Numéro 1735, [dystopie | romance]

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Ex-libris

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Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Bonjour à tous ! :)
C'est la première fois que je publie dans cette section du forum et j'avoue que je découvre complètement comment cela fonctionne ^^'. Je tiens donc à m'excuser par avance si je ne respecte pas parfaitement les règles de ce forum...

Je souhaite poster mon histoire, entre dystopie, aventure et un peu de romance, qui attend dans mon ordinateur depuis un moment. Si vous prenez le temps de lire le début, je vous remercie infiniment. N'hésitez surtout pas à me signaler des erreurs, me donner des conseils, pour me permettre de m'améliorer !

Ps : je ne peux pas garantir ma régularité de publication...

Sur ce, bonne journée et surtout bonnes lectures ;)
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Sommaire :

L'âge des bâtons de craie

Prologue

Partie 1
  • Chapitre 1
  • Chapitre 2
  • Chapitre 3
  • Chapitre 4


Partie 2
  • Chapitre 5
  • Chapitre 6
  • Chapitre 7


~~~~~~

L'âge des bâtons de craie (extrait du carnet)

- 1735 : IIIII IIIII IIIII III
- 1754 (maman) : IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII
- 1734 (papa) : IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII
- 1625 (Gaël) : IIIII IIIII IIIII IIIII
- 1384 (Jasmine) : IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIIII IIII


Prologue

Ignorer est un verbe, une devise tacite qu'on nous inculque depuis notre naissance. C'est ce verbe qui forge notre éducation et notre mode de vie : moins l'on en sait, mieux l'on se porte. C'est vrai. Désormais, je ne doute pas qu'il vaille mieux ignorer dans quel monde nous vivons plutôt que d'affronter cette réalité.
Pourtant, j'ai cherché à savoir. Etait-ce un besoin instinctif, une curiosité à assouvir ? Un sentiment d'injustice et de rébellion ? Un simple hasard, un caprice ?
L'ignorance est un abîme ; le savoir est un engrenage.
Jusqu'à mes dix ans, je ne savais ni lire, ni écrire, ni compter. Je connaissais quelques lettres de l'alphabet - pas toutes - ainsi que quelques chiffres. Je savais que chaque année ajoutait un baton dessiné à la craie sur le mur de ma chambre. Je savais que chaque trait qui marquait mon mur marquait également mon âge. J'avais l'âge des bâtons de craie. Ce n'est que plus tard que je pus les compter.
Je savais que, pour m'appeler, les autres devaient dire 1735. Non pas mille sept - cent trentre - cinq, mais un sept trois cinq. Ils ne savent pas que les nombres se lisent par paquet, et non l'un après l'autre. Comment leur en vouloir ? On ne leur a pas appris. Moi-même, je l'ignorais. Jusqu'à mes dix ans.
Aujourd'hui, je sais lire, écrire et compter. Malheureusement, c'est difficile d'en tirer avantage : dans ce monde privé de savoir, comment trouver un livre, un papier, un crayon ? Personne n'en a l'utilité.
Par ailleurs, c'est ainsi qu'ils ont procédé. Ils ? Ces hommes qui nous gouvernent, qui nous dominent. Pour nous priver du savoir, ils ont éradiqué le mal à la source : privez nous des livres, et nous oublierons comment lire. C'est facile. Trop, sans doute. C'est pour cela qu'il y a des failles.
Je suis une faille. Et je ne suis pas tout à fait seule... mais qu'importe. Notre savoir est inutile si nous ne pouvons l'exploiter. Nous le cachons, le réduisons au silence. Et nous tâchons de vivre.
Dans les heures troubles qui suivent la fin d'une journée de travail, chacun retourne chez soi. Il y a les corvées ménagères à accomplir ; on passe facilement inaperçu. Ce sont ces heures qu'il nous faut mettre à profit.
Je cache un livre, dans ma chambre, sous une latte de parquet disjointe. Une cachette simple, sans originalité. Mais personne ne le cherchera.
Mon livre, l'unique rescapé que j'ai pu conserver. Il s'intitule La promesse de l'aube. C'est un joli titre. Il apporte une illusion d'espoir.
J'ai beaucoup appris. A l'époque de ce récit, mon pays était dans ce régime que l'on appelle la démocratie. Le peuple fait entendre sa voix. Le peuple sait parler. Il le peut. Pour moi, un monde utopique.
Il y avait également l'art, la culture, l'école. Tant de choses que nous avons perdues - qu'on nous a arrachées. Pour quelle raison ? Par facilité. Un peuple ignorant est malléable. Il est dépendant ; quoi de mieux, pour éviter une rébellion, que de rendre son peuple dépendant du gouvernement ?
Il y a des blancs dans mes connaissances, qui ne peuvent être comblés. J'ignore à quelle époque j'évolue, et les évènements qui me séparent des faits que rapporte ce livre. Je crois savoir que ce roman contient une part de fiction, et cette incertitude est pis qu'une ignorance. Peut être n'y a t-il jamais eu la guerre ? Peut être l'auteur raconte t-il la vie d'un personnage fictif, et non la sienne ? J'aimerais voyager dans le temps.
Ce que je sais, en revanche, c'est que les choses ont changé. La démocratie a disparue. Le peuple aussi. Il n'y a plus que nous, des hommes, des femmes, des enfants qui leur obéïssons. A eux, les Egides, eux qui nous gouvernent.
Nous n'avons plus de nom. Nous n'avons que des numéros. Je suis un numéro. Le 1735. Un sept trois et cinq. A quoi cela correspond t-il ?
Le savoir induit le savoir. C'est un engrenage. Une boucle infernale. Plus l'on sait, plus l'on veut connaître. On veut combler les failles de l'ignorance. La nature n'aime pas le vide. Mais l'ignorance est un abîme. S'il n'y a pas de fond pour ériger les fondations, sur quoi nous bâtir ? C'est à nous de l'imaginer. Le point de départ. Une croix sur une droite, qui nous indique la direction.
Je l'ai établi, ce départ. Et c'est sur cette base fragile que je me construits. Aïden. C'est cela que j'ai choisi pour démarrer ma course. Quelques lettres. Aïden. Un nom véritable, inconnu de presque tous. Mais loin d'être inutile : si, pour eux, je ne suis qu'un numéro, pour moi, je suis quelqu'un.

~~~~~

Voilà pour le début, j'essaierai de poster le 1er chapitre la semaine prochaine si ça en intéresse certains... J'espère que cela vous a plu.

Bonne journée,
Ex-libris :)
Dernière modification par Ex-libris le dim. 21 nov., 2021 10:05 pm, modifié 3 fois.
J4u5

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par J4u5 »

:shock: :o :shock: :o :shock:
Ooooohhh !!! Pour un prologue, je trouve ça vachement bien, dis donc 8-) . Directement, on est captivé par l'histoire, par ce que tu racontes, ce que tu décris sur ce monde pas très très accueillant. Tu arrives à bien créer le suspense et j'aimerais beaucoup avoir un prochain chapitre dans pas longtemps, je dois dire :mrgreen:
C'est vrai que pour l'instant, ton histoire n'est pas extrêmement original mais tu arrives à capter notre attention 😵... C'est dingue !
Ton écriture est je trouve vraiment magnifique ! J'adore toutes les tournures de phrase, les mots que tu utilises et j'espère voir dans pas très longtemps et de nouveau ta plume !
Cette entrée en matière est vraiment génial, bravo :P 8-) !
Ah et d'ailleurs, pourrais tu me prévenir pour la suite stp ;) ?
vampiredelivres

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par vampiredelivres »

Bonjour :)

Déjà, bienvenue dans cette section du forum, ça fait plaisir de voir de nouvelles personnes publier !
En ce qui concerne ton prologue, j'aime beaucoup ta manière d'écrire. C'est fluide, bien imagé, et j'aime bien cette ambiance dystopique que tu nous poses d'entrée de jeu. J'aime beaucoup Aïden et ses questionnements, aussi, ça a l'air d'être un personnage intéressant à suivre, et j'ai hâte de voir comment il va évoluer

J'ai relevé quelques petites bêtises d'orthographe ou d'accords, mais rien de trop grave ^^
Bonne continuation dans l'écriture !
Ex-libris

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

J4u5 a écrit : lun. 06 sept., 2021 5:35 pm :shock: :o :shock: :o :shock:
Ooooohhh !!! Pour un prologue, je trouve ça vachement bien, dis donc 8-) . Directement, on est captivé par l'histoire, par ce que tu racontes, ce que tu décris sur ce monde pas très très accueillant. Tu arrives à bien créer le suspense et j'aimerais beaucoup avoir un prochain chapitre dans pas longtemps, je dois dire :mrgreen:
C'est vrai que pour l'instant, ton histoire n'est pas extrêmement original mais tu arrives à capter notre attention 😵... C'est dingue !
Ton écriture est je trouve vraiment magnifique ! J'adore toutes les tournures de phrase, les mots que tu utilises et j'espère voir dans pas très longtemps et de nouveau ta plume !
Cette entrée en matière est vraiment génial, bravo :P 8-) !
Ah et d'ailleurs, pourrais tu me prévenir pour la suite stp ;) ?
Merci beaucoup pour ton message :) ! Ça me fait vraiment chaud au cœur de pouvoir partager mon histoire et mes personnages, et davantage encore s'ils te plaisent ! C'est noté, je te préviendrai à chaque fois que je publierai ;)
D'ailleurs je compte poster le 1er chapitre ce soir et le 2ème mardi prochain.

Merci encore, bonne journée et bonnes lectures ! ^^
Ex-libris

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

vampiredelivres a écrit : mar. 07 sept., 2021 4:00 am Bonjour :)

Déjà, bienvenue dans cette section du forum, ça fait plaisir de voir de nouvelles personnes publier !
En ce qui concerne ton prologue, j'aime beaucoup ta manière d'écrire. C'est fluide, bien imagé, et j'aime bien cette ambiance dystopique que tu nous poses d'entrée de jeu. J'aime beaucoup Aïden et ses questionnements, aussi, ça a l'air d'être un personnage intéressant à suivre, et j'ai hâte de voir comment il va évoluer

J'ai relevé quelques petites bêtises d'orthographe ou d'accords, mais rien de trop grave ^^
Bonne continuation dans l'écriture !
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis heureuse que le prologue t'ait plu, j'espère que la suite te plaira également :). J'ai essayé de corriger la plupart des fautes d'orthographe mais certaines sont sans doute passées entre les mailles 👀
Je poste la suite dans la foulée.
Encore merci, bonne journée et bonnes lectures ! ^^
Ex-libris

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Partie 1

Chapitre 1


Le temps. C'est une donnée qui semble simple : des secondes, qui composent des minutes, qui elles-mêmes forment des heures, qui à vingt-quatre créent un jour. Des semaines, des mois, des bâtons de craie sur un mur. Aujourd'hui, je peux compter tout cela. Mais comment savoir quel jour de quelle année nous sommes ? Ni les livres ni les bâtons de crai ne peuvent répondre. Ce que je puis dire, c'est que nous sommes le lendemain d'hier, l'hier de demain, un présent fugace, un jour comme les autres.
L'une des premières choses que j'ai apprises, c'est à compter le temps. Etrange de s'apercevoir comment posséder des repères temporels peut changer la perception du quotidien ! Des dates, des chiffres, qui ne désignent plus des hommes, mais une ligne, celle d'une histoire ensevelie par le temps. Je n'ai plus cette chronologie - l'année, le mois, le jour - je dois me référer à une perception du temps qui m'est propre. Je daterai tout, mais les dates n'offreront aucun repère. Juste un aperçu.
Ainsi, nous sommes dimanche 1er janvier, car j'ai cru comprendre que c'était là le premier mois d'une année. Commencer un journal par le commencement d'une année. Je crois que mon raisonnement se tient.
Il faut que je fasse bon usage de ce carnet, mais surtout que je le cache. C'est un miracle que j'ai pu me le procurer, mais il me coûterait la vie si on venait à le découvrir. La latte de parquet disjointe sous mon lit est une cachette idéale. J'y garde mon livre, une ancienne photographie et deux stylos. Un véritable trésor.
Je peine à écrire. Le faible halo que dispense la Lune à travers la fenêtre est une trop maigre lumière. Je devrais arrêter, il est tard, demain c'est l'Affectation, je ne dois pas être en retard. L'Affectation. A cette idée, ma gorge se noue. Dans quel secteur vais-je être affiliée ? Vais-je devoir travailler à l'usine, comme mes parents ? Ou au service de restauration, comme ceux de Gaël ? J'ignore ce que je préfère - ou déteste le moins. Le service éducatif est peut être ce qui me conviendrait le mieux. Bien qu'on ne puisse pas réellement parler d'éducation.
Je pousse un soupir. Je n'ai pas envie de dormir, encore moins d'être demain. Quelques mots, prononcés devant un groupe restreint de personnes, qui décideront d'une vie entière. Comment peut-on nous condamner à cela ? L'Affectation, un jugement, une sentence, autant de synonymes.
Ceux qui passent à l'Affectation sont convoqués en personne par les soldats de recensement envoyés par les Egides. J'ai fini par comprendre que quiconque atteignant ses dix huit ans recevait la visite de ces agents. Bien sûr, personne ici ne connait son âge, puisque personne ne sait compter. C'est une simple déduction de ma part. J'ai dix huit ans cette année. J'ai effacé les bâtons de craie de mon mur pour les repporter à la première page de ce carnet. Indélébiles. Plus discrets. Dix huit petits bâtons qui se suivent, par paquets de cinq.
L'Affectation. C'est ce mot qui depuis quelques temps rythme mon quotidien. Gaël y est dejà passé il y a deux ans, il travaille à présent au service d'entretien des propriétés. Il dit que ça lui convient, je n'insiste pas. Il me suffit d'un regard pour comprendre. Mais nous n'avons pas le choix.
Mes parents me disent de ne pas m'inquiéter. Un sourire encourageant le matin, une tape affective sur la tête le soir. "Ne t'en fais pas, chérie. Les Egides savent ce qui nous convient le mieux". La plupart du temps, je hoche la tête sans un mot. Les contredire équivaudrait à me battre contre du vide.
J'ignore comment mes parents perçoivent réellement le monde qui nous entoure. Je crois qu'ils s'efforcent simplement de suivre le quotidien qu'on leur a tracé, sans poser de question. Leur visage n'exprime jamais de colère ou de lassitude. C'est à croire qu'ils ne ressentent pas d'émotion.
Mais il faut que je cesse d'écrire pour aujourd'hui. Si je veux bénéficier d'un peu de repos avant le lever du jour, je dois m'endormir sans tarder.


Je me glisse sous le lit et tatonne à l'aveuglette pour reprérer la latte de bois disjointe. Je la soulève, glisse le carnet et le stylo dans le creux, et la remet en place. Je monte ensuite sur le lit dans un froissement de draps. C'est alors que je me rends compte que je ne parviendrai pas à trouver le sommeil. Mes pensées s'égarent, fièvreuses. Il faut que je voie Gaël. Ou Jasmine. Que je parle avec quelqu'un qui puisse comprendre.
Je n'ai pas baissé le store de ma fenêtre, et j'aperçois de mon lit le croissant lumineux de la lune. La Lune, un astre intemporel. Un lien entre hier et demain. Cette idée me calme.
La tête enfouie dans l'oreiller, je repense aux propos de Gaël. Ils remontent à une semaine - je ne suis pas parvenue à le revoir depuis - mais ils apportent du baume au coeur.
- Quoi qu'on t'annonce lundi, n'oublie pas une chose : tu es Aïden. Pas un simple numéro, pas un pion qui accomplit des corvées. Tu es une personne magnifique et combattive. Ce ne sont pas quelques mots qui vont t'abattre, pas vrai ?

