Partie 1
Chapitre 1
Le temps. C'est une donnée qui semble simple : des secondes, qui composent des minutes, qui elles-mêmes forment des heures, qui à vingt-quatre créent un jour. Des semaines, des mois, des bâtons de craie sur un mur. Aujourd'hui, je peux compter tout cela. Mais comment savoir quel jour de quelle année nous sommes ? Ni les livres ni les bâtons de crai ne peuvent répondre. Ce que je puis dire, c'est que nous sommes le lendemain d'hier, l'hier de demain, un présent fugace, un jour comme les autres.
L'une des premières choses que j'ai apprises, c'est à compter le temps. Etrange de s'apercevoir comment posséder des repères temporels peut changer la perception du quotidien ! Des dates, des chiffres, qui ne désignent plus des hommes, mais une ligne, celle d'une histoire ensevelie par le temps. Je n'ai plus cette chronologie - l'année, le mois, le jour - je dois me référer à une perception du temps qui m'est propre. Je daterai tout, mais les dates n'offreront aucun repère. Juste un aperçu.
Ainsi, nous sommes dimanche 1er janvier, car j'ai cru comprendre que c'était là le premier mois d'une année. Commencer un journal par le commencement d'une année. Je crois que mon raisonnement se tient.
Il faut que je fasse bon usage de ce carnet, mais surtout que je le cache. C'est un miracle que j'ai pu me le procurer, mais il me coûterait la vie si on venait à le découvrir. La latte de parquet disjointe sous mon lit est une cachette idéale. J'y garde mon livre, une ancienne photographie et deux stylos. Un véritable trésor.
Je peine à écrire. Le faible halo que dispense la Lune à travers la fenêtre est une trop maigre lumière. Je devrais arrêter, il est tard, demain c'est l'Affectation, je ne dois pas être en retard. L'Affectation. A cette idée, ma gorge se noue. Dans quel secteur vais-je être affiliée ? Vais-je devoir travailler à l'usine, comme mes parents ? Ou au service de restauration, comme ceux de Gaël ? J'ignore ce que je préfère - ou déteste le moins. Le service éducatif est peut être ce qui me conviendrait le mieux. Bien qu'on ne puisse pas réellement parler d'éducation.
Je pousse un soupir. Je n'ai pas envie de dormir, encore moins d'être demain. Quelques mots, prononcés devant un groupe restreint de personnes, qui décideront d'une vie entière. Comment peut-on nous condamner à cela ? L'Affectation, un jugement, une sentence, autant de synonymes.
Ceux qui passent à l'Affectation sont convoqués en personne par les soldats de recensement envoyés par les Egides. J'ai fini par comprendre que quiconque atteignant ses dix huit ans recevait la visite de ces agents. Bien sûr, personne ici ne connait son âge, puisque personne ne sait compter. C'est une simple déduction de ma part. J'ai dix huit ans cette année. J'ai effacé les bâtons de craie de mon mur pour les repporter à la première page de ce carnet. Indélébiles. Plus discrets. Dix huit petits bâtons qui se suivent, par paquets de cinq.
L'Affectation. C'est ce mot qui depuis quelques temps rythme mon quotidien. Gaël y est dejà passé il y a deux ans, il travaille à présent au service d'entretien des propriétés. Il dit que ça lui convient, je n'insiste pas. Il me suffit d'un regard pour comprendre. Mais nous n'avons pas le choix.
Mes parents me disent de ne pas m'inquiéter. Un sourire encourageant le matin, une tape affective sur la tête le soir. "Ne t'en fais pas, chérie. Les Egides savent ce qui nous convient le mieux". La plupart du temps, je hoche la tête sans un mot. Les contredire équivaudrait à me battre contre du vide.
J'ignore comment mes parents perçoivent réellement le monde qui nous entoure. Je crois qu'ils s'efforcent simplement de suivre le quotidien qu'on leur a tracé, sans poser de question. Leur visage n'exprime jamais de colère ou de lassitude. C'est à croire qu'ils ne ressentent pas d'émotion.
Mais il faut que je cesse d'écrire pour aujourd'hui. Si je veux bénéficier d'un peu de repos avant le lever du jour, je dois m'endormir sans tarder.
