l’autre parti vinrent se placer autour de la voiture, complétant l’escorte des faux mercenaires de Yulia. Aussitôt fait, Hikari et Irïlan s’empressèrent de partir au petit trot. Secouée par le mouvement, Yulia tira les rideaux pour couper la cabine du regard extérieur.
Mark Friedrich la regarda faire, indifférent. Voilà que le rendez-vous avait débuté et il manquait clairement d’entrain. La jeune fille était confuse : pourquoi prétendre à sa main et lui demander un rendez-vous, si c’était pour afficher une attitude si stoïque ? Elle lui aurait bien demandé directement, mais les affaires de badinage exigeaient un peu plus de courtoisie.
— Eprouvez-vous un inconfort, messire ? Je peux demander aux porteurs de ralentir le pas.
Il secoua doucement la tête. A l’observer de plus près, elle jurerait qu’il portait du fond de teint pour couvrir des cernes. Sa posture était crispée, comme s’il se tenait sur une latte de bois alors que son séant reposait sur des coussins délicats. Il évitait aussi de la regarder dans les yeux ou de fixer les parties découvertes de sa peau.
— Veuillez m’excuser, mademoiselle Alvez. C’est que… je manque d’expérience dans ce domaine-là, et j’ai l’esprit encombré d’autres préoccupations.
Il braquait ses yeux sur la fenêtre la plus proche et son rideau. Craignant qu’il ne se mette en tête de l’ouvrir pour observer le paysage, la jeune fille entreprit de lancer la conversation.
Yulia ferme les yeux, Nora insiste.
— Vous parlez de vos responsabilités militaires ? J’ai entendu dire que vous étiez un homme important pour ma région…
Il balaya la question d’un geste de main, las.
— Il y a de ça, mais ce sont surtout des affaires politiques. Les obligations familiales vous forcent parfois à faire des choses… que vous ne désirez pas forcément.
Elle avait assez intégrer son rôle de Nora Dihya Alvez pour que son prochain mouvement lui vint naturellement, ainsi que les paroles qui l’accompagnèrent. Elle posa délicatement sa main sur celle du Vice-Amiral qui se crispait sur son genou.
Yulia se force, Nora minaude.
— Je connais cela, croyez moi. Vous comme moi accompliront notre devoir, mais j’ose espérer que nous ne le ferons pas seuls…
Il fut surpris par l’avance et retira sa main, ce qui fit craindre à Yulia d’avoir commis un impair. Mais elle l’avait troublé plus qu’effrayé.
— Je… Je m’excuse pour mon humeur, mademoiselle. Mon père a arrangé ce rendez-vous et vous ne méritez pas que je me montre aussi morose. C’est que… Non, pardonnez-moi.
Il soupira puis inspira longuement. Enfin, il se reprit et sembla se décrisper un peu. Ses épaules se relâchèrent et il se laissa aller à appuyer son dos sur les coussins. Elle lui adressa un vague sourire et ne poussa pas plus.
— Vous êtes bien indulgente, souffla-t-il, et je vous remercie de m’offrir votre amitié. Je n’ai pas désiré ce rendez-vous, mais je suis capable d’en voir les avantages et je vais tacher de ne pas vous décevoir.
— Vous m’en voyez ravie, monsieur.
Il passa sa main sur les rideaux.
— Où allons-nous ?
Enfin une question à laquelle elle s’était préparée.
Yulia se rendort, Nora parle.
— Il y a une volière, dans les jardins Impériaux au nord de la ville. Depuis toute petite, je rêve de contempler un grand condor ! Et on dit qu’il est possible d’y observer un couple là-bas… Vous en avez déjà vu, vous ?
— Si je… ?
Il sourit enfin.
— Et bien oui, il se trouve que lorsque j’étais en service sur le Prodigue, je chassais à la carabine et j’ai eu la chance d’en apercevoir un au-dessus de Serouan…
Sa gêne diminuant, il baissa sa garde et leurs yeux se rencontrèrent.
Hésitation.
— Nous sommes-nous déjà rencontrés ? Je… J’ai l’impression de vous connaître…
Yulia remue, Nora continue.
— Je n’ai jamais quitté Fezzan, messire, lui assura-t-elle. Y êtes-vous déjà allé ?
