« Sometimes severity is the price we pay for greatness. »
Margaery Tyrell – Game of Thrones
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ACTE I : L'HÉRITIÈRE
1/3
2/3
3/3
ACTE II : L'ÉTRANGÈRE
1/4
2/4
3/4
4/4
ACTE III : L'OUBLIÉE
1/3
2/3
3/3
ACTE IV : LA PACIFICATRICE
1/4
2/4
3/4
4/4
ÉPILOGUE
Bonjour bonsoir,
Bienvenue dans l'univers (à peine) sanglant de Dynasties. Avant que vous ne vous engagiez plus loin, quelques mots pour vous introduire au concept.
Dynasties, c'est un recueil de trois histoires, pas vraiment des nouvelles, pas vraiment des romans, qui se déroulent sur le même continent, à quelques dizaines d'années de décalage. Dans l'ordre, ce seront donc :
◊ Cassandra
◊ Eliane
◊ Kyara
Chacune d'elles peut être considérée comme une histoire indépendante, mais elles se référenceront mutuellement, notamment pour Kyara qui se déroule dans la continuité d'Eliane. Cassandra n'est pas encore publiée, elle a été écrite il y a longtemps et intégrée au projet récemment, ce qui signifie qu'elle a besoin d'une grosse réécriture, notamment un changement de narration.
Au programme, du sang, des morts, un peu de violence.
Sur cette joyeuse note, bienvenue sur Kyara. Welcome to the trauma.
(1/3)
Le parfum âcre de la poussière lourde qui s’accumulait dans la chambre, mêlé aux relents de maladie, faisait suffoquer la princesse. Elle se mordit les lèvres, la gorge en feu, s’avança à pas précautionneux sur l’épais tapis. Les regards attristés des servantes du Roi, qui se tenaient debout contre les murs pour lui laisser un semblant d’intimité, pesaient sur ses épaules.
— Kyara…
Ce n’était qu’un râle, à peine audible, qui parut pourtant résonner entre les murs sombres ornés de tentures. La princesse s’assit au bord du lit, prit la main osseuse et glacée qui reposait sur l’épais drap. Le contact faillit lui arracher un frisson, qu’elle maîtrisa d’extrême justesse.
— Père.
— As-tu pris ta décision ?
Elle ferma les yeux un instant, inspira profondément. La terreur pulsait dans ses veines ; elle aurait voulu courir se réfugier derrière les lourds rideaux. Mais elle n’en avait pas le droit. Elle était la princesse héritière du Royaume. Et le Royaume était en péril, tout comme son souverain qui dépérissait.
— Ciel va tomber. Je vais sortir ce soir… et négocier.
La fin de la phrase était passée après une inspiration hachée, qui avait un instant rompu la douce mélodie de sa voix.
— Combien de morts ? murmura le Roi, paupières closes.
— Un millier durant la dernière bataille…
Elle avait dû forcer les mots au travers de sa gorge enrouée. Un millier de morts. Mille hommes qui avaient péri pour défendre la cité, sans que les troupes adverses ne semblent décroître d’un seul soldat. Le Corbeau lui-même était monté, l’espace de quelques minutes, au sommet des remparts, au mépris des carreaux d’arbalète et de l’huile bouillante, des flèches et des épées affûtées des défenseurs. Au bout du compte, les hauts murs qui faisaient la fierté de la ville avaient été inutiles : l’ennemi était parvenu au sommet, juste pour les narguer, et était redescendu de son plein gré, parce qu’il savait déjà qu’il vaincrait.
Son père inclina lentement la tête sur le côté, vers elle, et ouvrit les yeux. Son regard marron sombre, embué par la douleur que les remèdes ne parvenaient qu’à atténuer, se ficha dans les prunelles noisette de sa fille. Un rictus amer, empli de désillusions, étira ses lèvres.
— Tu n’es pas prête… souffla-t-il d’une voix malade, brisée par une quinte de toux. Mais je ne suis plus en état de gouverner… Et tu n’as pas le tempérament d’une conquérante…
Tout en parlant, le Roi s’était légèrement redressé dans son lit. Une servante vigilante accourut, releva les coussins derrière lui pour lui permettre de s’adosser plus confortablement. La princesse, elle, se mordit les lèvres, sachant déjà ce qui l’attendait. Son cœur tambourinait dans sa poitrine alors que les paroles rituelles, qu’elle avait mille fois entendues dans la bouche de ses précepteurs, résonnaient dans son esprit. Elle ploya le genou, sa robe vaporeuse se froissant sur le sol gorgé de poussière.
