Le supplice du Ménage

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Allis

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Le supplice du Ménage

Message par Allis »

Hello à tous, je suis inscrite sur BN depuis des années mais j'ai été moins active sur une longue période
(les étuuuuudes :evil: )

Maintenant que c'est derrière moi, je me remets à l'écriture plus sérieusement: du coup je vous présente ci-contre une nouvelle basée sur une idée eue depuis un moment dans un contexte que vous pourrez deviner :lol:

C'est une nouvelle assez engagée précisons :!:

Je serais ravie d'avoir vos retours, je sais que malgré mes relectures il peut rester des longueurs ou même des problèmes de temps, je suis donc preneuse de tous avis ou corrections/suggestions! :)


****


Le supplice du Ménage


Il se voit dans une pièce. Combien de temps est-il resté là sans aucune forme de conscience ? On ne peut pas vraiment dire qu’il s’éveille, il n’a pas le souvenir de s’être endormi. Il n’a, par ailleurs, le souvenir de rien. Il commence à se demander ce qu’il sait, en dehors de la conscience d’être un être humain de sexe masculin. Il en est presque certain étant donné la façon dont les pensées se construisent dans son esprit.

Il se regarde, sa peau est claire ; se touche, son crâne est peu garni. Sa peau est étrangement lisse, sans petits traits bizarres, ni pores visibles, ni veines, ni grains de beauté, ni poils. Il lui semble bien que ces choses devraient être là, pourtant. Il commence à essayer de se palper, se pincer, enrouler sa peau sur elle-même : rien. Ses doigts sont dépourvus d’ongles. Il ne ressent ni douleur, ni chaleur, ni même la sensation de ses doigts sur cette peau. Il regarde le reste de son corps : il ne porte rien et ressemble à une grande poupée lisse, dont on devine les muscles, les os et la répartition interne, sans organe sexuel.

Il lève les yeux et regarde pour la première fois autour de lui. Son inconscient qualifie la pièce de salon, probablement pour sa taille. Quatre murs blancs, quatre surfaces hautes qui lui semblent solides. Il s’en approche pour les considérer de près, et là encore n’y voit aucun détail. Un souvenir l’assaille, celui de lui qui, enfant, pouvait passer de longues minutes à fixer les petits traits et points des murs et les suivre des doigts, fasciné par les visages ou créatures qu’il y voyait, ou imaginait aussi dans les nuages et les objets. Encore une habitude du cerveau, à vouloir reconnaître des traits humains ou humanoïdes, se contentant de grosses tâches pour les yeux, la bouche, un contour de visage, une silhouette… Ici seuls les angles de la pièce délimitent le blanc du blanc. Il les touche. Toujours rien.

Soudainement, des images rapides et chaotiques se déversent dans son crâne, avec une telle violence qu’il se sent presque propulsé en avant sous le choc. Il essaie de les absorber une à une, de les catégoriser, mais elles passent trop vite sans créer de réelles connexions dans son cerveau, comme des paysages dans un train lorsqu’on essaie de les suivre mais les ayant déjà dépassés on fixe la vitre. Il les identifie à travers sa vitre mentale comme étant des souvenirs, des sensations et des ressentis bruts. Cela va du soleil qui réchauffe, à être rassasié, ressentir le vent sur le visage, apprécier un paysage de montagne, sentir le froid qui picote et avoir les joues roses, toucher inconsciemment les veinures d’une table, se laisser absorber par une mélodie qui prends aux tripes, sentir sa gorge serrée et le poids du cœur, humer l’odeur du pain chaud et écouter son ventre qui gargouille, fondre au contact de la douceur de la peau de l’autre, boire un breuvage et se sentir réchauffé de l’intérieur, rire aux éclats suite à un bon mot, laisser un morceau de chocolat fondre entre la joue et les dents… derrière sa vitre flou, sautant d’une expérience à l’autre avec excitation, il se demande si tout ceci lui vient de ses propres expériences, s’il observe des détails de sa propre vie, sans y participer réellement.