La place de la mairie est bondée. Des jeunes gens qui attendent comme moi leur attribution. Je viens d'arriver, je suis un peu en avance (l'alarme n'a pas encore sonné), pourtant les files s'amoncèlent déjà. Une longue attente en perspective. Je m'insère à la fin de la troisième, celle de gauche, qui me paraît la plus longue. Je voudrais retarder le plus possible le moment décisif. L'angoisse me donne envie de fuir à toutes jambes, mais un simple regard par dessus mon épaule et je comprends que c'est inenvisageable. Des soldats rodent aux quatre coins de la place, par dizaines, et armés. A croire qu'ils s'attendent à une émeute ou un mouvement de foule. Comme si ça pouvait arriver !
D'un regard, je parcours la place pour tenter d'apercevoir Gaël. J'espérais qu'il viendrait m'encourager comme je l'avais fait pour lui il y a deux ans, mais je me résigne : il a un travail aujourd'hui et ne peut pas déroger à ses obligations pour un caprice de petite fille. Mais une aiguille titille mon coeur lorsque je prends conscience que je suis véritablement seule. Les autres ont pour la plupart un parent un peu en retrait, qui les soutient au moins par la pensée.
Je serre les dents et m'efforce d'avancer à mesure que la file diminue. Au loin, j'aperçois trois bureaux, un face à chaque file, où siègent pour chacun trois soldats de recrutement. Neufs juges. Neufs bourreaux.
Les jeunes qui ont reçu leur affectation repartent la tête haute. Ils ont une carte à la main, stipulant leur numéro et leur nouveau travail. Cette carte est un passe droit : ils devront la présenter à tous les contrôles de police et dès qu'ils quitteront une zone pour entrer dans une autre. Même s'ils ne comprennent pas ce qui est marqué dessus, ils retiennent néanmoins que sans cette carte, ils auront droit à un rapport. Il n'en faut pas plus pour qu'ils pensent à la transporter partout avec eux.
Après l'Affectation, nous intégrons un groupe de formation à notre nouveau travail. C'est l'Initiation. La deuxième des trois étapes pour revendiquer le titre de citoyen du Quartier Populaire. Titre qui permet, entre autre, de fonder sa propre famille.
L'Initiation dure l'équivalent de deux mois. Nos instructeurs sont simplement des vétérans, réquisionnés pour nous instruire sur leur ancien métier. Dans le Quartier Populaire, il n'y a pas d'école, pas de hiérarchie, pas de réelle instruction. Chacun fait ce qu'on lui ordonne, c'est une roue bien huilée.
La file qui me sépare du bureau diminue rapidement. l'Affectation ne dure pas plus d'une minute. Le temps pour les Egides de sortir un dossier, lire le numéro auquel correspond l'assignement de travail, indiquer le jour de repos, donner la carte. Recommencer.
Chaque secteur a un jour de repos différent. Pour Gaël, domaine de l'entretien, secteur des propriétés privées, c'est le mardi. Pour mes parents, usine, secteur de l'agroalimentaire, le jeudi. J'espère que mon jour de congé concordera avec l'un des deux.
Plus que six personnes me séparent de mon bourreau. Quatre garçons, deux filles. Ils attendent, droits, stoïques, mais je parviens à percevoir la tension qui émanent d'eux. Je ne suis pas la seule à être angoissée.
On distingue un brouhaha confus, les chuchotements que s'adressent les jeunes gens qui attendent, pour dissiper leur apréhension. Mais plus l'on s'approche du bureau, plus les voix se tarissent. Une aura de tension émane des Egides, qui semble étouffer le bruit des conversations. Bientôt, plus personne n'ose parler autour de moi, et j'entends mon pouls, pulsasion forte et régulière, marteler mes côtes.
- 1, 2, 6, 5 ? Vous êtes affecté au transport de marchandises dans la zone 1A. Votre jour de repos est le mercredi. Voici votre carte.
- 1, 4, 5, 5 ? Usine, secteur du textile de la zone 2B. Votre jour de repos est le jeudi. Voici votre carte.
- 1, 6, 9, 5 ? Entretien des bâtiments publics de la zone 2A. Votre jour de repos est le samedi. Votre carte.
Trois personnes me séparent encore des Egides qui décideront du reste de ma vie. Je jette un regard anxieux aux deux piles de dossier qui trône à côté de l'un d'eux. La première, il s'agit de ceux qui ont déjà reçu leur affectation. La seconde, ceux qui attendent encore. Mon numéro figure parmi celle là. Je serre les poings, sentant un flôt de colère m'envahir, occultant peu à peu ma peur.
De quel droit peuvent-ils décider du cours de notre existence ? Ils nous ont privés de noms, et, par là même, dépossédés de notre humanité. A leurs yeux, nous sommes des robots. Programmés pour effectuer les tâches qu'ils nous attribuent. Et nous nous plions. Toujours. Parce que nous ne savons pas ce que cela veut dire, de ne pas accepter. Parce que nous ne savons pas qu'une autre manière de vivre est possible. Etait possible. Comment nous battre contre quelque chose que nous ne connaissons pas ? L'idée de lutter ne nous vient même pas.
Il ne faut pas confondre ignorance et imbécilité. On nous a privé de matière à réflexion, mais pas de notre capacité à réfléchir. Nous pouvons comprendre, apprendre. Nous n'en avons simplement pas le loisir, ni même l'envie. On nous innonde de travail, on nous exploite, nous n'avons pas le temps pour autre chose. Nous ne savons même pas qu'il peut exister un "autre chose" avant de l'avoir goûté. Nous ne connaissons que le présent, le labeur, les tâches à accomplir, et les règles. Nous sommes des jongleurs à trois balles, une de plus nous destabilise, elle n'entre pas dans le cadre. Nous ne progressons pas, nous accomplissons le numéro des trois balles, travailler, suivre les règles, obéïr aux instructions. Chaque jour. La possibilité d'évoluer ne nous effleure même pas l'esprit.
Il y en a pourtant qui ont su. Comment l'idée de chercher à se sortir du cercle vicieux de l'ignorance leur est-elle apparue, je n'en ai aucune idée. A ma connaissance, nous sommes quatre à savoir lire, écrire et compter. Quatre, sur une population de plusieurs milliers, c'est peu. Toutefois le prodige n'est pas le nombre que nous sommes, mais comment nous nous sommes échappés de la boucle infernale.
Nous avons trouvé une faille : les livres n'ont pas tous été détruits ou emportés dans le Quartier Privilégié. Nos ancêtres connaissaient la valeur du savoir, ils ont voulu la préserver, pour nous. Ils ont caché des livres, des compte rendus, des manuscrits. Il en suffit d'un pour attiser la curiosité. C'est une porte de sortie.
Tout le monde n'est pas en mesure de saisir cette chance. Un livre est une balle supplémentaire dans le jeu du jongleur. Vite, il faut s'adapter. Mais l'adaptation est une capacité qu'ils sont parvenus à amoindrir. Nous sommes dépendants. Alors, si l'on ne sait pas comment s'y prendre, la balle nous échappe, on la perd. Ainsi ces personnes préfèrent s'en remettre aux Egides qui surveillent notre Quartier. Et le livre est détruit. S'enchainent les questions. Où l'avez-vous trouvé ? Quand ? Êtes-vous venu nous le rendre directement, l'avez-vous parcouru ?... On aurait peut être mieux fait de ne pas le montrer, en fin de compte, se dit-on. Il est trop tard. Il faut répondre, les mots s'échappent. On n'en a pas l'habitude. Quelques bégaiements, réponses laconiques, presques timides. Pourtant nous ne sommes pas en faute. Nous avons ramené le livre. Mais un livre en notre possession fait de nous des suspects, et les mots des Egides sont circonspects. On ne le comprend pas forcément, mais on le sent.
C'est un paradoxe : les Egides se méfient des individus qui leur apportent des objets de l'ancien temps, alors qu'au contraire cela montre l'emprise qu'ils exercent sur eux. Ils auraient bien plus d'intérêt à se méfier des autres.
Mon tour arrive, je déglutis péniblement. L'Egide qui me fait face remarque d'emblée mes poings crispés et m'adresse un regard scrutateur. Je n'avais pas observé qu'il tenait un stylo et une feuille, à moitié noircie d'écriture. je pince les lèvres, comprenant ce que cela implique : il jauge les affectés pour dresser des rapports. Sans doute que sa hiérarchie a demandé un compte rendu précis de cette journée, pour chaque affecté. Cela ne m'arrange pas : de ce que j'observe, je suis de loin la plus tendue de tous les convoqués. Peut être parce que je suis la seule à mesurer pleinement la portée de l'Affectation.
L'Egide me transperce de ses yeux verts et je comprends que je dois lui ennoncer mon numéro. Mais mes mâchoires crispées refusent de coopérer, et je me contente de lui renvoyer son regard. Une, deux secondes s'écoulent. L'Egide à sa droite relève la tête de ses dossiers, surpris de ne pas être sollicité. L'autre m'observe toujours, les yeux plissés, et j'ai le sentiment qu'il lit en moi comme dans un livre. Ses traits usés par le temps sont durs et peu amènes, toute sa personne dégage un sentiment d'intimidation et de condescendance.
Mais le temps file et il reste du monde après moi.
- Numéro ? finit-il par exiger d'une voix rauque, sans détourner le regard.
L'envie de ne pas lui répondre me saisit, si bien que je prends une seconde pour me raisonner. Je ne dois pas m'attirer d'ennuis inutilement. J'en ai déjà bien assez comme ça. Je serre les poings un peu plus et me force à énumérer les chiffres l'un après l'autre d'un ton humble :
- 1, 7, 3, 5.
- 1, 7, 3, 5 ? répète t-il tandis que l'autre parcours les dossiers avant de lui tendre ma fiche. Usine, secteur de l'épuration des eaux, zone 2C. Votre jour de repos est le vendredi. Votre carte, ajoute t-il en me tendant un papier glacé de couleur jaune.
Alors que je la saisis, il m'attrape le poignet et je sursaute. Ses yeux scrutent les miens et un sourire mauvais étire ses traits. Il baisse la voix, de manière à ce que les autres convoqués ne puissent pas l'entendre :
- Ne jouez pas à ça avec moi. Vous perdrez, souffle t-il d'un ton plein de menace.
Sa main enserre mon poignet avec force, et je lutte pour ne pas montrer ma douleur. Mon regard quitte ses yeux pour s'aventurer sur sa veste, et je remarque un badge, sur lequel est inscrit un nom. Jocey. Je m'en souviendrai.
- Je donnerai des ordres pour qu'on ne vous serve pas de déjeuner cette semaine. On ne défie pas un Egide impunément.
Mon petit acte de rébellion a dû le blesser dans son orgueil.
Jocey me tient toujours le bras avec vigueur. Il attend une réaction de ma part. Un acte de soumission. Je me résigne, je ne peux pas lutter, pas comme ça. Alors je le fusille du regard mais hoche la tête. Il a gagné. Il me lâche le bras comme si je l'avais brûlé et reporte son attention sur la personne suivante, parfaitement calme. Il semble déjà m'avoir oubliée. L'empreinte rouge de sa main sur mon bras est seule témoin de ce qui vient de se produire.

~~~~~
Voilà pour le chapitre 1, j'espère vraiment qu'il vous a plu !
Je poste le suivant mardi prochain ;)
J4u5

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par J4u5 »

👏
Yes ! Le premier chapitre que je lis de ton histoire :D ! Comme je m'y attendais, il ne déloge pas du prologue. J'avais hâte de voir cette suite et je n'ai vraiment pas été déçu :lol: . En vrai, ton roman me rappelle un peu la trilogie d'Ally Condie, Promise. Je sais pas si tu connais ? Mais en tout cas, personnellement, la dystopie est un thème que j'adore. Quand à ton écriture... C'est extrêmement fluide, extrêmement facile à lire et ta plume est extrêmement détaillée :mrgreen: . Que de "extrêmement".
Le scénario n'est pas des plus original mais je te fais confiance pour embraser tout ça par la suite :mrgreen: :lol: .
Félicitations pour ce premier chapitre ^^ !!!
DanielPagés

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par DanielPagés »

Ca faisait longtemps que je n'avais pas fait le tour des nouveautés sur le forum. Je passais donc, en vitesse... et je suis tombé sur ton texte.
Je m'intéresse aux dystopies.
Elles dessinent dans la brume ce que sera - ou ce que ne sera pas - demain.
On espère qu'une fois la brume dissipée, il ne nous restera que le pâle souvenir d'un cauchemar. Et qu'on en rira aux éclats.
Mais une trace d'angoisse reste au fond de nous qui nous invite à faire attention à chaque pierre que nous utilisons pour construire le monde à venir...

Donc, disais-je, j'ai lu ton prologue qui m'a suffisamment scotché pour que je me sente obligé de lire ton premier chapitre.
La première chose que j'ai faite après la lecture du prologue, c'est aller voir ton profil. Un peu déçu. J'aime trop pouvoir visualiser l'auteur ou l'autrice derrière le texte. (une autrice, je pense) (et si t'as un prénom, c'est plus agréable :lol: )
En ce qui concerne le prologue, pour moi, c'est bien travaillé, c'est bien écrit, c'est fluide, intelligent et ça fait peur. Je fais toujours le lien avec l'actualité et le glissement même pas insidieux vers une société de contrôle, peuplée de sans-visages et de numéros.
Le premier chapitre est tout à fait dans cette logique : la carte qui te permet de travailler et donc de vivre, des droits précaires pour des êtres non-pensants aptes à obéir et à produire... Heureusement on sent qu'il y a un embryon de résistance ! :oops:
Je ne sais pas où tu vas nous mener, mais je vais suivre ton histoire.
J'adore le concept des bâtons de craie pour toute culture, ça m'a marqué...

Techniquement, le prologue est bien travaillé, si bien que j'ai calculé deux fois ton âge à partir de ton année de naissance ! Bravo ! :lol:
Dans le premier chapitre, il reste quelques maladresses, il me semble, et quelques fautes, mais très peu. Si t'as envie ou besoin d'aide de ce côté là, tu n'hésites pas à me demander.
Continue, c'est vraiment très bon. Et j'ai vraiment envie de connaître la suite ! :lol:
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Vos commentaires me font extrêmement plaisir ! Je suis ouverte à tous les conseils que vous pouvez me donner. La version que je publie ici est encore assez faible et méritera sans doute une réécriture... Pourriez vous m'indiquer les passages les plus maladroits ? Quant aux fautes d'orthographe, j'y travaille encore, mais elles persistent à m'échapper 😅.
Ps : Je m'appelle Annaëlle et je suis effectivement une autrice (du moins, en devenir). Je compte 16 petits bâtons de craie sur mon mur, mais j'espère que mon âge ne se remarque pas trop au travers de mon écriture ;) .
DanielPagés

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par DanielPagés »

Hello Annaëlle ! :lol: ouais, merci pour le prénom, c'est quand même plus humain !
Bon, j'ai tout repris et corrigé avec quelques commentaires...
Il me semblait qu'ici on pouvait insérer un fichier, mais je ne trouve pas le moyen. Si tu me laisses une adresse mail (en message privé) (tu en crées une jetable si tu veux pas donner la tienne vraie :lol: ) ou messenger (en message privé), je peux te le passer au format word ou PDF. Ca serait le plus simple.
Je te fais un MP.
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

DanielPagés a écrit : mar. 14 sept., 2021 4:19 pm Hello Annaëlle ! :lol: ouais, merci pour le prénom, c'est quand même plus humain !
Bon, j'ai tout repris et corrigé avec quelques commentaires...
Il me semblait qu'ici on pouvait insérer un fichier, mais je ne trouve pas le moyen. Si tu me laisses une adresse mail (en message privé) (tu en crées une jetable si tu veux pas donner la tienne vraie :lol: ) ou messenger (en message privé), je peux te le passer au format word ou PDF. Ca serait le plus simple.
Je te fais un MP.
Voilà, j'ai répondu en MP à ton message. Je poste tout de suite le chapitre 2 ^^
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

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Chapitre 2

Lundi 2 janvier