L’Empereur prit la couronne d’or massif, ornée de joyaux bleus, qui reposait sur sa table de chevet, la souleva au-dessus du crâne de sa fille.
— Princesse Kyara d’Helvethras. Jures-tu de servir ton peuple, de l’écouter et de l’aimer ?
L’emploi du titre officiel figea la jeune femme, bloqua les mots dans sa gorge. Elle n’était pas prête. Elle le savait, et son père en était conscient, lui aussi. Pourtant, il la couronnait malgré tout, ici, dans l’intimité morbide de cette chambre infestée par la maladie. Il lui léguait le pouvoir, fuyait ses responsabilités tant qu’il était encore lucide, conscient qu’il ne serait plus de ce monde bien longtemps.
— Je le jure… parvint-elle enfin à proférer avec difficulté.
— Jures-tu de protéger le Royaume, sa population et sa prospérité ; d’être juste et généreuse envers tes sujets, mais aussi d’être impartiale et sévère lorsque les circonstances l’exigeront ?
Il y avait une doucereuse ironie dans son ton lorsqu’il lui demanda de protéger le Royaume, alors que tous se savaient à quelques heures – quelques jours, si l’on voulait être optimiste – d’une défaite cuisante. Ses yeux sombres paraissaient étinceler dans la lumière des flammes. Cette fois-ci, Kyara ne put retenir le long frisson glacé qui descendit le long de sa colonne vertébrale. Le cœur battant à tout rompre, elle inclina la tête et murmura :
— Je le jure.
— Alors, embraya son père sans lui laisser le temps de respirer, je te donne ma bénédiction, et abdique en ta faveur. Que le Temple soit témoin de ma décision.
La couronne demeura suspendue là où elle était, à quelques centimètres des cheveux argentés de Kyara, telle une menace. Tous ceux présents dans la pièce parurent retenir leur respiration, et l’espace de quelques secondes, il n’y eut que les crépitements de l’âtre pour briser le silence qui s’était installé.
Puis, les flammes se réduisirent à de minces flammèches, qui osaient à peine caresser les épaisses bûches à moitié carbonisées. La luminosité de la chambre chuta drastiquement, tout comme la température. Kyara, dans sa robe à manches courtes, sentit sa peau se hérisser, soudain couverte de chair de poule. Elle voulut prendre une inspiration nerveuse, mais l’air était bloqué dans ses poumons gelés.
Une vive lumière, froide et crue, jaillit soudain du centre de la pièce, illumina les tentures pourpres, aveuglant tous ceux qui se trouvaient à l’intérieur. Lorsqu’ils purent à nouveau ouvrir les yeux, une femme auréolée de blancheur se tenait debout, au centre de la chambre. Les pointes de ses cheveux pâles, presque autant que son teint blafard, se mouvaient doucement près de sa taille, frôlaient sa longue robe grise, comme agités par un vent inexistant. Son regard azur délavé, plus froid que la glace, était plongé dans celui de l’ancien Roi, et ne semblait pas vouloir le relâcher.
— Lâche est celui qui se soustrait à son devoir avant que son heure ne soit venue, asséna-t-elle, accusatrice. Mais le Temple a entendu ta prière, et veillera à ce que tes vœux soient respectés.
L’Empereur s’était figé lorsque les reproches, tranchants comme des couperets, s’étaient abattus. Mais il laissa échapper un sourire rassuré en entendant la fin de la phrase, et déposa la couronne sur la tête de sa fille avec soulagement. Cette dernière se releva en tremblant, bras croisés sur sa poitrine dans la fraîcheur des lieux, et coula un regard nerveux à son père, qui la regardait à peine.
— Si le Temple accepte mes services, murmura-t-il, à peine audible, je deviendrai son serviteur jusqu’à la fin de mes jours pour me faire pardonner ma couardise.