Il est toujours debout, devant le mur blanc sans traits, un être rose sans traits, dans un silence assourdissant. Il se demande comment un tel endroit peut exister, alors qu’il vient de ressortir d’un tourbillon de couleurs, sons et sensations mentales à la diversité et complexité incroyables. Une voix brise soudainement le silence. Electrochoc interne, lié à ce qu’il a plus ou moins absorbé précédemment. V.O.I.X. Cette tonalité profonde ou non, féminine ou masculine, aux intonations diverses. Qui forme des mots. Fait passer des messages, par les mots ou indirectement.

« Kévin. »

Passé le premier choc, il a le réflexe d’en chercher la provenance, quand son cerveau a déjà compris qu’elle ne venait pas de la pièce même. Elle est intemporelle, sans intonations, peut-être même pas humaine ; on ne peut rien analyser en elle, elle n’est pas sexuée, ni aigüe ni grave. Puis une seconde information atteint son cerveau : un Prénom. Kévin. Une appellation, une identité individuelle, une vie avec toutes les sensations qui l’accompagnent. Un prénom masculin assez classique selon son échelle de valeur interne. XXIème siècle.

« Tu expieras pour les hommes le supplice du Ménage.».


Kévin entends les mots prononcés par la voix, mais songe que le sens associé à chaque mot ne signifie rien de logique. Le mot « supplice » lui renvoie des images de livres mythologiques feuilletés dans son enfance, de jeux avec d’autres enfants « Moi je suis Achille ! », de Sisyphe et son rocher qui subit à l’infini le même supplice pour avoir mis les dieux en colère. Une notion morale et des exemples religieux… Il s’attache à la grande souffrance impliquée dans les exemples se rattachant à ce mot, et, dans un réflexe purement humain, il s’écrit avec une voix pathétique :

« Mais qu’ai-je fait ?!»

Sa voix meurt, alors qu’il sait qu’il n’obtiendra pas de réponse. Plus rien. Va-t-il tourner en rond dans une pièce vide sans savoir qui il est et sans aucunes perspectives ? Il repasse les mots dans son esprit. Des images encore, comme des flash-back. S.U.P.P.L.I.C.E. Souffrance corporelle. Punition. Souffrance morale. Justice et mort. H.O.M.M.E.S. L’espèce humaine. Des siècles d’Humanité et d’évolution. Intelligence et Communication. De façon sexuée, les hommes, la partie masculine de la population, dont il fait partie. Le mâle viril. Puissant, actif, qui engendre. Enfin, M.E.N.A.G.E. Celui-ci n’a aucune saveur dans sa bouche, alors qu’il l’évoque à voix haute. Maison. Domestique. Couple, union, famille. Produits de ménage et propreté. Bonnes manières, tenir sa maison. Il voit avec netteté l’image d’une pinup à l’apparence impeccable se former dans son crâne, des produits ménagers en main, dans ce qu’il devine être la maison familiale, brillante de propreté.

Il se demande si tout ce qui se passe est réel. S’il cherche un sens en vain. Si on conduit des expériences scientifiques sur lui pour tester la nature humaine. Si au contraire l’Humanité n’a jamais existé et qu’on teste ses réactions à partir de sensations inventées alors qu’il n’a jamais vécu, pour voir ce que ça donnerait, ou d’autres obscurs motifs. Mais il écarte ces pensées sans les approfondir. Est-ce qu’il va souffrir, et pourquoi ? Est-ce que son supplice va consister en l’apparition d’une vilaine ménagère, d’une Harpie prête à lui pourrir la vie, une femme laide, acariâtre, désagréable, grosse, qui se plaint auprès de son mari pour un oui ou un non. Va-t-il devoir subir pour l’éternité une douleur morale de cet acabit, incapable de fuir cette pièce, et au nom de quoi ? Qu’a-t-il pu faire de si terrible pour mériter un sort pareil ? Et pourquoi prendrait-il la responsabilité d’actes ou non-actes de plusieurs humains ou hommes ?

Un appel de l’œil gauche lui fait interrompre le fil de ses pensées. Là encore, son cerveau a repéré les objets brillants avant que ses yeux ne le suivent et que les mots n’apparaissent en lui : des produits ménagers. Surgis de nulle part, un tas d’objets brillants, colorés, avec des mots en gros et illisible dessus. Il s’en approche doucement, se mets à les toucher, les regarder. Il y a des notices, des couleurs flashy ; il reconnaît là des liquides pour nettoyer les surfaces, les sols, carrelages, moquettes, carreaux, murs, mais aussi permettant de nettoyer la vaisselle. A côté, des outils permettant d’appliquer ces produits, comme des éponges, des serpillères avec des seaux, des balayettes et balais, et, pièce centrale de la petite accumulation, un énorme aspirateur noir trône dans toute sa splendeur, lui évoquant une sorte de robot monstrueux et ventru. Son cerveau, sous le choc, ne fait pas le lien entre lui et ces objets.