Usine. Épuration des eaux. Vendredi. Ces trois mots résonnent dans ma tête tandis que je m'éloigne d'un pas lourd, la carte à la main. La déception doit se lire sur mon visage ; je sais que Jocey se fera un plaisir de la mentionner dans son rapport, après la petite résistance dont j'ai fait preuve avec lui. Mais je m'en fiche. Vendredi. Ce n'est pas le jeudi. Comment pourrai-je retrouver Gaël, dans ces conditions ?
Ma colère a disparu, ma peur aussi. Je m'éloigne sans regarder où je vais. Je suis censée rentrer chez moi et préparer mes affaires avant de me rendre à la cantine de ma zone ; celle dans laquelle travaillent les parents de Gaël. Mais je n'ai pas faim. Je n'ai pas envie de rentrer, retrouver mes parents qui m'interrogeront, m'efforcer de cacher ma déception. Pas encore. Il me faut un moment pour digérer.
J'emprunte la première ruelle sur la gauche et m'aventure entre les immeubles pavillonnaires de la zone 1B. Mon appartement se situe de l'autre côté de la place de la mairie, dans la zone 1A, parfaitement à l'opposé de la direction vers laquelle je me dirige. Si un soldat prend la peine de m'arrêter, ma carte jaune lui indiquera directement que je ne suis pas censée être ici. Je serai bonne pour un rapport. Je dois faire demi-tour.
Je m'arrête et m'adosse à un mur, dans un renfoncement à l'abri des regards pour reprendre mes esprits. Je suis puérile. Je savais que ce jour arriverait. Je savais à quoi m'attendre. Je croyais m'être résignée.
Je prends une grande inspiration et ferme les yeux. Epuration des eaux. Zone 2C, l'une des plus excentrées. Non, même en faisant des efforts, je ne parviens pas à trouver un point positif. Ce métier n'est enviable pour personne. Chacun préfère demeurer dans le secteur de ses parents, dans la zone A ou B. Pas la zone C.
Je frappe le mur de mon poing. Un coup, pour laisser échapper ma frustration. Alors, ce sera ça, ma vie ? Des allers-retours entre la zone 1B et 2C ? Sans Gaël ? A vivre chez mes parents sans jamais les voir, parce que nos horaires seront trop différents ?
Même en sachant que je n'y peux rien changer, j'ai du mal à y croire. Ma vie ne sera plus jamais la même.
Une rumeur monte de la ruelle et je comprends que la cantine va ouvrir pour le petit-déjeuner. Je décide finalement de m'y rendre : si je n'ai pas le droit à un déjeuner pendant une semaine, je dois tâcher de compenser le matin. Et j'espère apercevoir Gaël, puisque nous avons tous les mêmes horaires de repas.
J'arrive à la cantine commune avant que la sonnerie annonçant sept heures ne retentisse. Les portes ne sont pas encore ouvertes, et à nouveau une file s'est formée. Il n'y en a qu'une, cette fois : pas de bureux pour nous imposer un ordre strict, et une seule entrée.
La cantine commune est un grand bâtiment rectangulaire conçu de béton et de métal, dont l'esthétisme évoque une construction inachevée. Les grandes portes à battant à demies-vitrées cachent un self service constitué de mets simples et fades, variant en fonction des jours. De grandes tables en inox nous attendent, reflétant les lumières crues des néons du plafond.
Je rejoins la file, guêtant Gaël du regard. Il devrait se trouver ici aussi mais je ne le vois pas. Il doit être trop loin dans la file pour que je le reconnaisse. Pourtant, cela m'étonne qu'il ne m'ait pas attendue.
Une sensation furtive me chatouille les bras, et j'aperçois un corps svelte surmonté d'une chevelure blonde longer la cantine jusqu'à parvenir à un angle, à l'abri des regards. Malgré mon humeur sombre, je dois retenir un sourire. Même s'il fait des efforts, sa discrétion n'est pas son domaine : je doute d'être la seule à l'avoir vu se faufiler derrière le bâtiment. Et en le rejoignant, je ne ferais que le dévoiler davantage.
D'un regard bref, j'examine les lieux. Les Egides envoient chaque semaine plusieurs escouades de soldats afin de surveiller notre Quartier. Cependant, je n'en distingue aucun aux alentours, chose passablement étrange. Je sais que nous sommes surveillés en permanence, alors, où sont-ils ?
La cantine ne tardera pas à ouvrir. Si je veux pouvoir enfin retrouver Gaël, c'est le moment ou jamais.
Je quitte distraitement la file, laissant un espace vacant immédiatement comblé par la jeune femme qui attend derrière moi. Elle regarde devant elle les portes qui demeurent closes. En temps normal, j'aurais eu pitié d'elle - le fait qu'elle ne soit même pas surprise de me voir quitter la file, ce qui est parfaitement interdit, prouve qu'elle a perdu tout sens critique. Mais dans ce cas précis, cela sert mes intérêts.
Je m'avance lentement jusqu'au mur de la cantine, m'attendant à tout moment à être interpellée pour me ramener à l'ordre. Mais rien. Je longe le mur du même pas tranquille, fixant du regard le coin derrière lequel Gaël a disparu. Trois mètres... deux... plus qu'un... Je tourne à l'angle et me fond dans la pénombre qu'offre l'espace étroit séparant la cantine de l'immeuble d'à côté.
- Salut, lutin, souffle une voix dans mon dos.
Je me retourne vivement et me retrouve dans les bras de Gaël. Son contact, après ce début de matinée éprouvant, est réconfortant. Je m'écarte doucement et lui donne une tape sur l'épaule :
- Arrête de m'appeler comme ça. Tu es le seul à connaître mon prénom, alors j'aimerais que tu l'utilises quand tu le peux.
Gaël avait décidé de me surnommer "lutin" depuis qu'il avait découvert des illustrations de ces créatures dans un vieux livre de contes. Selon lui, je leur ressemblais ! "C'est dans la forme du visage, avait-il expliqué. Et un petit quelque chose dans les yeux..." Alors il avait éclaté de rire et j'avais compris qu'il me chariait. Trop tard, le surnom était resté.
- Comment ça s'est passé ? chuchotte t-il.
Seuls résonnent aux alentours les pas des personnes qui approchent de la cantine, le trépignement de ceux qui attendent et le remue-ménage à l'intérieur du bâtiment pour les derniers préparatifs avant de nous faire entrer. Nos paroles sont facilement perceptibles au milieu de tous ces bruits étouffés.
Je secoue la tête pour éluder sa question mais Gaël n'est pas dupe. Il me saisit la main et la serre doucement, en signe de soutien. Le sourire a déserté son visage et son regard est plus grave. Il parait soudain adulte. Mais, pensé-je avec amertume, c'est peut être le plus adulte d'entre nous.
- A quoi as-tu été affectée ?
- Usine d'épuration des eaux, en zone 2C.
Je n'en dis pas plus, de peur qu'il ne perçoive les trémolos de ma voix. Inutile, il en est aussi déçu que moi. Son regard s'assombrit et je vois sa mâchoire se crisper.
- Connards, souffle t-il entre ses dents.
Je hoche la tête. Insulter les Egides est inutile, mais face à notre impuissance, c'est tout ce que nous pouvons faire pour expier notre frustration.
- On ne pourra plus se voir le jeudi. Mon jour de repos est le vendredi, ajouté-je en baissant les yeux. Et... j'ai été stupide. J'ai provoqué l'Egide à la mairie et il a trouvé le moyen de se venger.
Gaël fronce les sourcils et me dévisage.
- Il t'a collé un rapport ?
Je secoue la tête.
- Il me prive de mon déjeuner pour la semaine. Je dois bosser toute la journée.
Il pince les lèvres. Ses yeux jettent des éclairs, mais il ne dit rien. Il n'y a rien à dire. Rien à faire.
- Qu'est ce que tu as fait pour le provoquer ?
- J'ai seulement attendu qu'il me demande mon numéro avant de le lui dire, je réponds avec un geste évasif de la main. Je pense qu'il a dû ressentir une joie mauvaise à me punir sans raison valable.
Je l'imagine parfaitement sourire sournoisement à ses amis en racontant comment il a abusé de son autorité.
- Au moins, tu n'auras pas à subir la nourriture infecte qu'ils nous servent, ironise Gaël.
Certes, elle est infecte, mais elle a le mérite d'être nourrissante. A cette pensée, mon estomac se met à gargouiller. Je grimmace : la faim me tenaille déjà.
- Alors je pourrai essayer de t'apporter une partie de mon déjeuner le midi, propose t-il. Pour aller en zone 2C, tu dois prendre le train en zone 2A. On se retrouve sur le quai ? Comme ça, tu ne mourras pas de faim.
- Merci, mais tu sais bien que c'est impossible. Ta carte ne te permet pas d'aller à la gare.
- Ca n'empêche pas d'essayer, assure t-il. Il est hors de question que tu te crèves à la tâche par leur faute. Tu auras besoin de manger.
Je hoche la tête et serre sa main. J'ignore ce que j'aurais fait, si je ne l'avais jamais rencontré. Si le hasard ne l'avait pas mis sur mon chemin. Je crois que je serais devenue folle.
Je le prends dans mes bras. L'angoisse accumulée durant la semaine et l'immense déception dont je viens de faire les frais me tombent dessus tout à coup. Je me retiens de pleurer. J'ai les nerfs à bout. Gaël me serre contre lui avec force. J'ignore comment il fait pour se montrer aussi stoïque face aux évènements. Il y a deux ans, lui-même avait accepté son affectation sans broncher. Je regrette de ne pas lui ressembler davantage.
- Ca va aller, murmure t-il contre mon oreille.
Des paroles en l'air, mais on voudrait y croire.
J'écarte un peu la tête et l'observe. Ses yeux sont toujours aussi sombres, sa machoire toujours aussi crispée. Seuls ses bras autour de moi évoquent la douceur.
Sa bouche est seulement à quelques centimètres de la mienne. Son regard brûlant scrute le mien et un frisson me parcours l'échine.
Pendant des années, j'avais considéré Gaël comme un grand frère. Je l'admirais et désirais le rendre fier. Peu à peu, en grandissant et en le voyant mûrir, mes sentiments se sont métamorphosés à son égard. Des sentiments réprouvés, interdits.
- Gaël... murmuré-je, mais je n'ai pas le temps de terminer ma phrase.
Il m'embrasse avec douceur. Je ferme les yeux. Son corps est chaud contre le mien, réconfortant par sa puissance. Un feu brûlant me parcours les veines et j'oublie où nous sommes et ce que je viens d'apprendre. Nous ne sommes plus que tous les deux. Ensemble.
Je lui renvoie son baiser avec fougue, et ma main s'aventure dans ses cheveux. Ils sont doux, légèrements bouclés. Gaël dégage une senteur de pin et d'épices. Une odeur ennivrante.
Sa main se pose sur ma taille et un frisson me parcours. Il m'attire plus près de lui.
- Aïden, souffle t-il.
J'ouvre les yeux. Nous nous contemplons un instant en silence puis je réalise où nous sommes. Et ce que nous faisons. Je rougis et me détache de lui, sans oser croiser son regard.
- On ne peut pas faire ça, dis-je en me détournant, tentant de recouvrer mon calme.
Gaël me scrute et je me sens fébrile. Je donnerais cher à cet instant pour connaître ses pensées.
- Au diable les interdits, jure t-il en crispant les poings.
C'est la première fois que je le vois perdre son calme. Je me retourne vers lui. Je lis une peine immense dans son regard, le reflet de la mienne. A nouveau, l'envie de le prendre dans mes bras me saisit, mais je me retiens. Je dois garder la tête froide et lui aussi.
- Gaël... tu sais bien ce qui pourrait arriver si on nous surprenait...
Il se passe une main sur le visage et hoche péniblement la tête. Nous en sommes tous les deux conscients. La peine capitale. Peu à peu, il parvient à se calmer, et je vois ses muscles se détendre un à un.
L'agitation soudaine me ramène aux considérations présentes. Je jette un regard discret derrière l'angle de la bâtisse. Les portes sont ouvertes, occasionnant un remue ménage bruyant contrastant avec le calme étouffé des minutes précédentes. Je me tourne vers Gaël.
- C'est ouvert, lui indiqué-je d'une voix que je tâche de rendre neutre, même s'il a déjà dû le comprendre. Nous ferions mieux d'y aller.
Il hoche la tête en silence et attrape ma main. Je lis un feu brûlant dans son regard tandis qu'il la porte à ses lèvres.
- Vas-y la première, chuchotte t-il avant de me lâcher.
L'instant d'après, j'ai rejoint la foule qui s'engouffre dans la cantine. Je jette un regard derrière moi. Gaël ne m'a pas suivie.

Je m'installe seule à une table. Je n'ai pas envie de me mêler aux autres pour partager mon sentiment sur mon affectation. Je ne pourrais pas avouer qu'elle ne me convient pas. Les Egides savent ce qui est le mieux pour nous, m'assurerait-on. Et vu mon état d'agitation, je serais bien capable de répliquer et m'attirer de gros ennuis.
Je n'ai plus faim, pourtant je me force autant que je le peux. Je sais que Gaël fera son possible pour m'apporter une partie de son déjeuner, mais je doute qu'il y parvienne vraiment. Les gares sont les axes les plus surveillés du Quartier. Je suppose que les Egides ont peur que nous les empruntions pour essayer de nous enfuir. Ils n'ont pas tort, l'idée m'a déjà traversé l'esprit un bon nombre de fois. Mais j'ai vite renoncé : c'était du suicide. Néanmoins, maintenant que je possède une carte me donnant libre accès à la gare 2, peut être que l'idée n'est plus aussi inenvisageable...
Le Quartier Populaire est clôturé par un immense mur de béton, de la taille d'un immeuble de quatre étages. Il est impossible de voir au-delà, nous sommes véritablement coupés du reste du monde. S'il existe encore un monde.
Il y a trois entrées qui permettent de franchir ce mur de béton, réservées aux trains. Eux-seuls peuvent effectuer les transactions entre le Quartier Populaire et le Quartier Privilégié, où résident les Egides.
Je ne me suis jamais rendue dans le Quartier Privilégié. Il parait que certains citoyens ont eu cette chance, mais je crois qu'il s'agit d'une rumeur infondée. Peut être mise en place par les Egides eux-mêmes pour nous donner le sentiment que nous ne sommes pas réellement coupés du monde. Je ne le saurai jamais. Cela ne m'empêche pas de me perdre en conjectures. J'ignore comment fonctionne le système, chez eux. Jasmine m'a dit que tout reposait sur une hiérarchie précise, comme à l'Ancien Temps. Peut être des castes. Mais comme ni l'une ni l'autre n'avons la possibilité de le vérifier, nous n'y attachons pas de réel crédit. En vérité, les hypothèses nous permettent de constater que nous n'avons pas perdu notre capacité de réflexion plutôt qu'à chercher des réponses.
Je saisis une serviette et emballe le reste de mon petit-déjeuner. Ce qui s'est passé entre Gaël et moi m'a coupé l'appétit. J'ai envie d'entrer dans un trou de souris. J'ai envie de le voir. Trop de sentiments confus en même temps, trop d'interdits soulevés. Nous ne pouvons pas choisir notre partenaire, ni même faire preuve de démonstration affective en extérieur. Ce dernier point n'est pas un problème, puisque les couples ne s'aiment généralement pas beaucoup.
J'ignore comment fonctionne le système d'attribution des partenaires. Repose t-il sur des probabilités d'affinités ? Prenant en compte des critères comme le caractère, la productivité, le degré de soumission aux Egides ? Serait-ce pour cela que les Egides rédigent des rapports hebdomadaires sur nous ? C'est une possibilité.
L'Appariemment. C'est ainsi qu'ils l'appellent. L'ultime étape avant de revendiquer le droit de citoyenneté. Cela me révulse. Le nom à lui seul témoigne de la manière dont les Egides nous considèrent : de simples machines. Dépourvues d'identité et de sentiments.
Je m'empresse de rentrer chez moi. Il faut que je prépare mes affaires rapidement avant de me rendre à la gare, puisque je ne l'ai pas fait tout à l'heure.
En sortant de la cantine, je me suis aventurée dans le coin où Gaël et moi nous étions cachés. Il n'y était plus. Puisqu'il n'est pas non plus venu manger, j'en ai déduis qu'il devait être rentré chez lui.
Je foure dans un vieux sac à dos le pain et le fromage que j'ai emballés dans la serviette. J'ajoute un manteau et un masque PCR - les eaux usées sont souvent infestées de nombreuses maladies. Il faut prendre ses précautions. Je mets ensuite une paire de gants en latex et une bouteille d'eau. L'uniforme devrait quant à lui m'être fourni sur place. Enfin, je n'oublie pas de laisser la carte jaune à portée de main.
