Le vainqueur de concours de janvier est Mythik avec son texte
Reine de trèfle (attention, on écrit "trèfle" et non "treffle"
), Leclipsa et Darkness69 arrivent ex-aequo en deuxième place, suivies de Bouffeursdelivres sur la troisième marche du podium. Bravo à tous !
Reine de trèfle
Je suis née dans un château de pierre blanche. Il était construit sur une haute falaise surplombant la mer cristalline d'un côté et des champs verdoyants et des forêts luxuriantes de l'autre. Mes parents ont toujours été bons avec moi. Ma mère était belle, généreuse, digne et royale en toute circonstances. Mais même lorsque je devais être assise sagement et écouter tel ou tel discours, elle me chuchotait des histoires ou me glissait des gâteaux au miel sous la table. Mon père, même s'il n'était pas mon géniteur, m'a toujours tendrement aimé. C'est lui qui m' a appris à monter à cheval, à jouer aux échecs et à rire en toutes circonstances. J'ai grandi entourée de gens aimants et chaleureux. J'étais leur petite princesse qui n'aimait rien tant que courir dans les couloirs et jouer avec les enfants des fermiers alentours. Nous jouions souvent dans les champs de luzerne et de blé, cueillant le trèfle qui poussait partout dans le royaume afin d'en faire des couronnes que je portais en tout temps. C'est ainsi que j'ai acquis le surnom que me donnaient tous les fermiers : la « petite princesse couronnée de trèfle » du royaume.
C'est lors d'une de ces escapades champêtres que je l'ai rencontré. Leander. Mon meilleur ami. Mon amour. Il était fils de berger, sans nom et sans fortune. Mais lorsqu'il est venu à la cour en ce jour de printemps, peu après mon dix-huitième anniversaire, demander ma main à mes parents, ma mère l'a simplement serré dans ses bras en lui souhaitant la bienvenue dans la famille. Je crois qu'il n'aurait pas pu être plus surpris, ni plus heureux. Pour mes parents, peu importait son rang, sa fortune ou son éducation. « Il doit seulement faire sourire ma petite fleur », m'avait dit mon père. Et toute la cour s'est mise à préparer le mariage. Je me souviens de cette période comme la plus belle de mon existence. Il m'arrive encore d'y repenser avec nostalgie, priant pour que je me réveille du cauchemar qu'est devenue ma vie. Mais à cette époque, petite princesse que j'étais, je ne pouvais être plus heureuse. Tout était absolument parfait. Jusqu'à ce qu'il succède à son père.
Melagor était le prince héritier du royaume voisin. Son père, Raelor, était un bon souverain, aimé de tout son peuple pour sa justesse et sa gentillesse. Il venait souvent chez nous, avec son grand sourire chaleureux et son rire tonitruant qui remplissait nos couloirs. Il m'offrait toujours un de ces jolis rubans de soie colorés que je nouais dans mes cheveux ou que j’utilisais comme ceintures pour rehausser mes robes. Nous étions fiancés depuis notre plus tendre enfance, Melagor et moi. Mais lorsque mes parents ont envoyé une lettre à Raelor lui expliquant que je souhaitais épouser un jeune homme de mon royaume, ce bon roi a été plus que ravi de rompre mes fiançailles avec son fils. Comme il le disait dans sa lettre à notre intention, « le véritable amour est difficile à trouver et c'est pourquoi il est si précieux. Que notre petite princesse de trèfle en prenne grand soin ! ». Il avait aussi ajouté qu'il serait ravi de venir à mon mariage. Ce qu'il aurait sans aucun doute fait s'il n'était pas décédé quelques jours après avoir écrit ces mots. Je n'ai jamais su si c'était un véritable accident ou s'il l'avait provoqué pour prendre sa place. Je ne le saurai sûrement jamais. Mais, à ce moment, je ne m'en étais pas inquiétée. J'avais pleuré ce souverain que j'appréciais tant et avais même décidé de porter un ruban de soie noire en son souvenir à mon mariage. Mon mariage... Ce qui aurait dû être le plus beau jour de ma vie. Et qui s'est transformé en un véritable cauchemar.
Pourtant, tout avait parfaitement commencé. Ma belle robe blanche brodée d'or m'allait parfaitement et était rehaussée à la ceinture par un large ruban de soie noire qui soulignait ma taille fine et mon teint diaphane. Tout était prêt à temps pour la cérémonie et je m'étais avancée jusqu'à mon père aux côtés de Leander afin qu'il nous marie. Il y avait des fleurs partout, ces grosses fleurs aux pétales blancs et soyeux. Mère avait fait en sorte de les entremêler avec du trèfle. Elle en avait d'ailleurs mis dans mon lourd chignon de cheveux bruns et les broderies dorées de ma robe en représentait. Puis, Leander a commencé à prononcer ses vœux. J'étais tellement émue. Tellement heureuse. Tellement sereine. Je me suis plongée dans ses beaux yeux d'un bleu profond pendant qu'il parlait, m'y suis perdue jusqu'à oublier tout ce qu'il y avait autour. Grave erreur. Je me demande parfois ce qui aurait pu se passer si j'avais été moins distraite. Si j'avais réagi plus vite.