L’ambiance de la pièce se dégrada encore un peu. Kyara n’aurait jamais cru possible de sentir émaner tant de froideur et de réprobation d’une seule personne. Même son père ne parvenait pas à être aussi impressionnant lorsqu’il était furieux. Mais la prêtresse aux cheveux blancs n’avait d’humaine que son apparence ; elle irradiait d’une telle puissance magique que même ses plus imperceptibles émotions vibraient dans l’air autour d’elle. Sa colère actuelle prenait le pas sur tout le reste, et Kyara aurait tout fait pour se trouver à mille lieues de là, si elle avait pu bouger sans attirer l’attention sur elle.
— Le Temple n’est pas un refuge pour les âmes en perdition, rongées par leur propre prétention, rétorqua la prêtresse, ses yeux de givre étincelants de colère. J’officierai à la cathédrale cette nuit, si vous avez besoin de moi, Majesté.
Sa dernière phrase avait été prononcée la tête tournée sur le côté, vers la princesse qui, prise dans le faisceau de ces prunelles glacées, fut prise d’un léger vertige. Elle avait l’impression que ce simple regard la paralysait, l’empêchait de bouger. Mais déjà, la prêtresse s’était détournée, et s’éloignait dans les couloirs sombres, irradiant de lumière comme la lune au cœur de la nuit, sandales légères claquant contre le sol de pierre.
Kyara, immobile, l’observa s’en aller tranquillement, sans avoir ne serait-ce que songé à demander la permission royale, comme tout autre courtisan l’aurait fait.
— Sois digne de ton rôle… murmura soudain l’ancien Roi, brisant le silence qui s’était installé.
Brutalement consciente du poids terrifiant de la couronne sur sa tête, la princesse sentit les larmes affleurer dans ses yeux. Elle pivota sur ses talons, incapable de les réprimer, bouscula Aidan en fuyant hors de la pièce, sans chercher à cacher les sillons qui striaient ses joues.
Au crépuscule, un puissant vent s’était levé. Il balayait les plaines au pied des remparts, charriait avec lui la puanteur de cadavres en décomposition. Les relents de chair morte et d’hémoglobine soulevaient le cœur de Kyara, lui donnaient le tournis. Peinant à maintenir sa jument effarée au pas, elle suivit les gardes qui la précédaient sur le champ de bataille, en direction de la zone neutre, incapable de détacher ses yeux du carnage qui l’entourait. Partout autour d’elle, elle ne voyait que des boucliers ornés de l’étendard d’Helvethras, tombés au sol, maculés de poussière et de sang, des casques fendus et des silhouettes inertes. Même dans ses pires cauchemars, elle n’avait jamais imaginé l’horreur qu’un seul homme pouvait déchaîner en se montrant persuasif.
Et il se tenait devant elle. Le Corbeau, dans toute sa splendeur. Large d’épaules, sanglé dans une armure de cuir noir qui ne dissimulait rien de sa musculature massive, monté sur un destrier bai aussi immobile qu’un chat à l’affût, il la regardait approcher. Sous le casque qu’il portait, elle ne voyait pas ses yeux, mais elle sentait son regard peser sur ses épaules comme une chape oppressante.
À côté de lui, une silhouette plus fine, cachée sous une épaisse cape, guettait elle aussi l’arrivée de l’escorte royale. Kyara n’aurait su dire si c’était une femme ou un homme, mais au vu de l’imposante épée bâtarde qui était suspendue à sa selle, elle penchait plus pour le second cas de figure. L’arme était lourde, même pour le cheval.
Parvenue à côté de ces deux figures masquées qui menaçaient la cité de Ciel, même escortée par une vingtaine de gardes, Kyara se sentait minuscule et vulnérable. Elle s’enveloppa un peu plus dans ses fourrures, tenta de se donner l’allure de la Reine qu’elle était censée être, mais en vain. Face à cet homme qui avait mis Helvethras à genoux en l’espace de quelques décades, elle se sentait incapable de paraître forte.
— Votre Majesté, la saluèrent ses ennemis d’une même voix.
La gorge nouée, elle inclina la tête sur le côté, stupéfaite de les entendre s’adresser à elle avec respect, en employant son titre qu’elle risquait de ne pas pouvoir conserver bien longtemps. Mais elle devait parler. Elle était là pour ça, pour négocier la meilleure reddition possible pour son royaume. Reddition. Le terme avait un goût amer de défaite et de honte. Elle dut s’éclaircir la gorge avant de pouvoir énoncer une phrase correcte.