Une sonnerie stridente retentit. C'est l'heure où nous sommes censés quitter la cantine pour gagner notre poste de travail. Avec un soupir de lassitude, je passe la bride du sac sur mon épaule et me dirige vers la gare.
Le train numéro deux dessert les gares en zone 1C, 1A, 2A et 3C. C'est à cette dernière que je descends, après 20 longues minutes de trajet. Je dois encore marcher une bonne dizaine de minutes avant d'arriver à destination ; aucun train ne dessert la zone 1C. C'est en partie pour cela que cette zone est tant détestée.
Je suis arrivée à la gare en avance tout à l'heure, espérant sans vraiment y croire retrouver Gaël. Ca n'a pas été une grande surprise de constater qu'il ne viendrait pas. Nous nous étions fait des illusions ; la vigilance des Egides ne se contourne pas aussi facilement. J'espère néanmoins qu'il ne se sera pas attiré d'ennuis.
Arrivée en zone 3C, je descends en même temps qu'une foule de passagers. Le train se vide entièrement. C'est la dernière gare de la ligne. Alors il va continuer son chemin et traverser le Mur. Et une trape métallique se refermera sur lui, pour nous empêcher de le suivre. Il n'y a pas d'issue.
Je quitte le quai et m'arrête un instant pour contempler les rues qui s'offrent à moi. Elles sont plus larges qu'au centre du Quartier, et plus ouvertes. Il n'y a pas d'habitations en zone C, seulement des usines, des entrepots, tout ce qui est trop encombrant ou trop polluant pour figurer au coeur de la ville. Les usines d'assainissement des eaux se situent généralement à l'endroit le plus reculé de la zone C, non loin du Mur. Pour garantir le Quartier des odeurs pestilencielles et des maladies.
Je m'engage dans une rue sur la gauche et me dirige résolument vers la zone 1C. Je tâche d'oublier ce qui m'attend, me concentrant simplement sur ma destination.
Quelques jeunes empruntent la même route que moi. Vu leur mine fermée et leur démarche résignée, je suppose qu'eux aussi ont été affecté à l'usine d'épuration. Je les observe un moment, tentant de reconnaître un visage familier, mais tous me sont inconnus.
Perdue dans mes pensée, les dix minutes de marche passent rapidement. Bientôt, je distingue les nuées de fumées régurgitées par les boyaux de métal et une odeur de souffre me brûle le nez. Sans attendre, j'enfile le masque ; les autres font de même.
- Vous croyez que cette odeur colle à la peau ? demande une fille à la cantonade. Je ne tiens pas à faire fuir tout le monde en rentrant chez moi...
Je hausse les épaules et me détourne pour contempler l'imposant bâtiment de béton et d'acier, entremêlement de murs, de tuyaux, de passerelles, duquel provient un bruit étouffé, celui des machines. J'ignore dans quelle mesure le travail est automatisé. Peut être n'aurons-nous qu'à transvaser l'eau saine dans des bidons destinés à la consommation ? Si seulement ce travail pouvait être aussi simple...
Nous sommes une dizaine lorque nous arrivons devant l'entrée de l'usine, une porte discrète et presque engloutie par le reste du bâtiment. Cinq garçons, cinq filles. Les Egides ont le sens de la parité.
Je constate que cette zone est peu surveillée. Quelques soldats font des rondes autour de l'enceinte et ont l'air de s'ennuyer ferme. Ils échangent quelques mots à voix basse avec désinvolture et passent devant nous sans paraître nous remarquer. Je hausse un sourcil, un peu étonnée. C'est étrange qu'ils ne mettent pas en place davantage de surveillance alors que nous sommes à proximité du Mur. Peut être y a t-il des caméras ? Si c'est le cas, elles sont bien dissimulées.
Soudain, la sonnerie retentit, annonçant le début de la journée de travail. Un petit homme maigre aux cheveux épars pousse la porte de l'usine et nous invite à entrer. Il est secondé par un homme plus robuste, aux traits marqués par la fatigue.
Nous arrivons dans un hall sombre et étroit à l'atmosphère humide. Je fronce les sourcils face à cette moiteur qui colle à la peau et semble engluer les muscles. L'air est chargé et lourd, difficilement respirable. Je préfère encore la puanteur de l'extérieur.
- Je suis le numéro un cinq quatre sept, annonce le petit maigre en se postant en avant du groupe. Je serai votre professeur durant votre période d'Initiation. Un cinq cinq trois, fait-il en désignant son acolyte, m'aidera à vous former au mieux. Nous avons deux mois pour vous apprendre votre nouveau travail ; nous n'allons pas chômer.
Là dessus, il nous fait signe de le suivre pour visiter les lieux. J'observe autour de moi les murs de pierre froids, les néons clignotants, et tente de masquer ma répulsion. L'Initiation a commencé.

La journée a été longue ; je suis heureuse qu'elle soit enfin derrière moi. Jamais je n'avais craint pire Affectation. L'Initiation est épuisante. J'ai faim. Gaël me manque.
L'usine est dans un état d'insalubrité tel que j'en viens à douter de la qualité de l'eau qui en sort. J'avais raison, la plupart du travail est automatisé, mais il nous reste à effectuer certaines tâches laborieuses. Changer les différents filtres. Assurer le pompage de l'eau des égouts. Vérifier les taux d'incubations dans chaque cuve. Et encore bien d'autres.
Cette semaine, je suis de corvée de pompage. Je ne sais si je dois me réjouir de cette tâche ou me plaindre, les autres ne me paraissant ni plus enviables, ni moins épuisantes.
En réponse à la question puérile que posait la jeune fille, oui, l'odeur colle à la peau. Et aux vêtements. Et aux narines. J'ai l'impression de la sentir encore partout autour de moi. Rob (c'est ainsi que j'ai décidé de baptiser le petit maigre) affirme qu'après quelques mois nous ne la sentons plus. Je crains pour mes facultés olfactives.
Il va falloir que je prévoie davantage de nourriture pour mon déjeuner. Le pain et le fromage ne m'ont pas suffit. Je ne peux pas risquer l'hypoglicémie en plein travail, de peur de recevoir encore une fois un rapport. De combien de rapports ai-je écopé ces dernières semaines ? Trois ? Les Egides doivent connaître mon numéro par coeur. S'ils m'ont à l'oeil, il faut que je fasse profil bas.
Plus simple à dire qu'à faire. Le quotidien est bien plus supportable lorsqu'on sait qu'on défie les limites, qu'on joue avec l'interdit. Le frisson, même infime, donne un peu plus de couleurs à un quotidien pourtant très morne. On le paie chèrement. Mais parfois, ça en vaut la peine.
Jocey. Il faut que je le note. Un nom, symbôle d'une petite victoire, inutile peut être, mais une victoire quand même. Je ne suis pas une machine, c'est cela que je dois retenir.
Je n'ai pas revu Gaël depuis ce matin. Prévisible. Mais je regrette qu'on n'ait pas eu l'occasion de discuter de ce qui s'est passé. C'est la première fois qu'il fait preuve de démonstrations affectives qui vont au-delà de l'amitié. De quel manière me considère t-il ? Comme la gamine de dix ans qui le suivait comme son ombre ? Une petite soeur, mignone mais encombrante ? Une amie à qui il peut tout confier ? Ou... plus que cela ?
Et qu'est-il pour moi ? Plus qu'un ami, c'est certain. Cela fait un moment que j'ai conscience que mes sentiments ont pris une direction interdite.
Gaël, j'espère te revoir demain. S'il te plaît, ne te défile pas comme ce matin.
Quelle heure est-il ? La nuit est tombée depuis un moment, mais les jours sont toujours courts à cette période de l'année. Le froid s'installe, plus rigoureux que d'ordinaire. Nous allons souffrir cet hiver.
Mes paupières tombent de fatigue. Je dépose les armes.
DanielPagés

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par DanielPagés »

Ouais, tu m'as bien accrochée... j'ai pas pu m'empêcher de le lire, ce nouveau chapitre.
Fluide, agréable à lire, riche, c'est un plaisir.
J'ai pas dit que c'était parfait et que tu t'approchais du Nobel de littérature, hein, mais t'as une chouette écriture et ton histoire commence bien... à voir ce qui va suivre. Autant la douceur du baiser est agréable, autant il ne faudrait pas que ça tourne à la romance suave rose bonbon... :lol: Mais non, avec toi je ne crois pas...
Pour les fautes et erreurs diverses, tu verras ma correction.
Super, Annaëlle, continue !!

Ah, j'y pense soudain : si tu fais un petit "qui-suis-je" sympa dans lequel tu mets le lien vers cette histoire, ça peut te ramener quelques lecteurs... ;)
Ex-libris

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Tu as percé mon histoire au jour :lol:! Non non, la romance ne tournera pas au mièvre, ça ne collerait pas avec l'atmosphère sombre.
Je vais réfléchir à un petit "qui suis-je" qui pourrait intéresser de potentiels lecteurs ;)
Ex-libris

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Chapitre 3

Jeudi 5 janvier


Deux jours s'écoulent sans que j'aie la moindre nouvelle de Gaël. Je ne l'aperçois même pas à la cantine. Aurait-il décidé de déjeuner dans un autre secteur ? Pour quelles raisons ?
Le matin du jeudi, j'attends anxieusement devant les portes du réfectoire. Je suis prête à retrouver ses parents pour leur demander des explications. Il arrive que Gaël ne puisse pas venir me voir pendant une longue période, mais d'ordinaire il se débrouille toujours pour me prévenir.
Je n'en ai pas besoin. À mon grand soulagement, il use du même subterfuge que la dernière fois, et nous nous retrouvons tous les deux dissimulés par l'angle du bâtiment. Je m'apprête à lui passer un savon, mi-soulagée mi-agacée.
- Gaël, tu ne... !
- Tiens, m'interrompt-il en me tendant son sac.
Je me tais et le dévisage, sans esquisser le moindre geste. Son regard est impénétrable.
- Qu'est ce que tu as foutu ? Jasmine m'a dit que tu ne t'étais pas présenté à ton travail depuis lundi. Tu ne peux pas prévénir, quand tu te volatilises ?
Il soupire en levant les yeux au ciel et laisse tomber le sac à mes pieds.
- Je ne me suis pas volatilisé, lutin. J'ai juste... (il semble chercher ses mots) quitté la circulation pendant quelques temps.
Un instant, entendre mon surnom me rassure : il ne semble pas en colère contre moi. Puis je prends conscience de ce qu'il vient de dire. Je le regarde, éberluée.
- Quitté la circu... Mais enfin, tu te moques de moi ?
- Le système de surveillance des Égides n'est pas si perfectionné que ça, fait-il remarquer. Il m'a suffit qu'un ami m'aide à trafiquer un dossier médical et, hop, deux jours de congé !
Je ne réagis pas. C'est une très mauvaise blague. Personne ne peut modifier un dossier médical, cela impliquerait des connaissances en informatique, savoir lire et écrire, et oser déjouer la surveillance des Égides. Personne n'est assez qualifié ni même assez fou pour tenter un truc pareil. Surtout pour glaner deux pauvres jours de repos.
- Qui est cet ami, fais-je, méfiante ?
Il m'adresse un regard malicieux mais ne daigne pas répondre. Il ramasse le sac et me le tend avec insistance.
- Regarde plutôt ça.
Je lui prends le sac des mains en lui adressant un dernier regard interrogateur. Comme il ne semble pas s'en apercevoir, je me résouds à tirer la fermeture... et trouve un fatras de barres chocolatées, de soupes lyophilisées, de bouteilles d'eau. Ce n'est qu'à cet instant que je me rends compte que le sac est lourd. Vraiment lourd. Je suis sans voix.
- Co... comment as-tu eu ça ? bégayé-je sans détourner les yeux du contenu.
- Si je te l'expliquais, ça pourrais t'attirer des ennuis. Mais ne t'inquiète pas, personne ne s'apercevra de rien.
- Gaël, il y en a assez pour tenir un siège !
Je contemple la quantité de nourriture que je tiens entre mes mains et mon ventre se met à gargouiller en signe de connivence. Il a compris plus vite que mon cerveau.
Le sourire malicieux de Gaël disparait soudain et dans ses yeux, je perçois une lueur grave. Mon enthousiasme s'éteint d'un coup. Mon dieu, qu'a t-il en tête ?
- Je n'en peux plus de cette vie, Aïden, souffle-t-il alors en détournant la tête.
Je suis trop effarée pour dire quoi que ce soit. Je m'attends au pire. Que va t-il m'annoncer ? Veut-il s'enfuir ? Où ? Et abandonner ses parents ? M'abandonner, moi aussi ? En serait-il capable ? Était-ce un geste d'adieu, un cadeau de départ ?
- Que s'est-il passé ?
Je pose le sac sur le sol et l'oblige à me regarder. Je pressens que quelque chose s'est produit, à son regard, à sa tenue trop rigide, trop tendue. Je pose une main sur son bras et il lève les yeux vers moi.
- L'Appariemment.
C'est un immeuble qui s'effondre sur moi. Comment un seul mot peut-il faire aussi mal ? Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Gaël a vingt ans ! Il fallait bien que ça arrive un jour ou l'autre.
Sous la surprise, je me fige un instant. Puis je ferme les yeux pour recouvrer mon calme. Une inspiration. Je retire ma main de son bras. Son contact est brûlant. Interdit. La réalité vient de me le rappeler.
- Depuis quand es tu au courant ?
Il s'attarde avant de répondre et je comprends que ça ne va pas me plaire.
- Dimanche. Ils sont venus me voir chez moi dans la soirée. Je sais, se défend-il lorsqu'il voit mon mouvement de recul. J'aurais dû te le dire lundi. J'en avais l'intention... mais je n'ai pas pu.
Le regard qu'il darde sur moi est aussi froid que la glace. Je ne comprends pas. Mon cerveau fonctionne au ralenti, ébété sous le poids de la nouvelle.
Tu le sais depuis lundi et pourtant tu m'as laissé t'embrasser.
Les questions se bousculent, une seule pourtant parvient à franchir mes lèvres :
- Pourquoi ?
Pour toute réponse, il me fixe intensément. Mon estomac se noue.
- N'est-ce pas évident ? murmure-t-il d'une voix à peine audible.
Je secoue la tête, les yeux au bord des larmes. Non, rien n'est jamais évident !
Il s'approche d'un pas et son corps n'est qu'à quelques centimètres du mien. Je tremble, mes yeux restent rivés à son visage. Je n'ose pas bouger.
- Aïden...?
Ses yeux, sa voix, une question silencieuse, qu'il ne peut pas se permettre de formuler. Une question à laquelle je ne veux pas répondre. Je secoue à nouveau la tête, plus vivement cette fois et recule de quelques pas, avant de heurter le mur. Je ne peux pas mettre plus de distance entre nous, l'espace est trop exigü.
J'ai terriblement envie de le prendre dans mes bras, d'effacer la peine qui se peint en cet instant sur son visage. Je ne peux pas. Je me laisse glisser jusqu'au sol et garde les yeux rivés sur mes chaussures.
- C'est impossible, Gaël. L'Appariemment, tu l'as dit toi-même. On ne peut pas...
Je ne termine pas ma phrase : ce serait un aveu.
Gaël me fixe avec une intensité déroutante. J'ai l'impression qu'il peut décripter toutes mes pensées. Si c'est le cas, alors il n'a pas besoin de réponse. Il reprend la parole d'une voix rauque :
- Si les choses avaient été différentes...
Je crispe les poings et redresse la tête. Je ne le laisse pas finir et lance avec brusquerie :
- Les choses sont ce qu'elles sont, Gaël. Le conditionnel n'existe pas.
Je me suis défilée. Encore une fois. Mais c'est inutile de parler d'espoir quand nous savons tous les deux qu'il n'y en a pas.
Il serre les dents. La colère brûle dans ses yeux, mais j'ignore contre quoi il la tourne vraiment. Depuis lundi, Gaël n'est pas dans son état normal. Il a perdu son calme, sa mesure. Peut-être est-ce la nouvelle de l'Appariemment qui l'a bouleversé. Peut-être est-ce ma faute.
Nous gardons tous les deux le silence un moment. La tension qui s'est accumulée entre nous reflue lentement. C'est alors que je m'aperçois que je n'entends plus le brouhaha passif de ceux qui attendent devant la cantine. Je me redresse vivement et jette un œuil à l'extérieur. Plus personne. Gaël glisse un regard par dessus mon épaule.
