KYRA [Fantastique / SF]

Postez ici tous vos écrits qui se découpent en plusieurs parties !

Votre narrateur préféré ? (2 choix max)

Kassandra
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Ichika
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Jayden
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louji

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KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

Bonjour ! 😎

Je vous présente aujourd'hui une nouvelle histoire, KYRA.
Elle est née d'un projet plus large, que j'appelle Homo Mutabilis Project, qui regroupe (en théorie) les histoires que je souhaite créer dans un même univers.

Comme d'habitude, je raconte ma vie donc je balance ça sous spoilers :
Spoiler
Cet univers, c'est notre monde, avec son histoire, mais une singularité : l'Homo Sapiens a évolué en parallèle d'un cousin moins répandu, l'Homo Mutabilis.
Et les Homo Mutabilis, abrégés en Mutabilis, ont développé un génome à la fois très semblable et drastiquement varié. Un code génétique qui, en fonction des individus, leur a permis de développer des capacités spéciales. Ces capacités sont classées selon trois ordres :
- les capacités neurologiques (altération mentale, omnilinguisme, synesthésie, facultés psioniques, etc...)
- les capacités chimiques (magnétisme, pyrokinésie, manipulation du sang, etc...)
- les capacités physiques (durcissement de la peau, absorption sonique, luminescence, etc...)

Mon idée, c'était d'avoir des sortes de X-Men, mais en plus discrets, moins cheatés et plus vraisemblables. Dans la limite du un-peu-tiré-par-les-cheveux, j'aimerais que les capacités de mes personnages aient un minimum d'explication scientifique. Je ne compte pas rentrer dans les détails du comment-c'est-possible à chaque fois pour diverses raisons (je n'ai pas les connaissances / j'ai la flemme de contacter des scientifiques / ils s'en taperaient de moi d'ailleurs / en plus je perdrais les lecteurs / bref c'est pas de la hard-SF ici).

De cet univers, il y a mille possibilités. Le temps que j'établisse un minimum d'histoire, de géopolitique, de crédibilité de survie de cette espèce, bref un peu d'ordre dans mon lore, il s'est écoulé plusieurs années.
Durant ces années, plusieurs histoires ont germé, l'une d'elles a même reçu l'honneur d'avoir quelques chapitres écrits, mais j'ai au final tout abandonné. Comme je l'ai dit, pas assez de structure, pas assez de contexte (on est architecte, ici).

Puis KYRA. KYRA, c'est la fusion entre deux histoires germées dont j'ai parlé. Entre deux duos de personnages qui vont se rencontrer et se bousculer. Avec un enjeu majeur de désaccord : Kyra. En minuscule, cette fois. Un enfant-soldat. Un Mutabilis de génie. Peut-être le plus puissant de sa génération.
Aux mains d'un groupuscule politique extrémiste.

KYRA, c'est donc l'affrontement d'idées, de principes, de capacités entre des clans de personnages qui veulent sincèrement le mieux pour leur espèce, qui veulent la justice ou la stabilité.
Donc oui, ça va faire boom-boom comme dans X-Men, mais y'a pas de rayons laser, un peu plus de discussions et des personnages dont je suis très fière.
C'est un roman choral, il y a 4 narrateurs donc ne soyez pas surpris.e.s de voir un prénom noté à côté du numéro de chapitre 🤗

Si ça vous tente, je vous laisse découvrir KYRA (donc Kyra, Kassandra, Jayden, Ichika, Freyja & co).
Kyra.png
Kyra.png (235.3 Kio) Consulté 1260 fois

Résumé :

Freyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspect, Kyra.
Mais Ichika et et Kassandra, deux Mutabilis en escale en Europe, découvrent la vérité : Kyra n'est qu'un enfant, volé à sa famille en raison de sa puissance hors du commun, outil d'un groupuscule extrémiste qui souhaite renverser l'ordre de leur petit monde. Et elles sont bien décidées à sauver la vie de Kyra, quitte à s'opposer aux Corneilles...



[CW / Avertissement de contenus]
- Violences verbales & physiques
- Meurtre
- Automutilation



Rythme de publication :
Un chapitre en début de mois.


Sommaire :
Prologue
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Interlude
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Interlude
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17


Bonus :
Lexique
Casting Picrew
Moodboards


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Tout plagiat est évidemment interdit. Merci pour votre compréhension.
Dernière modification par louji le ven. 05 avr., 2024 10:09 pm, modifié 27 fois.
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Prologue



Kyra avançait sans peur. La nuit était claire, la lune basse et ronde. Le lit de feuilles mortes craquait sous ses pas légers, les branches nues des arbres frissonnaient à son passage. C’était une froide soirée de janvier. Des réminiscences de Noël illuminaient les lieux : rennes et traineaux factices parsemaient les jardins bien entretenus, quoique rabougris par l’hiver. Des guirlandes pendaient aux multiples fenêtres étroites du manoir. Sans un sourire ou une étincelle sur son visage juvénile, Kyra dépassa d’un pas leste les décorations qui auraient émerveillé n’importe quel enfant de son âge. Mais il n’avait jamais fêté Noël : ces lumières, ces couleurs, ces promesses n’avaient aucun sens pour lui.
Si les Droth avaient l’ouïe aussi fine qu’ils le prétendaient, ils savaient déjà que Kyra était là. Avec un peu de chance, ils prendraient la légèreté de ses pas pour ceux d’un chien errant ou d’un petit cervidé. Et même s’ils n’étaient pas dupes sur la nature de l’étranger sur leurs terres, leur destinée resterait inchangée : ils allaient tous mourir ce soir.

Kyra se présenta à l’entrée du manoir. Deux immenses battants en bois ouvragé qui disparaissaient dans l’ombre du porche. Reliefs, fleurs, pétales et épines. Décidément, ces Anglais et leurs roses… Kyra soupira et frappa à la porte. Au coin de sa conscience s’agitaient quelques étincelles éparses. Ces Nobles ne devaient pas être très puissants pour chatouiller si peu ses sens. Ni être aussi riches qu’ils le prétendaient : contrairement aux Ancesteel, ils ne faisaient pas surveiller leur domaine. Pas que des gardes auraient pu arrêter Kyra, mais ils l’auraient au moins ralenti. Ses cibles auraient essayé de fuir…
Aucun bruit ne filtrait derrière l’imposante entrée du manoir, mais Kyra pouvait suivre les mouvements de Droth grâce à la sensation diffuse de lumières et de vibrations qu’ils jetaient inconsciemment. Chaque Mutabilis le faisait, même les Dépourvus. C’était l’une des nombreuses particularités de leur espèce.
Alors que Kyra levait de nouveau le bras, prêt à réitérer sa demande, le battant grinça puis s’entrouvrit. La femme qui apparut dans l’ombre de la porte n’était pas bien grande. Mais elle l’était assez pour prendre conscience de la jeunesse et de la fragilité apparente du nouveau venu. Elle n’émettait ni lumière ni vibrations. Simple humaine.
— Bonsoir, souffla-t-elle avec perplexité, lorgnant Kyra derrière d’épais verres de correction. Tu es le fils des Taylor ? J’ai déjà dit à Sir Droth de ne pas les laisser traîner leur ribambelle de gosses de partout…
Impassible, Kyra l’écouta déblatérer à propos de son voisinage. Il fallait croire que même les domestiques au service des Nobles étaient un savant mélange de mépris et de venin futile.
— Vous devriez partir, déclara Kyra d’un ton clair.
La femme se tut pour le dévisager de nouveau. La gravité de la voix de Kyra contrastait avec son allure d’enfant mal nourri. Les gens marquaient généralement un temps de pause en l’entendant s’exprimer pour la première fois.
— Comme vous êtes une Sapiens, nos affaires ne vous regardent pas.
La domestique ouvrit la bouche avant de la refermer. Ses sourcils finement épilés finirent par se froncer.
— Écoute, je ne dirai rien à tes parents si tu rentres tout de suite chez toi. Tu n’as rien à faire ici, petit.
Kyra leva le nez vers le premier étage. Les auras se déplaçaient. Un, deux, trois, quatre… Cinq, six ? Tiens donc, ils avaient des invités. Peu importe : qui fricotaient avec ses cibles le devenaient à leur tour.
— Partez, souffla Kyra une dernière fois en plongeant ses yeux bruns, calmes, profonds, dans ceux clairement indignés de son interlocutrice.
— Dis donc, sale petit garnement, persiffla-t-elle en s’avançant d’un pas menaçant, tu vas changer de t…
Elle s’écroula dans un froufrou de jupons. Les doigts pâles suivirent les contours d’une rose en glissant le long du battant. Kyra enjamba le corps en plissant les paupières. Une unique applique murale éclairait le hall d’entrée. Les coursives auxquelles donnaient accès les escaliers étaient plongées dans la pénombre.
Kyra ne s’attarda pas sur le sol en damier, pas plus qu’il ne le fit sur les tableaux à huile accrochés aux murs ou sur les tapis moelleux sous ses pieds. Ses cibles devaient l’entendre approcher, à présent. Un frisson d’excitation remonta l’échine de l’enfant. L’avantage avec les Mutabilis aux sens décuplés, c’était qu’ils le percevaient quelques minutes en avance. Certains essayaient alors de fuir, d’échapper à leur funeste destinée.
Tous, les couards comme les braves, étaient morts.

Les Droth devaient soit le sous-estimer, soit le prendre pour un autre. Comment en aurait-il pu en être autrement alors qu’ils n’avaient toujours pas déguerpi de leur salon de réception ? Une boule de contrariété gênait la respiration de Kyra. Il aimait la sensation grisante de courir après ses cibles. De se sentir puissant et important dans les yeux écarquillés de ces adultes au pouvoir trop conséquent.
La colère se mit à ramper dans les os de l’enfant. Son épiderme le démangeait, se durcissait. Il sentait vaguement ses nuages électrostatiques échapper à son contrôle. Les appliques murales en clignotaient. Kyra aurait pu les tuer là, simplement, en projetant son électricité pour figer leurs muscles, couper leur respiration, arrêter leur cœur…
Ne joue jamais avec tes cibles. Ce sont des objectifs, pas des proies. Un objectif fait avancer la cause, une proie nous ralentit.
Kyra cligna des yeux, baissa ses épaules tendues, pinça les lèvres. Voilà, il recommençait. Zakka serait furieux, à le voir se laisser submerger par ses émotions. Déçu, aussi.
Agacé, Kyra ferma les paupières pour reprendre le contrôle de son souffle et de ses pouvoirs. Sa peau se détendit, ses muscles cessèrent de le tirailler de la tête aux pieds. Il faudrait qu’il demande à Zakka de nouveaux exercices pour contrôler ses tendances impulsives.
En attendant, il avait des Nobles à tuer.