— Nous… nous vous avons vu hier au sommet des remparts…
Le commandant adverse ne bougea pas d’un cil. Avec son heaume, il était impossible de distinguer une expression sur son visage. Kyara poursuivit, nerveuse :
— Mais vous n’avez pas envahi la ville, alors que la victoire était à votre portée. Pourquoi ?
— À votre avis ? interrogea l’autre silhouette, un sourire dans la voix.
Le ton clair, indubitablement féminin, perturba la princesse. Elle cilla, essayant de deviner des courbes de femme sous la cape, sa stature assez forte pour manier une telle épée, mais impossible. Elle hésita. La réponse qu’elle avait sur le bout de la langue était naïve, presque enfantine. Mais c’était la seule qu’elle avait.
— Vous ne voulez pas de dommages inutiles au sein de la population.
Un rire cristallin échappa à la femme masquée. Le Corbeau, lui, demeura imperturbable ; une véritable statue de pierre, aussi inerte que les centaines de soldats qu’il avait laissés morts sous sa lame, sur le champ de bataille. L’image provoqua un long frisson le long de l’échine de la princesse, qui dut serrer plus fermement les mains sur ses rênes pour les empêcher de trembler.
Mais aucune réponse ne vint, ni de la part de la femme, ni de celle de l’homme. Un instant seulement, Kyara se permit une pensée douloureuse : qu’aurait fait son père, à sa place ?
Il serait allé droit au but. Pas de circonvolutions grammaticales inutiles, pas de bavardages intempestifs. Il aurait regardé la réalité, froide et amère, en face. Du moins il aurait essayé.
— Vous auriez dû envoyer votre oncle, Altesse.
Cette fois-ci, c’était le Corbeau qui avait parlé. Sa voix, douce mais profonde, ne contenait pas une once de menace, et contrastait violemment avec sa silhouette massive. La princesse sentit son sentit son cœur faire une embardée nerveuse, alors qu’elle tentait de déchiffrer le sens de la phrase. Aidan lui avait dit la même chose, quelques heures plus tôt, en insistant sur les risques que le Royaume encourrerait si elle venait à être capturée. Elle avait compris son inquiétude, mais avait rétorqué que, dans le pire des cas, ce serait à lui de prendre le pouvoir, et qu’elle ne s’y opposerait pas.
Mais là, venant de la part d’un étranger qui mettait son royaume à feu et à sang, la sollicitude contenue dans cette même remarque était incongrue.
— On vous l’a probablement recommandé… poursuivit-il, pensif. Mais vous êtes venue malgré tout. Savez-vous qui je suis ?
Kyara cilla, surprise. Était-elle censée le connaître, autrement que par les rumeurs qui le précédaient, les histoires qui couraient sur l’impitoyable héritier d’Avalaën ? La voix ne lui rappelait certainement rien. En outre, elle la perturbait, car elle était bien plus douce que ce à quoi elle se serait attendue. Et son helvethrien parfait, exempt de tout accent, aurait pu le faire passer pour un natif du royaume sans le moindre problème.
La voyant aussi troublée, le Corbeau marmonna, un semblant de rancœur dans la voix :
— Bien sûr qu’il ne vous a pas dit… Tant pis. Mes revendications sont simples, Majesté. La soumission totale du Royaume, et la vôtre.
Kyara recula brusquement sur sa selle, les joues brûlantes de rage et de honte. Pour qui se prenait-il, ce rustre ?!
D’un violent coup de talons, elle obligea sa monture à faire volte-face. La jument poussa un hennissement de protestation, se braqua en voyant les soldats immobiles qui peinaient à comprendre ce que leur nouvelle Reine avait en tête. Le temps qu’ils se réorganisent pour l’entourer à nouveau, la voix du Corbeau résonnait à nouveau autour d’eux, chargée d’une indicible menace.
— Nous serons dans la ville à l’aube, Votre Altesse, que vous nous ouvriez les portes ou non. Le destin des habitants d’Helvethras ne dépend que de vous.
Furieuse de se sentir aussi terrorisée par de simples mots, Kyara poussa son cheval au galop, droit vers les remparts qui avaient abrité son enfance.