Nous ne pouvons pas entrer maintenant sous peine de nous faire repérer. Nous ne pouvons pas quitter notre cachette pour la même raison. Nous avons été imprudents et stupides.
- Viens, chuchote Gaël en me prenant la main.
Je ne résiste pas à son contact. Une part de moi, celle de la raison, veut trouver la force de le repousser. L'autre, celle de le garder tout près de moi.
Il ramasse le sac et le passe sur son épaule, puis il me guide tout au fond du couloir qui sépare les deux bâtiments. C'est de plus en plus étroit, nous frôlons les murs.
- Où nous amènes-tu ?
- Il y a un renfoncement dans l'immeuble de gauche. On pourra s'y cacher jusqu'à la sonnerie. À ce moment là, on pourra rejoindre les autres et faire comme si on ne les avait jamais quittés.
Je hoche la tête. Je suppose que c'est là aussi qu'il s'est caché, lundi dernier.
Arrivés au renfoncement, je m'assieds et m'adosse contre le mur. Gaël s'installe à mon côté. Il semble avoir retrouvé son calme, du moins en façade. Quelques secondes s'écoulent dans un silence étrange. Quelque chose s'est brisé, une barrière s'est levée qui nous empêche de dire ce que l'on pense tous les deux. Un mot érigé entre nous : l'Appariemment. Il me terrifie.
Lorsque j'aborde le sujet avec Jasmine, son geste évasif en dit long. L'Appariemment ne l'a pas rendue plus heureuse, bien au contraire. Elle est contrainte de partager sa vie avec un homme qu'elle connaît à peine, avec qui ses seuls contacts se bornent à un bonjour le matin et un bonsoir le soir. Elle le tait, elle ne veut pas m'effrayer, mais elle sait que son silence est tout aussi éloquent que des paroles.
Gaël le sait aussi.
Je me tourne légèrement vers lui et contemple son profil. Il observe quelque chose droit devant lui, perdu dans ses pensées, peut être les mêmes que les miennes. A-t-il peur ? Non, ce n'est pas de la peur que je lis dans son regard, mais de la colère. Une colère infinie. Je ferme les yeux. Le tourbillon qui fait rage en lui ne doit pas m'atteindre. Pour survivre ici, il faut garder la tête froide. Je pose une main sur son bras et le sert fort, tentant de lui faire passer le message. Reste fort. Pour réponse, il sert un peu plus les machoires. Il se décale légèrement, échappant à ma prise, fouille dans le sac et me tend une barre chocolatée. Je la contemple un instant sans réagir, puis finit par m'en saisir.
- Puisqu'on a loupé le déjeuner, dit-il, autant profiter de ce qu'on a sous la main.
J'acquiesce et cela me rappelle que j'ignore toujours pourquoi il a prévu des provisions. Je pose ma barre chocolatée et me tourne vers lui.
- Gaël, peux-tu enfin m'expliquer ? fais-je en désignant le sac d'un signe du menton.
Il soupire et pose une bouteille d'eau entre nous avant de répondre :
- Aïden... Ca fait quelques temps que j'y réfléchis. Ca ne peut plus durer. Tout ça, fait-il avec un geste emple de la main comme pour englober le quartier tout entier, ca va nous détruire.
Ses yeux fixent les miens et je ne peux pas me détourner. La détermination dont il fait preuve est presque intimidante et je sais déjà ce qu'il va m'annoncer. Ma gorge se noue, mais je le laisse poursuivre.
- On doit partir. Cet endroit n'est pas fait pour les gens comme nous. Et l'Appariemment qui approche...
Il s'interrompt, conscient de s'engager sur un terrain glissant. Il guette dans mon regard une lueur d'assentiment, il tente de capter les émotions qui me submergent alors qu'il me propose une solution qui n'en est pas une : la fuite. Ce qu'il lit sur mon visage ne doit pas lui plaire. Il s'assombrit, mais ne se détourne pas pour autant. Il attend. Je ne sais pas quoi dire.
Partir. Abandonner. Fuir. Cela paraît impossible. Je tente d'endiguer le flux de sentiments qui m'envahissent à cette perspective, tâchant de garder un jugement objectif. Impossible. Comment ? Le quartier est très surveillé. Nous ne savons pas par où partir ni même où aller. Au delà du Mur ? Mais nous ignorons ce qui se trouve exactement derrière. Et nos familles ? Devrions-nous les laisser ? Le pourrions-nous ? Je ne peux pas les abandonner. Même si nos rapports sont distants, j'aime mes parents. Alors partir ? Sans eux ? Et Jasmine ? Impossible.
- C'est de la folie.
Mon ton est froid, glacial, tranchant. Il est blessé, je vois la peine et la colère se peindre sur son visage. Pourtant, il est bien placé pour comprendre qu'une telle tentative est inenvisageable. Gaël est rationnel.
Je le vois inspirer un grand coup et secouer la tête.
- C'est aussi ce que je pensais, au début. Mais j'ai un plan, dit-il en me fixant droit dans les yeux. Je sais où me fournir du matériel et des alliés. Nous pouvons partir, Aïden. Ce n'est pas impossible.
La confiance qu'expriment ses paroles me fait peur. Mon dieu Gaël, non. Tu sais qu'il ne faut pas espérer. Tu sais que c'est vain. Pourquoi nous faire souffrir en voulant l'ignorer ?
- Ca s'est déjà fait, ajoute-t-il de but en blanc.
Mes protestations meurent sur mes lèvres. Déjà fait ? Impossible, me répète une petite voix dans ma tête. Pourtant, Gaël ne ment pas. Je le connais trop bien pour percevoir les signes du mensonge. Il est franc, et c'est dangereux. Parce qu'alors, je pourrais y croire. Il ne faut pas. Je serre les dents et me contente de demander :
- Déjà fait ?
Il hoche la tête avec gravité. Mes poings se crispent sur mes genoux.
- Je l'ai appris lundi, déclare-t-il en baissant la voix. Ils étaient trois, deux garçons et une fille d'une petite vingtaine d'années. Ils ont réussi à déjouer la vigilance des Égides et à franchir le Mur en empruntant la voie réservée aux trains. J'ignore comment ils ont procédé exactement, ajoute-t-il avec une moue désolée. Je sais simplement qui les a aidé, et que cette personne est prête à faire la même avec nous.
- Qui est elle ? demandé-je, n'y tenant plus.
Il m'adresse un regard d'excuse.
- Je ne peux pas te le dire. Mais c'est une personne de confiance, crois-moi. Je n'ai aucun doute à son sujet.
Ses paroles me font tiquer. Placer mon destin entre les mains d'un inconnu dont j'ignore les intentions n'est pas une option, Gaël devrait le savoir. S'il espère me convaincre de la sorte, il est loin du but.
- Tu ne te rends pas compte, Gaël, asséné-je d'une voix dure. On ne peux pas s'en remettre à n'importe qui. Il est hors de question que je m'aventure là-dedans sans connaître la personne qui est censée nous aider.
Est-ce un citoyen comme nous ? Est ce qu'elle est au courant de ce qui se trame dans le Quartier, de l'influence dictatoriale qu'exercent les Égides sur nous ? Ou alors - cette possibilité me paraît abérante - serait-ce l'un d'eux ? Un Égide rebelle, compatissant à notre triste sort ?
Impossible.
Gaël m'adresse un regard d'excuse dans lequel je lis néanmoins un avertissement.
- Tu sais bien qu'il vaut mieux pour nous d'en savoir le moins possible. Si jamais ils découvraient ce que nous sommes, ils seraient bien capables de nous forcer à dénoncer les autres. Ce que nous ne pouvons pas faire si nous ne les connaissons pas...
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
- C'est une chose quand on vit dans le Quartier Populaire et qu'on essaie de ne pas être découverts. Mais partir sans savoir qui organise notre fuite ? Même si j'ai confiance en toi, ce serait de la folie.
- Ca veut dire que tu accepterais l'idée de partir, si tu connaissais la personne qui nous aide ?
J'ouvre la bouche pour répliquer que non, que je n'abandonnerai pas ma famille, mais aucun son n'en sort. Je me surprends à bégayer :
- Je... j'en sais rien.
Je prends une profonde inspiration, troublée. Serais-je vraiment capable de m'enfuir ? Une petite voix intérieure me crie que c'est la seule chose qui pourrait nous sauver, Gaël et moi. Je ne veux pas l'écouter. Je dois être raisonnable. Réaliste. Je secoue la tête, comme pour me persuader. Alors que Gaël s'apprête à insister pour me convaincre, une sonnerie stridante retentit. Nous nous regardons un instant en silence.
Il faudra reprendre cette discussion une autre fois.

La journée est longue. Le train, la zone 2C, l'usine, l'uniforme, le petit maigre, les odeurs pestilentielles, le pompage, la chaleur, l'humidité, tout s'enchaîne dans un brouillard vague, se mélange en un tout informe de faits, de gestes, de sensations. J'ai mal aux bras, aux jambes et au dos lorsque je rentre enfin dans ma zone. Je ne ressens même plus la faim tant mon corps est rompu par le travail. La fatigue accumulée durant la semaine. Une seule idée me porte : demain, c'est mon jour de repos. Je m'affale sur mon lit sans prendre la peine de me changer. Je suis déjà loin lorsque ma tête se pose d'elle-même sur l'oreiller.

- Tu partirais ?
- Tu nous laisserais ?
- Tu n'as pas le choix.
Maman. Papa. Gaël. Leurs voix se mélangent dans un maelström indéchiffrable. Je voudrais répondre, je les cherche. Où êtes vous ? Tout est sombre, je ne vois rien.
- Tu nous abandonnerais ?
Maman. Son ton est triste, si triste. Elle qui ne laisse jamais transparaître d'émotion. Maman ? Aucun son ne quitte mes lèvres. Je voudrais crier que non, que je l'aime, que je ne la laisserais jamais. Maman ? Où es tu ?
- Il n'y a pas d'autre solution...
Gaël. Gaël ? J'aimerais pouvoir m'enfuir, tu le sais. Mais c'est impossible... Tu m'entends ? Il y a mes parents.
- Tu finiras comme eux si tu restes ici.
Non. Il a tort. Je peux me battre. Je suis plus forte qu'eux.
- Pour combien de temps ?
Je ne sais pas.
- Cela fait déjà dix huit ans que tu te bats, Aïden...
J'ai encore la force de tenir. Je ne peux pas partir sans eux. Je peux encore attendre... attendre...
- Qu'attends-tu ?
Je ne sais pas.
- Viens avec moi, Aïden.
Je ne peux pas.
- Tu mérites d'être libre.
Mes parenst aussi. Nous méritons tous d'être libres.
- Non. Ils ne peuvent pas être libres. Ils ne sauraient pas survivre.
Je ne partirai pas sans eux.
- Ce ne sont pas les Égides qui t'enferment, Aïden.
Si. Ce quartier est une prison. Gaël, ils ont fait de notre existence notre prison.
- Tu as créé tes propres chaînes.
Non. Je me suis battue pour ma liberté. Il le sait. Tu le sais, n'est ce pas, Gaël ? Je me bats toujours.
- Tu es ta propre prison.
Tu as tort.
- C'est toi qui choisis de rester dans ta cage.
Je n'ai pas le choix.
- Je t'offre la possibilité de t'en sortir.
Je ne peux pas.
- Tu ne veux pas. Ce ne sont pas les Égides qui t'enferment, Aïden. Tu es ta propre prison. Ils ne peuvent pas être libres. C'est toi qui choisis de rester dans ta cage. Viens avec moi. Tu mérites d'être libre.
Le bruit enfle, c'est une litanie criante qui me vrille les tempes, arrête, arrête, Gaël...
- Tu nous laisserais ?
Le cafarnaüm cesse brusquement. Papa. Non. Je ne peux pas.
- Nous ne t'en voudrions pas.
Je vous aime. Je ne peux pas.
- Gaël est ta seule chance.
Je peux encore attendre.
- C'est lui que tu attends.
Je ne vous laisserais pas.
- Nous n'avons jamais existé.
Bien sûr que si. Je ne peux pas partir sans vous.
- Nous sommes des ombres.
Vous êtes des êtres humains.
- Nous sommes leurs instruments. Nous n'avons jamais été.
Papa ?
- Nous sommes ce qu'ils ont fait de nous.
Vous êtes mes parents.
- Tu as l'occasion de devenir toi. Ne les laisse pas faire de toi ce qu'ils ont fait de nous. Nous n'avons jamais été. Nous sommes des ombres. Cesse de te fuir.
Je ne fuis rien. Au contraire, je me bats.
- A toi de faire en sorte que le combat soit utile...
Papa ? Papa ? La voix diminue, s'estompe dans le noir. Le silence. Papa ? Gaël ? Maman ? Je ne partirai pas...


Des coups martelés à la porte me réveillent en sursaut. Je suis trempée de sueur, le souffle court, encore fébrile de ce cauchemar. Ma première pensée est pour mon père. Il ne dirait jamais cela. L'imagination est souvent un mensonge. Les coups se répètent, je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est. Je me passe la main sur le visage et masse mes tempes pour tenter de dissiper la brûme douloureuse qui parasite mon cerveau. Qui peut bien venir chez moi ? Des Égides, sans aucun doute. Qu'ai-je fait, cette fois ? Je n'ai pas eu d'altercation avec eux depuis l'Affectation. J'ai veillé à me tenir à carreau, même au travail, où l'envie de me révolter était pourtant très forte.
- Nous savons que vous êtes ici. Ouvrez immédiatement.
La voix est calme, implaccable. Elle ne s'attend à aucune résistance. Je la reconnais. Jocey. Je ferme les yeux brièvement, poussant un soupir inaudible. Alors, c'est à cause de l'Affectation. Je n'aurais jamais cru que sa rancune pouvait aller aussi loin.
Je me lève péniblement, tant mon dos me fait mal. Rester la journée entière courbée sur un système de pompage qu'il faut sans cesse maintenir ou déplacer est éreintant. Mais je ne lui ferai pas le plaisir de le laisser voir la douleur. Je masque. Je suis un masque.
Mes vêtements sont en piteux état : chiffonnés et informes, ils portent encore l'odeur de l'usine. Les cheveux lachés et non coiffés, je dois refléter un drôle de tableau. Tant pis. Cela fait longtemps que j'ai perdu ma dignité.
Je pousse le battant de la porte et fais face à trois soldats. Je reconnais immédiatement Jocey. Les deux autres me sont inconnus.
- Préparez vos affaires. Vous partez.
Le ton est laconique. Partir ? Je me tourne vers l'homme qui a prononcé cette sentance.
- Où ? ne puis-je m'empêcher de demander.
Son regard accroche le mien, mais je n'y lis rien d'autre que de l'indifférence.
- Vous avez cinq minutes. Vos parents seront prévenus à leur retour.
Comprenant ce que cela implique, mon assurance affectée s'effrite. Une sueur froide me coule le long de l'échine et mon coeur accélère ses battements. Je ne dois pas paniquer. Je dois rester calme. J'inspire. Les trois hommes qui me font face ne semblent pas percevoir mon trouble. Ils attendent que j'exécute leurs ordres.
- Pour combien de temps m'emmenez-vous ?
J'ai peur que mes questions ne me confondent. Je dois tâcher de cacher ce que je suis si je veux avoir une chance de revenir vivante. Pourquoi m'emmènent-ils ? Peut-être ont-ils deviné ? Je déglutis péniblement, cherchant les réponses sur leurs visages. Ils demeurent d'une impassibilité effrayante.
- Vos cinq minutes s'égrainent, commente platement le jeune homme de gauche.
Je lui adresse un regard. Yeux gris, taille moyenne, cheveux bruns attachés en catogan. Cédric, indique son badge. Je serre les dents et, après un regard noir, retourne dans l'appartement pour rassembler mes affaires. La tâche est simple : j'en ai peu. Je saisis mon sac et foure sans les trier les quelques vêtements que je possède, ainsi que mon carnet, mes stylos, mon livre et une vieille photo. J'ignore si les Égides envisagent de fouiller mon sac, mais au moins ne trouveront-ils rien de compromettant dans ma chambre. Je prends une minute de plus pour me changer et enfiler une paire de chaussure, et je rejoins bientôt les trois hommes sur le perron. Ils n'ont pas bougé, ils m'attendent tels les parfaits robots qu'ils sont.
Jocey hoche la tête à l'intention de ses compagnons et tous trois quittent le perron pour s'engager dans la rue. Un ordre implicite flotte entre nous. Je dois les suivre. Le fait qu'ils ne le prononcent même pas est signe de leur sentiment de toute puissance sur nous. J'aimerais leur faire ravaler leur superbe, mais je ne peux pas. Je suis assez lucide pour comprendre que ce qui va se dérouler à présent décidera de mon avenir - de ma vie. Je me contente de leur emboiter le pas, sans un regard en arrière.