Des hommes en armes ont profité de la cérémonie pour entrer dans le château et ont défoncé la porte principale de la salle du trône où nous étions tous rassemblés. Personne ne les avait vu arriver. Ce fut un massacre. Notre peuple, notre si courageux peuple de fermiers, a tenté de tenir tête aux envahisseurs, de les repousser loin de nous. De protéger la famille royale. Ma mère fut la première à tomber, une flèche lui transperçant la gorge. J'ai hurlé, je crois, en la voyant s'écrouler à terre. Père nous poussait vers la porte de derrière, Leander et moi, mais j'étais tétanisée. Des ennemis ont surgi devant nous, nous coupant toute retraite. Ils n'ont même pas laissé à Père le temps de se défendre. Il a été traversé de part en part par une lance. Leander et moi furent bientôt les seuls à ne pas être à terre. Je ne me suis rendue compte que bien plus tard qu'il devait leur avoir ordonné de ne pas nous blesser. Il voulait avoir l'occasion de le faire de lui-même. Et il l'a fait. Il. Melagor.
Il s'est avancé au milieu des corps balafrés ou agonisants de mes sujets, de mes amis, sans un regard pour ce qu'il avait causé. Sans exprimer aucun regret.
« Je te félicite pour ton mariage, ma chère Favonia. As-tu au moins eu le temps de prononcer tes vœux envers ce stupide paysan ? »
Je ne comprenais pas, alors, ce qui se jouait à cet instant. Mon esprit était embrumé par la peine et l'horreur.
« Que fais-tu là, Melagor ? Que veux-tu donc ? »
« Mais ce qui a toujours été à moi, très chère. Toi. Et ton royaume. »
Il s'est avancé alors que je peinais à assimiler ses paroles. Leander se plaça devant moi, pour me protéger de lui. Quelle bêtise de ta part, mon amour. Melagor a sorti une dague de sa ceinture et l'a égorgé sans effort, faisant gicler son sang sur mon visage. Il s'est effondré en arrière, sur moi. Je l'ai bercé, sa tête sur mes genoux, alors que son souffle se raréfiait et que son sang imbibait ma robe naguère blanche. Et, après un dernier soupir haché de douleur, la vie l'a quitté. Mon amour est parti, me laissant seule dans ce monde. Seule et perdue.
Melagor m'a relevée de force, m'éloignant de lui. Puis, me traînant à sa suite, il est allé arracher la couronne posée sur la tête de mon père.
« Renonce à ton titre. Renonce à tes terres. Couronne-moi comme souverain de ton royaume. Si tu ne le fais pas, je retrouverai chaque habitant de ton pathétique pays et le torturerai à mort sous tes yeux jusqu'à ce que tu me donnes ce qui me revient de droit. Femmes, enfants, vieillards, peu m'importe leurs vies, je les prendrai sans un regret. »
Alors, entourée des fleurs aux pétales blancs éclaboussés d'écarlate, je l'ai fait. En quelques instants, je suis passée d'une princesse chérie de tous et fiancée à un homme merveilleux à l'esclave d'un tyran, veuve avant même d'avoir pu prononcer ses vœux.
Il est monté sur le trône. Et mes quelques anciens sujets encore en vie et moi sommes devenus ses esclaves, condamnés à travailler du lever au coucher du soleil dans les champs, les fers aux pieds. Comme pour alourdir ma peine, il m'a condamnée à partager ses nuits également car, ainsi qu'il aime à le dire et peu importe à quel point cela me dégoûte, je lui appartiens corps et âme. Nous n'avons que peu à manger, peu de confort. Si l'un d'entre nous est moins productif ou s'il a le malheur de protester, il est exécuté sur-le-champ. Alors nous travaillons. Les soldats de Melagor ont pris l'habitude de me saluer lorsque je passe devant eux. Ils m'appellent la « reine de trèfle », rappel douloureux de mon bonheur passé. Au fond de moi-même, je me sens davantage comme la reine des spectres. Après tout, nous ne sommes, mon peuple et moi, que des morts en sursis. Des spectres. Mais si cela peut faire plaisir à cet horrible tyran qui s'est emparé de tout ce que j'aimais, alors je serai sa Reine de trèfle. Et ce, jusqu'à la mort. Car je lui appartiens corps et âme.