Ω Milàn Košar Ω
16 ans Ω Demi-dieu fils d’Abysses Ω Croate Ω Prince des Abysses Ω Espadon abattu
Ω Avec Nil Vantorre, sur la plage Ω
Quand les gens nous voient, Plav et moi, la première chose qu’ils se disent est que Plav est à moi. Je le sais parce qu’ils me le disent ensuite, me demandant si Plav est mon animal, et je les contredis posément à chaque fois, prenant le temps de leur expliquer avec patience pourquoi ce n’est pas le cas. Plav n’est pas à moi, il n’est pas mon animal et ne le sera jamais. Il est un être vivant de ce monde, un animal marin, un être qui n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être à part entière, unique. Il est l’enfant d’Abysses, comme tous les êtres peuplant les Abysses, nous sommes donc frères et il reste avec moi parce qu’il le veut, parce qu’il n’a pas envie de me quitter. En effet, il est né en même temps que moi et Papa l’a dirigé vers moi, mais il ne l’aurait jamais obligé à rester et Plav ne l’a pas fait, il a décidé de rester de lui-même et je l’ai nommé ainsi, car « plav » est un des premiers mots croates que j’ai su prononcer et qui signifie « bleu ». Plav est de couleur bleue, habillé de différentes nuances de bleu, ses écailles ressemblant à d’innombrables minuscules prismes qui laissent apparaître ces facettes de bleu mélangées à du vert et du violet brillants. Ce nom lui va comme un gant, et Plav m’a déjà confié qu’il lui plaît, qu’il l’aime et qu’il est heureux de le porter, ce qui me touche énormément. Mon frère est heureux avec moi et c’est tout ce qui m’importe, son bonheur est ma priorité absolue, et je sais qu’il ne l’est plus complètement depuis… La tragédie, mais il est plus fort que moi, il se sent beaucoup mieux là où je suis traumatisé, en témoignent mes cauchemars toutes les nuits, mais il y a quand même eu des progrès en cinq mois.
Avant, dès que je fermais les yeux, les horribles images de l’assassinat de Maman et de Papi et Mamie s’insinuaient sous mes paupières closes, mais ça n’arrive plus souvent, et je ne suis plus hostile. Les deux premiers mois à la Colonie, j’étais terriblement en colère, débordant de fureur et de haine, et me montrais agressif avec tous ceux qui nous approchaient, Plav et moi, mais je ne le suis plus. J’ai toujours de la colère et une profonde haine en moi, mais elles ne s’abattent plus sur les innocents et c’est un pas en avant. Mon frère m’encourage dans ce sens, il me pousse à aller vers les autres, mais je ne le fais pas, je n’en ai pas envie et ne me force pas, surtout que je les oublie directement après, néanmoins, Plav ne baisse pas les bras. Il continue, s’entête presque comme je le ferais, mais je lui résiste, parce que je ne veux pas me rapprocher des gens, m’attacher à eux et oublier ceux qui comptent réellement, mon frère, mon père, ma mère et mes grands-parents, il en est hors de question. Plav est le plus important, il passe avant tout, et nous attendons Papa ensemble. Les gens ont du mal à comprendre que Plav et moi sommes frères, car Plav est un animal et, lorsqu’on dit d’un être qu’il est son frère ou sa sœur, cet être est un être humain ayant les deux mêmes parents que soi ou un même parent, ou avec lequel on est étroitement lié sans que le sang en soit la raison.
Ils ne conçoivent pas qu’un animal puisse être le frère ou la sœur d’un être humain, parce que l’être humain a déterminé la place de l’animal par rapport à lui et que cette place est inférieure à la sienne, l’animal n’étant pas l’homme et en dessous de lui. En présentant Plav comme mon frère, je replace l’animal en égal de l’homme et bouscule ce principe devenu une vérité, qui est ancrée dans l’être humain depuis des millénaires et qui n’a jamais été remise en question. Pourtant, l’animal n’est objectivement pas inférieur à l’homme, car on affirme que l’homme est supérieur à l’animal par le
logos, le fait que l’homme est doué de parole, qu’il est le plus intelligent et qu’il a su s’adapter à travers les ères, les époques, les siècles. Sauf que l’homme n’est pas le seul à parler, tous les animaux parlent et ont leurs propres langues, des langues que l’homme ne comprend pas et c’est pourquoi il a estimé que sa parole était la plus élaborée, et l’homme est intelligent, mais il y a au moins aussi intelligent que lui parmi les animaux et tous les animaux présents sur Terre à l’heure actuelle sont le résultat de leur adaptation, excepté les êtres abyssaux et sûrement d’autres. Plav, la mer et les Abysses sont extrêmement intelligents, sensibles et communiquent entre eux, et j’ai l’immense chance de pouvoir comprendre mon frère, qui me traduit la langue marine. De son côté, Plav comprend tout ce que l’homme dit dans n’importe quelle langue, et ceux qui se croient malins en étant désobligeant avec lui d’une manière ou d’une autre « parce qu’il ne peut pas comprendre, c’est un poisson » se prennent une bonne leçon, qu’ils n’oublieront pas de sitôt.