Les dernières étoiles se mouraient lentement sur la voûte bleutée, rongées par la lumière grandissante qui nimbait le ciel à l’est. Debout sur les marches du palais, entourée d’une foule silencieuse qui guettait avec inquiétude sa décision, Kyara frissonnait. À sa droite, son oncle Aidan, raide, gardait sa tête haute et ses yeux loin au-dessus de la population. À sa gauche, la prêtresse du Temple sondait la foule de son regard polaire. Sa simple présence suffisait à maintenir le calme dans l’assemblée.
Depuis la nuit des temps, les prêtres du Temple étaient autant chez eux à Helvethras que la famille royale. Les dynasties pouvaient se succéder, leur présence à eux dans la vie du royaume demeurait immuable. Leur simple présence témoignait de la grâce que le Temple accordait, encore et toujours, à la population. Ils étaient guérisseurs, mages et juges, pour peu qu’on ose se présenter devant eux.
Lorsque la princesse était sortie, ayant difficilement endossé sa couronne de Reine, pour faire face à la population qui voulait savoir ce qui adviendrait d’eux, il y avait eu des cris. Terreur et colère, menaces et suppliques. Mais l’apparition presque miraculeuse de la prêtresse, qui avait fendu les rangs, parcourant à pied la longue allée qui menait du palais à la cathédrale, avait apaisé les esprits. Elle n’avait pourtant pas dit mot. Mais le pouvoir qui émanait d’elle avait ramené le silence, surtout lorsqu’elle était venue se poster près de la souveraine.
Au fond d’elle-même, Kyara était terrorisée. Elle aurait voulu courir, loin de ses responsabilités, loin de cette mante écrasante qui pesait sur ses épaules. Mais elle ne pouvait pas, le poids de la couronne sur sa tête le lui rappelait à chaque instant.
Près des remparts, que l’on distinguait à peine dans la distance, un étrange éclat dansant apparut soudain. Il fut suivi d’un autre, puis d’un suivant, et ainsi de suite, une multitude de petits points, de plus en plus proches, s’allumèrent le long de l’immense rue bondée de monde, sur le toit des maisons. Lorsque le signal lumineux – des torches, en vérité – parvint jusqu’au palais, un garde parmi la centaine qui maintenaient la foule en respect, loin de la princesse, se détacha du groupe, et s’élança à l’assaut des marches. Parvenu devant sa souveraine, il s’immobilisa, déjà à bout de souffle à cause de son lourd armement, et souffla :
— Ils approchent, Votre Majesté.
Ces quelques mots provoquèrent dans l’esprit de Kyara un tourbillon d’émotions contradictoires, allant de la haine au désespoir, en passant par la douleur de ses illusions brisées. Elle avait espéré, à l’approche de l’aube, comme une enfant, que le Corbeau changerait d’avis. Réaction gamine, qui l’avait hantée trop longtemps, qu’elle avait tentée de chasser au plus vite. Mais elle n’avait pu s’empêcher de garder une pointe d’espoir, au fond d’elle-même.
La réalité la rattrapait, désormais. Et les regards, inquiets et nerveux, de son peuple, l’obligeaient à prendre une décision. Ce n’était pas son choix, au fond, même si c’était l’option raisonnable. C’était le seul moyen d’éviter un massacre. Et, au fond, elle entendait les mots qu’elle avait prononcés face à son père qui résonnaient dans son esprit. Sa vie n’était rien, par rapport au Royaume.
— Ouvrez les portes… murmura-t-elle.
Elle sentit le regard polaire de la prêtresse qui l’effleurait, l’espace d’un instant, la faisait trembler de froid même sous ses fourrures. Aucun reproche, aucune connotation accusatrice. Juste de la curiosité distante, sans jugement. Kyara se tourna vers elle, une interrogation lui ayant brièvement effleuré l’esprit.
— Que serait-il arrivé s’il avait conquis le Royaume ?
Un fin sourire affleura sur le visage pâle.
— Que voulez-vous qu’il advienne ? rétorqua-t-elle. Le Temple n’intervient pas dans la politique de ce royaume. Et le Corbeau en est pleinement conscient.
— Comment le sait-il ?
La prêtresse ne dit rien, riva son regard au loin. Le son de trompettes lointaines, utilisées pour annoncer l’ouverture des portes sud, résonna dans l’air. Ils entraient par le pont de l’Aube-Rouge, ce même pont qui avait symbolisé durant des étés la libération d’Helvethras de la domination avalonienne.