Les Droth et leurs invités étaient déjà tournés dans sa direction et armés quand Kyra poussa la porte du salon. Zakka n’avait pas menti : ils avaient bel et bien la faculté de décupler leur ouïe. D’un regard rapide, Kyra s’assura que ses quatre cibles primordiales étaient présentes. Il reconnut sans mal Sir Droth et ses trois filles aux boucles rousses. La plus jeune avait quinze ans, quelques années d’écart seulement avec Kyra. Ça ne changea pourtant rien à la détermination avec laquelle il s’avança dans la pièce, ignorant les canons des fusils levés vers lui. Vieux jeu, en plus. Ces armes devaient plus servir de décoration dans le salon de réception que de moyen de défense.
— Qui êtes-vous ? gronda l’aînée des filles Droth en affichant son air le plus autoritaire.
Kyra s’efforça à rester impassible. Il avait fait assez d’écarts en une soirée.
— L’UOM m’envoie. J’ai pour mission de vous tuer, Sir Droth, ainsi que vos filles. Votre famille a été jugée coupable d’abus de pouvoir et de négligence à l’encontre de son espèce.
Les taches de rousseur du père de famille disparurent sous un voile rouge de fureur. Il avança d’une démarche secouée de hargne, brandissant le canon de son fusil comme une extension de son bras noueux.
— Sale petit impertinent, cracha-t-il d’une voix rendue pâteuse par l’alcool de prune encore exhibé sur la table basse. Cet affront sera rapporté aux Corbeaux ! Ça remontra jusqu’aux oreilles du Conseil !
Cette fois-ci, Kyra ne put empêcher un sourire d’affleurer à ses lèvres.
— Le Conseil est pourri jusqu’à la moelle. L’UOM est obligé d’agir pour sauver le reste des Mutabilis.
— C’est une honte de diffamer ainsi notre plus grande instance, siffla l’aînée des Droth en posant une main sur le bras de son père pour l’inciter à reculer. Nous prendrons des mesures à l’encontre de l’UOM.
L’un des deux invités bougea. Kyra glissa les yeux vers lui. C’était un cinquantenaire au regard d’un bleu intense. Il toisait Kyra avec raideur.
— L’UOM… ne veut pas laisser le moindre d’entre nous vivant, n’est-ce pas ?
Enfin quelqu’un de sensé. Comme Kyra hochait la tête, la deuxième invitée recula brusquement d’un pas, aussi blanche que la fourrure jetée sur ses épaules nues.
— Sors de ma maison ! hurla Sir Droth en armant le chien de son fusil, visage pourpre et mains tremblantes.
— Je suis désolé, lança Kyra en levant les bras devant lui, la peau piquante.
Ses pouvoirs s’éveillèrent. Au même instant, Sir Droth tira en simultané avec sa fille aînée et l’invité aux yeux bleus. Les rares projectiles qui atteignirent Kyra ne firent que glisser sur sa peau. Son épiderme était à présent dur comme du métal. Les accrocs que les balles avaient laissé dans ses vêtements dévoilèrent des bouts de peau lisse et halée.
L’aînée des filles Droth eut le temps de lui tirer une nouvelle fois dessus avant que Kyra ne déclenche son électrokinésie. Les vagues électriques touchèrent Sir Droth en premier et lui arrachèrent son fusil des mains. Lorsque son genou ploya, sa benjamine hurla et s’écroula en arrière. Sa grande sœur fit barrage de son corps, mais ne fut guère efficace face à une attaque immatérielle. Elles s’effondrèrent de concert, leurs visages blêmes sous le coup de l’électricité parcourant leur corps à la recherche des organes moteurs. Les deux invités étaient déjà au sol. La dernière fille Droth ferma les yeux en priant. De nouvelles paroles futiles. Elle hoqueta quand le nuage électrostatique l’atteignit. Les lustres aux épaisses chaînes de bronze clignotaient furieusement. Puis s’éteignirent.
Les six corps se convulsaient au sol. Kyra ferma les yeux pour acérer sa concentration. Il explora leur système nerveux jusqu’à trouver en chacun les nœuds qui l’intéressaient.
Les six cœurs cessèrent de battre simultanément. La lumière revint dans le salon. Il n’y avait plus qu’un seul battement régulier dans la pièce.
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Lexique



Le lexique est là pour vous renseigner sur les termes propres à l'Homo Mutabilis Project. Si vous n'avez pas encore commencé l'histoire, ça n'a pas grand intérêt pour vous (chaque terme est au moins expliqué une fois lors de son introduction).
Vous pouvez vous référer au lexique au cours de l'histoire lorsqu'un mot ne vous revient plus =)
Les termes sont triés par ordre alphabétique.


Bâtard : un.e Mutabilis issu.e d'une lignée Noble, mais non reconnu.e par sa famille et ainsi rejeté.e par les siens.

Bi-Pourvu : Mutabilis né.e avec deux pouvoirs, souvent celui de sa mère et celui de son père.

Bureau (des Mutabilis) : lieu de rassemblement pour les Mutabilis d'une même zone géographique (souvent en ville). On peut y déposer des ordres de mission pour assister les siens ou y demander l'aide des Corbeaux locaux.

Capacité : phénomène physique, chimique ou neurologique qu'un Mutabilis peut déclencher. Voir classification.

Classification : système qui régit les capacités des Mutabilis selon trois ordres.
- Capacité chimique : l'un des trois ordres de la classification des pouvoirs. Les capacités chimiques se déclenchent grâce à l'altération ou la manipulation de molécules.
- Capacité neurologique : l'un des trois ordres de la classification des pouvoirs. Les capacités neurologiques sont liées à la stimulation de certaines parties du cerveau.
- Capacité physique : l'un des trois ordres de la classification des pouvoirs. Les détenteurs de capacités physiques peuvent altérer leur corps ou une partie de leur corps.

Conseil : plus haute autorité des Mutabilis. Seuls un Représentant, un membre d'une famille Noble, peut y siéger. Tous les pays ne reconnaissent pas sa légitimité, mais il s'agit pour l'heure de la forme de gouvernement la plus reconnue par les Mutabilis. Le Conseil a un rôle politique, législatif, exécutif et économique.

Conservateurs : voir parti.

Corbeaux : milice des Mutabilis, gérée par le Conseil. Les Corbeaux peuvent soit être sur le terrain, affecté à un Bureau, soit à l'administration. Ils sont environ 60 000 dans le monde. Ils veillent à la préservation du Nomos et à la sécurité des Mutabilis.

Corneille : unité spéciale des Corbeaux, dédiée au renseignement et à l'intervention rapide sur le terrain si nécessaire. Contrairement aux Corbeaux, les Corneilles sont mobiles.

Dépourvu : Mutabilis né.e sans pouvoirs. Cela arrive plus souvent chez les Sapis qui, destinés à se mêler beaucoup plus aux Sapiens, appauvrissent leur don au fil des générations.

Éclairés : voir parti.

Monde Mutabilis : voir parti.

Mutabilis : mot issu de Homo Mutabilis, nom donné à l'espèce cousine de l'Homo Sapiens. Les Mutabilis englobent tous les individus ayant des gènes associés à cette espèce, quel que soit leur statut social ou leur capacité.

Noble : Mutabilis né.e sous une bonne étoile et qui hérite des titres, terres et possessions de ses parents. La succession au sein de ces familles diffère selon les pays et les mentalités. Lorsqu'un enfant naît Dépourvu, il est parfois gardé par sa famille, mais, le plus souvent, il est rejeté et devient un Bâtard.

Nomos : issu du grec ancien, ce terme est connu de tous les Mutabilis à travers le monde. Cela désigne l'interdiction pour les Mutabilis de révéler l'histoire de leur espèce ou leurs capacités à des Humains.

Parti : courant politique existant au sein de Conseil. Il y en a quatre principaux.
- Les Conservateurs : formés aussi bien de Nobles que de Sapis, les Conservateurs rassemblent tous ceux qui souhaitent conserver l'existence des Mutabilis secrète et le système des Nobles. Ils représentent la majorité du Conseil.
- Les Éclairés : ce parti souhaite révéler au monde entier l'existence des Mutabilis, croyant en une possibilité de vie égale et paisible avec les Humains. Composé autant de Nobles que de Sapis.
- Union Mutabilis (UM) : un groupe formé de Sapis et Bâtards souhaitant mettre fin au système de Noblesse, qui leur semble révolu et absurde au XXIe siècle. Ils sont néanmoins contre la révélation du monde Mutabilis à l'espèce Sapiens.
- Monde Mutabilis (MM) : groupe extrême qui prône la révélation au monde entier de l'espèce Mutabilis et, surtout, la prise des pouvoirs par les Mutabilis. Avant tout des Nobles, mais aussi des Sapis qui se sentent supérieurs aux Humains. Ils sont rejetés par le Conseil.

Pourvu : Mutabilis possédant au moins une capacité, quelle que soit sa classification.

Pouvoir : voir capacité.

Sapis : nom moqueur tiré de "sapiens" et qui s'est généralisé jusqu'à devenir le mot fréquemment employé pour définir les Mutabilis qui ne font pas partie des grandes familles Nobles.

Tri-Pourvu : cas extrêmement rare de Mutabilis né.e avec trois pouvoirs. Les individus concernés se comptent sur les doigts de la main.

Union Mutabilis (UM) : voir parti.

Union Offensive Mutabilis (UOM) : groupuscule extrémiste né des revendications de l'UM. Ils souhaitent abolir le Conseil par la force, notamment en se débarrassant des Nobles.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Hiello there ~

Merci de poster sur BN !
L'idée du Lexique est super chouette et mama le système politique et les pouvoirs sont ultras stylés !!