A cette heure, le quartier est désert. Les autres sont sans doute à leur travail. J'ignore si je suis rassurée ou inquiète de me retrouver enlevée, sans témoins, par trois soldats. Que raconteront-ils, lorsqu'on constatera mon absence ? Diront-ils la vérité ? Ou inventeront-ils un mensonge pour renforcer une fois de plus l'emprise psychologique qu'ils exercent sur notre quartier ?
Instinctivement, mes pensées se tournent vers Gaël. Que croira t-il ? Il comprendra certainement que je n'ai pas disparu de mon fait. L'envie de le prévenir par n'importe quel moyen me saisit, mais je tâche de me raisonner. Quoi que je fasse, cela pourrait le mettre également en danger. Et il n'a pas besoin de savoir. Il le comprendra tout seul.
Cédric et l'autre soldat dont je ne connais pas le nom conversent à voix basse. De là où je me trouve, quelques mètres en retrait, je ne parviens pas à les entendre. Peut-être discutent-ils de mon sort prochain. Jocey, quant à lui, marche devant. Même de dos, je peux percevoir son air dur et satisfait. Il est heureux de m'embarquer.
J'essaie de deviner où nous nous rendons. Je comprends bientôt que nous nous dirigeons vers la gare qui longe la place de la Mairie. La gare ? La perspective de quitter le quartier me procure un sentiment d'excitation, mêlé à de la peur. L'adrénaline envahit tout mon corps et je ne sais si j'ai envie de fuir à toutes jambes ou de monter dans ce train pour enfin traverser ce mur.
Jocey ralentit et se laisse dépasser par ses deux compagnons. Il attend que je parvienne à sa hauteur et m'emboite le pas. Je lui jette un regard en biais :
- Pourquoi m'emmenez-vous ? je demande d'une voix ferme.
Jocey quitte enfin son expression impassible pour m'accorder un sourire. Cette image restera à jamais gravée dans ma mémoire. Je peux lire dans son regard toute la satisfaction qu'il ressent face à mon impuissance, tout le mépris qu'il nourrit pour ma situation. Pourtant, il ne se donne toujours pas la peine de me répondre.
Nous arrivons à la gare. Le train est déjà là, n'attendant plus que moi pour partir. Mon coeur bat la chamade. Vais-je vraiment quitter le quartier populaire, comme ça, emmenée par trois soldats ? La situation me parait irréelle. Ma peur passe au second plan face à ma stupéfaction.
Nous approchons du deuxième wagon. La porte s'ouvre devant nous et les Égides me font signe de monter. Je suis suivie par Jocey et Cédric ; le dernier, en revanche, reste à quai. Il effectue un salut militaire en direction de Jocey et fait demi tour pour quitter le quai. Je le suis du regard, déroutée. J'ignore ce que signifie cette mascarade.
Je sens le regard de Jocey peser sur moi, comme pour m'étudier. Qu'attend-il, au juste ? Que je me mette à pleurer, crier ou chercher à m'enfuir ? Mais j'ai tellement peu conscience de ce qu'il se passe que mon corps ne réagit pas. Je suis incapable d'exprimer la moindre émotion. L'idée vague que je vais probablement bientôt mourir hante ma pensée, mais elle est si lointaine qu'elle en perd tout son sens. Je suis le protagoniste d'une scène que je contemple de l'extérieur.
Suivant l'indication de Cédric, je m'assieds sur une banquette. Les deux hommes restent debout, juste derrière. Ils ne parlent pas. Le silence est oppressant.
Le train est vide. Visiblement, ils l'ont fait venir spécialement pour moi. Qu'est ce qui a pu motiver une mesure aussi extrême ?
Pour tâcher de me calmer, je compte les secondes. Une, deux, trois... Mais mes pensées s'égarent bien trop vite. Je repense à Gaël, à la conversation que nous avons eue, la veille. Je m'en veux de lui avoir parlé aussi sèchement. J'aimerais revenir en arrière. Lui dire au revoir - adieu. Car je sais que je franchis aujourd'hui un point de non-retour.
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par J4u5 »

Hum...
Je suis vraiment dsl de n'avoir pas mis de commentaire avant et celui ci va être court car je n'ai pas beaucoup de temps mais j'adore ce dernier chapitre ! Surtout la fin assez mystérieuse, assez intriguante pour qu'on ait largement envie de tourner la page sauf qu'il n'y a pas de chapitre encore après :lol:
Je trouve que tu écris bien. Tu décris bien, ta plume est fluide et on s'imagine vraiment bien à la place d'Aïden, pour le coup. C'est vraiment agréable de lire ton histoire :P :D !
En tout cas, j'ai hâte de lire le quatrième chapitre ;)
DanielPagés

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par DanielPagés »

J'avais lu ton chapitre 3 pendant mes vadrouilles d'auteur, mais je n'avais pas laissé de traces, estimant presque que ça ne valait pas le coup de le corriger. :lol:
Mais bon, ce matin je me suis dit que je pouvais prendre un peu de temps... Alors je t'ai envoyé la correction. Pas grand chose, tu te débrouilles bien toute seule et c'est agréable. Encore quelques traits d'union qui manquent. :lol:
Inutile de répéter (si, il faut le répéter !) que tu as du talent pour raconter ton histoire, jolie écriture qui coule bien, on se laisse emporter.
T'as déjà écrit le roman en entier ou t'écris à mesure avec quelques chapitres d'avance ?

Continue ! :D
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Chapitre 4

Vendredi 6 janvier

Alors que le train s'ébranle, je m'aperçois que les vitres ont toutes été occultées par des stores, d'un gris opaque, qui laissent à peine filtrer la clarté du dehors. Où que j'aille, les Égides ne souhaitent apparemment pas que j'observe la route. Par risque que je la retienne ? Peut-être est-ce un signe qu'ils souhaitent me garder en vie, finalement ? Ou bien les stores visent simplement à me soustraire à la vue des citoyens susceptibles de se trouver aux abords de la voie ferrée... Cette idée me donne des frissons. S'ils dissimulent mon départ, cela n'augure rien de bon sur leurs intentions. Ils pourront faire de moi ce qu'ils veulent, sans que mes amis ou ma famille n'en sachent rien.
Je me tourne vers les deux soldats qui me servent d'escorte. J'ignore si c'est la surprise qui amoindri ma peur, mais ils ne m'intimident plus.
- Allez vous enfin me dire où vous m'emmenez ? m'agacé-je en les fusillant du regard, comme si cela pouvait les obliger à me répondre.
Jocey répond à mon regard par un sourire amusé. C'est cela : il rit de mes questions et se complait dans la certitude que je suis à leur merci. Et je ne peux rien faire pour effacer cette expression satisfaite de son visage carnassier. Il est le pur produit des Égides : une machine à exécuter les ordres, cruellement insensible.
Soudain, il quitte son poste à côté de son collègue pour s'approcher de moi. En deux pas, il a déjà rejoint ma banquette, sa tête juste au dessus de la mienne. Je déglutis péniblement, m'obligeant à ne pas détourner les yeux. Ma peur, que je croyais pourtant être parvenue à anihiler, ressurgit d'un coup, et je dois me faire violence pour ne rien laisser paraître. En pure perte. Jocey est parfaitement conscient du sentiment qu'il m'inspire et il s'en amuse encore davantage.
C'est étrange de voir comment l'instinct flaire le danger avant que la raison n'en ait conscience. Le coeur s'emballe, le souflle s'accélère, les mains se crispent, tous les sens sont à l'affut. Le cerveau pourtant demeure dans cet état d'incompréhension extatique qui empêche le moindre raisonnement.
- Nous allons au Quartier Privilégié, déclare soudain Jocey, accentuant ses derniers mots avec une pointe d'ironie. N'est ce pas ce dont tu as toujours rêvé ? ajoute-t-il avec malice. Quitter enfin ton quartier pour découvrir dans quel superbe monde vivent les Égides !
Il lache un petit rire dans lequel s'insinue une teinte amère que je ne lui connais pas. Je m'enfonce dans mon siège et croise les bras, refusant de répondre. Son attitude vague m'empêche de comprendre ce qu'il attend réellement et je ne sais quelle position adopter.
- Pourquoi m'emmenez-vous là bas ? tenté-je, méfiante.
Jocey croise mon regard. Ses yeux durs et opaques ne laissent deviner aucune âme derrière ce corps de brute, aucun homme derrière le masque de soldat.
- Tu le découvriras vite. Alors, dis moi, reprend-il en se penchant en avant, qu'est ce que cela fait de se retrouver à la merci des êtres que tu as toujours haïs ?
Ses yeux me scrutent, dans l'attente de ma réaction. Il sait où frapper. Ma respiration se bloque dans ma gorge et je le dévisage ; tous mes sentiments affluent d'un coup. Je serre les poings pour tenter de me contrôler.
- En quoi ma situation a t-elle changée ? Je ne suis pas plus à votre merci aujourd'hui que je ne l'étais hier.
- Vraiment ?
Son regard se fait sardonique et il se redresse au fond de son siège.
- 1,7,3,5, énumère-t-il avec mépris. Je me suis toujours demandé ce que cela faisait d'être réduit à un simple numéro. Comment se sent-on quand on n'a pas d'identité ?
Je serre les dents, mais mes yeux parlent pour moi. Jocey n'attends aucune réponse, il cherche simplement à me faire perdre le contrôle. Mais mon selfcontrol est tout ce qui me reste si je veux avoir une chance d'obtenir des réponses et de sortir d'ici vivante.
- Sais-tu pourquoi on vous a assigné des numéro ? reprend-il avec une désinvolture étudiée. Sans attendre de réponse, il poursuit :
- Parce qu'en vous privant de nom, on vous a privé d'individualité. Et l'individualité, vois-tu, c'est ce qui est à l'origine de l'esprit d'initiative. Nous savons bien qu'un peuple plein de bonnes initiatives est un peuple menaçant.
Il s'esclaffe et je détourne le regard. Mon sang bout dans mes veines. S'il continue, je ne pourrai plus me contenir. C'est ce qu'il cherche. Inspire. Je dois me calmer. Tenir ses propos hors d'atteinte. Expire.
- Mais il y a toujours des exceptions. Allez savoir pourquoi, certaines personnes prennent un malin plaisir à souhaiter se distinguer des autres, même lorsque tout les incite à se fondre dans la masse.
Son regard m'étudie, parcourant mon visage. Il cherche des signes de faiblesse, ou bien des réponses à ses questions implicites. Je le sais, quoi que je fasse, il ne m'épargnera rien. Il ne me considère pas comme une personne, mais comme un mystère, une impasse ; un verrou à briser.
Je me tourne légèrement pour tenter d'entrevoir Cédric. Il fait le pied de grue devant la porte, son arme contre son flanc. Il ne semble pas prêter la moindre attention à notre conversation. Ou je devrais plutôt dire au monologue de son collègue.
Jocey se lève et se poste à côté de mon siège. Il obstrue mon champ de vision, si bien que je ne vois plus Cédric. Il a retrouvé son visage dur et plus aucune curiosité ne transparait dans son attitude. Il est à nouveau le soldat de l'Affectation : froid et implaccable. Je crois que je préfère cela.
- Les gens comme toi ne méritent pas de vivre, souffle-t-il, et il rejoint Cédric sans plus m'accorder un regard.
Les minutes s'écoulent encore, mais je suis soulagée de ne plus être confrontée aux paroles de Jocey. Il sait où frapper pour faire le plus de mal, et je m'en veux d'y être sensible. Si je veux survivre, je dois me prémunir contre ce genre d'attaque.
Soudain, un bruit strident retentit et j'ai la sensation d'être éjectée de mon siège. Le train s'arrête. Désorientée, je me lève et me tourne vers les deux hommes. Cédric tire une poignée et la porte s'ouvre dans un crissement, provoquant un courant d'air qui balaie mes cheveux devant mon visage.
La gare souterraine dans laquelle nous arrivons est grande et vaste, mais déserte. Mon train est le seul stationné et des panneaux sont disposés ça et là, éteints, certains brisés. Il émane de cet endroit un aspect désolant qui me donne des frissons.
- L'ancien temps, marmonne Jocey. C'est tout ce qu'il en reste.
Il ne s'adresse à personne, mais je perçois tout de même une once de nostalgie dans sa voix. Je hausse les sourcils, surprise. Je n'aurais pas cru Jocey capable de faire preuve d'un brin de sensibilité.
Nous empruntons un escalier qui nous amène à un palier tout aussi désert. De part et d'autre gîsent des restes de machines qui, je l'ai compris plus tard, servaient à acheter des tickets. Mais aujourd'hui, les fils dénudés et les écrans brisés laissent largement entendre qu'elles ne sont plus en service. Toute la gare d'ailleurs respire l'abandon. De là où je me trouve, je peux observer les corridors sombres qui quadrillent l'espace, menant à des quais inoccupés. Des emplacements, avant destinés à des magasins, sont vides et désafectés pour la plupart, jonchés de dérbis de meubles ou d'anciens articles pour les autres. Cette vision me glace et je m'arrête une seconde. Que s'est-il passé ici ? De rares spots diffusent encore une lumière blanche et froide, à intervale irrégulier. Ce lieu reflète la violence, l'atmosphère macabre m'englue. L'air est vicié, poisseux de poussière, et je tousse pour tenter de dégager mes poumons. Où que je pose le regard, ce n'est plus que débris et poussière. Seule l'armature semble encore tenir : escaliers de béton, balustrades d'acier. Tombeau abandonné d'un passé révolu.
Jocey et Cédric avancent mécaniquement, sans lever la tête. Je me trompe sans doute, mais j'ai l'impression qu'ils accélèrent le pas pour ne plus être confrontés à cette vision chaotique.
Je ne m'étais jamais imaginée que le Quartier Privilégié puisse être ainsi laissé à l'abandon. J'aurais cru découvrir un lieu à l'inverse moderne, de haute technologie, de confort et de luxe, bien plus accueillant que mon quartier. Mais ce que je peux observer est d'une désolation troublante, plus triste encore que là d'où je viens. N'ont-ils pas les moyens de rénover cette gare ? Pourquoi la laisser dans un tel état d'abandon ?
Nous nous enfonçons dans ce tombeau sans ralentir. J'adopte le rythme des soldats et ne me concentre que sur nos pas, sans plus observer ce qui m'entoure. Un, deux, trois. Mes pas résonnent étrangement dans ce lieu vide et vaste. Sept, huit, neuf. Des grains de poussière virevoltent autour de nos chevilles et se parent de reflets argentés sous la lumière crue des néons. Quatorze, quinze. Je m'aperçois que je retenais mon souffle et m'oblige à aspirer dans mes poumons cet air lourd et gluand. Je tousse. Mon champ de vision s'étrécit. J'accélère le pas. Vingt et un, vingt deux, vingt trois. Clap, clap, clap, l'écho qui se réverbère. Des millers de pas qui ont foulé ce sol avant nous. Le silence oppressant de leur absence. Les murs qui se rapprochent. Mes mains se serrent et se desserrent spasmodiquement. Mon coeur s'emballe. Quarante six, quarante sept. Je fais une crise de panique. Cette idée m'effleure alors que le plafond et le sol semblent échanger des pas de danse. Les lumières virevoltent et les battements de mon coeur marquent le rythme. J'inspire. Soixante neuf, soixante dix. Tousse. Douleur aux genoux. Le froid sous ma joue. Le sol au dessus de moi. Le plafond en dessous. La poussière qui brille. Ce n'est pas si laid, la poussière, quand elle brille. Vaguement, je me rappelle que si je me laissais aller, je pourrais mourir. Mes yeux se ferment. L'air pèse sur moi de tout le poids du passé. Alors, le noir.

Des images. Des lieux désertés, maisons abandonnées. Cela s'appelle la guerre. On dit que l'homme a perdu la raison. On dit qu'il n'a plus rien d'humain. On dit que des gens meurent, par centaines, par milliers.
- C'est quoi, la guerre ?
Une question innocente, posée par une enfant innocente. Jasmine me regarde en silence. Elle semble réfléchir, hésiter. Non, Jasmine n'hésite jamais. Alors elle se penche et me prend sur ses genoux. Elle me tient un instant comme ça, immobile, et je me dis que j'aurais voulu que ce soit elle, ma maman.
- La guerre, ce sont des gens qui ne sont pas d'accord et qui se battent, finit-elle par répondre.
- Pourquoi ils sont pas d'accord ?
- Ils ont des idées différentes. Ils veulent du pouvoir. Parfois, c'est pour se défendre.