— Non, non, je… Excusez-moi, ce doit être la fatigue qui me joue des tours.
La voiture remua soudain, pencha sur un côté. Des éclats de voix étouffés franchirent les rideaux. Yulia et son invité, pris au dépourvu, s’agrippèrent maladroitement aux barres de maintien. Mark Friedrich s’étrangla.
— Qu’est-ce que… ?
Une masse percuta la voiture et la pointe d’un sabre passa au travers de la portière dans un bruit sec. Un filet de sang tâcha le tapis de la cabine. Les deux passagers s’immobilisèrent. Un gémissement d’agonie se perdit dans le dehors et le sabre se retira, libérant le poids mort.
Un court silence.
La poignée de la portière pivota puis s’ouvrit sur la gueule d’un revolver. Taylor enjamba le cadavre d’un soldat et grimpa à bord. Derrière lui, Ashä et Angora essuyaient leurs lames. Il fit claquer la porte et braqua le jeune Wöllner.
— Bien le bonjour, Vice-Amiral. Nous avons quelques questions à vous poser.
Nora disparait. Yulia se réveille. Et explose.
— On te tient, salopard !
Japhet Lucyiem traînait ses bottes dans la passe de nacre. Ses hommes de mains lui déblayaient le passage car, dans le ghetto des immigrés Ātoli, on ne pouvait faire trois pas sans se heurter à un étale, un brûleur d’opium ou une lanterne de papier. Rien qu’un bon coup de pied ne pouvait écarter.
Le borgne n’avait pas peur de se salir les mains lui-même, mais ce jour-là il escortait un invité de marque et devait se prêter à l’étiquette. Un spadassin bien né, qui se frottait les canines avec l’index. Dans d’autres quartiers on le connaissait et on le craignait dans les rixes de club des nobliaux. Ici, il était en territoire étranger. Mais il s’intéressait à la découverte des gars des Lucyiem. Il s’y intéressait même beaucoup…
Ce n’était pas le quartier de Japhet non plus, mais sa famille était à présent si puissante dans la pègre que les affaires de territoire des gangs ne lui faisaient plus vraiment peur. On tenta de se mettre en travers de leur route –quelques miliciens Ātoli qui devaient faire la loi dans ces rues– mais le nombre des mafieux les garda prudents et leur chef n’eut qu’à nommer le noble qui les accompagnait pour que la crainte les disperse. Voilà qui était prouvé : un nom pouvait être plus puissant qu’un flingue. D’autant plus lorsqu’il s’agissait du nom d’une famille sénatoriale.
Le spadassin s’en préoccupait peu lui, de son patronyme, et il suivit les caïds en tripotant son sabre. Japhet ne s’en inquiétait pas : il aurait bientôt l’occasion de se servir de son arme.
Ses hommes s’immobilisèrent de part et d’autres d’une petite porte, enfoncée dans une façade anonyme.
Voilà où ils allaient s’inviter.
Mark Freidrich Wöllner s’était raidit et son regard n’affichait plus qu’un mépris froid.
— Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce une demande de rançon, ou un coup de mes adversaires politiques ? Et vous, mademoiselle Alvez, êtes-vous leur complice ?
Taylor jouait avec son pistolet, le doigt sur le chien et une grimace sur le visage qui pouvait passer pour de l’amusement mais que Yulia savait à présent identifier comme de la haine contenue.
— Vous êtes loin du compte, Mark…
Il fronça les sourcils. Puis il sembla enfin comprendre quelque chose et se pinça l’arête du nez de frustration. Le regard noir qu’il jeta à Yulia juste après raffermit sa haine.
— Vous n’êtes pas à la Capitale pour vous marier, conclut-il. Mon père a été stupide de vous faire confiance…
Il s’apprêtait visiblement à en dire plus, mais se retint de justesse. A la place, il fit travailler ses yeux et observa attentivement ses deux interlocuteurs.
Taylor frappa trois petits coups, et la voiture reparti. Le canon du revolver s’agita dans la direction de l’héritier tandis que le Corsaire annonçait le programme.
— Nous allons faire un petit tour, Wöllner. Et vous allez répondre à nos questions.