J'ai hâte de continuer la lecture !

La bise~
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 05 mars, 2023 9:15 pm Hiello there ~

Merci de poster sur BN !
L'idée du Lexique est super chouette et mama le système politique et les pouvoirs sont ultras stylés !!

J'ai hâte de continuer la lecture !

La bise~
Hellooo

Merci à toi ♥ Au rdv, comme toujours 🥹

Oui, le lexique fera pas de mal au fur et à mesure de la lecture !

Bizouze
vampiredelivres

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par vampiredelivres »

Well hello there :D

J'avais déjà lu le chapitre sur Wattpad mais je n'avais pas commenté, donc allons.
Kyra est... un psycho XD Je l'adore déjà, hein, mais c'est un gros psycho. Ceci dit, il n'a rien demandé à la base, mais je sens que ça va être marrant de le suivre. J'aime bien les enfants tordus x)

J'apprécie l'idée du lexique, le contexte géo-politique va être intéressant (comme Oneiris hein, j'adore tes univers :D ) mais si je peux ne pas me perdre dedans ce sera bien.

Bon.
La suite.
Madame.
Sioûplait.

:mrgreen:

(Et bon courage parce que l'Homo Mutabilis ça a l'air d'être un sacré projet !)
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

vampiredelivres a écrit : lun. 06 mars, 2023 3:22 pm Well hello there :D

J'avais déjà lu le chapitre sur Wattpad mais je n'avais pas commenté, donc allons.
Kyra est... un psycho XD Je l'adore déjà, hein, mais c'est un gros psycho. Ceci dit, il n'a rien demandé à la base, mais je sens que ça va être marrant de le suivre. J'aime bien les enfants tordus x)

J'apprécie l'idée du lexique, le contexte géo-politique va être intéressant (comme Oneiris hein, j'adore tes univers :D ) mais si je peux ne pas me perdre dedans ce sera bien.

Bon.
La suite.
Madame.
Sioûplait.

:mrgreen:

(Et bon courage parce que l'Homo Mutabilis ça a l'air d'être un sacré projet !)
Helloooo

Oui, Kyra c'est clairement un psychopathe là 😭
Et c'est la première fois que j'écris un personnage de cette trempe, j'espère m'en sortir. C'est pas commun comme typologie de personnage, on va dire.

Le contexte géo-politique va avoir un impact assez présent, yes ! J'ai hâte que vous découvriez mieux tout ça hehe

Je pense mettre la suite ce we avant de prendre un rythme plus posé =)

Merci à toi pour ton passage Lokinette ♥
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

vampiredelivres a écrit : lun. 06 mars, 2023 3:22 pm J'aime bien les enfants tordus x)
Oui.
JaneSerpentard

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par JaneSerpentard »

Hello there !
J’avais vraiment bien aimé le prologue quand je l’avais lu sur Wattpad et je viens de découvrir le lexique qui, je pense, va pas mal nous aider ;)
J’aime beaucoup l’univers pour l’instant, et j’ai hâte d’en apprendre plus sur les personnages, et de découvrir un peu plus Kyra, qui effectivement est un peu psycho, mais on l’aime bien comme ça xD
A plous !
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

JaneSerpentard a écrit : mer. 08 mars, 2023 10:11 am Hello there !
J’avais vraiment bien aimé le prologue quand je l’avais lu sur Wattpad et je viens de découvrir le lexique qui, je pense, va pas mal nous aider ;)
J’aime beaucoup l’univers pour l’instant, et j’ai hâte d’en apprendre plus sur les personnages, et de découvrir un peu plus Kyra, qui effectivement est un peu psycho, mais on l’aime bien comme ça xD
A plous !
Hello !

Merci beaucoup pour ton passage et ton commentaire ♥

Le lexique sera utile, oui :D

Kyra est pas simple à appréhender... Mais j'espère que les narrateurs le seront plus ;)

A bientôt =)
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Hello ! On attaque enfin les "vrais" chapitres :)
Ne soyez pas étonnés si vous voyez un prénom : chaque chapitre est composé de 4 "sous-chapitres", chacun d'un PDV d'un narrateur. Je vous laisse découvrir tout ça !



Chapitre 1
Réunion et assassin


_ _ _ _ _


Freyja



L’antichambre sentait la javel. Nez froncé, Freyja farfouilla dans la pile de magazines qui recouvrait la table basse. Le ménage devait remonter à seulement quelques heures. L’odeur des produits ménagers lui fichait mal au crâne. Tout comme les exclamations mécontentes qui s’échappaient de la porte sur sa droite.
— C’est impardonnable.
Les mots tranchants franchirent les cloisons de la salle de réception en la faisant grimacer. Elle plaignait sa mère et ses adjoints de recevoir les Ancesteel dans une pièce si petite. Sir Ancesteel et son fils savaient donner de la voix. Leur accent snob de campagnards anglais n’arrangeait rien. L’ambiance devait être sacrément pesante, là-dedans.
La famille Noble s’était réunie en catastrophe suite au tragique assassinat des Droth cinq jours plus tôt. Les Nobles britanniques s’étaient mis d’accord pour demander une réunion exceptionnelle du Conseil. N’ayant pas obtenu suffisamment de soutien de la part des autres Représentants pour organiser une séance de crise, les familles britanniques s’étaient rabattues sur un entretien en tête-à-tête avec Nweka Agou. La mère de Freyja, présidente du Conseil des Mutabilis, assurait la réunion depuis trois heures déjà.
— Quelle plaie, marmonna la jeune femme en dépliant sur ses cuisses un magazine pris au hasard.
Sa mère avait insisté pour l’avoir à ses côtés. Si Nweka souhaitait que sa fille s’intéresse à la suite d’assassinats qui frappait les Nobles Européens, pourquoi ne l’avait-elle pas invitée à participer à la réunion ? Ruminant ses pensées, Freyja lut sans les comprendre les phrases courtes et intellectuellement limitées du journal people.
Elle laissa tomber sa lecture à peine deux minutes plus tard, quand les exclamations derrière la porte se firent plus virulentes. Elle comprenait la colère et l’appréhension des Ancesteel. Ils étaient l’une – si ce n’était la – des familles Nobles britanniques les plus influentes du monde Mutabilis. Comme souvent chez les Nobles, qui recherchaient la sauvegarde de leurs pouvoirs grâce à de rares unions propices, ils étaient peu nombreux. Les Ancesteel devaient afficher une dizaine de têtes dans l’arbre généalogique de sa branche principale. Pas beaucoup d’âmes, en somme. Mais suffisamment pour détenir un pouvoir indéniable sur la géopolitique britannique des Mutabilis. Et leur prise de parti du côté des Conservateurs – le courant de pensées le plus répandu parmi les Représentants du Conseil – faisait d’eux une cible idéale. L’UOM avait déjà cherché à les affaiblir des années auparavant, sans succès.
Toutefois, depuis quelques mois, une nouvelle arme était tombée entre les mains du groupuscule politique. Une nouvelle arme qui avait laissé derrière elle une vingtaine de cadavres de Nobles affiliés aux Représentants Conservateurs du Conseil.
Une nouvelle arme appelée Kyra.

Supportant mal l’attente et l’impuissance de sa mise à l’écart, Freyja rejeta le magazine people et se leva. Les lacets de sa Doc Martens gauche étaient défaits. Grommelant, elle se pencha pour les renouer puis s’étira. Son sweat à capuche trop large dépassa à peine son nombril. Dès que ses bras s’abaissèrent, son haut retomba sur ses cuisses. Elle portait un simple legging noir moulant qui terminait sa course dans sa paire de rangers imposantes. Cet accoutrement d’étudiante décomplexée, complété par une tignasse teinte en parme, blanc et argenté, lui avait valu plus d’un regard désapprobateur. Mais jamais un mot de travers. Après tout, Freyja était la fille de Nweka Agou, cheffe du Conseil. Il aurait été mal venu de la sermonner, pas alors que sa mère présidait la plus importante instance de leur espèce.
La jeune femme finit par remonter les couloirs jusqu’à tomber sur un distributeur automatique. Le thé serait sûrement aussi mauvais que le café, mais elle opta quand même pour une boisson chaude au caramel. Elle avait besoin d’un peu de réconfort avant de faire face à l’angoisse – certes justifiée – des Ancesteel. Besoin d’un peu de force aussi. La famille Noble avait la fâcheuse habitude projeter des objets métalliques à travers les pièces sous le coup de leurs émotions. Freyja devait être en mesure d’éviter ces attaques surprises aimantées.
De retour sur le sofa en cuir, la jeune femme souffla sur son thé. Cette nouvelle arme de l’UOM… les Corneilles s’y intéressaient depuis le premier assassinat du surnommé Kyra. Une entité mystérieuse, dont le seul bout d’identité vérifié étaient ses pouvoirs. Une combinaison redoutable et terriblement efficace, d’après la liste de cadavres qui s’agrandissait de semaine en semaine. Un Mutabilis possédant un don si rare qu’un vieil adage murmurait qu’un seul comme lui pouvait exister par génération.
Kyra était un Tri-Pourvu, un Mutabilis né avec trois pouvoirs d’ordres différents. Sa fiche dans la base de données des Corbeaux mentionnait l’électrokinésie, l’impénétrabilité de la peau et la capacité à détecter les autres Mutabilis. Un sourire tordit les lèvres de Freyja. Non seulement Kyra était Tri-Pourvu, mais il combinait des pouvoirs dont un seul suffisait à faire rougir de jalousie certains Mutabilis.
Il y avait effectivement de quoi inquiéter sévèrement le Conseil et sa milice, les Corbeaux. Un Tri-Pourvu aussi puissant aurait dû être détecté par les hautes sphères Mutabilis il y a des années, avant que Kyra n’échappe à leur contrôle. Une erreur, un relâchement, avait dû être opéré par une Corneille chargée de surveillance des années auparavant.
Une bavure qui avait mené à la situation actuelle.