Désemparé, il recule d’instinct, et secoue la tête dans tous les sens à la recherche d’une issue, faisant le tour de la pièce, avant de voir, à l’autre bout, une large fenêtre d’où émane la lumière de la pièce. Il s’y précipite, veut l’ouvrir mais il n’y a pas de poignée, juste une grande vitre unique, et, à l’extérieur… rien. Le visage collé contre la vitre, se démenant dans tous les sens pour tenter d’apercevoir tous les angles possibles de l’extérieur, il constate l’amère vérité : son salon est juste une pièce qui flotte, cube sans fondement, dans une immensité d’un blanc éclatant. Ça n’a vraiment aucun sens.

Il s’assit contre le mur, sous la vitre, l’air désespéré alors qu’il prend désormais conscience de ce qui l’attend. Il se recroqueville sur lui-même et se prend la tête entre les mains, résolu dans tous les cas à ne rien toucher. Il reprend : il est enfermé dans une pièce vide, elle-même flottant dans un vide blanc. Une voix lui a ordonné de nettoyer cette pièce vide. Il ne sait pas qui il est, ni ce qu’il a fait de mal, ni pourquoi nettoyer un endroit vide flottant dans le vide arrangerait les affaires de qui que ce soit.

Mais qui pouvait bien avoir eu une idée aussi tordue ?!

Il arrête de penser et reste assis là un bon moment à regarder le salon. Rien. Le vide. Il ne peut cependant s’empêcher de remarquer, après un long moment, que la pièce lui semble tout d’un coup moins claire. Des jours et des nuits allaient-elles s’alterner, entre le blanc éclatant qui déstabilise les yeux et le noir abyssal qui engloutit tout ? Il se lève pour regarder la vitre, qui, ne donnant sur rien, laissait pourtant passer moins de lumière. De près, il remarque des petites traces de saleté qui s’accumulent sur celle-ci. Il ne peut réprimer un petit moment de joie : les choses changent, le temps s’écoule, il a désormais des détails à regarder.

Il est pris d’une angoisse soudaine, et se mets brusquement à quatre pattes afin de scruter le sol : celui-ci, toujours lisse et flou, est désormais presque entièrement recouvert d’une fine couche de poussière, qu’il n’avait pas remarqué alors qu’il était assis. Par ironie, c’est la saleté qui marque désormais la pièce de détails à fixer, et lui donne un sens temporel. Il se mit à jouer avec celle-ci par réflexe, comme il aurait pu le faire étant enfant. Pris d’un excès de joie interne, il s’assied et se met à dessiner des bonhommes, des mots. Il dessine ces formes simples censées se raccrocher à des souvenirs, des choses connues. Quelques bâtons pour une maison, une voiture, une bouteille de bière. Des courbes pour un sexe - qu’il dessine avec le plaisir pervers de celui qui se sent dissident – aux côtés d’une femme nue aux formes exagérées… des dessins semblables aux gribouillis classiques qu’on retrouve sur les portes des toilettes, les bureaux des écoliers ou encore semblable aux sculptures des cavernes…

Il s’allonge sur le dos, mesurant la lenteur de l’éternité pour celui qui ne peut s’occuper. Il lui semble avoir toujours rêvé de pouvoir arrêter le temps un moment, afin de profiter de moments dans la bulle confortable de son appartement, hors de toute réalité et notion de contraintes extérieures. L’humanité serait ravie si elle pouvait se couper de tous, pour vivre dans des cubes flottants et confortables remplis de tout ce qui peut satisfaire un individu. Mais on se rend rarement compte de la lenteur que prennent les moments qui n’ont aucun but.