- Et y'a des gens qui meurent ?
Silence.
- Oui ma chérie. Parfois, il y a des gens qui meurent.
- Les gens meurent parce qu'ils sont pas d'accord ?
- Ils meurent parce qu'ils défendent une cause.
Je fronce les sourcils.
- Moi, je voudrais pas que tu meures parce que t'es pas d'accord avec les autres.
Silence. Son souffle est chaud dans ma nuque. Ses mains douces me prennent, je vole, attéris dans l'autre sens, face à son visage. Elle sourit.
- Il ne faut pas avoir peur de penser différemment des autres. Il ne faut pas avoir peur de se battre pour ses idées. Cela s'appelle s'exprimer, et ça ne passe pas forcément par la violence. Même si parfois c'est nécessaire, ce n'est pas une fatalité.
- Alors pourquoi est ce que les gens font la guerre et meurent ?
- Il arrive que ce soit le seul moyen pour se faire entendre.
Je la regarde, ses yeux doux et calmes, et je ne comprends pas qu'on puisse parler de la guerre avec des yeux doux et calmes. Je sais que la guerre n'a rien de doux ni de calme. Je sais que les gens meurent et que ça doit faire mal de mourir.
- Dis-moi, ma chérie, pourquoi te poses-tu toutes ces questions ?
Je hausse les épaules.
- Gaël m'a dit que c'était à cause de la guerre si nous sommes enfermés ici.
Elle pince les lèvres et je cromprends que je n'aurais pas dû dire que c'était Gaël. Il va avoir des ennuis à cause de moi.
Tremblement de terre. Ses genoux se soulèvent et elle me pose sur le sol. La chaleur de son corps me manque. Je grelotte. Il fait froid en hiver. Maman me prend jamais dans ses bras.
- Je vais te raccompagner chez toi. Il est tard et je ne voudrais pas que nous dépassions le couvre feu.
Elle me prend par la main et m'entraîne. Je ne veux pas rentrer chez moi.
Devant la porte de la maison, je me tourne vers elle.
- Dis Jasmine, tu veux bien devenir ma maman ?
Elle sourit, mais je sens que ma question lui a fait de la peine. Je baisse les yeux et contemple le sol. Peut être qu'elle n'aimerait pas être ma maman.
- Nous reprendrons cette discussion une autre fois, quand tu seras plus grande, dit-elle avec douceur.
Elle m'embrasse sur le front et s'éloigne. Je me demande si elle voulait parler de notre discussion sur la guerre ou sur le fait qu'elle ne veuille pas ête ma maman.
Les années qui passent et les images qui défilent. La guerre, comme une énigme. Jasmine qui n'en parle plus et Gaël qui m'ignore. Il m'en veux. J'aurais dû me taire.

Je grandis et le temps apporte quelques réponses. Je sais désormais que la guerre ne se résume pas à des hommes qui se battent, à des idées défendues. Gaël m'a prêté un livre, La promesse de l'aube, mais je ne comprends pas tout. Je sais simplement qu'il y a eu la guerre et qu'il a dû se battre. Il y a laissé des amis. Il a connu la violence et la mort. Il ne défendait pas ses idées. Il ne se battait pas pour lui. Mais alors, pourquoi la guerre ?
"L'époque de la Paix, qui a duré un siècle, a été rompue par une guerre effroyable entre les États-Unis et la Russie, qui s'est bientôt propagée à l'ensemble des pays de l'Est et de l'Ouest par un jeu d'alliances. Les tensions régnant entre ces deux puissances étaient sous-jacentes depuis la Seconde Guerre mondiale, mais elles n'ont véritablement éclaté qu'au milieu des années deux-mille cent."
Finalement, quelques années plus tard, Jasmine s'était souvenue de sa promesse. Installées dans son petit appartement de la zone 1B, nous nous étions données rendez-vous un mercredi. Par chance, il s'agissait de son jour de repos et je n'avais pas école l'après midi. Nous avions tiré les volets afin de ne pas être vues et nous étions assises autour de la table dans une semi pénombre.
"La déclaration de guerre fut brutale et prit de cours le monde entier. La Russie ouvrit les hostilités en menant une politique interne radicale contre les américains, entretenant par une propagande virulente une véritable xénophobie anti-américaine... une sorte d'antisémitisme, mais dirigée contre les américains.
Cependant, le gouvernement russe controlait les médias d'une main de fer. La nouvelle du traitement infligé à la population américaine ne parvint en Europe et aux États-Unis qu'au bout d'une semaine. Même les émissaires envoyés en Russie ne l'ont pas remarqué... Tu sais ce qu'est un émissaire, n'est ce pas ?"
J'avais hoché la tête et elle avait poursuivi :
"Nous ignorons encore aujourd'hui comment le gouvernement russe est parvenu à dissimuler durant plusieurs jours les menaces et les attaques dirigées contre les enclaves américaines et juives."
- Mais pourquoi la Russie voulait la guerre ? avais-je demandé, la chose me paraissant complètement absurde.
- Par désir de vengeance, me répondit-elle d'une voix sombre. Il faut savoir que la Guerre Froide qui a opposé les deux nations à la fin du XXème siècle a provoqué la chute de l'URSS. Les États-Unis se sont dès lors imposés comme une superpuissance complète et sans équivalent.
- Et la Russie ?
- A l'époque, il s'agissait de l'URSS, l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques. La Guerre Froide s'est soldée par le démembrement de l'Union. Le pays n'était pas assez fort pour lutter politiquement et économiquement contre les États-Unis. Ainsi, tout en sachant que leur rivalité subsistait toujours, on croyait naïvement que la Russie ne commettrait pas l'imprudence de s'engager à nouveau contre les Etats-Unis. l'Histoire est bien la preuve que nous nous sommes complètement leurrés. Le pays a oeuvré dans l'ombre pour perfectionner son artillerie militaire, à l'insu de tous. En réalité, pendant près d'un siècle, la Russie a ruminé sa défaite et a fait de sa volonté de vengeance le moteur de son développement.
- C'est pour ça que la révélation des massacres et de la soudaine diaspora américaine a surpris tout le monde ! Personne n'était préparé à la possibilité que la Russie puisse se venger.
- Exactement, avait confirmé Jasmine en se passant une main lasse sur le visage. Tu comprends vite, ma chérie. Mais il ne faut pas imputer la faute exclusivement à l'aveuglement des autres gouvernements, de l'Union Européenne et des États-Unis. Ils avaient de bonnes raisons de juger que la Russie n'avait pas les moyens de se lancer à nouveau dans une guerre. C'était l'image qu'entretenait le gouvernement russe à dessein.
- Mais on est quand même tous tombés dans le panneau, avais-je murmuré avec amertume en serrant le poing.
Le regard de Jasmine s'était fait indulgent, maternel :
- Ce n'est pas aussi simple que cela en a l'air, Aïden. A ma manière de le raconter, on pourrait le croire... mais c'est difficile d'expliquer ces choses là à une enfant de treize ans.
- Bientôt quatorze ! m'étais-je indignée.
Un sourire.
- Quatorze, d'accord. Mais tu comprendras plus tard que c'est nécessaire de nuancer sa vision du passé pour ne pas entrer dans des considérations radicales. Les États-Unis n'ont pas été exempts de crime non plus. Il ont répondu à la violence par la violence. Il n'y a pas le clan des gentils et le clan des méchants. D'ailleurs, il n'y a pas de clans, seulement des rivalités politiques.
- Hm, fis-je, dubitative. D'accord. N'empêche que je ne vois pas l'utilité de cette guerre.
Elle n'avait pas répondu, s'était contentée de m'oberver un moment en silence. Peut-être était-elle perdue dans ses pensées.
- Au fait, repris-je avec curiosité, comment as-tu appris tout ça ?
À nouveau, elle avait souri, et j'avais compris qu'elle n'allait pas me répondre. Alors j'avais croisé les bras et m'étais exclamée :
- Tu ne veux jamais rien me dire ! J'ai beau te demander à toi, à Gaël, vous n'arrêtez pas de me cacher des choses ! Vous mettez tout sur le compte de mon âge, mais je suis assez grande pour comprendre !
Sous le coup de la colère, mes mains s'étaient crispées autour de mes bras et ma lèvre s'était mise à trembler. Un peu plus et je risquais de fondre en larmes ; belle preuve de mâturité ! À ma grande surprise, Jasmine avait acquiescé :
- Tu as raison, Aïden. Je sais qu'aujourd'hui, tu es capable de comprendre ce qui se passe. Et je suis fière de toi. Mais si Gaël et moi te cachons certaines choses, c'est par nécessité. Pour te protéger toi, mais pas seulement. C'est le principe des secrêts : moins il est su, et plus il est en sécurité.
Elle s'était mordue la lèvre, mais sa voix restait la même, à la fois douce et ferme :
- Ne le prends pas mal, ma chérie. Tu vas peut être trouver cela paradoxal, mais le fait que tu restes dans l'ignorance de certaines choses nous aides aussi. Tu contribues à garder ces secrêts, même si ce n'est pas de la manière que tu souhaiterais.
Je m'étais contentée de hocher la tête sans rien dire. Alors elle s'était levée, avait ouvert les volets, et la lumière chaude de la fin d'après-midi avait effleuré le sol, traçant un sillon argenté révélant la poussière de la pièce.
- Il est tard, avait-elle constaté en observant que le soleil projetait des ombres longues et obliques dans la rue.
A mon tour je m'étais levée.
- Je vais rentrer, alors.
Puis, voyant qu'elle s'apprêtait à m'embroîter le pas :
- Je peux rentrer toute seule, maintenant. Je connais bien la route.
C'était la première fois que je faisais le chemin seule. Peut être était-ce stupide, mais j'avais alors découvert ce que cela signifiait d'être grande, adulte, indépendante. Et c'était un sentiment grisant.
Dernière modification par Ex-libris le ven. 15 oct., 2021 6:46 pm, modifié 1 fois.
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

DanielPagés a écrit : jeu. 07 oct., 2021 8:43 pm J'avais lu ton chapitre 3 pendant mes vadrouilles d'auteur, mais je n'avais pas laissé de traces, estimant presque que ça ne valait pas le coup de le corriger. :lol:
Mais bon, ce matin je me suis dit que je pouvais prendre un peu de temps... Alors je t'ai envoyé la correction. Pas grand chose, tu te débrouilles bien toute seule et c'est agréable. Encore quelques traits d'union qui manquent. :lol:
Inutile de répéter (si, il faut le répéter !) que tu as du talent pour raconter ton histoire, jolie écriture qui coule bien, on se laisse emporter.
T'as déjà écrit le roman en entier ou t'écris à mesure avec quelques chapitres d'avance ?

Continue ! :D
Merci ! :D
J'ai déjà rédigé un premier brouillon qui m'a permis de focaliser les grandes idées. Maintenant, c'est la phase de la réécriture et je poste avec quelques chapitres d'avance. C'est aussi pour ça que je ne poste pas régulièrement 😅
J4u5

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par J4u5 »

Excuse moi d'avoir attendu aussi longtemps avant de poster mon commentaire mais je n'avais réellement pas le temps 😓
Je vais abréger mais j'aime vraiment beaucoup ton style très fluide d'écriture et ton histoire qui commence à bien se creuser et à se développer.
Tu as vraiment piqué mon intérêt avec la gare délabré. Alors, si il n'y avait qu'une chose à retenir de cet avis certe très court ce serait "BRAVO !"
:mrgreen: :P
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Merci J4u5 ! Ne te sens pas obligée de poster chaque fois un commentaire si tu n'en as pas le temps. Tu lis mon histoire, c'est déjà beaucoup ;) J'espère que la suite te plaira tout autant ^^
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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Ex-libris »

Partie 2
Chapitre 5


Samedi 7 janvier
Un frisson. Le sol doux et moelleux sous ma joue. Pour une fois, je me sens bien. Je m'étire et un soupir s'échappe de mes lèvres. J'ouvre les yeux. Et me fige. Où suis-je ? Je me redresse dans un sursaut, mais un mal de tête soudain m'immobilise.
- Aïe, marmonné-je en me prenant la tête dans les mains. Mais, bon sang, qu'est ce qui m'arrive ?
Sous mes doigts, je sens le tissu rugueux d'un bandage. Alors j'inspecte lentement ma tête. Mon crâne est légèrement sensible, et un lancinement aigü me vrille les tempes. Le bandage est attaché par un sparadra. Il n'est pas épais, la plaie doit être superficielle. Je laisse retomber mes mains et redresse doucement la tête pour observer ce qui m'entoure. Mes mouvements sont lents, comme engourdis.
Une pièce large et carrée. Quatre murs blancs. Une fenêtre, bordée de rideaux bruns et fins qui s'enroulent, portés par un filet d'air frais. Je suis assise sur un lit étroit à sommier de fer, face à la porte. A ma droite, une petite table de nuit surmontée d'une lampe. Un peu plus loin, face à la fenêtre, une table et une chaise, quelques papiers qui menancent de s'envoler. Je frissonne à nouveau et la chair de poule hérisse mes bras nus. Nus ? Mes yeux glissent sur mon corps. Je suis vêtue d'une mince chemise blanche dont les manches s'arrêtent aux épaules. Un pantalon de toile grise et souple me ceint la taille. Je ne reconnais pas mes vêtements.
Je tente de me souvenir. Que s'est il passé ? Pourquoi suis-je ici ? Je me remémore les trois Egides toquant violemment à la porte. Moi, venant ouvrir, encore endormie. Puis la rue. Puis le train. Et la gare. La gare. Ce vestige de vie, témoin de la violence de la guerre. L'empreinte terrible du temps, du changement. Les machines, les magasins, les néons... et soudain tout s'était mis à tourner. J'étais tombée ; je m'étais évanouïe. Sur le coup, j'ai cru que c'était une crise de panique, mais constatant maintenant mon état, j'en doute.
Je m'apprête à me lever lorsque j'entends le loquet de la porte tourner. Le profil d'un homme de grande stature se dessine lorsque la porte s'ouvre et je retiens mon souffle.
- Eh bien, je constate que tu es enfin réveillée !
Il entre d'un pas vif, veillant à fermer la porte derrière lui. Une cinquantaine d'années, mince et grand, le port très droit, il est autrement intimidant que Jocey : toute sa physionomie inspire le pouvoir et le respect. Il tient quelque chose sous son bras, un bloc de feuilles dans une pochette... un dossier, peut être me concernant ? Je l'observe tandis qu'il se dirige vers la fenêtre pour la fermer. Il se saisit ensuite de la chaise et la déplace autour de la table pour me faire face. Ma gorge est sèche. Je serre les lèvres. J'ai parfaitement conscience d'être vulnérable, seule dans cette pièce avec cet homme. Il m'observe comme pour me jauger et le regard que je lui retourne doit lui sembler peu amène, car il s'esclaffe :
- Je comprends combien cette situation doit te sembler étrange ! Mais ne crains rien, je ne suis pas ici pour te faire du mal, bien au contraire. Tu te demandes pourquoi nous t'avons extirpée de ton quartier pour t'emmener ici, et je suis là pour t'apporter quelques réponses.
Sans blague. Il veut s'improviser devin ? me dis-je avec sarcasme.
Il sort une feuille de son lutin et se saisit d'un stylo. Il griffonne quelques mots. Ma curiosité est telle que je me lèverais presque pour lire par dessus son épaule. Presque. Enfin, il se redresse et m'accorde un sourire :
- Alors, tu n'as pas retrouvé la voix ? Le somnifère qu'on t'a injecté était certes puissant, mais tu devrais déjà commencer à retrouver tes facultés.
- Vous m'avez droguée ? je m'exclame, à la fois outrée et surprise.
Cela explique mon impression d'engourdissement.
L'homme hoche la tête, affectant une mine contrite :
- J'en suis désolé, dit-il sans la moindre compassion. Mais les effets se dissiperont vite, ne t'inquiète pas. (Il jette un regard à son dossier.) Enfin, je lis qu'on a dû t'injecter une double dose. Tu risques de rester engourdie un peu plus longtemps que prévu.
- Pourquoi m'avez-vous droguée ?
Ma voix est rauque, je ne la reconnais pas. Peut être un effet de leur sédatif...
- C'est simplement la procédure. Malgré tout, tu sembles en état de tenir une conversation. Cela ne t'ennuie pas si nous avons une petite discussion, tous les deux ?