Un murmure enflait dans la foule au fur et à mesure que la masse sombre s’avançait dans la large rue centrale. Bientôt, au pied des marches du palais, les gens se mirent à s’agiter, gagnés par la peur. L’armée ennemie fendait la cité sans que personne n’ose la repousser ou s’interposer. Un instant, Kyara songea à un guet-apens. Aidan avait suggéré l’idée, mais après réflexion, la princesse l’avait repoussée. Une fois les portes ouvertes, une fois les Bataillons Sanglants au cœur de la ville, la bataille se transformerait en un massacre où de nombreux citoyens innocents perdraient la vie. Elle regarda donc sans bouger les soldats adverses tracer leur chemin telle une coulée de lave noirâtre, figée par la terreur et la honte. Quand, enfin, le premier Bataillon s’arrêta en bas des larges escaliers, elle sentait les larmes perler au coin de ses paupières.
Deux silhouettes sombres, à peine différentes du reste, se détachèrent, et parmi elles, la princesse reconnut les larges épaules et la musculature imposante du Corbeau, et la silhouette plus fine de la femme qui l’avait accompagné, la veille. Ils grimpèrent deux à deux les escaliers côte à côte, sans paraître prendre en considération la garde royale, vêtue de bleu ciel, qui se tendait à leur approche. Une première larme coula le long de la joue de Kyara quand le Corbeau se planta face à elle, lui attrapa le menton entre ses doigts gantés de métal, et l’obligea à lui faire face. Dans la fente de sa visière, elle discerna deux iris d’un bleu-violet stupéfiant, froids et dénués d’émotions, vides de pitié.
— Il semblerait que vous ayez choisi, souffla-t-il, et sa voix sonna comme le glas du royaume.
Elle laissa échapper un sanglot étouffé, baissa les yeux, mais ses genoux refusèrent de ployer. Un dernier reste de fierté la maintint encore un instant debout, jusqu’à ce que l’homme la repousse rudement. Elle s’affala sur les marches de pierre, les joues baignées de larmes. Le Corbeau leva la main.
— Amenez-moi le Roi, lâcha-t-il en avalarë.
La double rangée noire au bas des marches se rompit brusquement, les soldats s’élancèrent dans le palais au pas de course. Kyara, toujours au sol, n’osait se relever. La masse gluante du temps qui s’écoulait lentement la happa dans un tourbillon de terreurs silencieuses et étouffantes. Le silence pesait sur la place centrale. Les Bataillons Sanglants restants se faufilaient dans les rangs, envahissaient l’espace, formaient de longues doubles colonnes qui séparaient la foule en blocs distincts. Quand, enfin, le Roi apparut, traîné dans les escaliers en robe de nuit, un bref tumulte éclata dans quelques blocs, mais un peu de sang gicla, suffisamment pour convaincre les plus hardis de ne pas tenter leur chance. La crainte et l’horreur se propagèrent dans les rangs comme une maladie contagieuse, et le silence retomba.
La silhouette féminine carra les épaules, tira son épée. Dans la clarté matinale, le fil de la lame était d’un gris terne, mort, mais une fois levé, il capta un instant un rayon de soleil, et s’anima d’une vie propre. Kyara croisa le regard marron de son père, lut dans ses yeux sa terreur et ses regrets. Son teint était pâle, grisâtre. La maladie avait rongé son corps, réduit sa chair à des lambeaux décharnés. Les gardes le relâchèrent au bas des marches, et il s’affaissa sous son propre poids.
— Pathétique, siffla la femme, basculant à l’helvethrien avec une facilité désarmante.
Le Roi releva brusquement la tête, comme électrisé, ouvrit la bouche pour parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle abattit sa lame, et la tête au teint cireux roula sur les dalles de pierre. La foule hurla, davantage de sang coula.