Je me glisse sous le lit et tatonne à l'aveuglette pour reprérer la latte de bois disjointe. Je la soulève, glisse le carnet et le stylo dans le creux, et la remet en place. Je monte ensuite sur le lit dans un froissement de draps. C'est alors que je me rends compte que je ne parviendrai pas à trouver le sommeil. Mes pensées s'égarent, fièvreuses. Il faut que je voie Gaël. Ou Jasmine. Que je parle avec quelqu'un qui puisse comprendre.
Je n'ai pas baissé le store de ma fenêtre, et j'aperçois de mon lit le croissant lumineux de la lune. La Lune, un astre intemporel. Un lien entre hier et demain. Cette idée me calme.
La tête enfouie dans l'oreiller, je repense aux propos de Gaël. Ils remontent à une semaine - je ne suis pas parvenue à le revoir depuis - mais ils apportent du baume au coeur.
- Quoi qu'on t'annonce lundi, n'oublie pas une chose : tu es Aïden. Pas un simple numéro, pas un pion qui accomplit des corvées. Tu es une personne magnifique et combattive. Ce ne sont pas quelques mots qui vont t'abattre, pas vrai ?
La place de la mairie est bondée. Des jeunes gens qui attendent comme moi leur attribution. Je viens d'arriver, je suis un peu en avance (l'alarme n'a pas encore sonné), pourtant les files s'amoncèlent déjà. Une longue attente en perspective. Je m'insère à la fin de la troisième, celle de gauche, qui me paraît la plus longue. Je voudrais retarder le plus possible le moment décisif. L'angoisse me donne envie de fuir à toutes jambes, mais un simple regard par dessus mon épaule et je comprends que c'est inenvisageable. Des soldats rodent aux quatre coins de la place, par dizaines, et armés. A croire qu'ils s'attendent à une émeute ou un mouvement de foule. Comme si ça pouvait arriver !
D'un regard, je parcours la place pour tenter d'apercevoir Gaël. J'espérais qu'il viendrait m'encourager comme je l'avais fait pour lui il y a deux ans, mais je me résigne : il a un travail aujourd'hui et ne peut pas déroger à ses obligations pour un caprice de petite fille. Mais une aiguille titille mon coeur lorsque je prends conscience que je suis véritablement seule. Les autres ont pour la plupart un parent un peu en retrait, qui les soutient au moins par la pensée.
Je serre les dents et m'efforce d'avancer à mesure que la file diminue. Au loin, j'aperçois trois bureaux, un face à chaque file, où siègent pour chacun trois soldats de recrutement. Neufs juges. Neufs bourreaux.
Les jeunes qui ont reçu leur affectation repartent la tête haute. Ils ont une carte à la main, stipulant leur numéro et leur nouveau travail. Cette carte est un passe droit : ils devront la présenter à tous les contrôles de police et dès qu'ils quitteront une zone pour entrer dans une autre. Même s'ils ne comprennent pas ce qui est marqué dessus, ils retiennent néanmoins que sans cette carte, ils auront droit à un rapport. Il n'en faut pas plus pour qu'ils pensent à la transporter partout avec eux.
Après l'Affectation, nous intégrons un groupe de formation à notre nouveau travail. C'est l'Initiation. La deuxième des trois étapes pour revendiquer le titre de citoyen du Quartier Populaire. Titre qui permet, entre autre, de fonder sa propre famille.
L'Initiation dure l'équivalent de deux mois. Nos instructeurs sont simplement des vétérans, réquisionnés pour nous instruire sur leur ancien métier. Dans le Quartier Populaire, il n'y a pas d'école, pas de hiérarchie, pas de réelle instruction. Chacun fait ce qu'on lui ordonne, c'est une roue bien huilée.
La file qui me sépare du bureau diminue rapidement. l'Affectation ne dure pas plus d'une minute. Le temps pour les Egides de sortir un dossier, lire le numéro auquel correspond l'assignement de travail, indiquer le jour de repos, donner la carte. Recommencer.
Chaque secteur a un jour de repos différent. Pour Gaël, domaine de l'entretien, secteur des propriétés privées, c'est le mardi. Pour mes parents, usine, secteur de l'agroalimentaire, le jeudi. J'espère que mon jour de congé concordera avec l'un des deux.