Heureusement, la question est purement rhétorique. L'homme s'adosse à son siège et parcourt son dossier.
- Alors dis-moi, petite 1735, comment t'appelles tu ?
Je le fixe un instant sans comprendre. Il connait mon numéro, puisqu'il vient de l'énoncer. Serait-ce un test ? Je répond, avec le plus d'assurance qu'il m'est possible de mettre dans ma voix :
- Comme vous l'avez dit, mon numéro est le 1735.
Il esquisse un sourire que je ne sais pas déchiffrer. Ses yeux bleus pénétrants semblent pouvoir lire dans les tréfonds de mon âme. Je frémis. Il se penche en avant et dit, sur le ton de la confidance :
- Allons, tu ne me diras pas que tu ne t'es pas donnée un nom, n'est ce pas?
Je secoue la tête, ne sachant quoi répondre. Mes pensées se mélangent et je peine à réfléchir correctement. J'ai le sentiment qu'il sait exactement à quoi je pense, qu'il est capable de prédire mes actes. J'inspire profondément. Il cherche à me prendre en défaut. Il n'y parviendra pas.
- Pourquoi aurais-je un nom, alors que je porte déjà un numéro ? craché-je.
- Parce que je connais les gens comme toi. Et la première chose qu'ils font, aussi étrange soit-elle, c'est de se nommer. Tu n'as plu à te cacher, ici. Tu peux porter le nom que tu t'es choisie.
Sa voix est ferme et grave, mais il ne hausse pas le ton. Je perds contenance. Ses paroles résonnent dans ma tête. Les gens comme toi. Voudrait-il dire qu'il y en a d'autres ?
J'hésite à répondre. Il attend, l'air tranquille, le stylo en suspens au dessus de sa feuille. Hausse un sourcil interrogateur. Que risquerais-je à lui livrer mon nom ? Finalement, ma réserve n'a pour seule conséquence que de nous faire perdre notre temps à tous les deux. Je me résigne.
- Je m'appelle Aïden.
- Ah ! bien, fait-il en écrivant. Comment l'épelles-tu ?
- A,I,D,E,N... Qu'est ce que vous écrivez ?
Il a déjà rempli plus d'un paragraphe. Je doute que les seules cinq lettres de mon prénom prennent tant de place.
- Un nom de famille ? demande t-il en éludant ma question. C'est simplement pour l'administratif.
- Euh, non.
Je n'ai jamais songé à me donner un nom de famille. Tout simplement parce que je n'ai jamais eu de famille à proprement parler.
- Alors que dirais-tu de... Jones ? C'est simple et classique.
Je l'observe avec ahurissement. Hier encore, je devais dissimuler qui j'étais. Et aujourd'hui, on me demande...
- Mais qu'est ce que vous me voulez, à la fin ? m'énervé-je. Vous m'enlevez de chez moi, vous me droguez pour m'emmener je ne sais où, et maintenant un interrogatoire ?
L'homme pose lentement son dossier et son stylo sur le bord de la table et croise les mains. Son calme est exaspérant.
- Faisons comme ça, déclare t-il d'un ton de tempérance : pour chaque question que je te pose, tu peux m'en poser une en retour. Cela te convient ?
Oui, à défaut de mieux. Je hoche la tête. Ma colère reflue lentement. C'est donc à mon tour :
- Qui êtes vous ?
- Je m'appelle Koe McWright, mais c'est par ma nomination que tu dois me désigner : je suis un Directeur.
- Un Directeur ? Qu'est ce que...
- À mon tour, m'interrompt-il brusquement. Depuis combien de temps sais-tu lire et écrire ?
- Depuis mes dix ans, donc cela fait huit ans. Qu'est ce qu'un Directeur ?
Il s'est à nouveau saisit du dossier.
- Tu ne poses pas les bonnes questions, Aïden.
- Ce n'est pas à vous d'en juger. Répondez moi !
Il soupire.
- Un Directeur est chargé de l'administratif des Centres de Réhabilitation. Il est également chargé de connaître et de veiller sur les nouveaux arrivants.
"Veiller sur ?" Surveiller, plus probablement, pensé-je avec cynisme.
- Comment as-tu appris ? enchaine-t-il sans lever les yeux de sa feuille.
Je me crispe et décide de ne plus répondre. Le terrain sur lequel il souhaite m'entrainer est trop glissant pour que je m'y engage. Sa question ne me concerne plus seulement moi, mais également Jasmine et Gaël. Je n'ai déjà que trop coopéré. Croisant les bras, je m'enfonce au bout de mon lit. J'ai bien conscience de marcher sur des oeufs : je ne peux ni parler, ni lutter. Le silence est ma meilleure arme. Koe soupire et se passe une main lasse sur le visage. Serais-je arrivée à bout de sa patience ? Je n'ai pas le temps de me raccrocher à ce mince espoir : son ton est un prodige de maîtrise et d'autorité.
- Tu serais aimable de ne pas me faire perdre davantage mon temps. Réponds à ma question.
Non, pensé-je. Plutôt crever que de les dénoncer.
La gorge sèche, je le défie du regard. Puis-je tenter de lui mentir ? Non, ce serait inutile. J'ai la conviction qu'il le devinerait avant même que j'aie formulé la moindre phrase. Pourtant, j'ai conscience que mon silence est tout autant un aveu. Je déglutis. Perdu pour perdu... je tente une parade :
- Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?
Contrairement à ce que j'espérais, Koe ne se départit pas de son calme. Il m'observe de son expression assurée, dominatrice, et je me demande à quoi il pense. Lentement, il pose son stylo sur la table et quitte sa chaise pour s'approcher de moi. Chaque pas qu'il fait augmente la tension de la pièce. J'ignore si son intention est d'employer l'intimidation pour m'obliger à parler, mais il le souhaiterait qu'il ne s'y prendrait pas autrement. Mes yeux suivent chacun de ses gestes. Cet homme est trop grand, trop droit, trop stoïque. J'ai appris à mépriser les Égides pour ce qu'ils sont, mais cet homme parvient à défier ce sentiment. Ce n'est pas un pion à la botte de l'autorité. Il est l'autorité. Et cette pensée me terrifie.
Koe s'assied tout au bord de mon lit, avec une lenteur étudiée, comme s'il craignait d'effrayer un petit oiseau farouche.
- Je te pardonne de me faire perdre de précieuses minutes de mon temps, déclare t-il, un sourire factice peint sur les lèvres. Cependant, tu apprendras que le silence n'est qu'un leurre et jamais une solution. Tu peux bien taire tout ce que tu veux, nous avons d'autres moyens bien plus directs d'obtenir nos informations.
Il incline légèrement la tête sur le côté et son sourire se transforme.
- N'as tu pas songé que ce ne sont pas tes réponses qui m'interessent mais tes réactions ?
Constatant mon trouble, il opine et se redresse.
- Tu peux nous tenir tête coûte que coûte et sur tous les plans. Tu peux t'épuiser à nourrir une haine inconditionnelle contre nous. Tu peux nous insulter, ou te taire pour nous provoquer. Car c'est ce que tu cherches, n'est ce pas ? nous provoquer. Le silence semble être ton arme favorite. Mais, encore une fois, tu te trompes de tactique. La lutte est utile lorsque l'on sait contre qui lutter et pourquoi. Mais surtout lorsque l'on sait comment. Et toi, Aïden, tu l'ignores. Tu laisses ta haine vis à vis de nous t'aveugler et tu oublies une chose essentielle : tu nous appartiens. Et rien de ce que tu pourras dire, ou plutôt taire, ne changera cela.
Il se lève et se poste debout au pied de mon lit, face à mon visage. Ses traits sont durs comme de la pierre. Ses paroles, des lames aiguisées qui m'entaillent et me glacent le sang. Je ne peux pas réagir. Je peine à respirer. Il semble avoir happé tout l'oxygène de la pièce.
- La vérité, Aïden, reprend-il en appuyant chacun de ses mots, c'est que tu as peur. Cela se comprend : ça doit être terrible d'avoir conscience que ta vie ne t'appartient pas vraiment. C'est plus simple de se révolter contre cette réalité, même en sachant que c'est vain...
Il se penche, pose ses avants-bras sur les barreaux métalliques de mon lit.
- Pourtant, la véritable force, vois-tu, ce n'est pas de lutter aveuglément. C'est de se résigner.
Son dernier mot claque comme un fouet et je crois en ressentir la brûlure sur ma chair. Mon instinct me pousse à réagir avec violence. J'ai envie de crier, hurler, et les insultes sont les seuls mots qui atteignent mes lèvres. Mais je ne dis rien. Ma bouche est cellée. Je ne peux étouffer le murmure qui me souffle qu'il y a une part de vérité dans ses propos. Je ne peux pas l'admettre.
N'écoute pas. Il tente de te déstabiliser. Ils veulent te briser. Tu les déranges parce que tu as été plus forte que leur système. Calme toi. Respire. Ne laisse rien paraître.
Koe guette l'impact de ses paroles. Son regard me transperce, je lutte pour le soutenir. Mon sang bout contre cet homme que je viens de rencontrer. Par ses propos, il me projette en plein visage l'étendue de mon impuissance. Il l'a rendue concrête, et encore plus douloureuse. C'est bien ce qu'il souhaitait. Satisfait, il regagne la chaise et jette un regard à sa montre. Il hoche la tête et se tourne à nouveau vers moi :
- Eh bien, maintenant que nous avons clarifié ce point, je vais enfin pouvoir t'expliquer les réels motifs de ta présence ici. Je suppose que c'est la question qui te travaille depuis que tu es réveillée.
Je ne veux pas l'écouter, pourtant ses propos retiennent mon attention. Il n'attend pas de réponse et poursuit de ce ton professoral qui évoque celui d'un discours mainte fois répété :
- Nous t'avons emmenée dans un centre spécialisé dans l'accueuil des jeunes gens comme toi. Il s'agit d'un Centre de Réhabilitation. Tu te trouves actuellement dans une aile un peu isolée des bâtiments principaux, mais ce n'est que temporaire. Ici, nous t'enseigneront les rudiments que tu n'as pas pu apprendre dans ton Quartier. La majeure partie de ton temps sera consacré à l'enseignement militaire, mais tu bénéficieras également de quelques cours de médecine, d'Histoire et de langues.
La stupeur me pétrifie. J'ai du mal à réaliser ce que j'entends. "Centre de Réhabilitation", ce mot qu'il a déjà employé pour décrire sa fonction, ne m'évoque absolument rien. Mais la manière dont il le présente rappelle le fonctionnement d'une école, comme celles qui existaient à l'Ancien Temps. Je doute de réellement comprendre ce qu'il tente de m'expliquer.
- Durant les trois jours qui vont suivre, tu seras soumise à une batterie de tests qui permettront d'évaluer tes facultés. En fonction des résultats que tu auras obtenus, tu seras transférée dans les bâtiments principaux et tu intègreras une escouade de jeunes soldats dont les compétences seront complémentaires aux tiennes. Cette escouade sera désormais ta famille : c'est pour elle et uniquement pour elle que tu devras t'investir. Rien d'autre ne devra compter.
Sa voix s'est durcie. Je le sens plus rigide, plus autoritaire : il ne me provoque plus, il me menace. Que sous-entend-il ? La peur me gagne ; je m'enfonce un peu plus dans le matelat.
- Qu'est ce que cela signifie ?
- Cela signifie, reprend-il avec un sourire glacial, qu'en dépit des apparences, ce n'est pas la liberté que nous t'offrons. Nous te donnons la possibilité d'évoluer, mais ne t'y trompes pas : ton existence nous appartient. Toutes les choses qui te sont arrivées ou qui t'arriveront, c'est à nous que tu les dois. N'oublie jamais cela.
La température de la pièce semble chuter. Je frissonne, mais ce n'est ni de colère ni d'angoisse. La conscience de ce que j'ai quitté me submerge. Le Quartier dans lequel j'ai vécu, où je suis parvenue à défier leur règlement à leur insu, où je me suis forgée, fait désormais parti du passé. Je n'y retournerai plus. Je ne vais pas mourir : je vais simplement vivre ailleurs, sans Gaël, sans Jasmine, sans aucun pilier. Déracinée. Observée. Ton existence nous appartient. Je le sais ; je l'ai toujours su. Mais jusqu'alors, j'avais toujours eu la possibilité de me battre, de vivre pour moi-même en me dissimulant. Je ne peux plus me cacher. Ce qu'il me dit me le prouve : maintenant qu'ils m'ont découverte, ils me garderont à l'oeil. Garde tes amis près de toi, et tes ennemis encore plus prêts. Gaël me le répète souvent. Les Egides, eux, l'appliquent.
- Pourquoi ? murmuré-je davantage pour moi même. Pourquoi ne pas simplement me tuer ?
Koe se redresse sur sa chaise. Son regard est doux, presque compatissant.
- Il y a des choses que tu ne pourras jamais savoir. Tu dois apprendre à t'en contenter.
Puis il se lève avec souplesse, rassemble les feuillets qui constituent mon dossier et se dirige vers la porte.
- Demain, une Titulaire t'emmènera effectuer les tests dont je t'ai parlé.
- De quels examens s'agit-il ?
L'imminence de son départ me rappelle que je ne sais toujours pas ce qu'ils attendront de moi durant les trois prochains jours, ni même la nature des tests qu'ils me feront passer. Je ne veux pas être transformée en spécimen de laboratoire...
- Tu le découvriras en temps voulu, répond-il avec un geste évasif.
Il a déja ouvert la porte lorsque je pose une ultime question :
- Quand les tests commenceront-ils ?
Il se tourne vers moi, sourit une dernière fois et quitte la pièce. L'écho de ses pas tandis qu'il s'éloigne me répondent :
- Ils ont déjà commencé.
Je me retrouve seule, un peu désorientée. La pièce semble tourner autour de moi, j'ai le vertige. Les propos de Koe résonnent dans ma tête. J'ai envie de le faire taire mais je n'y parviens pas. Laisserais-je ma haine vis à vis des Egides m'aveugler ? J'ai toujours résisté au pouvoir qu'ils exercent en refusant secrêtement de me conformer, mais où cela mène-t-il ? C'est une lutte passive, un déni. Peut-être un moyen de fuir. Qu'ai-je fait durant huit ans ? Je me suis cachée, ma victoire était de leur désobéir, mais pas de les affronter. Mon silence était mon arme et mon bouclier. Je me taisais pour me dissimuler ou pour les provoquer ; je me tais encore pour me protéger. Koe a raison : je ne sais pas lutter, alors je me défile.
Lorsque je le comprends, mes muscles se relâchent, j'ai envie de pleurer. Je me suis toujours juré de ne pas être faible, de ne jamais fléchir. Mais la digue que j'avais érigée se fissure et un flot d'émotions s'engouffrent dans la brèche. Colère. Impuissance. Incertitude. Peur. Et la digue cède. Je m'enfonce dans le lit et enfouis ma tête dans l'oreiller. Mes sanglots étouffés me déchirent la gorge. Les larmes me brûlent les yeux, la peau, tout mon corps tremble et j'aimerais disparaître. Je découvre ce que c'est, de pleurer à s'en crever les poumons, de ne pas avoir la force d'ouvrir les yeux. Je voudrais que ça cesse. Ne plus jamais rien ressentir.
J'ignore combien de temps je reste ainsi, peletonnée dans les couvertures pour me soustraire à moi-même. Je voudrais pleurer encore, mais je n'ai plus de larmes. Seulement l'empreinte salée sur les joues. Et le vide. Un vide immense et glacial.
Shawneenat

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par Shawneenat »

Salut! Je viens de lire tes premiers chapitres. La première chose que j'ai a dire c'est que l'histoire me plait bien. Tu nous plonges facilement dans cet univers peu plaisant et on est vite pris par le personnage. Comme cela a été dit précédemment, ta plume est facile à lire et fluide et le fait que ton récit soit au present aide aussi.
J'aime bien les petits flash back qui permettent d'en apprendre un peu plus sur l'histoire du personnage.
Une petite remarque pour le premier chapitre me concernant: j'avoue avoir eu un peu de mal à m'imaginer le lieu dans lequel se déroule l'Affectation. Il manquait un peu de description à mon gout.
Sinon je trouve la trame de ton histoire sympa pour le moment et j'ai bien envie de avoir ce qui va se passer dans ce centre et voir où ca va nous mener. 😉
danielpages

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Re: Numéro 1735, [dystopie | romance]

Message par danielpages »

Au retour d'une longue vadrouille dans mes îles, je passe voir et je tombe sur un nouveau chapitre...
Je me le garde pour ma semaine dans le Nord... (salon Somain) Et je te fais un petit mail ! ;)
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