Il ne pouvait rien faire d’autre que penser, et cela commençait à lui peser. Je vais devenir fou, songea-t-il, c’est la seule fin possible de cette histoire folle. Il se rendit compte que désormais, des bribes de sa propre vie lui revenaient réellement. Ou de la vie qu’on voulait lui faire voir, si quelqu’un l’avait placé là. Il doit y avoir une issue, songe-t-il. Une voix m’a parlé de quelque part, et ce corps a été placé ici. A moins que ce ne soit un avatar de moi-même ?

Son regard ne pouvant se fixer sur rien à part lui, la saleté et les objets brillants qu’il évite consciemment du regard, il ne peut que penser à toutes sortes de scénarios loufoques expliquant sa présence. Il pense cyniquement que sa « punition », en plus d’être injuste, est inutile. Personne ne le force à nettoyer. Pas de Harpie pour l’y obliger. Il prend la décision de défier la Voix en laissant la pièce se salir sans rien faire contre, la non-action étant son seul pouvoir, et la défiance ou rébellion son seul objectif cohérent. Refuser de nettoyer, refuser de vivre son supplice, là est sa vraie victoire.

Il s’étendit de tout son long sur le sol, et ferma les yeux, bien qu’il ne puisse dormir. Il attendit longtemps, entrouvrant ses yeux de temps en temps, songeant à des moments agréables de sa vie, s’imaginant des scénarios plaisants. Quand la poussière commença à le recouvrir, il se mit à sourire, à s’étendre dedans complètement, enfin quelque chose de palpable ! En plus, il n’en ressentait pas les effets désagréables qu’aurait pu subir son corps nu. Alors que la poussière l’avait entièrement recouvert, il comprit vite qu’il ne pourrait pas mourir mais seulement souffrir.

Celle-ci entrait dans son corps, lui bouchant les orifices servant usuellement à respirer d’une façon atrocement désagréable. Il étouffait, sentait sa gorge se contracter et chercher à expulser les encombrements en toussant, il entendait les grognements de douleur et les bruits d’étouffement émaner de lui et voyait sa langue sortir et se tendre de façon grotesque… la sensation est intolérable, il en pleurerait. Il essaye de rester dans la même position alors qu’il sent la chaleur envahir tout son visage et les veines de son cou enfler, alors que son cœur bats à une vitesse folle et douloureuse résonnant jusque dans ses oreilles. Il ne meurt pas. La douleur est atroce.

Il se relève brusquement, tente d’enlever avec frénésie toute la poussière de son visage, de sa bouche, de ses yeux, de ses oreilles et de son nez. La pièce est désormais sombre, et la poussière lui arrive au-dessus des genoux maintenant qu’il est debout. Son visage se tord soudain sous l’effet du désespoir. Le sentiment est violent et gagne tout son corps : il se met à respirer plus fort, de façon hachée, à sangloter bruyamment, à gémir avec incohérence « Non ! Non… Pourquoi ?! … Ce n’est pas possible » tout en se frappant le front. Ses membres sont pris de convulsions nerveuses, d’envies violentes de faire du mal à quelqu’un ou à soi, et chacun de ces mots entendus à voix haute accentue le sentiment profond de désespoir qui le corrompt. Il ne peut pas mourir, cela n’a pas de sens, il ne mérite pas ce qui lui arrive, rien n’a de sens…
« Ça n’est pas possible… pas possible… »

Progressivement, il se calme et à essaie de réfléchir de façon logique. Déjà, il ne sent de nouveau plus rien physiquement. Ensuite, en réfléchissant à la situation, il voit qu’elle aurait pu être pire : il aurait pu, tel un vrai Sisyphe, se retrouver dans un état d’étouffement perpétuel. Surtout, il y a une logique derrière, le but semblait être plus de lui faire prendre conscience de quelque chose, de faire ledit ménage, plus que de souffrir perpétuellement. Face à ce constat simple, après un long moment, il s’avança vers les produits ménagers, miraculeusement épargnés par la saleté, prêt pour l’instant de vérité. Peut-être qu’après avoir nettoyé la pièce il sera libéré ?