Freyja observait avec intensité le fond de son gobelet en carton quand des pas souples titillèrent ses tympans. Étonnée de voir arriver quelqu’un alors que des Corbeaux surveillaient l’accès à l’antichambre de la salle de réunion, elle darda des yeux méfiants vers le nouveau-venu. Son appréhension fondit comme neige au soleil. Demi-sourire aux lèvres, elle posa sa main gauche sur son sein droit et souleva les doigts pour imiter un battement d’ailes. Le jeune homme à trois mètres d’elle l’imita, l’air à la fois sérieux et moqueur.
— Frey, la salua-t-il de sa voix à l’accent britannique prononcé.
— Jay.
Vêtu de son éternelle veste en cuir et de son bonnet gris difforme enfoncé sur ses mèches châtain, il l’observait de ses yeux d’un marron brillant. Comme elle, il faisait partie des plus jeunes membres des Corneilles – le groupe de renseignement des Corbeaux.
— Je pensais que tu participais à la réunion, expliqua Freyja avec un froncement des sourcils dubitatif.
Haussement d’épaules, léger plissement des lèvres. Gêne, irritation, appréhension. Elle commençait à bien le connaître.
— Tu sais que j’ai pas de liens réels avec les Ancesteel. Je porte leur nom, mais j’ai jamais vraiment appartenu à leur famille.
Mimique qui tient plus du rictus que du sourire. Vieille blessure.
— Ta mère m’a appelé pour enquêter sur l’affaire Kyra. Peut-être qu’elle s’imagine que ma filiation avec les Ancesteel me permettra d’en apprendre plus sur les menaces qui pèsent sur eux.
— Peut-être, acquiesça la jeune femme en masquant son agacement.
Jay avait-il des informations que Freyja ne détenait pas encore ? Il avait dû être mandaté par les Corneilles avant elle. Même s’il avait plus d’expérience de terrain, Frey se sentait vexée.
— Plus qu’à attendre la fin de la réunion, j’imagine, soupira le jeune homme en se laissant tomber sur le canapé en face.
Il posa sa cheville sur le genou de sa jambe opposé et lorgna Freyja derrière les mèches que son bonnet écrasait sur son front lisse. Ils se connaissaient depuis quelques années à présent. Étaient devenus camarades sur les bancs de formation des Corbeaux. Bons amis en intégrant les Corneilles à quelques mois d’affilée. Complices en collaborant sur quelques missions.
Peut-être seraient-ils rivaux dans les jours à venir.




Kassandra



La notification tira Kassandra de son sommeil. Le cerveau embrumé, elle tâtonna la table de chevet à la recherche de son téléphone. Heureusement qu’Ichika s’était levée une demi-heure plus tôt pour aller courir. Sa compagne l’aurait maudite pour avoir laissé son portable sonner.
La lumière de l’écran arracha une grimace à la jeune femme. C’était une alerte automatique qui l’avait sortie du sommeil. Un message en provenance des systèmes informatiques des Corneilles. De nouvelles informations avaient été ajoutées au profil de Kyra : confirmation de ses capacités de Tri-Pourvu, détails concernant ses possibles taille et poids. Les données creusèrent le visage ensommeillé de Kassandra. Kyra avait tout l’air d’être un enfant.
Mais comment un enfant pouvait-il avoir vingt-et-un meurtres à son compteur ?

Le salon de la chambre d’hôtel était baigné des rayons du soleil madrilène. Elles étaient arrivées trop tard la veille au soir pour se rendre chez les parents de Kassandra, qui habitaient à une centaine de kilomètres de la capitale. Il était prévu qu’elles prennent la route en fin de matinée.
En attendant qu’Ichika revienne pour le petit-déjeuner – généralement pris vers neuf heures, compromis décidé par les deux jeunes femmes aux mœurs bien éloignées – Kassandra fila sous la douche. Elle s’amusa à lire les descriptions en espagnol, catalan, basque, anglais, français, italien, hollandais, arabe et chinois inscrites sur la bouteille de shampoing. Aucun de ces idiomes ne lui était inconnu. Elle parlait en plus le japonais, le coréen, le russe, le polonais, et des dialectes indiens. La liste de ses prochaines langues à apprendre favorisaient celles de l’Afrique. Kassandra n’avait encore jamais eu l’occasion de voyager en Afrique subsaharienne et d’en apprendre les langages.
Elle trônait encore en peignoir, étalée en étoile sur le large lit double, quand la porte s’ouvrit. La jeune femme posa son portable à côté d’elle en souriant. Ichika devait tout juste revenir de son footing ; elle respirait encore bruyamment. Sa silhouette mince et revêche ne tarda pas à apparaître sur le seuil de la chambre. Ses courts cheveux noirs dégageaient son visage anguleux aux yeux perçants.
— Kass, la salua Ichika avec son sourire en coin aussi tendre que narquois.
Chica, lui retourna l’intéressée avec un clin d’œil.
La Japonaise rejoignit l’Espagnole sur le lit et se pencha au-dessus d’elle. Yeux noirs dans iris noisette. Les deux bouches se frôlèrent sans se trouver vraiment.
— Une douche et on remet ça, lui promit Ichika en se redressant.
Une boule de chaleur dans la poitrine, Kass entoura une mèche de cheveux autour de son index. Elle ne quitta pas sa petite-amie des yeux tandis que celle-ci se débarrassait du gros de ses vêtements sales à même le sol. En sous-vêtements de sport, Ichika se glissa dans la salle de bains et tourna le verrou.
En l’attendant, Kassandra récupéra son portable et rouvrit le message reçu une demi-heure plus tôt. Ce genre d’alerte était réservé aux membres des Corneilles, mais Kass les recevait grâce à un contact parmi les Corbeaux. Un ancien petit-copain, à vrai dire. Ils s’étaient quittés en bons termes quand la jeune femme était partie vivre en Asie pour quelques mois. Il avait plus tard accepté de lui faire une fleur quand Kassandra lui avait expliqué ses besoins en termes d’informations. Depuis, les événements qui secouaient le monde Mutabilis n’avaient aucun secret pour elle.
Pour son travail, Kass se devait de connaître les cas prometteurs comme les dangereux. Kyra était né en appartenant à la première catégorie. Et, sous la houlette de l’UOM, il avait grandi dans la deuxième. Et la jeune femme était bien incapable de deviner quelle destinée allait connaître cet enfant.

Ichika sentait le gel douche à l’amande mis à disposition par l’hôtel. En peignoir elle aussi, elle vint se lover contre le corps chaud de Kassandra. Cette dernière glissa les mains dans les mèches souples de sa partenaire – amicale, romantique, professionnelle.
— C’est allé, ton footing ?
— Oui. Les rues sont encore calmes.
Un petit rire souleva la poitrine de Kassandra.
— En demande pas trop aux Espagnols quand c’est trop tôt, tu veux ?
Secouant la tête d’amusement, Ichika se tourna pour observer sa petite-amie.
— Pas trop stressée ?
— Moi ? s’étonna Kass en se redressant sur un coude. C’est pas moi qui vais rencontrer mes beaux-parents pour la première fois.
Le ton léger de la jeune femme ne suffit pas à détendre les traits sévères d’Ichika.
— On est pas mariées.
— Je sais, souffla Kassandra en s’asseyant en tailleur. Mais tu sais que pour mes parents… ça change pas grand-chose. Tant qu’on est heureuses.
— Mmph, fit Ichika en croisant les bras, le regard lointain.
Sa copine se pencha pour déposer un baiser dans son cou. Ichika accepta l’attention puis se leva. Le moment de tendresse était terminé, Kass le savait. Sa copine fournissait déjà des efforts conséquents en se laissant cajoler et embrasser. Elle ne pouvait pas lui en demander plus, surtout sur un laps de temps aussi court.
— On devrait s’habiller pour aller petit-déjeuner, finit par suggérer Ichika en dénouant les cordons de son peignoir.
Tandis que le coton rembourré glissait de ses épaules finement musclées, Kass ne put s’empêcher de les fixer. Sur les bras, les flancs, la taille, les hanches, des dizaines et dizaines de petites cicatrices pâles constellaient la peau tannée de la jeune femme.
Quand elle parvint enfin à détourner les yeux, Kassandra ressentait un mélange de colère aveugle, de regrets amers et d’amour orgueilleux. Malgré une vingtaine d’années passées à se faire écraser de toute part, Ichika avait survécu dans son coin. La jeune Japonaise n’était qu’une flammèche à court d’oxygène quand elles s’étaient rencontrées.
À présent, elle était un brasier. Parfois incontrôlable, un tantinet dangereuse, mais, surtout, brillante, brûlante, puissante. Kassandra avait parfois peur de s’y brûler les ailes. Malgré tout, son cœur chantait pour Ichika Juko. Et ce n’était pas aujourd’hui que ça allait changer.




