Les petits détours

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NicGambarde

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Les petits détours

Message par NicGambarde »

Mon deuxième petit texte publié, initialement dans le numéro 6 de la revue littéraire Torticolis

J’aime les petits détours. Ceux qui me permettent d’arriver juste à temps. Pas en avance. Pas en retard. Juste à temps.

Comme tout le monde, j’ai appris enfant que la « ponctualité est la politesse des rois ». Je préférais cette politesse au quart d’heure du même nom, et mettais un point d’honneur à arriver en avance au moindre rendez-vous, à la moindre invitation. Prenant en compte des vicissitudes possibles durant le trajet, le besoin de trouver une place où me garer si j’avais mon propre moyen de transport, et peut-être encore quelqu’ impondérable chronophage, je rajoutais toujours un coussin temporel confortable dans mes plans de trajets. Point m’importait d’attendre dans un hall, devant une porte, ou près d’un terrain de sport. Un livre, l’observation des alentours et de ses habitants, regarder passer les nuages, ou bien un peu d’introspection me suffisant, l’attente ne m’avait jamais trop gêné.

Et puis j’ai dû me rendre à cette convocation, dans un lieu un peu loin de chez moi. Je suis arrivé comme de juste bien en avance, et on m’a parqué sur un siège, à la réception ; coincé entre la porte d’entrée et les vitres protégeant les réceptionnistes. En ce lieu, il y a principalement deux types de personnes, ceux qui portent un uniforme – ou au moins un badge coloré bien en évidence – et ceux qui n’en portent pas. La personne du second type n’aime pas le regard de ceux du premier type, ou même celui des autres membres de sa tribu. N’ayant pas d’uniforme, cette personne est nue, Quelle que soit la nature et l’épaisseur de sa vêture. Un peu plus tard, j’ai dû renouveler l’expérience, dans un autre contexte, où les attributs du premier type sont perruque et robe noire. Je dois désormais me rendre régulièrement à des réunions où « avant l’heure ce n’est pas l’heure, et après l’heure ce n’est plus l’heure », présentant à la personne trop prévoyante la perspective d’une porte fermée, et d’une attente partagée dans un lourd silence, souvent au vu et au su du reste du monde, vacant à ses occupations de personne « normale ». Je fais aussi partie d’une population indésirable, dont la présence prolongée et immobile peut, selon les endroits, attirer les commentaires, ou pire.

Alors je fais des petits détours.

C’est-à-dire que j’adapte mon trajet de manière dynamique en fonction du temps qu’il me reste avant le moment précis du rendez-vous. Le petit détour est tout un art. Il requiert d’adapter non seulement le trajet, mais également la vitesse, pour arriver au bon endroit au bon moment. Si le trajet est motorisé, il faut essayer de limiter la consommation de carburant, et la pollution. Si le trajet se fait à pied ou en vélo, il faut essayer de limiter la fatigue, mais aussi la sueur. En effet, un aspect essentiel du petit détour est une arrivée nonchalante, en aillant l’air ni anxieux ni pressé. Si le trajet est exposé, il est préférable de limiter l’exposition au froid, au vent, ou aux intempéries. On peut par exemple utiliser au mieux les galeries marchandes et les magasins avec larges auvents.

On peut profiter de l’occasion pour découvrir de nouveaux chemins, des secrets cachés à deux pas d’une avenue cent fois parcourue. Mais il faut éviter de repasser deux fois au même endroit. Les gens deviendraient soupçonneux. Le petit détour devient alors un exercice mathématique, empruntant au problème des sept ponts de Könisberg et à celui du voyageur de commerce. Il vaut également mieux avoir l’air déterminé. La personne moderne se déplace d’une localisation vers une autre pour une raison précise. Si ce n’est pas le cas, la chose est louche, et les réseaux sociaux se mettent à vibrer.

Mais plus important, il faut apprendre à aimer les petits détours, à ne pas les voir comme une corvée, du temps perdu, et à en profiter un maximum. Surtout quand ils forment une partie incontournable du reste de votre vie.
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