Il saisit en premier le manche de plastique noir, prolongation du ventre immonde de la bête de métal dévoreuse de poussière. Il se prend à la voir comme une créature à l’estomac immense et noir, un gouffre temporel vers un autre monde, qui sait ? L’imagination sauve les scènes d’une banalité quotidienne. Happé par les idées qui lui tendent les bras, le voici dans un univers où l’allumage de la machine devient un moment d’une intensité grave, un geste dont dépend l’avenir de l’humanité ; il imagine en accompagnement une musique dramatique, une voix off qui commente ses péripéties. Et voilà que le sort de l’humanité dépend de Kévin. La poussière, cette vicieuse maladie, corrompt la planète-Salon. Le dragon de métal noir n’obéit qu’à l’élu, et lorsque Kévin le toucha, résolu à sauver la planète, à sacrifier sa vie pour le bien de tous, le dragon, qui habituellement aspirait les humains de son souffle puissant, a ronronné et s’est abaissé devant son nouveau maître, lui jurant loyauté et obéissance, mettant ses pouvoirs incroyables au service du sauveur !

L’aspirateur allumé, il commence par s’attaquer à la poussière qui s’est accumulée sur une hauteur impressionnante, en cercle autour des produits ménagers. La ville des Gratte-ciels Rutilants a seule survécu à l’apocalypse de Poussière ; Kévin, désormais maître de la ville et maître du dragon de métal, s’adresse à ses citoyens dans un discours émouvant. La foule l’acclame, le supplie, l’applaudit. Il commence du haut vers le bas. Quelques coups d’aspirateur, et il a déjà mal au bras. La poussière est épaisse, il y en a vraiment beaucoup, et l’aspirateur a une efficacité limitée. « Très chers sujets. J’ai peur, comme vous tous. Je sais quels périls me guettent. Je n’en reviendrai peut-être pas vivant. Mais pour vous, je le ferai. Je le ferai pour nos enfants. Je ne permettrai pas à la poussière de nos étouffer tous ! Les Gratte-ciels Rutilants survivront ! ». Il a de plus en plus mal au bras, il tente de changer de côté, la tâche est pénible, fatigante, ennuyante. Le héros s’éloigne de la ville, les larmes aux yeux. De nombreux habitants de la ville prient pour son succès, d’autres le regardent du haut des rooftops de la ville, admirent Kévin le Grand qui chevauche la créature la plus puissante et la plus terrifiante de la planète, et fends la Poussière avec grâce et force.

Il y passe de longs moments, il a beau en enlever il en reste tellement, il fait sombre, il a mal au dos. « Le Grand Kévin ne vous abandonnera pas ! ». Il saisit le produit pour les vitres, le déverse sur un chiffon et s’approche des carreaux. Le liquide est nauséabond, une odeur chimique forte, qui lui pique les mains. « Une sorcière m’a confié cette arme secrète : il s’agit d’un acide magique qui ronge la Crasse, un équivalent de la peste noire, une maladie insidieuse et horrible que la Poussière verse sur le soleil en espérant le tuer et priver nos citoyens qui de lumière à jamais ! ». Vite, il doit contourner l’odieux stratagème de la Poussière ! Il frotte vigoureusement les vitres, c’est fastidieux et chiant. Il laisse des traces, il se sent obligé de repasser et repasser encore pour les faire disparaître. L’odeur lui envahit le nez. Tout citoyen normal serait mort des effluves de cet acide, heureusement que Kévin est l’élu !

Il y a probablement passé des heures. Il a mal. C’était emmerdant au possible. « Mais le peuple est rassuré. Je les ai prévenus que la Poussière reviendrait. Ils ont cependant salué mon héroïsme et organisé des soirées dans toute la ville en mon honneur ! ». Il n’est pas réellement fatigué, cependant. Et il ne peut toujours pas dormir. Il s’assoit sous la fenêtre. Il pense. A la vie, à sa vie, sans doute. A ce qu’il espère qu’elle était. Une vie intéressante, remplie d’aventures, de voyages, de rêves, de belles femmes… Puis il se pose des questions, alors qu’il fixe sans le vouloir la ville des Grattes-Ciel Rutilants. Pourquoi n’avait-il jamais voulu faire le ménage, nettoyer son lieu de vie, ses outils de tous les jours que sont les vêtements et les couverts ? Il en a désormais la certitude. Il ne s’occupait pas de ces choses-là.