Je me suis déjà demandé pourquoi ce phénomène existe, celui que les êtres marins comprennent l’homme et toutes les langues qu’il a inventées, mais que l’inverse n’est pas vrai, et peut-être que c’est en rapport avec le fait que l’homme vient de la mer, la mer et les Abysses partageant une langue commune. La langue marine étant la « première langue », les langues de l’homme en sont sans doute issues, et c’est ça qui expliquerait la chose, car, si on prend l’exemple de la langue arabe, c’est le même schéma. La langue arabe se décline en plusieurs dialectes, tels que les dialectes marocain et algérien, entre autres, en sachant que ces dialectes se déclinent eux-mêmes en d’autres dialectes, en gros, et ceux qui parlent un dialecte en particulier ne comprennent pas toujours les autres dialectes, ceux qui parlent l’arabe marocain ne comprenant pas toujours ceux qui parlent le berbère, au même titre que les Allemands qui ne comprennent pas toujours les Scandinaves alors que leurs langues sont toutes d’origine germanique. La langue arabe originelle est l’arabe dit « classique » ou l’arabe des textes, qui correspondrait à la langue marine, et on pourrait supposer que tous ceux qui parlent l’arabe comprennent et parlent l’arabe classique, sauf que ce n’est pas le cas, d’où l’homme qui ne parle ni ne comprend la langue marine. En revanche, ceux qui comprennent et parlent l’arabe classique sont censés au moins comprendre les premiers dialectes. Je sens que je tiens quelque chose, que le raisonnement est complexe, mais logique, et qu’il doit y avoir une part de magie là-dedans, en tout cas, les êtres marins comprennent parfaitement l’homme, qui fait la grave erreur de penser le contraire.
En résumé, ce n’est pas parce que Plav n’a pas deux bras et deux jambes et ne parle pas comme l’homme qu’il n’est pas mon frère, parce qu’il l’est : je suis avec lui depuis ma naissance et lui avec moi depuis la sienne, nous avons vécu ensemble, grandi ensemble, nous nous vouons une confiance aveugle, nous nous connaissons par cœur, nous n’avons aucun secret l’un pour l’autre et nous nous aimons, ni plus ni moins. Pour tout ça, Plav est mon frère, et rien ni personne ne m’enlèvera jamais ça. Il n’est pas « juste » mon animal, il n’est pas « juste » mon « familier », il n’est pas « juste » un cadeau de Papa : il est Plav, mon frère. C’est tout. Il le sait et je sais que c’est réciproque, et c’est le principal.