Jayden



Une boule d’appréhension plombait l’estomac de Jay. La réunion des Ancesteel en compagnie de Nweka Agou arrivait à son terme. Il allait être confronté à son oncle et à son grand-père. Les retrouvailles avec sa famille se déroulaient rarement dans la bonne humeur et l’affection mutuelle. Son grand-père le toiserait sans un mot, ses yeux d’acier sévèrement rivés à lui. Son fils le considérerait d’un air désolé et paternel, incapable d’accepter que Jayden soit plus qu’un gamin sans sa mère.
Son gros soupir fit lever le nez de Freyja, toujours installée en face de lui.
— Tout va bien, Ancesteel de Sauvière ?
— La ferme, Agou, marmonna Jay en lui adressant un regard complice.
Frey savait pertinemment qu’il ne portait pas ses noms de famille avec plaisir. L’usage Mutabilis voulait que les enfants adoptent l’ensemble de leurs patronymes Nobles, la famille la plus importante en premier.
Les voix se firent plus proches derrière la porte. Ils tournèrent la tête de concert, s’attendant à voir surgir une famille Noble furieuse. Il y eut quelques secondes de latence avant que les battants ne s’ouvrent pour de bon.
— Charles, je vais faire de mon mieux pour protéger votre famille.
Nweka Agou avait une voix de velours, calme, grave, sans être dénuée de chaleur. Loin d’avoir le physique élancé de sa fille, ses rondeurs étaient habilement mises en valeur par son tailleur à rayures droites et sa jupe rouge vin. Ses cheveux crépus coupés courts formaient un halo sombre autour de son visage harmonieux.
En comparaison, Charles Ancesteel était une barre d’acier glacée. Pâle et blond comme son fils, sa mâchoire sévère couverte d’une barbe taillée grisonnante, il se tenait avec raideur face à la cheffe du Conseil.
— De votre mieux sera suffisant ? marmonna-t-il d’une voix sèche.
Un sourire plissa amèrement les lèvres pleines de la femme. Avant que l’un des hommes ait pu ajouter un mot, elle fit un geste large vers les deux jeunes gens qui patientaient. Les Ancesteel se figèrent en découvrant Jayden.
— Jay, lança finalement James, son oncle, avec un petit sourire qui se voulait sincère – mais qui grimaçait.
— Salut, lâcha le jeune homme en se levant, rapidement secondé par Freyja.
La jeune femme le doubla de son pas rapide pour rejoindre sa mère. Elles se mirent aussitôt à murmurer, les yeux graves. Les Ancesteel étaient quant à eux tournés vers Jayden. Malgré les années qui étaient passées, malgré la reconnaissance que son poste au sein des Corneilles lui avait accordée, malgré les efforts qu’il avait donnés pour paraître moins blessé, ils l’observaient avec un mélange de pitié, d’amertume et de colère.
— Comment tu vas ?
La question de James faillit arracher un grognement excédé au jeune homme. Il ravala son irritation, détendit ses trapèzes raidis par l’attente et s’avança. James lui tendit la main, ses yeux d’un bleu métallique plongés dans ceux de Jay.
— Et toi, mon oncle ?
L’intéressé n’insista pas sur la question de la santé mentale et physique de son neveu. Après avoir libéré la main du jeune homme, il se gratta pensivement la nuque.
— Eh bien, comme un père de famille qui apprend qu’un enfant assassin rôde au Royaume-Uni.
— June et Lou sont encore au manoir ?
— Non, elles sont à Londres. Je ne voulais pas les amener ici, de peur qu’on soit attaqués sur le trajet.
Même s’il comprenait les angoisses de James, Jayden se retint de lui asséner que sa cousine et sa tante auraient été des forces en plus en cas d’attaque.
James finit par s’éloigner, laissant son père en compagnie des Agou et de Jay. Ce dernier jeta un coup d’œil curieux aux deux femmes. C’était étonnant de les voir côte à côte. Freyja avait hérité du regard brun et penseur de sa mère, mais leurs silhouettes et leurs attitudes les distinguaient visiblement. Puis, tandis que Nweka avait la peau d’un brun profond, sa fille présentait une carnation plus claire. La dernière fois que Jayden avait interrogé Frey sur son père, elle s’était contentée de rouler les yeux en marmonnant « Inconnu ». Il n’avait plus jamais abordé le sujet.
Avant qu’il ait pu les rejoindre, Charles Ancesteel l’invita à s’approcher d’un mouvement infime du menton. Jay l’avait toujours craint : jadis, c’était un homme austère qui souriait rarement. En vieillissant, l’austérité avait mué en gravité et les sourires s’étaient envolés pour de bon.
— Grand-père, souffla Jay en s’arrêtant près de lui.
— Jayden.
Ses iris métalliques, implacables, le sondèrent quelques secondes de plus. Peut-être qu’il cherchait dans le visage tendu de Jay un souvenir de sa fille. Son sourire lumineux, ses yeux étincelants, ses mimiques mutines. Mais Jayden n’avait pas les boucles blondes de sa mère, pas plus que son regard bleu ou son rire contagieux. Charles pouvait bien chercher : tout ce que Jayden avait hérité de Kathleen Ancesteel, c’était le fardeau de sa disparition.
Quand Charles se lassa de son inspection, il déclara d’un ton aussi dur que le pommeau en acier de sa canne :
— C’est moi qui ai fait la demande auprès des Corneilles.
— Quelle demande ?
— De te mettre sur le cas Kyra. (Comme Jayden haussait des sourcils étonnés, son grand-père précisa abruptement : ) Il est en train de décimer les Nobles britanniques depuis deux mois. Il a commencé par nous, s’est confronté à notre sécurité et s’est rabattu sur une autre famille. Mais viendra le moment où ses supérieurs l’obligeront à revenir à notre cas.
Jay croisa les bras sur sa poitrine, plus troublé qu’il ne voulait le laisser paraître.
— Mon chef m’a envoyé ici en me disant que Mme Agou aurait des infos supplémentaires à me donner concernant Kyra. Mais je pensais pas… que c’était toi qui avais suggéré de me confier l’affaire.
À ces mots, Freyja afficha une moue pincée. En le remarquant, Nweka adressa un regard insistant à sa fille. Frey s’efforça de prendre l’air moins agacée – sans grande réussite.
— J’ai suggéré ta candidature, car tu nous connais bien. Et puis… pour faire face à ce Kyra, je ne pense pas que les Corneilles spécialisées en infiltration ou renseignement soient les plus adaptées.
— Tu veux des Mutabilis capables de passer à l’attaque, comprit le jeune homme en décroisant les bras.
— Charles n’a pas tort, intervint Nweka de sa voix de velours. Quelques Corneilles ont déjà essayé d’intercepter Kyra et de deviner les prochains mouvements de l’UOM. Sans grand succès. Le mieux reste donc de placer nos forces sur leur prochaine cible afin de maîtriser Kyra.
— L’attaque prochaine des Ancesteel, lâcha Frey en hochant la tête.
Nweka bascula son regard grave sur sa fille. Malgré le masque professionnel qu’elle conservait au long de ses journées, l’inquiétude creusa une ride au milieu de son front.
— Je n’étais pas vraiment pour, mais… en plus de Jayden, les Corneilles ont suggéré de te placer sur l’enquête liée à Kyra.
Les yeux bruns de la jeune femme s’éclairèrent. Jay masqua un sourire en comprenant qu’elle n’attendait que cette nouvelle depuis le début.
— Vous faites partie des Corneilles aux pouvoirs les plus intéressants sur le plan offensif, expliqua Nweka d’une voix lointaine. Le Conseil compte sur vous pour maîtriser Kyra en cas de confrontation.
Tandis que Jayden et Freyja plongeaient dans un silence de réflexion, d’anticipation, Charles s’éclaircit discrètement la gorge.
— Maîtriser, c’est une chose. Mais ce Kyra a tout l’air d’un individu… malade. Fou, incontrôlable. Pour ma part, je crains bien que le maîtriser ne soit pas suffisant.
Même si l’annonce n’était pas des plus surprenantes, un étau se referma autour de la gorge de Jay. Assurer la protection de sa famille, enquêter sur l’UOM et ses prochains coups, se préparer à affronter Kyra… c’était une chose.
Mais le tuer de sang-froid ? C’en était une autre.




Ichika



Les champs ternes défilaient par la fenêtre. Janvier n’avait pas épargné le cœur de l’Espagne. Passée la ceinture urbaine de Madrid, Ichika et Kassandra s’étaient enfoncées dans la campagne refroidie par l’hiver. Le manoir des Jordana, la famille paternelle de Kass, se trouvait à une centaine de kilomètres, caché dans un sous-bois anonyme.
Au fil des croisements et des lignes blanches, l’appréhension d’Ichika croissait. Elle avait déjà discuté avec les parents de Kass, fait des appels en visio, mais… jamais de rencontre en tête-à-tête. Elles vivaient au Japon, à Fukuoka, et les voyages jusqu’en Europe leur coûtaient en temps et en argent. Kassandra n’ayant pu se libérer pour fêter Noël avec sa famille, elle leur avait promis de venir les voir en janvier. Ichika s’était décidée à l’accompagner, saisissant son angoisse par les cornes. Ce n’était pas parce qu’elle avait grandi dans une famille immonde que celle de Kass la décevrait forcément.

Dans la voiture de location, l’autoradio diffusait le dernier tube en date. Ichika saisissait quelques mots à droite à gauche, comprenait une phrase dans le refrain, mais guère plus. Non seulement elle n’avait pas la capacité d’omnilinguisme de sa copine, mais elle n’avait pas non plus un grand intérêt pour les langues étrangères. Kassandra lui parlait toujours en japonais pour s’adresser à elle. Elle lui avait appris l’anglais – les jeunes femmes en avaient impérativement besoin pour leur boulot – mais l’espagnol rentrait difficilement dans le crâne d’Ichika. Après tout, comment des objets pouvaient-ils avoir des genres ?
Kassandra profita d’une pub entre deux chansons pour baisser le volume et poser une main sur la cuisse de sa partenaire. Les yeux rivés à la route interminable, mais son sourire tourné vers Ichika, elle lui demanda doucement :
— Ça va, mi pequeña pantera ?
Les capacités des Jordana leur permettaient d’apprendre une langue en quelques jours et de la maîtriser comme un natif. Kassandra aurait pu lui parler japonais sans la trace d’un accent, mais elle savait qu’Ichika aimait l’entendre s’exprimer en espagnol de temps en temps. Kass utilisait sa langue maternelle avant tout pour la surnommer. Chica – une vieille blague en rapport avec le prénom d’Ichika – ou pequeña pantera… sa copine manquait rarement d’idées.
— Je suis juste un peu stressée, reconnut Ichika en frôlant les doigts de Kass posés sur sa cuisse. Je connais déjà tes parents, mais, en face-à-face, c’est pas pareil.
Kassandra releva le bras pour lui caresser la joue. Ses mains sentaient sa crème hydratante à la noix de coco. Ichika ferma les paupières pour apprécier le contact tiède, barrière contre le froid qui assaillait la vitre et contre le noir qui engloutissait ses pensées.
— Il nous reste vingt minutes de route, environ, ajouta Kass d’un ton songeur. On peut s’entraîner à te présenter si tu veux ?
Ichika acquiesça en serrant les dents. Après tout ce qu’elle avait affronté… ce n’était pas ses beaux-parents qui allaient la déstabiliser. Poings serrés sur ses cuisses, Ichika reformula les mots étrangers dans sa tête et souffla timidement :
Me llamo Ichika y soy la novia de Kassandra.
Le sourire de Kass aurait suffi à illuminer le ciel gris qui pesait sur la campagne environnante. De sa voix mélodieuse, chantante, elle précisa :
— Mes parents vont adorer. Comme on peut s’adapter à la langue de nos interlocuteurs, les gens font rarement l’effort de nous parler espagnol. Et, même si c’est deux mots, ça nous fait plaisir.
— Un jour, peut-être que je pourrai leur parler complètement en espagnol, souffla Ichika en desserrant les poings sur ses cuisses.
La perspective de passer assez d’années auprès de Kass pour apprendre sa langue lui enveloppait le cœur de coton. Elle redécouvrait chaque jour le drôle de sentiment qui planait dans sa poitrine, dans son ventre, dans sa tête. Un sentiment qui l’empêchait de trop s’éloigner de Kass, malgré son caractère solitaire. Une lueur qui lui éclairait mille possibilités, à des kilomètres de l’avenir qu’on lui avait imposé.
La lèvre inférieure d’Ichika tremblait. Elle connaissait quelques autres mots d’espagnol, qu’elle avait suffisamment entendus dans les chansons de sa partenaire. Des mots qu’elle n’avait jamais réussi à lui souffler.
Te a
L’air lui manqua. Kassandra lui adressa un coup d’œil étonné.
— Tu m’as dit quelque chose ?
— Non, rien.
Plus tard. Elle lui dirait plus tard.