Il sait pourquoi, en son for intérieur il l’a toujours su même sans y réfléchir. Il a toujours considéré la tâche indigne de lui. Le temporel, et tout ce qui est lié à l’entretien du foyer, n’apporte aucune gloire, tout en restant un besoin fondamental. Le ventre vide, mal habillé, vivant dans un lieu sale et désagréable, encombré, humide, l’humain est moins prompt à créer mille merveilles. Mais la tâche de s’occuper de ses propres besoins primaires ne lui avait jamais incombé, et il ne s’était jamais posé la question outre mesure. Il y a des hiérarchies, comme en entreprise, on apprend à déléguer, et il s’était toujours senti légitime à prendre les directions de projets plutôt qu’être le vulgaire exécutant de leur réalisation.

A ce moment-là, Kévin se senti porter la prise de conscience de milliers de millions d’humains de sexe masculin : il avait toujours considéré que c’était aux femmes que revenaient ces tâches ingrates. Que ce soit par habitude, de voir qu’on leur confiait ces tâches dès l’enfance quand il n’en était pas inquiété, que ce soit par une explication genrée « Les femmes sont plus douées pour ça, moi je ne sais pas faire, je suis fait pour les tâches masculines », ou les nombreuses autres raisons qui faisaient que dans la société entière, la question ne se posait pas réellement pour la majorité des hommes au quotidien.

Il avait vu sa mère et sa femme faire ces tâches par devoir, l’ayant intériorisé depuis toujours ; les femmes de ménage dans les bureaux passer en début ou fin de journée, le tout se passant sans qu’il ait besoin d’y prendre part ou d’en avoir réellement conscience. C’était un état de fait, et pourquoi aurait-il fallu le remettre en question. Faire le ménage, voilà une expression qui heurtait l’idée qu’il se faisait de sa virilité. Un homme n’est pas fait pour accomplir ces petites tâches répétitives, mesquines, qui n’apportent rien et ne demandent aucune intelligence ou compétence. Ces tâches éternelles, qui se renouvellent en permanence, n’ont jamais de fin définitive, n’apportent aucune reconnaissance, ne laissent aucune trace dans l’Histoire. Il prononce ces mots à voix haute, et la révélation lui tombe dessus.

Quelque part, comme une fissure dans l’espace-temps. Un élastique claqué dans un autre univers. Un signal : quelque chose a changé. De l’autre côté de la pièce se trouve désormais un écran avec un clavier, posé sur un bureau blanc, avec une chaise en face. « Un ordinateur ? » Question stupide. « Pour moi ? ». Il met un temps avant de se lever, s’approcher, presque craintif. La voix le récompense ?

Il s’assoit sur la chaise. S’asseoir. Sensation et mot agréables dans sa bouche. Presque sensuel dans un monde de rien. L’écran s’allume. Session : Kévin. Quelques secondes, et un nouveau message s’affiche. Appuyez sur n’importe quelle touche pour continuer. Il obtempère. Patientez. Le clavier est un azerty. Il est fasciné par les lettres. A, comme avion. Z, comme zèbre. E, comme le bonnet, R, comme relations sexuelles, T, comme titanesque… il pourrait continuer longtemps. Explosion de saveurs, d’images, de vécus dans son crâne. Il revit. « Gloire à Kévin, qui sait déchiffrer les hiéroglyphes du rectangle ! ». Évidemment, son peuple ne sait pas lire. Pour eux les lettres sont d’étranges formes noires composées de traits, imprimées sur les cubes répartis sur le rectangle du clavier. « Cher peuple. Aujourd’hui, les dieux m’ont envoyé le Savoir, et la magie de l’Alphabet. Je saurais en faire bon usage, et les user afin de servir notre planète pour le bien de tous. ». Tonnerre d’applaudissements.

Deux choix sur l’écran :
– Passif
– Actif


La voix le laisse apprendre de lui-même ? Il regarde la souris, cette sorte d’ovale blanc posé à droite du clavier, la saisit, et clique sur le premier choix avec le petit triangle blanc apparut à l’écran. Il ne veut pas activer quelque chose sans savoir quoi. Le voilà face à des dizaines de pages, il peut passer de l’une à l’autre avec facilité. Il n’est pas sûr de comprendre ce qu’il regarde, pas sûr de ce qu’il est censé faire. Une concerne une vidéo, une femme raconte son quotidien, des individus commentent en-dessous. Sur une deuxième page, des membres d’un forum échangent leurs expériences personnelles. Sur un troisième, des commentaires critiquent avec virulence le contenu d’un article de presse en ligne. Sur une quatrième, il s’agit d’un live d’actualités, concernant la dénonciation d’agressions sexuelles en série.