Plav… Papa… Maman… Papi et Mamie… Ma famille… Je me perds dans la contemplation de l’horizon en songeant à eux, jusqu’à ce que je revienne à la réalité par la voix du gars, et je m’arrache à cette contemplation, lui rendant son regard et ne me formalisant pas du fait qu’il ne s’intéresse aucunement à mon frère même si ça m’intrigue, et lui réplique tranquillement. Aussitôt, une commissure du gars se redresse légèrement et ce minuscule sourire me fait comprendre que mon prénom le fait penser à quelque chose. Est-ce quelque chose de positif ou de négatif ? Difficile de juger, tous les sourires ne sont pas positifs, et le sien, qui n’en est pas vraiment un, est… Désabusé. Ce n’est pas un grand sourire, un franc sourire, lumineux, joyeux, de ce genre-là… Ce n’est pas non plus un sourire amer, teinté de rancœur, de tristesse, de colère, de haine…
C’est plutôt un sourire signifiant : « Et voilà ». Comme s’il y était prêt, mais qu’il ne s’y attendait pas, et je trouve que ce sourire lui va particulièrement bien. Mine de rien, son visage s’éclaircit d’une certaine manière et je suis curieux de savoir ce qu’il pense, qui le fait à moitié sourire, mais je ne pose pas de question, ça ne me regarde pas. À la place, je fume à côté de lui, et il finit par me murmurer qu’il s’appelle Nil Vantorre. Nil Vantorre… Nil, comme le fleuve, et il a ajouté son nom de famille. Son nom de famille doit être important pour lui et il a raison, un nom de famille n’est pas rien et j’aurais pu lui donner le mien en même temps que mon prénom, mais prononcer le nom de Maman est trop dur. Je suis conscient de le porter et je ne veux pas m’en défaire, mais l’énoncer à haute voix alors que celle qui me l’a transmis n’est plus de ce monde est une véritable épreuve et je ne peux pas le faire en cet instant. J’aime mon nom de famille, je le chéris, il est ce qui me rattache à Maman et Papi et Mamie, mais le dire, c’est rendre encore plus réelle leur absence. Je ne suis pas assez fort et je m’en veux pour ça, mais je le garde au moins à l’esprit. Nil ferme les yeux, il paraît plus… Apaisé, et je regarde de nouveau l’horizon en tirant sur ma cigarette. Je le remercie sobrement et constate que fumer me fait du bien, et il reprend la parole et use d’une formule de politesse, avant de préciser qu’il fume pour oublier.
Oublier quoi, il y a tellement de choses qu’on voudrait oublier, mais ça ne m’étonne pas et c’est à mon tour d’esquisser un petit sourire en tirant sur ma cigarette, un peu amusé. Il n’est pas comme moi, il n’oublie pas les gens dès qu’ils disparaissent de son champ de vision, car je n’ai pas besoin de fumer pour oublier, quoique, fumer me permet de repousser les images sanglantes des membres de ma famille qui ont littéralement été dévorés, et j’espère que Nil ne fume pas pour oublier des choses pareilles, qu’il n’y en ait qu’un sur les deux qui les a vues. Cependant, Nil a dû voir autre chose, vit avec et cherche à oublier dans la cigarette, ce qui est parfaitement compréhensible, et je compatis silencieusement même s’il semble du genre à n’en avoir rien à faire. Je hoche la tête et Nil continue, m’interrogeant sur mes motivations. Ce n’est pas tant sa question qui est intéressante, mais les mots qu’il a employés dans sa formulation : pourquoi est-ce que j’essaie de me tuer ? Effectivement, on ne peut pas dire que la cigarette soit bonne pour la santé et j’ai précisé que j’en avais bien besoin. Est-ce que j’avais bien besoin de me tuer ? Peut-être. Quand j’ai vu le corps de Maman, la première pensée que j’ai eue a été : « Je veux la rejoindre ». Par la rejoindre, j’entendais dans la mort : je voulais mourir. Je voulais être auprès de Maman, la retrouver, la revoir, et je devais mourir pour ça et c’est ce que j’étais prêt à faire. Je ne pensais plus à rien d’autre que Maman.
Quelque part, si j’ai besoin de me tuer, c’est pour être avec ma mère, pour qu’on soit réunis. Et j’ai cette pensée insidieuse que, si j’essaie de me tuer, Papa viendra me sauver. Il reviendra pour moi, pour ne pas que je meure, et je le reverrai. En réalité, c’est pour attirer son attention et c’est injuste. Je ne peux pas lui faire ça, il a trop perdu, j’ai trop perdu et je ne peux pas me perdre. D’un autre côté, si je ne le fais pas, je ne sais pas lorsqu’il reviendra, s’il revient, et sans doute qu’il sera trop tard. Dans tous les cas, il sera trop tard, mais je veux le revoir une dernière fois. Je souffle de la fumée en tournant la tête vers Nil et le regarde dans les yeux en gardant mon petit sourire amusé :
-Par caprice.
Vouloir rejoindre Maman est un caprice. Vouloir que Papa revienne est un caprice. Vouloir mourir est un caprice. C’est parce que je suis en vie que je me permets ça, ce n’est pas les morts qui peuvent avoir ce luxe et je ferais mieux de m’estimer heureux d’être vivant, mais, sans ma famille, il n’y a aucun intérêt à vivre dans ce monde. Sans Plav, je serais mort depuis longtemps, depuis que je me suis réveillé à la Colonie. Je détourne la tête et tire sur la cigarette en revenant à l’horizon. Nil attise ma curiosité.