Kassandra dut sortir le GPS à quelques kilomètres de leur destination. Elle avait déjà fait la route jusqu’à chez ses parents en voiture, mais toujours en tant que passagère. Être conductrice était une autre expérience. Sans compter les années qui s’étaient écoulées depuis l’époque où elle voyageait régulièrement dans les environs.
— Tu trouves ? demanda Kassandra en zieutant l’horizon dans l’espoir de repérer un quelconque panneau.
— Ça charge… ah voilà.
Avec des gestes rapides, Ichika clipsa le GPS au pare-brise et indiqua le trajet à sa copine.
— J’ai des huiles essentielles dans mon sac, si tu veux te faire un petit combo anti-stress.
Ichika ricana en secouant la tête.
— T’inquiète pas. Je gère.
Elle ne gérait pas. Kass devait s’en douter aussi. Mais Ichika préférait essayer, quitte à échouer. C’était la leçon qu’elle avait intégrée en rencontrant Kassandra. Pendant les vingt premières années de sa vie, Ichika n’avait jamais essayé de vivre par et pour elle-même. Ses décisions, ses déplacements, ses paroles … n’étaient pas les siens.
Maintenant qu’elle pouvait bouger, crier, vivre librement, elle essayait. Elle échouait, elle enrageait, elle jurait et s’enflammait. Mais elle ne voulait pas de regrets.
Et quand elle réussissait… Ichika observa ses paumes en souriant. Elles étaient couvertes de cicatrices pâles, certaines visiblement plus récentes. Quand elle réussissait, elle se sentait aussi forte qu’un ouragan. Fière, complète.
Vivante.



Suite
Dernière modification par louji le sam. 01 avr., 2023 4:47 pm, modifié 1 fois.
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Hello ! Et voilà la suite à ce 1er chapitre assez introductif =)


Chapitre 2
Corneilles et colombes


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Freyja



La salle de réunion embaumait le café et le pain grillé. Quand sa mère les avait invités à la suivre, Freyja s’était engagée en premier dans la pièce, Jayden sur ses talons. Charles Ancesteel, figure parfaite d’une Noblesse controversée, les avait salués avant de s’en aller. Sa silhouette imposante doublée de sa démarche rigide avait arraché une grimace à Freyja. Elle comprenait pourquoi Jay se sentait si mal à l’aise en sa présence.
Nweka se servit une nouvelle tasse de café avant d’entamer la discussion avec les deux Corneilles. C’était une petite salle de réunion ; pour une quinzaine de personnes peut-être. Louée pour une semaine dans un immeuble de bureaux anonyme à Barcelone. Nweka bougeait le plus possible à travers le monde pour limiter les potentielles attaques. En tant que cheffe du Conseil qui érigeait la vie des Mutabilis depuis trois siècles, elle avait déjà essuyé une tentative de meurtre depuis la prise de ses fonctions, un mois plus tôt.
Freyja suivit sa mère du regard tandis qu’elle glissait un sucre dans sa tasse fumante. Un mois avait eu les effets d’une année entière sur Nweka. Elle la trouvait plus grave, plus inquiète. Comme si elle ne l’avait pas déjà été toute sa vie.
— Maman, viens t’asseoir, grommela Frey en constatant que sa mère fouillait les panières à pain du regard pour trouver de quoi offrir le petit-déjeuner aux deux jeunes gens.
— Mais nous n’avez rien mangé, insista Nweka en daignant s’installer avec circonspection.
Jayden enleva son bonnet pour le serrer entre ses mains nerveuses. Freyja retint un sourire en remarquant son expression sérieuse. Il aurait été crédible si ses cheveux n’avaient pas eu l’air d’avoir fait la bringue toute la nuit sans lui.
— J’ai déjà mangé, pour ma part, Mme Agou. Mais je vous remercie de la proposition.
Comme Freyja levait les yeux au plafond devant son ton révérencieux, Nweka lui asséna un inoffensif coup de pied sous la table.
— J’ai pas faim, ajouta Frey comme le regard de ses interlocuteurs s’attardaient sur elle. On peut attaquer le vif du sujet ?
Mine crispée, Nweka avala une demi-gorgée de café avant de s’éclaircir la gorge.
— Vous avez déjà reçu les infos préalables alors vous savez combien ce Kyra inquiète le Conseil. Lors de la dernière grande réunion, il y a un mois, les Ancesteel nous ont prévenus d’une attaque sur leur domaine. Comme c’était un cas isolé, nous avons estimé que c’était une offensive ciblée. Peut-être même les De Sauvière ? (Jay grimaça furtivement avant de se recomposer une façade impassible tout aussi rapidement.) Dans tous les cas, nous n’avons pas pris ça au sérieux.
Nweka avala nerveusement deux nouvelles gorgées de café. Freyja pinça les lèvres. Sa mère était déjà friande de caféine avant sa nomination à la tête du Conseil. Elle n’osait imaginer combien de tasses elle devait ingurgiter par semaine, à présent.
— Résultat des courses : deux mois après la première attaque de Kyra en Angleterre, en novembre, on recense vingt assassinats de Nobles.
— Tous Britanniques, précisa Freyja en fronçant les sourcils. L’UOM a une dent contre la Grande-Bretagne ?
— On ne sait pas, soupira Nweka en observant tour à tour ses interlocuteurs. Au vu des valeurs de l’UOM, on se doute que le choix des Nobles n’est pas anodin. Aucun Sapis ni Bâtard n’a été visé.
— Je comprends qu’ils aient commencé par le Royaume-Uni, marmonna Jayden en se frottant le front. Ils ont un tas de grandes familles Nobles, à commencer par les Ancesteel. Mais je me demande : ils risquent de passer à d’autres pays une fois la Grande-Bretagne débarrassée de ses Nobles, non ?
— Ça semble logique, acquiesça sombrement Freyja.
— Les Corneilles m’ont pour l’instant expliqué qu’ils estimaient le champ d’action de Kyra à l’Europe. Mais que ce rayon risque de s’étendre drastiquement en fonction de ses réussites.
Stupéfaite, Freya fronça les sourcils et siffla :
— On peut pas le laisser tuer la moitié des Mutabilis d’Europe. On sera gravement affaiblis. Et où ira Kyra une fois l’Europe terminée ? En Asie ? En Afrique ? Il y a encore plus de Mutabilis sur ces continents.
Nweka leva une main pour apaiser le débit nerveux de sa fille.
— Frey, Kyra ne s’est jamais attaqué à des Mutabilis sans titre Noble. C’est une revendication de l’UOM : ils ne touchent pas aux gens du commun ni aux enfants Nobles rejetés par leur famille.
Freyja retroussa la lèvre supérieure en s’enfonçant dans son siège.
— On aurait dû interdire à l’UM de l’ouvrir pendant les Conseils.
Jayden lâcha un rire désabusé en l’observant du coin de l’œil.
— Mélange pas UM et UOM, Frey. L’un est un parti politique, l’autre un groupe terroriste.
— Les deux ont pris naissance au même endroit, répliqua-t-elle d’un ton mordant.
— Oui, dans l’espoir de faire de notre communauté un monde meilleur, soupira Jayden d’une voix lasse. Frey, fais pas semblant de pas comprendre.
Celle-ci se contenta de se renfrogner en reluquant avec insistance la tasse de café vide de sa mère. Elle savait bien que l’UM, l’Union Mutabilis, était l’un des courants de pensées parmi les Représentants du Conseil. Et que l’UOM, l’Union Offensive Mutabilis, était une dérive extrémiste amorcée par des Mutabilis qui n’appartenaient même pas au Conseil.
— L’UM aurait dû prendre des précautions et s’assurer que leurs membres n’avaient pas l’intention d’assassiner toute une partie des nôtres.
— Et comment ils auraient fait ça ? souffla Nweka d’une voix apaisante. Freyja, on ne peut pas surveiller les faits et gestes de tout le monde. Et, même si c’était le cas, quelle seraient les limites ? Les justifications ? Nous avons un Conseil pour débattre et assurer la paix avant tout. Pas pour museler les pensées divergentes et traquer le moindre des Mutabilis militants.
Irritée par ces propos, Freyja se redressa dans sa chaise et s’exclama :
— Maman, c’est justement parce que toi et une bonne partie du Conseil pensent comme ça que ce Kyra a pu faire autant de dégâts ! Tes collègues et toi devez prendre vos responsabilités.
Les yeux sombres de sa mère se firent plus durs.
— Tu vas m’apprendre mon travail maintenant ? Si Jayden et toi êtes ici dans cette pièce, c’est justement parce que nous avons décidé d’agir de manière offensive. (Nweka pianota des doigts sur la table, le visage sévère.) Le Conseil n’a aucun pouvoir direct sur les Mutabilis. Ce n’est pas notre fonction. En revanche, nous avons voté à majorité avec les Représentants d’une mobilisation plus forte des Corbeaux.
Jayden hocha la tête, pendu aux lèvres de la cheffe du Conseil. Encore frustrée, Frey se contenta de croiser les bras.
— Les Corbeaux étant bien assez occupés par leurs tâches respectives à l’échelle locale, nous avons pensé à faire appel aux Corneilles pour le cas Kyra. Ça nous a semblé une bonne idée. Pendant quelques jours, l’équipe de renseignement a fait des recherches sur Kyra, son affiliation à l’UOM, ses capacités et ses cibles. (La femme s’efforça visiblement à se détendre, en vain.) Et vous voici. Mon contact référant chez les Corneilles vous a proposé tous les deux pour travailler sur cette mission.
Freyja hocha la tête, impatiente de se mettre au travail. Il y avait eu assez de blablas pour elle. Avec un assassin tel que Kyra qui courait les campagnes anglaises à la recherche de sa prochaine cible, il était plus que temps de prendre le premier billet d’avion disponible.
— Et qui est notre référant ? s’enquit Jayden d’un air songeur en tripotant son bonnet.
L’ombre d’un sourire effleura les lèvres pleines de Nweka. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge numérique qui surplombait la machine à café et hocha discrètement la tête.
— Il doit être arrivé. Il m’a prévenu qu’il aurait quelques minutes de retard à cause du voyage et qu’il ne pourrait pas assister à la réunion avec les Ancesteel. Il doit être en salle d’attente maintenant. Ne bougez pas, je vais le chercher.
Pour associer les paroles aux actes, la femme se leva, adressa un regard d’avertissement à sa fille et se rendit dans la salle d’attente. Freyja se dévissa le cou en percevant quelques murmures. À ses côtés, Jay maltraitait avec plus d’acharnement son bonnet.
Quand sa mère revint dans la pièce en compagnie de l’homme qui superviserait leur mission, Frey sourit. Elle avait déjà été sous les ordres de la Corneille et appréciait ses manières concises. Jayden fit racler sa chaise pour se placer face au nouveau venu, désemparé. Les yeux écarquillés, il bredouilla en français :
Papa ?