Il ne dit rien. Ses sourcils s’agitaient à mesure que ses méninges remuaient. Yulia l’imaginait en train d’envisager de multiples scénarios, de se demander laquelle des factions rivales à l’Amirauté pouvaient tenter de le faire enlever ainsi. Peut-être même souhaitait-on le tuer, purement et simplement. Il devait calculer ses chances, et si oui ou non la coopération pouvait lui sauver la vie.
Le Vice-Amiral finit par identifier celui à qui il avait affaire. Trop rapidement au goût de Yulia, qui l’aurait volontiers laissé mariner dans le jus de ses peurs. A la place, Mark Friedrich se tourna vers le capitaine de l’Eclat et afficha la surprise.
— Vous… Vous êtes le Corsaire Taylor le Sans-nom ! Je vous ai vu une fois, à Tahert. L’Inquisition vous recherche. La moitié des navires de Bérudie ont pour ordre de vous abattre. Mon Père vous disait réfugié à Hab’Kir, ou même redevenu pirates pour le compte de Quo Gin… Comment êtes-vous arrivé jusqu’à la Capitale ?
— Ce ne sont pas vos affaires, éluda Taylor. Mais moi je m’intéresse aux vôtres. Vous devez savoir pourquoi je suis là ?
Il n’en avait pas l’air, non. A la place, il se crut en odeur de sainteté :
— Mon père a déjà envoyé des émissaires vous trouver, mais je peux vous en faire l’offre moi-même. Ma famille vous rendra votre titre de Corsaire si vous rejoignez notre flotte. Une fois que je serai Amiral de Cathuba, vos crimes seront oubliés et l’Inquisition ne vous pourchassera plus. Je m’engage à vous offrir les mêmes conditions que l’Amiral Ford en son temps, pour vous et votre équipage.
C’était plus d’arrogance que Yulia ne pouvait en supporter. Depuis combien de temps Wöllner souhaitait-il prendre la place de son père et jouer ainsi aux petits chefs ? Elle lui souhaitait de ne jamais devenir Amiral et de mourir dans un caniveau minable, bouffé par les rats comme tout traître le méritait. Elle se délectait d’avance de la réponse cinglante que Taylor allait lui servir…
Mais il ne répliqua pas immédiatement.
Incrédule, Yulia se tourna vers lui et se figea en réfléchissant à ce que cette offre impliquait.
Les membres de l’Eclat… Tous étaient devenus Corsaires pour vivre leur vie sans crainte. Tous avaient quelque chose à fuir, quelque chose dont ils voulaient se protéger. Perdre cette protection, devenir pirate, être pourchassé par les meilleures armées du monde, ce n’était le rêve de personne. Et voilà qu’on proposait à leur capitaine une porte de sortie. Que pesait donc la fidélité à Ford, face à la possibilité de retrouver leur vie d’avant ?
Les tripes de Yulia se nouèrent.
Que deviendrait-elle, si les Corsaires quittaient l’aventure ? Que feraient-ils d’Angora et de la fille de l’Amiral ? Ils lui avaient promis de se battre pour son père, et leur Capitaine n’avait encore jamais trahit sa promesse. Elle lui faisait confiance… mais la tentation n’avait, pour lui, jamais été aussi grande.
— Taylor, tu…
Il releva la tête et raffermit sa prise sur le revolver.
— Ne t’en fais pas, je ne suis pas né de la dernière pluie.
Mark Friedrich hoqueta de surprise :
— Mais que… ?
— Economisez votre salive, Vice-Amiral, c’est non ! Je ne veux pas de votre protection. Vos conditions sont en toc : qu’est-ce qui me garantit de garder ma liberté une fois que je vous aurais donné mon vaisseau ? L’Inquisition veut notre tête et vous avez trop à y gagner à la leur donner. Vous iriez contre le Sénat pour le gain d’un seul équipage ? Ne soyez pas ridicule ! Si vous avez crû à la sincérité de votre père lorsqu’il vous a formulé ces vœux, vous êtes un imbécile.
La remarqua le piqua dans son orgueil.
— Je ne vous permets pas de bafouer l’honneur de ma famille ! Nous sommes les Wöllner, fidèles à Ford, et… !
Furieuse, Yulia tira son couteau et le pointa sur sa gorge.
— Un mot de plus sur mon père et votre sang tapissera la cabine !
