Le joueur de clarinette

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Cesar-4

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Le joueur de clarinette

Message par Cesar-4 »

Bonjour, voilà un court texte écrit il y a peu pour ce site. https://www.tabledepresse.com/index.html

bonne lecture :)


LE JOUEUR DE CLARINETTE

K.F. est né à Nîmes en 1932 et apprend à jouer de la clarinette plus vite que ne s’allonge son corps d’enfant.
Dans ma famille, on (s’)entend dire que l’être humain ne change plus passé soixante ans. En observant derrière moi, je me vois multiple, alors forcément, je n’y crois pas et met cet adage sur le compte de l’orgueil. Et pourtant, aux côtés de ces cent moi(s), je ne vois qu’un seul K.F.

À l’âge que j’ai lorsque j’écris ces lignes, il se marie avec N.R. Les stigmates de la guerre accompagnent leur union et renforcent leur lien autant qu’ils les abîment, tant leurs cicatrices n’ont pas les mêmes couleurs. Mais lorsque vient le temps d’accueillir leur premier enfant, leur attitude change. Ils ne sont plus seuls. Alors, s’ils creusent davantage le gouffre qui les éloigne l’un de l’autre, adoptant des comportements diamétralement opposés, cet antagonisme nous interpelle sur une question identique : Que faire de la douleur ?
Logée aux creux des poumons qui le tueront des années plus tard, l’idée de recouvrir ses yeux et ses mots d’une étoffe épaisse lui parvient, portée par la chaleur d’une expiration. C’est lorsqu’il ressent les premières palpitations causées par l’être que porte sa femme que cet évènement survient. Ses enfants n’hériteront pas de ses maux.

Au contraire, le visage de N.R. semble recouvert d’une délicate feuille de chair qu’on aurait pliée pour lui donner cette souplesse, cette finesse, cette transparence, qui lui vont à ravir. Avec, elle décalque les mots et les couleurs du champs lexical de l’horreur et de la souffrance sur le crâne de ses enfants, jusqu’à leur obstruer les orbites. Ses enfants hériteront de ses maux.

Je le sais car il lui restait un peu d’encre lorsque je vins au monde.

K.F. est né d’un père chirurgien vertueux, dont le nom inspira la déférence dans le corps médical, et d’une mère acariâtre qui sa vie durant s’affaira au maintien de l’ordre au cœur du foyer, gueulant sur ses quatre enfants à longueur de journée. Je rapporte cette généalogie telle qu’elle se transmet traditionnellement parmi les miens. Pour les femmes de ma famille, le poids de leur souffrance n’a d’égal que la taille des reproches qu’il a toujours semblé légitime de leur faire. J’aimerais à présent romancer une zone d’ombre de l’histoire de K.F., qui me semble renfermer le nuancier de son âme, mais qui toujours échappa aux mythes familiaux.
« La guerre est finie depuis quelques années déjà. Le chirurgien et l’acariâtre observent l’amour croissant que porte leur fils pour sa clarinette. Il et Elle décident de lever bien haut leurs mains calleuses. Nul besoin de les abaisser : K.F. ouvre un magasin de prêt-à-porter, se marie, va à la messe régulièrement et parcourt la France dans sa Peugeot pour représenter les fabricants
de chemises qu’il revend. Si sa passion est à l’ombre, vendre de jolies liquettes rapporte des briques et sa famille prospère
un temps, puis accède même au cercle des parvenus convaincus d’être héritiers vivant parmi les héritiers convaincus de s’être faits tout seuls. »

Et jamais K.F. ne sortit du cercle.

La clarinette, elle, a continué de vibrer malgré tout, l’accompagnant dans les pénibles tâches qu’il incombe d’assurer à tout patriarche respectable. Et si les notes restaient justes alors que K.F. abordait vaillamment son dernier quart de siècle, que l’on pouvait toujours sentir ce souffle brûlant, moite et mutin sortir du pavillon, et que les membres du cercle se demandaient qui de la clarinette ou de K.F. enterrerait l’autre ; il s’est arrêté de souffler. Les dix dernières années de la vie de K.F., remisée dans le bahut de l’entrée, la clarinette était redevenue froide.

Puis, il est mort, et le cercle s’est ouvert. Maligne, son âme l’aurait percé en s’enfuyant, laissant derrière elle un trou béant, passage d’un monde à l’autre bienvenu pour ses habitants qui s’empressèrent d’en sortir pour se donner rendez-vous et se recueillir aux yeux du monde. A l’église Saint-Paul, au cœur de Nîmes, un jeudi 5 décembre 2019.



Le maître de cérémonie nous demande de franchir le perron une fois la foule alignée le long des allées de bancs pour que nous puissions nous asseoir au plus proche du cercueil, du prêtre et de l’enceinte Bluetooth. Je suis avec N.R. et ses deux enfants.
J’appréhende l’émotion qu’il me faudra refouler lorsque nous nous avancerons, d’innombrables paires d’yeux braquées sur nous, jaugeant, jugeant peut-être, me privant en tous les cas de l’intimité du deuil. Alors je me représente un visage. J’essaie de le façonner pour qu’il devienne mien.