Kassandra



Des sous-bois entouraient le domaine Jordana. La voiture cahotait sur la route mal-entretenue. En dehors des membres de la famille et de leurs employés, peu de monde empruntait cette voie. L’asphalte était ponctué de nids-de-poule et de bandes blanches à demi effacées. Bientôt s’élevèrent les grilles en fer forgé qui marquaient l’entrée du parc. Des colombes, emblème des Jordana, s’envolaient à travers les barreaux. Les battants étaient entrouverts.
— Ils ont anticipé notre arrivée ? s’étonna Ichika en indiquant du menton le portail ouvert.
— On ferme jamais complètement les grilles, expliqua Kassandra en s’engageant dans l’allée de terre poussiéreuse. Ma famille s’est toujours engagée pour notre peuple. Les Jordana sont les interprètes et diplomates les plus nombreux parmi les Mutabilis. On promeut la paix entre nos différentes communautés et les échanges. (Elle adressa un clin d’œil à sa copine, que l’annonce laissait perplexe.) C’est la moindre des choses de laisser notre domaine ouvert aux nécessiteux. Le manoir Jordana a bien servi pendant la Seconde Guerre Mondiale et la dictature franquiste.
Ichika ne pipa mot et observa les alentours. Elle avait l’air aussi méfiante qu’impressionnée. Elle ne fit pourtant aucun commentaire tandis que la voiture roulait au pas. Kassandra ne lui reprocha pas sa réserve. Peu expressive en temps normal, Ichika devait en plus se concentrer sur son angoisse pour la museler.
Deux autres voitures étaient garées près de l’entrée. L’impatience grimpait dans le corps de Kassandra en lui remplissait les membres de fourmis. Des mois qu’elle n’avait pas revu ses parents. Chaque retour dans la maison de son enfance la chargeait d’enthousiasme et de douce nostalgie.
— J’espère que mes parents auront préparé des tortillas, murmura Kassandra en coupant le contact. Mon père fait les meilleures au monde. En toute objectivité, bien sûr.
L’Espagnole n’attendit pas plus longtemps avant de bondir hors de la voiture. Elle inspira l’air frais à pleins poumons, savourant les effluves de sève et de fumée de bois.
— Des tortillas ? la relança Ichika en claquant la portière à son tour. L’omelette aux patates que tu me cuisines tout le temps ? Tu mets trop d’oignons dedans, d’ailleurs.
Indignée, Kassandra lui adressa des yeux écarquillés en ouvrant le coffre.
— C’est motif de divorce avant mariage, ça, Chica. Y’a jamais trop d’oignons.
— Ils me font pleurer quand je t’aide à les couper, maugréa sa petite-amie en chargeant son sac sur son épaule.
Amusée, Kass secoua la tête puis referma le coffre. Le manoir aux façades beiges les dominait de ses deux étages parcourus de mini-balcons. Sourire pendu aux lèvres, Kassandra s’approcha de sa copine pour lui indiquer une fenêtre de toit.
— Tu vois comme le toit est haut ? (Ichika acquiesça lentement, ses yeux sombres rivés à la fenêtre que lui montrait Kass.) Eh bien, ma chambre est juste là. Petite, j’étais au premier avec mes parents, mais à l’adolescence j’ai voulu me rebeller et j’ai grimpé d’un étage.
Ichika se tourna vers elle, l’air moqueuse. Ses taches de rousseur disparaissaient sous les plis de son nez froncé.
— Tu avais une belle vue sur ton petit domaine de là-haut ?
— Pff, les branches me cachaient tout, râla Kass en indiquant un imposant chêne planté à quelques mètres de la demeure.
Elles s’esclaffèrent ensemble puis remontèrent l’allée de gravier. Des arbustes en pots traçaient une ligne droite jusqu’au porche peint en rouge sombre. Des colombes étaient encastrées en feuilles d’or sur les portes.
Kass glissa un bras dans le dos de sa copine en ralentissant le pas. L’appréhension de la rencontre lui alourdissait les jambes. Mais elle voulait se montrer forte pour Ichika. Cette dernière apportait le reste du temps une dose de courage pour elles deux. Kass pouvait bien embrasser son rôle pour quelques heures.
— Bienvenue chez moi, mi pequeña pantera.

Les deux jeunes femmes étaient plantées sous le porche quand le battant s’ouvrit. Kass n’avait pas eu le temps d’appuyer sur la sonnette. Une masse de boucles blondes grisonnantes apparut dans l’embrasure. Rapidement suivie par deux larges épaules à peine déguisées par un pull à grosses mailles. Damian Jordana se fendit d’un immense sourire en les apercevant.
Papá, le salua Kassandra en lâchant sa valise.
Son père devait sortir de la cuisine ; il sentait la friture et les oignons. Ses bras broyèrent la jeune femme pendant de longues secondes. Quand il la lâcha, ses yeux la couvaient d’affection sincère et d’impatience amusée.
— Papa, je te présente Ichika, enchaîna Kass en se tournant vers l’intéressée.
La jeune Japonaise fit basculer son poids d’un pied à l’autre, son visage crispé. Damian s’approcha d’elle sans se défaire de son sourire et s’inclina avec souplesse.
Konnichiha Ichika-san, souffla-t-il dans un japonais sans accent.
Surprise, la jeune femme entrouvrit les lèvres sans trouver quoi répondre. Sous le hâle de ses joues, Kass vit poindre une rougeur d’embarras. Qui s’accentua sans tarder lorsqu’Ichika redressa les épaules et déclara :
Me llamo Ichika y soy la novia de Kassandra.
Le visage de Damian s’illumina. Dans l’embrasure de la porte, une autre silhouette était apparue. Kassandra s’avança de quelques pas pour prendre sa mère dans ses bras. Alba lui rendit timidement son étreinte.
— Kass, souffla sa mère en souriant doucement.
Ses yeux noisette pensifs glissèrent jusqu’à Ichika, frémirent.
— Bienvenue, Ichika. (Alba s’inclina à son tour, ses courts cheveux bruns ondulant dans la brise.) C’est un plaisir et un honneur de te recevoir.
Alba n’ayant jamais appris le japonais, elle s’était exprimée en anglais. Et comme elle ne disposait pas de l’omnilinguisme des Jordana, elle devrait se contenter de cette langue.
Ichika la salua en retour, les yeux brillants. Ce n’était pas souvent que des étrangers faisaient l’effort d’adopter ses coutumes. C’était d’autant plus surprenant qu’elle venait de quitter son pays et découvrait de toutes nouvelles mœurs depuis quelques jours.
— C’est un plaisir pour moi aussi.
Damian récupéra la valise de sa fille puis suivit son épouse dans la chaleur du manoir. Avant d’entrer, Kassandra tendit la main à sa copine. Ichika la saisit avec un timide sourire, son sac sur l’autre épaule. Doigts entrelacés, les deux jeunes femmes s’engouffrèrent à l’intérieur. Les battants aux colombes se fermèrent sur leurs ombres.