Il n’en revient pas. Il a accès au net ? Es-ce la vraie vie qu’il peut regarder d’en-haut, ou une simulation ? Et qu’est-il censé faire ? Il se demande s’il pourrait ouvrir une page porno ? Son excitation mentale est très vite déçue : il se rappelle d’abord que son corps ne sent rien, et en plus il ne peut pas ouvrir d’onglet ou interagir avec les pages ouvertes. Il accepte la situation avec un petit soupir. Son cerveau est tout de même ravi d’avoir des choses réelles à lire. Et actuelles, même !

Il parcourt les articles, lit les nouvelles du monde, et les explique à ses sujets, qu’il sent perplexes derrière lui. Il s’adresse à son nouveau porte-parole, un valet sobre et loyal, afin que celui-ci retranscrive sa parole sacrée à son peuple. « Là, cet homme parle d’un jeu vidéo qui apparemment est sorti récemment et explique qu’il est sexiste. Un jeu vidéo c’est un monde parallèle dans lequel on peut être quelqu’un d’autre et vivre des aventures. ». Il désigne une autre page. « Ici, il s’agit d’une interview d’un réalisateur controversé qui aurait agressé sexuellement plusieurs de ses actrices. Un réalisateur c’est un génie créatif qui tourne des films. Les films se sont des vidéos de fiction qui dépeignent des situations possibles ou impossibles, avec des héros qui vivent des aventures. ». Il change encore de page et parcourt de nouvelles lignes. « Là, c’est une femme qui parle de charge mentale. La charge mentale…». Il se rend compte qu’il n’a aucune idée de ce que signifie le terme, et du lien évident entre toutes ces pages…

Un lien apparaît sur son écran. Informations utiles. Il clique, et se trouve dans une bibliothèque de données. Il ouvre les dossiers, les lits. Charge mentale, check. Il voit de nombreuses autres entrées. Consentement. Contraception. Epilation. Prostitution. Patriarcat… Il prend une pause. Il a compris. Après un petit moment, il ouvre le premier dossier, le lit, y réfléchit. Puis il continue avec les autres, et assimile ainsi des centaines de données. Il se rend compte à quel point il a pris l’habitude d’être sexiste dans ses pensées, paroles et actions. Il a honte, et en même temps il est perdu. Il retourne sur les onglets, et réfléchit. Il doit y avoir un lien entre ces pages, une raison pour laquelle la voix lui a donné cet accès et ces informations. Il croit commencer à déceler pourquoi…

Il retourne sur la page où une jeune femme explique le sexisme dans les jeux vidéo. En-dessous, des commentaires d’anonymes aux pseudos farfelus. Il se rappelle le sien. Ne sont présents que des commentaires négatifs, insultants, rabaissant. Il compare avec les autres pages. Sur toutes sans exception, même si le sujet principal est toujours différent, les commentaires sont tous similaires. Des commentaires haineux et insultants uniquement les femmes. Il est désormais presque certain de ce qui est attendu de lui. Il appuie sur l’option retour. Sélectionne l’option Actif. Mêmes pages. Cette fois-ci, une flèche « Réponse » à côté de chacun des commentaires. Il en prend un au hasard : Jeremidu44 : « Les femmes devraient fermer leur g*** et retourner dans leur cuisine ». Il hésite. Que pourrait-il bien rétorquer ? Tout cela est tellement nouveau pour lui… il clique sur répondre : Kévin : « Les femmes ne sont pas tes bonniches c**** ! ».

Les deux commentaires disparaissent de son écran. Il en reste tellement… il sent qu’il commence tout juste à changer, à apprendre, et que le chemin est encore long. Derrière lui, la lumière est moins éclatante. Il se retourne. Les vitres commencent à être couvertes, le sol s’est tapissé de poussière, les murs se sont obscurcit. Il accepte son Supplice. Il répondra aux commentaires, lira les données, en écrira peut-être, en alternant avec les ménage, les dessins dans la poussière et sa cité. « Cher citoyens. La première règle de notre cité concernera désormais le ménage. J’édicte qu’à partir de ce jour, afin de lutter contre la Poussière, chaque citoyen femme ou homme en sera chargé à égalité. »


Allis
DanielPagés

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Re: Le supplice du Ménage

Message par DanielPagés »

Bon, chez moi la poussière n'arrive jamais plus haut que la cheville... et je fais bon ménage avec les araignées. Mais je crois que tu m'as fait honte : je vais faire un coup de ménage en cette fin d'année. Et beaucoup de rangement !
Après, je t'inviterai ! :lol:
Je ne fais pas trop partie des mecs à convaincre... Mais c'est vrai que dans l'ensemble de la population il y a du boulot !