Il s’immobilisa, enfoncé dans son siège. L’héritier des Wöllner n’osait plus l’ouvrir, les yeux rivés sur la lame aiguisée qui menaçait de lui couper le sifflet. Dans ses yeux dansait la peur, menaçant de se changer en panique.
Taylor lui-même avait été pris de court mais il se délectait du moment. Ses babines formèrent un bien menaçant sourire, comme s’il promettait de le dévorer tout cru si Yulia venait à le découper.
— Cher Mark, je ne suis pas le seul à vous demander des comptes aujourd’hui. Vous devez sans doute connaître cette jeune fille…
Il avait finalement compris. Mais la terreur l’avait figé.
— Un petit indice, l’aida Taylor avec humour, elle n’est pas vraiment l’héritière de Fezzan.
Yulia serra sa dague à s’en blanchir les phalanges. Là, tout de suite, elle avait envie de le tuer. Mais il lui devait encore des explications. Il lui devait la vérité.
— Dis mon nom, le menaça-t-elle.
Il bégaya.
— Tu… tu…
— Dis. Mon. Nom.
— Tu es Yulia Mangora... Tu es la fille de Ford.
En trois coups d’épaule, la porte était enfoncée. La bande de Japhet s’engouffra à l’intérieur alors que des clochettes carillonnaient en tous sens. Rien d’alarmant pour eux. On ne chassait pas l’araignée en craignant de marcher sur sa toile.
A l’intérieur, les vieillards, infirmes et orphelins abandonnèrent leurs établis de travail en hurlant mais n’opposèrent aucune résistance. Le vrai comité d’accueil, par contre, ne se fit pas attendre. Des pantins tombèrent du plafond au milieu de ces hommes qui s’étaient avancés. Un drôle de son lui vrilla les tympans et les machines sortirent de leur léthargie. Leurs mains de porcelaine se détachèrent pour révéler des lames.
Japhet cria à ses sbires de ne pas rester plantés là… mais ses petites frappes n’étaient pas préparées à affronter l’horreur raffinée des ingénieurs de l’Académie. Toutes automatiques que soient ces poupées, elles taillèrent en pièce trois de ses gars avant que le spadassin n’intervienne.
Voilà un homme de brio, dont l’éducation avait parachevé le génie. Le Lucyiem aurait pu tomber à nouveau amoureux s’il s’était autorisé cette faiblesse.
En six coups de sabre, le noble avait sectionné les articulations des pantins. Leurs boites motrices s’agitaient à présent seules sur les tapis, les membres inertes des marionnettes dispersés aux quatre coins de la pièce.
Ils abandonnèrent leurs morts et s’ouvrirent un chemin jusqu’à un escalier plongé dans le noir. En bas, on pouvait entendre claqueter les rouages, frotter le métal et onduler la mélodie de combat de la marionnettiste.
Japhet n’allait pas s’embêter à combattre plus. Il avait déjà gaspillé la vie de trois de ses subordonnés et c’était tout ce qu’il était disposé à investir. Il sortit son briquet. Un larbin lui apporta un bâton de dynamite.
Sept petits rebonds dans les marches puis une explosion fit trembler les fondations de la maison. Le temps que la poussière retombe et on entendait plus rien en bas. Satisfaits, les malfrats s’engagèrent plus bas dans le repaire de l’Araignée.
— Je suis désolé, furent les premiers mots qu’il adressa à celle qui n’était plus Nora.
Mark Friedrich Wöllner avait déboutonné son col pour reprendre son souffle. C’était l’ultime abaissement pour le militaire qui ne souffrait d’ordinaire pas du moindre pli sur ses vêtements. Il avait compris que la coopération n’était plus un choix. Dans cette voiture, encadrée par des pirates, incognito au sein du trafic de la Capitale, suivant un itinéraire inconnu, braqué par le plus impitoyable Corsaire de son prédécesseur et sa propre fille armée et folle de haine, que lui restait-il ? Il était à leur merci et s’avouait vaincu.
— Peu importe vos sentiments, lui assena Taylor. On veut connaître la vérité.
— Sur Ford ?
— Sur mon père, confirma Yulia.
Elle avait rangé sa dague sous sa ceinture, mais sa fureur ne s’était pas éteinte. Elle croisait les bras sur sa robe seulement pour empêcher ses mains de chercher à saisir le Vice-Amiral pour lui tordre le cou.