Allons-y.

Celui que K.F. voyait quand il imaginait ses obsèques et qu’il fantasmait l’amertume de sa femme, la piété de ses enfants et la détresse de son petit-fils.

Ave Maria.
Celui que j’augure depuis toujours, mais dont j’avais laissé les contours flous afin d’en garder la spontanéité et la fraîcheur pour un jour de lourdes circonstances.

Devant mes yeux, flottante, une boule de matière couleur chair, dégoulinante, roule lentement sur elle-même. De grosses bulles
s’en échappent et fendent sa surface, imitant le reflux des vagues brisées contre les bas rochers que l’on rencontre aux abords des côtes. Comme un œuf battu ou du cuir tanné, sa consistance change et lorsque l’air s’en est totalement échappé, elle est comme une vieille pâte friable et modelable. Elle prend doucement la forme d’un visage ridé d’années de concentration. Et sous ce portrait buriné : des muscles totalement détendus, un regard comme un duvet blond et des lèvres entrouvertes à l’intérieur desquelles le silence cohabiterait avec cette rumeur que d’aucuns soupçonneraient d’être le timbre minéral d’une voix juvénile éclairée. Mais si l’image est maintenant aussi discernable que tangible, du moins je voudrais m’en convaincre, je ne parviens pas à la fixer sur mon visage.

Puis, elle disparaît et ce sont des dizaines de cercles beiges qui se matérialisent en périphérie de mon champ de vision, tandis qu’au centre, sous mes pieds, le sol marbré se déroule et va buter contre le cercueil. Ces cercles uniformes frémissent comme la flamme d’une bougie perturbée par un vent léger. Les visages sans détails des habitants du cercle. Il n’est pas encore temps de les définir clairement, je ne le veux pas. Définir le visage d’un de ces individus précipiterait dans mon esprit l’émotion alors perçue dans leurs regards, et mon intimité me serait entièrement confisquée.

Ainsi, m’évertuant à être le gardien de mes profondes émotions, mon corps bouleverse sa mécanique, adopte une démarche et une posture nouvelles, s’invente un autre port de tête, sent ses bras s’alléger, lui qui d’ordinaire les sent peser comme deux ânes morts, puis la plante de ses pieds s’étendre, souple et solidaire.

Je me dis : « Drôle de sentir qu’en aspirant à respirer la dignité,
mon esprit soit concentré à trouver de nouvelles combinaisons géométriques plutôt que de penser à K.F. »

De cette prise de conscience, mon rachis se voûte, mes yeux deviennent opaques et ma peau se crispe sous la pression du drainage exercé par une force impérieuse à l’intérieur de mon crâne. Cette pensée culpabilisante. Alors je m’assieds au premier rang et maintient les muscles de mes cervicales aussi tendus que possible pour ne pas tourner la tête.

La cérémonie pourrait durer des jours mais elle se dissipe pourtant comme une poussière déposée sur mes cils.

Quelque chose explose, dehors, alors que le curé pose et soulève son linge liturgique sur le calice devant lui. Mes muscles cèdent
et je me retourne. La centaine de personnes me montre son dos,
et je ne distingue toujours aucun visage.
Les portes de l’église à demi closes permettent à une lumière céleste de s’infiltrer sous la
nef, accompagnée de slogans assassins adressés à l’État et ses institutions, au monde bourgeois et à l’impérialisme capitaliste. Le son se dissipe au-dessus des têtes dégarnies comme feraient ces cercles de plomb lorsque les cloches de l’église sonnent le glas. Je crois entendre dans la rumeur que les murs essaient de garder vivantes
les pensées de l’assemblée : « Quelle honte ! Quelle incivilité ! Un jour comme celui-là, alors que nous perdons l’un des nôtres, nous ne devrions pas avoir à supporter cela ! » Alors, unis, les cent visages se retournent pour retrouver leur position initiale. Le mien aussi.

D’ailleurs, si je pouvais le voir, je n’y verrais probablement qu’un cercle beige.
Peut-être qu’un court instant, aussi infime soit-il, je me dis que les vestiges de l’indifférence et de l’égoïsme qui m’ont été transmis refont surface, et comme un chien galeux que l’on croit avoir tué et enterré, s’ébrouant et dispersant les couches de terre grasse dont il était recouvert, plus soiffard qu’avant sa première mort, je l’aiderais volontiers de mes deux mains.
Mais arrive le temps de dire au revoir à K.F..

La Petite fleur de Sidney Bechet éclot au bout de sa clarinette,
et lorsque le curé vient délivrer le cercueil du poids des bouquets d’immortelles, une tige unique s’échappe de ses mains et retombe
sur le bois nu. Je ne peux m’empêcher de brûler d’un mysticisme merveilleux. Intérieurement, je remercie K.F. pour sa grâce, puis je me tourne vers N.R. qui me regarde aussi. Ses yeux brillent du même éclat duveteux que celui auquel je songeais plus tôt, et je crois apercevoir autour de moi des milliers de pétillements identiques, bercés dans une communion absolue. Je souris à N.R.