Kyara, sonnée, était incapable d’appréhender les faits. Elle vit les horreurs se dérouler à quelques pas, les soldats des Bataillons Sanglants qui transperçaient des gens du peuple de leurs lances ou de leurs épées, la tête de son père qui finissait de dégoutter son sang dans les fissures entre les larges pavés. Rien n’avait de sens. Même quand on la releva pour la jeter à nouveau aux pieds du Corbeau, qui arracha la couronne de sa tête et la présenta à la femme encapuchonnée, Kyara demeura amorphe, comme vidée de toute énergie. Son oncle Aidan, pris d’une rage folle, voulut se précipiter sur le Corbeau, mais fut vite maîtrisé, et son sang rejoignit celui de son frère sur le pavé quand on lui ouvrit la gorge. Le Capitaine de la garde royale ainsi que le Général en chef des armées d’Helvethras furent mis en joue par un quatuor d’archers, un périmètre de sécurité fut établi. Le temps que la princesse reprenne ses esprits, elle était debout, encadrée par deux gardes massifs, qui la soutenaient plus qu’ils ne maintenaient.
— Ça suffit… murmura-t-elle, le visage baigné de larmes. Ça suffit… ÇA SUFFIT !
Son cri porta par-dessus les huées, les hurlements et les plaintes ; les premiers rangs s’apaisèrent, et le mouvement de calme gagna facilement un tiers de l’assemblée. Dans le fond, les rixes se poursuivaient, mais Kyara sut instinctivement qu’elle ne pourrait pas réinstaurer la paix aussi simplement là-bas.
La femme, toujours encapuchonnée, demeura un instant tournée vers elle, songeuse. Dans ses mains, les saphirs qui ornaient la couronne réfractaient dans toutes les directions les pâles rayons de l’aube. Elle avait confié son épée encore sanglante au soldat à ses côtés. Un instant, il sembla à Kyara que ses mains tremblaient, mais ce fut une vision furtive, si floue qu’elle crut avoir rêvé. D’un geste lent, posé, elle rejeta sa capuche, et l’assemblée émit un hoquet de stupeur en voyant ses traits féminins, comme taillés à la serpe, d’une beauté brute. Ses longs cheveux bruns avaient été rassemblés en épaisse tresse qui plongeait sous sa cape noire, son front était ceint d’un bandeau d’acier, avec une plaque de métal qui descendait en pointe jusqu’à son nez, et deux autres bandes qui couvraient ses tempes. Ses yeux étaient d’un bleu azurin, aussi glacial que ceux de la prêtresse. Quand les deux femmes se firent face, une tension électrique s’empara de l’assemblée, qui se mit à murmurer.
— Au nom de Son Altesse Impériale Saedor d’Avalaën, premier du nom, déclara l’inconnue dans la langue du Royaume, je souhaite préserver le lien des quatre provinces avec le Temple. Mais Helvethras n’est plus. Je gouvernerai les nouveaux territoires d’Avalaën en lieu et place de mon époux.
Sa voix ferme, assurée, fit trembler Kyara, qui parvint avec ses mots à enfin mettre une identité sur cette femme. C’était l’impératrice inconnue, l’éminence grise qui secondait l’Empereur Saedor depuis son enfance, sans jamais dévoiler son identité ou laisser transparaître son rôle réel dans la politique de l’Empire. Même à Avalaën, seule une poignée de proches conseillers, indéfectiblement loyaux, pouvaient se targuer de connaître son nom.
Et ses yeux… ses yeux étaient pour Kyara étrangement familiers. Elle n’aurait su dire si c’était parce qu’elle avait vu un jour un portrait aux yeux similaires, ou si c’était parce qu’ils étaient si semblables à ceux de la prêtresse du Temple, mais elle avait l’impression de les connaître.
— La voie de l’ombre… murmura la prêtresse, si bas que la princesse l’entendit à peine. Elle t’avait été destinée dès ta naissance, pourtant je n’aurais jamais songé que tu puisses te fondre à ce point dans ses ténèbres.
Un fin sourire étira le visage de la femme, sombre, venimeux, et elle tourna lentement la tête vers Kyara, qui frissonna jusque dans ses os.
— Nous choisissons tous le chemin que nous arpentons, souffla-t-elle. Les accords du Temple seront-ils maintenus ?
— Ils le seront.
Face à l’aval de la prêtresse, la population s’apaisa, morose. Si même le Temple ne les défendait pas contre l’envahisseur, qui le ferait ?
Le Corbeau fit un signe de tête à ses troupes, lança des ordres d’un ton sec. Kyara, toujours fermement maintenue par ses chiens de garde, fut traînée vers l’intérieur du palais.
ACTE I (2/3)