Plus que six personnes me séparent de mon bourreau. Quatre garçons, deux filles. Ils attendent, droits, stoïques, mais je parviens à percevoir la tension qui émanent d'eux. Je ne suis pas la seule à être angoissée.
On distingue un brouhaha confus, les chuchotements que s'adressent les jeunes gens qui attendent, pour dissiper leur apréhension. Mais plus l'on s'approche du bureau, plus les voix se tarissent. Une aura de tension émane des Egides, qui semble étouffer le bruit des conversations. Bientôt, plus personne n'ose parler autour de moi, et j'entends mon pouls, pulsasion forte et régulière, marteler mes côtes.
- 1, 2, 6, 5 ? Vous êtes affecté au transport de marchandises dans la zone 1A. Votre jour de repos est le mercredi. Voici votre carte.
- 1, 4, 5, 5 ? Usine, secteur du textile de la zone 2B. Votre jour de repos est le jeudi. Voici votre carte.
- 1, 6, 9, 5 ? Entretien des bâtiments publics de la zone 2A. Votre jour de repos est le samedi. Votre carte.
Trois personnes me séparent encore des Egides qui décideront du reste de ma vie. Je jette un regard anxieux aux deux piles de dossier qui trône à côté de l'un d'eux. La première, il s'agit de ceux qui ont déjà reçu leur affectation. La seconde, ceux qui attendent encore. Mon numéro figure parmi celle là. Je serre les poings, sentant un flôt de colère m'envahir, occultant peu à peu ma peur.
De quel droit peuvent-ils décider du cours de notre existence ? Ils nous ont privés de noms, et, par là même, dépossédés de notre humanité. A leurs yeux, nous sommes des robots. Programmés pour effectuer les tâches qu'ils nous attribuent. Et nous nous plions. Toujours. Parce que nous ne savons pas ce que cela veut dire, de ne pas accepter. Parce que nous ne savons pas qu'une autre manière de vivre est possible. Etait possible. Comment nous battre contre quelque chose que nous ne connaissons pas ? L'idée de lutter ne nous vient même pas.
Il ne faut pas confondre ignorance et imbécilité. On nous a privé de matière à réflexion, mais pas de notre capacité à réfléchir. Nous pouvons comprendre, apprendre. Nous n'en avons simplement pas le loisir, ni même l'envie. On nous innonde de travail, on nous exploite, nous n'avons pas le temps pour autre chose. Nous ne savons même pas qu'il peut exister un "autre chose" avant de l'avoir goûté. Nous ne connaissons que le présent, le labeur, les tâches à accomplir, et les règles. Nous sommes des jongleurs à trois balles, une de plus nous destabilise, elle n'entre pas dans le cadre. Nous ne progressons pas, nous accomplissons le numéro des trois balles, travailler, suivre les règles, obéïr aux instructions. Chaque jour. La possibilité d'évoluer ne nous effleure même pas l'esprit.
Il y en a pourtant qui ont su. Comment l'idée de chercher à se sortir du cercle vicieux de l'ignorance leur est-elle apparue, je n'en ai aucune idée. A ma connaissance, nous sommes quatre à savoir lire, écrire et compter. Quatre, sur une population de plusieurs milliers, c'est peu. Toutefois le prodige n'est pas le nombre que nous sommes, mais comment nous nous sommes échappés de la boucle infernale.
Nous avons trouvé une faille : les livres n'ont pas tous été détruits ou emportés dans le Quartier Privilégié. Nos ancêtres connaissaient la valeur du savoir, ils ont voulu la préserver, pour nous. Ils ont caché des livres, des compte rendus, des manuscrits. Il en suffit d'un pour attiser la curiosité. C'est une porte de sortie.