Dehors, nous devons rejoindre le cimetière en voiture. Un cortège de berlines se forme pour suivre le corbillard. Une fois de plus, N.R., ses enfants et moi sommes seuls dans l’une des voitures de tête. Saint-Paul est mitoyenne des lycées bloqués dès ce premier jour d’appel à la grève nationale.

En empruntant l’artère principale de la ville, nous ne parlons pas, profitant du voyage pour oublier ces impératifs qui font de nos corps une carte de membre dans la bourgeoisie Nîmoise, et nous affaissons nos dos, soufflons bruyamment et déposons nos crânes contre les vitres du véhicule.

D’ordinaire, lorsque le bout de mon nez se met à frémir jusqu’à me faire éternuer, et que le gratter ne suffit pas à me soulager, je sais que des vibrations envahissent l’espace autour de moi. Aujourd’hui, je sens non seulement ma protubérance s’activer mais les secousses s’étendent aussi à l’ensemble de mon crâne. La membrane de verre sur laquelle je suis appuyé vibre intensément, alors je me redresse, et remarque les membres de ma famille qui font de même.

Nous comprenons que la rue voudrait briser la glace qui nous sépare. D’ailleurs, les slogans sont déjà passés et s’infiltrent dans l’habitacle, parvenant à nos oreilles dans une surdité irréelle. Ces voix nous semblent venir d’un autre monde, et nous pourrions nous sentir en sécurité si les premiers feux n’accédaient pas au même instant à nos champs de vision. Le cortège s’arrête. Les étudiants ont érigé des barricades à l’aide de poubelles municipales et y ont mis feu. La rue est bloquée. Dans la voiture, les cous sont tendus, regardent au loin, et les esprits font mine d’attendre patiemment que quelqu’un à notre service s’occupe de la situation pour pouvoir avancer de nouveau. En attendant, nous ne pouvons qu’assister à ces scènes de vie incroyables, incontrôlées, et je mesure l’effarement des membres de ma famille et des amis de K.F. à la sensation d’étirement du temps que je ressens moi-même. Tout est ralenti maintenant, et je vois des silhouettes cagoulées surgir autour de nous. Des jeunes qui se meuvent souplement, dont on ne peut saisir la logique des trajectoires qu’ils décident d’opérer autour de ces voitures reluisantes, symboles de ce qu’ils conspuent alors.

Un cordon de CRS apparaît devant la voiture, une file indienne, qui agite le bras comme un seul homme en direction de la voiture. Des machines qui parlent à des machines. Ils nous frayent un chemin au milieu de l’agitation, et alors que nous redémarrons, je croise le regard d’un.e de ces lutteur.ses. L’éclat de ses yeux n’est pas le même que celui que j’adorais plus tôt à Saint-Paul, mais, pourtant, lui aussi réfléchit la mort. Cela va plus loin, puisque cette vision semble l’englober tout entier, l’accueillir les pupilles grandes ouvertes, danser avec elle au cœur d’une tempête infernale. Je comprends alors que la mort peut être quelque chose d'heureux, lorsqu’on accepte le fait qu'elle apporte un bouleversement. Voilà pourquoi ces jeunes veulent voir ce monde brûler et mourir, pour mieux célébrer ce qui doit naître par la suite.

Ces personnes, comme des danseurs, avec leurs engagements corporels qui traduisent leurs idéaux et leurs convictions, me font l’effet d’une gifle.

Quand quelqu’un dans la voiture répète inlassablement « Quel bordel, on a pas que ça à foutre », alors que les barricades et les silhouettes séditieuses ne sont plus qu’un reflet dans le rétroviseur, résonne en moi une réponse claire, nette et précise.
Systématiquement, les habitants du cercle usent de la situation présente, de leurs impératifs immédiats si dérisoires face à l’état du monde, pour se justifier de dévier le regard. Il y aurait donc toujours quelque chose à faire, toujours quelque chose à penser, et apercevoir l’espace d’un instant dans le reflet d’un miroir ou d’un rétroviseur le reste du monde serait suffisant.

La mort n'excuse pas l'indifférence, n'excuse pas la méprise et la condescendance. Je ne peux que considérer le caractère odieux de cette faculté à détourner les sentiments qui naissent du deuil. Aujourd’hui, le deuil a bon dos. Et demain, les affaires, ou le temps qui passe seront autant d’excuses dans leur bouche. Pourtant, le don d’ubiquité est la force première de ces jeunes révolutionnaires.

Ce matin, il s’avère que deux moi et leur monde se rencontrent et que l’un d’eux — que je croyais ne plus jamais apercevoir si ce n’est au loin, lorsqu’il m’arrive de me retourner par hasard, seul, au détour d’un trajet aux allures vaniteuses— revienne de sa déchéance, et, s’aidant des fêlures de la bâtisse dans laquelle vit le moi actuel, y pénètre et y demeure quelques instants.

Bloqué dans cette voiture filant droit vers l’inhumation de K.F.,
je reconnais mon erreur et perçois la route qui me reste à parcourir pour me sentir entier, alors je fais ce vœux silencieux : récupérer cette clarinette, et apprendre à jouer les notes qui accompagneront les luttes à venir, car je le sais, K.F. aurait voulu être révolutionnaire.
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