Drôle d'histoire ! Te connaissant, rien qu'avec le titre, je m'attendais à une fin de ce style mais le début m'a bien intrigué. On reste longtemps dans la brume à se demander s'il s'agit d'un prisonnier dans un monde dystopique que les filles de Booknode (hé, c'est pas ma faute s'il n'y a presque que des filles !) adorent !

Je suis heureux que tu te remettes à écrire. Tu as du talent et des choses à dire que tu peux exprimer d'une manière plus discrète, mais aussi efficace, dans un long roman. On a un monde à transformer... Surtout toi et celles-ceux de ton âge. En ce qui me concerne, j'ai souvent l'impression qu'on a tout raté ! :cry:

Continue, Hélo ! ;)

Deux ou trois bricoles que j'ai relevées sans trop chercher vu que c'est nickel.
- il s’écrit avec une voix pathétique : - il s'écrie (s'écrier et pas écrire)
- et sans aucunes perspectives - 'aucune perspective' au singulier, perspectives ne faisant pas partie des mots toujours au pluriel ou qui changent de sens au pluriel
- et fends la Poussière avec grâce et force. - fend
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Re: Le supplice du Ménage

Message par Allis »

DanielPagés a écrit :Bon, chez moi la poussière n'arrive jamais plus haut que la cheville... et je fais bon ménage avec les araignées. Mais je crois que tu m'as fait honte : je vais faire un coup de ménage en cette fin d'année. Et beaucoup de rangement !
Après, je t'inviterai ! :lol:
Je ne fais pas trop partie des mecs à convaincre... Mais c'est vrai que dans l'ensemble de la population il y a du boulot !

Drôle d'histoire ! Te connaissant, rien qu'avec le titre, je m'attendais à une fin de ce style mais le début m'a bien intrigué. On reste longtemps dans la brume à se demander s'il s'agit d'un prisonnier dans un monde dystopique que les filles de Booknode (hé, c'est pas ma faute s'il n'y a presque que des filles !) adorent !

Je suis heureux que tu te remettes à écrire. Tu as du talent et des choses à dire que tu peux exprimer d'une manière plus discrète, mais aussi efficace, dans un long roman. On a un monde à transformer... Surtout toi et celles-ceux de ton âge. En ce qui me concerne, j'ai souvent l'impression qu'on a tout raté ! :cry:

Continue, Hélo ! ;)

Deux ou trois bricoles que j'ai relevées sans trop chercher vu que c'est nickel.
- il s’écrit avec une voix pathétique : - il s'écrie (s'écrier et pas écrire)
- et sans aucunes perspectives - 'aucune perspective' au singulier, perspectives ne faisant pas partie des mots toujours au pluriel ou qui changent de sens au pluriel
- et fends la Poussière avec grâce et force. - fend

Hey merci Daniel :) grand sourire sur mon visage!

ahaha je sais que tu n'es pas du lot heureusement, des mecs biens il y en a des tas sur cette planète mais il reste aussi du boulot à faire comme tu le dit!

Je dirais surtout qu'internet recèle le pire du sexisme ce qui n'est pas rassurant concernant le contenu du cerveau des prochaines générations... :evil:

En tout cas rassures-toi, je ne suis pas non plus la bonne ménagère de l'année :lol: la poussière n'est pas tellement combattue avec assiduité chez moi non plus...

J'ai tendance à vouloir toujours clarifier donc tu as raison, je pourrais faire plus subtil, je vais y travailler!

En tout cas merci comme toujours pour tes commentaires bienveillants et constructifs! :D :D

(Ps: j'ai jamais su pourquoi il y avait cette écrasante majorité de filles ici non plus :lol: )
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