Tout le monde n'est pas en mesure de saisir cette chance. Un livre est une balle supplémentaire dans le jeu du jongleur. Vite, il faut s'adapter. Mais l'adaptation est une capacité qu'ils sont parvenus à amoindrir. Nous sommes dépendants. Alors, si l'on ne sait pas comment s'y prendre, la balle nous échappe, on la perd. Ainsi ces personnes préfèrent s'en remettre aux Egides qui surveillent notre Quartier. Et le livre est détruit. S'enchainent les questions. Où l'avez-vous trouvé ? Quand ? Êtes-vous venu nous le rendre directement, l'avez-vous parcouru ?... On aurait peut être mieux fait de ne pas le montrer, en fin de compte, se dit-on. Il est trop tard. Il faut répondre, les mots s'échappent. On n'en a pas l'habitude. Quelques bégaiements, réponses laconiques, presques timides. Pourtant nous ne sommes pas en faute. Nous avons ramené le livre. Mais un livre en notre possession fait de nous des suspects, et les mots des Egides sont circonspects. On ne le comprend pas forcément, mais on le sent.
C'est un paradoxe : les Egides se méfient des individus qui leur apportent des objets de l'ancien temps, alors qu'au contraire cela montre l'emprise qu'ils exercent sur eux. Ils auraient bien plus d'intérêt à se méfier des autres.
Mon tour arrive, je déglutis péniblement. L'Egide qui me fait face remarque d'emblée mes poings crispés et m'adresse un regard scrutateur. Je n'avais pas observé qu'il tenait un stylo et une feuille, à moitié noircie d'écriture. je pince les lèvres, comprenant ce que cela implique : il jauge les affectés pour dresser des rapports. Sans doute que sa hiérarchie a demandé un compte rendu précis de cette journée, pour chaque affecté. Cela ne m'arrange pas : de ce que j'observe, je suis de loin la plus tendue de tous les convoqués. Peut être parce que je suis la seule à mesurer pleinement la portée de l'Affectation.
L'Egide me transperce de ses yeux verts et je comprends que je dois lui ennoncer mon numéro. Mais mes mâchoires crispées refusent de coopérer, et je me contente de lui renvoyer son regard. Une, deux secondes s'écoulent. L'Egide à sa droite relève la tête de ses dossiers, surpris de ne pas être sollicité. L'autre m'observe toujours, les yeux plissés, et j'ai le sentiment qu'il lit en moi comme dans un livre. Ses traits usés par le temps sont durs et peu amènes, toute sa personne dégage un sentiment d'intimidation et de condescendance.
Mais le temps file et il reste du monde après moi.
- Numéro ? finit-il par exiger d'une voix rauque, sans détourner le regard.
L'envie de ne pas lui répondre me saisit, si bien que je prends une seconde pour me raisonner. Je ne dois pas m'attirer d'ennuis inutilement. J'en ai déjà bien assez comme ça. Je serre les poings un peu plus et me force à énumérer les chiffres l'un après l'autre d'un ton humble :
- 1, 7, 3, 5.
- 1, 7, 3, 5 ? répète t-il tandis que l'autre parcours les dossiers avant de lui tendre ma fiche. Usine, secteur de l'épuration des eaux, zone 2C. Votre jour de repos est le vendredi. Votre carte, ajoute t-il en me tendant un papier glacé de couleur jaune.
Alors que je la saisis, il m'attrape le poignet et je sursaute. Ses yeux scrutent les miens et un sourire mauvais étire ses traits. Il baisse la voix, de manière à ce que les autres convoqués ne puissent pas l'entendre :
- Ne jouez pas à ça avec moi. Vous perdrez, souffle t-il d'un ton plein de menace.
Sa main enserre mon poignet avec force, et je lutte pour ne pas montrer ma douleur. Mon regard quitte ses yeux pour s'aventurer sur sa veste, et je remarque un badge, sur lequel est inscrit un nom. Jocey. Je m'en souviendrai.
- Je donnerai des ordres pour qu'on ne vous serve pas de déjeuner cette semaine. On ne défie pas un Egide impunément.
Mon petit acte de rébellion a dû le blesser dans son orgueil.
Jocey me tient toujours le bras avec vigueur. Il attend une réaction de ma part. Un acte de soumission. Je me résigne, je ne peux pas lutter, pas comme ça. Alors je le fusille du regard mais hoche la tête. Il a gagné. Il me lâche le bras comme si je l'avais brûlé et reporte son attention sur la personne suivante, parfaitement calme. Il semble déjà m'avoir oubliée. L'empreinte rouge de sa main sur mon bras est seule témoin de ce qui vient de se produire.
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Voilà pour le chapitre 1, j'espère vraiment qu'il vous a plu !
Je poste le suivant mardi prochain