— Je… Je n’ai pas été au courant du complot tout de suite, commença-t-il.
— Du complot ? reprit Taylor. Du complot de qui ?
— Il y avait… plusieurs acteurs. Beaucoup de Sénateurs souhaitaient se débarrasser de Ford, depuis avant sa nomination déjà. Mais l’Empereur l’avait envoyé loin de la Capitale et il avait le soutien de pas mal de familles Bérudiennes autour de Cathuba.
— C’est pour ça qu’on l’a envoyé au Nouveau Monde ? demanda le Capitaine. Pour l’isoler ?
— Je… Je ne sais pas… Sûrement. Je ne sais pas pourquoi l’Empereur a confié à Ford la guerre au Nouveau Monde. Peut-être croyait-il vraiment qu’il pourrait débloquer la situation là-bas ? Arranger les choses pour l’Empire ? En tout cas, les Sénateurs ont cherché à lui mettre des bâtons dans les roues tout du long, ça j’en ai été témoin. En tant que Vice-Amiral, je recevais tous les jours les rapports militaires à Sir-Taly. Quelqu’un armait des rebellions contre Ford dans les colonies, ils sabotaient sa chaine de ravitaillement ou détournaient des fonds pour le mettre dans l’embarras.
— De la guéguerre habituelle entre Amiraux, conclut Taylor. Quand est-ce que ça a dégénéré ?
— Ford était sur le point de mettre fin à la guerre, leur révéla l’héritier des Wöllner. Il avait noué des relations diplomatiques avec les indigènes et les chefs Morokee, et il préparait un traité qui aurait apporté la paix au Nouveau Monde. C’est à peu près à ce moment-là que… que j’ai commencé à transmettre ses rapports à ses rivaux.
Yulia serra les poings. Le voilà. Le traître aux aveux.
— Comment est-ce arrivé ? questionna Taylor, sans relâcher sa prise sur le flingue.
— Mon père a noué des accords avec d’autres grandes familles, pour préparer mon avenir. Parmi ses nouveaux amis, certains l’ont mis en relation avec les Amiraux de Donum et de Tenoch. L’un d’entre-eux a été plus… demandant que l’autre.
— L’Amiral Sanguinaire Wilhelm, devina le Sans-nom.
Mark Friedrich hocha la tête.
— Je lui transmettais tout, en échange de son soutien dans des opérations commerciales pour ma famille. Rapports de bataille, comptes rendus diplomatiques, inventaires, cartographies… tout. Chaque discussion que Ford avait au Nouveau Monde, chaque mouvement de ses navires, chaque découverte qu’il y faisait, Wilhelm y avait accès.
— Donc, le Sanguinaire a été au courant pour le traité.
— Et il l’a transmis au Sénat, confirma Wöllner. Je ne pensais pas que ce que je faisais aller autant nuire à Ford, mais Wilhelm savait que les Sénateurs seraient furieux d’apprendre la tenue de ces négociations …
— Pourquoi ça ? demanda Yulia, circonspecte.
— Ses ordres étaient de mener la guerre au Nouveau Monde, pas d’y mettre fin, lui expliqua Mark Friedrich. Son traité voulait limiter la colonisation Impériale à la bande côtière et sanctuariser l’intérieure des terres aux autochtones. Cela allait contre tous les intérêts commerciaux du Sénat qui souhaitait mettre la main sur des terres cultivables, des sources de bois, des minerais… L’expansion des colonies et l’anéantissement des populations non-Impériales, c’est un des objectifs de la guerre.
— Un objectif enrobé dans un discours civilisateur et conquérant, résuma Taylor d’une réplique acerbe.
L’autre ne le contredit pas.
— Et donc, quand le Sénat a appris ça, ils ont destitué mon père ? enchaîna Yulia.
— Pas immédiatement, modéra le militaire. Ils n’en ont pas le pouvoir, seul l’Empereur peut destituer un Amiral… Ils devaient lui forcer la main. Et c’est l’Amiral Sanguinaire qui s’en est chargé. Avec les rapports que je lui transmettais, il a levé une flotte et a navigué vers l’ouest. Il savait exactement où trouver Ford… grâce à moi.
Ce dernier aveu lui coutait visiblement. Il baissa les yeux, comme s’il avait été honteux. Mais Yulia n’était pas disposée à lui accorder son empathie.
— L’Inquisition est partie aussi ?
— Oui, mais pas au Nouveau Monde. Elle n’a rien à y faire. Non, pendant que Wilhelm s’occupait de Ford sur le nouveau continent, l’Inquisition s’attaquait à son ancrage dans les Surplombs.
— Cathuba, assura sèchement Yulia.
Il confirma de la tête.
— Quand la Garde Impériale s’est rendu compte des opérations militaires en cours, il était trop tard. L’Empereur était devant le fait accompli : le Sénat et l’Amirauté de Tenoch attaquaient l’Amiral Ford, l’accusant de trahison. Si Cyrus Boël refusait de destituer Ford, c’était la guerre civile… et aucun des soutiens de l’Empereur n’était prêt à lever les armes pour défendre un Amiral marginal.
— Donc, déduisit Yulia, il a abandonné mon père.
— On a tous abandonné ton père, avoua son captif. L’Empereur, moi son vice-Amiral, les rares seigneurs au courant… On a tous renoncé à se battre et on a capitalisé sur l’après. L’Inquisition a pris Cathuba, Ford n’est plus Amiral et on se bat aujourd’hui pour le poste vacant en Bérudie.
— Ta famille veut te voir occuper la place, asséna Taylor.
— Oui. On a le soutien de l’Amirauté de Tenoch qui me voit comme un bon chien-chien, ironisa l’héritier des Wöllner. L’Empereur n’a pas la main gagnante, il va devoir nommer celui qui a le soutien du Sénat ou des grandes maisons de Bérudie. L’Amiral Rouge s’est lancé dans la course en s’emparant de Cathuba, les trois familles de Razabha intriguent à la Capitale et dans les régions, les Azkedir lèvent une flotte et les Mokrane se sont presque tous exilés.
Il rit jaune.
— Un bien noble combat que le mien !
— On ne va pas te plaindre, grinça Yulia.
Dans son cœur, la haine avait progressivement fait place au dégout. Elle avait devant elle un homme désillusionné, lâche, qui ne portait que peu de foi à la parole donnée et au bien commun. Peut-être ne méritait-il pas de mourir dans un caniveau dévoré par des rats… mais elle ne chercherait pas à le lui épargner. Qu’il soit donc malheureux et vive avec sa honte.
— On est pas là pour les affaires de la Bérudie, rabroua Taylor.
— Non, c’est évident, conclut Wöllner. Sinon vous auriez cherché à rejoindre Mokrane, pas à me trouver moi.
— Dis-nous où se trouve l’Amiral Ford, exigea le Capitaine de l’Eclat.
— C’est un secret bien gardé, soupira leur captif.
Il prit un instant pour peser bien ses mots. Le regard menaçant de Yulia ne le quittait pas.
— Le dernier rapport m’est parvenu il y a un mois, révéla-t-il. L’Amiral Wilhelm a mis en route sa flotte il y a trois mois. Il a dû coincer Ford peu après son dernier rapport. J’en ai appris plus sur la bataille grâce à un compte rendu télégraphique du Sanguinaire lui-même : il a détruit les trois-quarts de la flotte de Ford dans la bataille et engageait la poursuite des fuyards. Ça va lui prendre du temps, surtout si les survivants se sont réfugiés dans le détroit des boucaniers ou vers la pointe Rochura…
— Et mon père ? s’étrangla Yulia, soudain inquiète.
— Le nom de Francis Ford n’est mentionné nulle part, indiqua Mark Friedrich. Si Wilhelm l’avait tué, lui et le Sénat n’aurait pas hésité une seconde à le crier sur tous les toits. Au vu du silence, je suppose qu’il est encore en vie, en fuite quelque part.
Yulia ne put réprimer un profond soupir de soulagement. La partie n’allait pas être facile… mais au moins elle avait de l’espoir.
— Où s’est déroulée cette bataille ? demanda Taylor.
Il ne perdait pas le nord.
— Entre deux colonies, près des montagnes qui donnent sur la jungle… Je peux te noter les coordonnées exactes.
Le sans-nom lui tendit un mouchoir et une fiole d’encre avec un stylet pour qu’il s’exécute. Yulia n’était pas convaincu.
— Comment on peut te faire confiance ?
— Quel intérêt ais-je à mentir ? lui demanda-t-il.
— Te faire bien voir de Wilhelm le Sanguinaire ? tenta-t-elle. Lui dire que tu nous as envoyés vers une fausse piste…
Mark Friedrich secoua la tête, un air fatigué sur le visage.
— Lui faire part de ce qu’il s’est passé aujourd’hui serait prendre un trop gros risque. On ne le surnomme pas le Sanguinaire pour rien… Pour lui je suis encore le petit toutou bien dressé sans la moindre tache dans son pédigrée. Un interrogatoire par ses ennemis serait une énorme faille à ma réputation, il ne va pas aimer ça.
Il coula ensuite un regard vers l’insigne de l’Amirauté qui ornait son col, l’œil humide.
— Et puis… C’est trop tard pour me retourner maintenant que ma famille est liée à ses ennemis. Mais…
Il fuit leur regard.
— Si jamais… Si jamais vous le retrouvez, dites-lui. Dites-lui que je suis désolé.
Incrédule, Yulia coula un regard vers Taylor. Le blondinet ne souriait plus.
— On peut vous promettre ça, Vice-Amiral.
Au bout, une porte. Mais pas n’importe quelle porte, ça, le plus idiot des caïds pouvait le deviner. Une porte en bois noir, avec un symbole ferré. Un homme de culture serait sans doute tombé en pamoison devant le raffiné du bas-relief, mais le mafieux était insensible à l’art. Il ne voyait que le problème que cette porte posait.
Ses gars s’acharnèrent dessus. A coup de lames, de gourdins, d’épaules et de pieds de biche. Rien n’y faisait. Même le spadassin commençait à perdre patience. C’en était assez.
Japhet Lucyiem les fit tous reculer et sortit plus de dynamite. Il avait beau être borgne, il avait l’œil pour identifier les murs porteurs. Ce n’en était décidément pas un. Avec son couteau, il écarta deux pierres du mur, juste assez pour y glisser une charge. S’ils ne pouvaient pas passer par la porte, ils passeraient autour de la porte.
Ils fourbirent leurs armes en attendant l’explosion. Lorsque celle-ci survint, ils n’attendirent pas que les gravas soient tous retombés pour s’élancer dans la brèche et pénétrer le laboratoire.
Ils renversèrent les tables, les fioles et les alambiques sans s’en préoccuper un seul instant. Certains produits se mélangèrent, dispersant des volutes de fumées étranges. Une odeur d’éthanol emplit leurs narines et les désorienta un temps… Juste assez pour que les bras d’un automate attrapent un de ses hommes et l’entraîne dans la fumée. Un horrible cri déchira le laboratoire, chassant toute once de courage chez les malfrats.
Quand les émanations se dissipèrent, ils purent évaluer le dernier pantin sur leur chemin. Un gigantesque corps de chair et de tissus étirés couvraient les articulations de métal et le mécanisme d’automachine. Son visage, inexpressif, était celui d’un homme pâle aux cheveux bruns ; sans doute une prise de choix pour l’empailleuse. Celle-ci se tenait derrière lui, une flute en os aux lèvres, le regard furieux et les doigts crispés en attente du combat.
Japhet s’était imaginé l’Araignée autrement. Plus en chair. Plus grande aussi. Il avait même espéré que les rumeurs prétendant qu’elle soit dotée de six bras soient vraies. A la place, il trouvait une petite Ātoli maigre et tout à fait humaine. Exubérante, certes, avec ses piercings, ses tatouages phosphorescents, ses yeux noirs et sa peau sombre, mais pas très intimidante une fois son antre ravagé et ses automates dispersés en mille morceaux.
Son dernier combattant, par contre, achevait de terroriser ses hommes en démembrant le malheureux qui s’était fait attrapé. La force des pistons à vapeur et des engrenages en acier n’avait rien de commun avec les muscles d’un être humain. Un nouveau problème. Qu’il ne pouvait pas régler à coup de dynamite.
C’est alors que le spadassin prit les devants. Il souriait, montrant fièrement ces canines qu’il asticotait en permanence. Son sabre sortit du fourreau et il se tourna brièvement vers le Lucyiem :
— Laisse-moi faire, gamin. Je vais te mettre cette sorcière à genoux.
Et il s’élança vers l’automate colossal.