Jayden



Nicolas de Sauvière se tenait aux côtés de Nweka Agou. Les talons de la cheffe du Conseil aidant, ils faisaient la même taille. Pourtant, Nicolas s’effaçait presque derrière elle. Il n’était pas spécialement chétif, mais son métier l’amenait souvent à se faire discret. Une habitude qui s’étendait à chacun de ses déplacements.
Malgré tout, Jayden n’avait d’yeux que pour lui. Des mois qu’ils ne s’étaient pas parlé en face-à-face, chacun occupé par ses missions au sein des Corbeaux. Les courts cheveux châtain de son père avaient été ébouriffés par le vent et ses joues rougies par le froid. Il devait tout juste arriver de la gare.
— Jay, le salua-t-il en se décollant enfin de la silhouette de Nweka. Comment tu vas ?
Encore hébété, le jeune homme mit quelques secondes avant de bredouiller :
— Ben ça va. (Gêné, il se détourna en tripotant son bonnet.) Et toi ?
Nico tira une chaise pour s’installer à côté de lui, saluant au passage Freyja d’un sourire entendu. Nweka proposa un café au nouveau venu avant de retourner s’asseoir. Sa tasse fumante entre les doigts, Nicolas prit le temps de souffler un moment avant de se lancer dans le vif du sujet.
— Comme Nweka vous l’a expliqué, je vais être votre supérieur direct pour cette mission.
— Il n’y avait pas d’autres Corneilles pour nous superviser ? souffla Jay d’un ton hésitant.
Son père lui jeta un regard en biais, mais Jayden l’ignora. Il n’aimait pas l’idée d’avoir son père dans les basques. Il aimait encore moins l’idée de devoir lui obéir au doigt et à l’œil. Il l’avait suffisamment fait pendant son enfance pour continuer dans sa vie adulte.
— Eh bien, déclara Nweka en les lorgnant tour à tour, je pensais que l’expérience de Nicolas vis-à-vis de la Noblesse britannique aiderait beaucoup. Les Ancesteel le connaissent, il a beaucoup travaillé sur les menaces extrémistes avec les De Sauvière…
— Je connais son CV, grommela Jay en se renfrognant. Mais je pense pas que ce soit une bonne idée pour autant.
Nicolas soupira à sa droite, mais n’émit aucun commentaire.
— Je croyais que travailler avec ton père te motiverait, Jayden, avoua Nweka avec une moue circonspecte. Je suis désolée si ce n’est pas le cas.
— On est encore en train de perdre du temps, leur fit signaler Frey en levant les yeux au ciel. Bon sang, on s’en fout de vos histoires de famille !
— Freyja, lâcha sa mère avec un regard lourd de reproche à l’intéressée.
— Non, elle a raison, soupira Nicolas en se passant une main sur la nuque pour la détendre. Il faut qu’on fasse un point le plus rapidement possible pour se coordonner. Puis direction l’Angleterre.
Vexé d’avoir été ignoré par l’un et par l’autre, Jay jeta son bonnet devant lui en maugréant :
— Papa, je veux pas bosser avec toi, OK ?
L’intéressé lui jeta un coup d’œil puis sourit d’un air mi-figue mi-raisin.
— C’est la première fois qu’on essaie, Jay. Tu veux pas nous laisser une chance ?
— Ton père bosse bien, acquiesça Freyja en lui adressant un regard mauvais. C’est toi qui vas sortir de la mission si tu nous retardes.
— Freyja, il ne sortira pas de la mission, répliqua Nweka de sa voix délicatement ferme. Jayden, tu es prêt à essayer ? À faire des efforts ?
Le jeune homme grommela dans sa barbe. Il ne pouvait pas dire « non » alors que la cheffe du Conseil lui sous-entendait habilement d’accepter. Il s’efforça à sourire, se redressa et hocha lentement la tête, gorge nouée d’amertume.
— Oui, je peux essayer.
Sa voix était si pincée que même Nicolas fit la grimace.
— Bien. Mon assistant a déjà réservé vos billets pour Londres. Vous avez rendez-vous à l’aéroport à treize heures. D’ici là, quartier libre.
Alors que Freyja bondissait de sa chaise, visiblement impatiente de préparer ses affaires, Nicolas posa une main sur le bras de son fils pour le retenir. Nweka Agou les salua, leur souhaita bonne chance puis les laissa seuls.

Nicolas attrapa une viennoiserie et la trempa dans son café. Nerveux, Jayden fixait l’horloge électronique, son bonnet gris déformé par la danse de ses doigts nerveux.
— Ça t’embête tant que ça ? s’enquit son père en employant de nouveau le français.
— On devrait pas mélanger boulot et famille.
Son père lui jeta un regard en biais, sourire amusé aux lèvres.
— Tu as peur qu’on soit aussi nuls en tant que collègues qu’en tant que famille ?
Les trapèzes de Jayden se tendirent. Dents serrés, il marmotta :
— J’ai pas dit ça. C’est juste que… t’es mon père. On a pas… (Jayden gesticula sur sa chaise, agacé par les mots qui fuyaient ses lèvres.) C’est pas simple entre nous. J’ai peur que le cas Kyra complique notre relation plus qu’autre chose.
Pensif, Nicolas mâchouilla son croissant. Une fois sa bouchée avalée, il souffla d’un ton plus sérieux :
— Jayden, si vraiment ça t’embête… surtout par rapport aux Ancesteel…
— Je peux séparer vie privée et vie perso, lui assura le jeune homme avec hargne.
Son père leva les mains en signe de paix.
— Jay, j’ai conscience que le cas Kyra peut réveiller de mauvais souvenirs. Il en va de même pour moi. Peut-être que Nweka voulait nous associer sur cette mission pour qu’on puisse se soutenir mutuellement.
Conscient que l’argument de son père tenait la route, Jayden garda le silence. Cette situation ne lui plaisait pas. En même temps…
— Tu promets de pas jouer les pères autoritaires ? soupira-t-il en enfonçant son bonnet sur son crâne. Pour moi et pour Frey.
— Promis. Je serai votre supérieur, rien de plus.
Méfiant, Jay le dévisagea quelques secondes plus acquiesça du menton.
— OK. Et… on bosse sur Kyra. Pas sur maman.
— Oui, Jay. Je sais bien.
Nicolas lui serra de nouveau le bras avant de se lever.
— On fait un point avec Freyja dans une heure, ça te va ? (Comme Jay hochait la tête, l’homme se permit un sourire.) Je vois que c’est toujours… électrique entre vous deux.
Jayden afficha un air ennuyé en pinçant les lèvres.
— Ben elle est toujours aussi impatiente et prétentieuse. Elle a pas changé.
— Elle reste la seule à être passée devant toi dans le classement de votre promo.
Agacé par le rappel, Jay se leva abruptement de sa chaise.
— On se retrouve ici dans une heure.
Sans un regard en arrière, il enfonça les mains dans les poches et sortit de la pièce.
Cette mission s’annonçait particulièrement pénible.




Ichika



C‘était chaleureusement décoré. Ichika n’en attendait pas moins des parents de Kassandra. Sa petite-amie avait toujours eu la corde sensible en termes de décoration. C’était elle qui s’occupait des rideaux, tableaux et bibelots dans leur appartement de Fukuoka. Son enfance passée dans une habitation où chaque tapis avait sa place, chaque couleur son importance, avait beaucoup joué sur son sens de l’esthétisme.
Même si la décoration du manoir, riche en plantes aussi nombreuses que diverses, en bibelots originaires des quatre coins du monde et en tableaux aux représentations douteuses, n’était pas au goût d’Ichika, elle reconnaissait la vie que lui avaient insufflé les Jordana.
Les parents de Kassandra les avaient fait installer dans un petit salon où crépitait une douce flambée. Des peaux de clémentine disposées sur le manteau de la cheminée embaumaient l’air de leurs effluves sucrés. Une table basse séparait une causeuse d’un turquoise sombre de deux fauteuils vert canard. Une théière et quatre coupes attendaient sagement qu’on se serve d’elles.
Confortablement installée dans un coin de la causeuse, Kass avait retiré ses bottines et étendu les pieds sur la table basse. La démarcation entre son comportement nonchalant et l’esthétique raffinée du petit salon tira un sourire à Ichika. Sa copine ne se serait jamais permis un tel comportement en temps normal. Elle devait vraiment être retournée dans la bulle de sa maison d’enfance et avoir adopté les gestes de son adolescence.
— Ils en mettent, du temps, grommela Kassandra en jetant un coup d’œil vers le couloir.
Ichika haussa les épaules sans quitter des yeux la théière en faïence verte. Des colombes étaient peintes dessus. Les parents de sa copine allaient revenir d’une minute à l’autre ; ils s’étaient éclipsés pour accompagner le thé de quelques biscuits espagnols.
Damian Jordana fut le premier de retour. Malgré sa taille et ses épaules qui en imposaient, ses petites boucles blondes et son sourire jovial lui conféraient une allure affable.
— Et voilàààà, s’exclama-t-il en japonais en déposant une boîte remplie de biscuits sur la table basse. J’espère que tu aimes, Ichika. On est plus sucré que salé, dans cette famille. J’espère que ça te coupera pas trop la faim pour le déjeuner.
L’intéressée hocha la tête en souriant poliment. Kass lui avait déjà fait goûter les gourmandises de son enfance. Ichika avait eu le temps de se faire à ces biscuits et gâteaux plus riches que les pâtisseries japonaises.
— J’amène du pain grillé et de la confiture, intervint Alba en déboulant d’un pas rapide dans le salon. Au cas où.
Elle s’exprimait dans un anglais assez distinct pour qu’Ichika la comprenne bien. Malgré la rigidité que dégageait la mère de Kass dans son attitude, ses petites attentions en révélaient suffisamment sur sa nature profonde. Contrairement à Kassandra et Damian, qui étaient très expressifs, elle ne parvenait pas à traduire son intérêt par des regards et des sourires. Ichika se sentait plus à l’aise ainsi.
Elle non plus n’était pas franchement douée avec l’effusion de sentiments.

La discussion se fit anodine, tournée autour de l’ambiance de Noël qui traînassait encore dans le manoir, de la longueur du vol qui avait amené les deux jeunes femmes jusqu’en Europe, du travail d’interprètes des parents de Kass. Elles s’attardèrent sur leurs récentes missions pour le Bureau des Mutabilis de Fukuoka, qui ne manquait jamais de solliciter leur aide. Ces Bureaux parsemaient l’entièreté des continents et servaient aussi bien de point de ralliement en cas de difficulté que de comptoir à ragots pour les Mutabilis locaux.
Au bout d’une quinzaine de minutes, Ichika était elle aussi détendue dans son fauteuil, sa tasse de thé remplie pour la deuxième fois entre les doigts.
— Merci encore de nous accueillir pour quelques jours, souffla Kassandra en adressant à ses parents un sourire apaisé.
— Tu seras toujours la bienvenue, la rassura Damian en reposant sa pâtisserie. Et c’est pareil pour toi, Ichika. Je suis plus que ravi que Kass ait pu te rencontrer. Grâce à toi, elle a pris goût à sa vie au Japon. J’avais peur qu’elle ne trouve pas de repères pendant son voyage en Asie, mais tu as été le phare dont elle avait besoin.
Ichika rougit face à son langage si imagé. Même s’il parlait sans hausser le ton, sa voix suave et son enthousiaste portaient dans toute la pièce. Son corps gesticulait pour appuyer chaque propos : mouvements du menton, des paupières, des sourcils, des lèvres, danses des poignets, des doigts et frémissements des pieds. Kass avait en partie hérité de sa dynamique de corps, mais c’était encore plus flagrant chez lui.
— Damian, rassieds-toi, soupira Alba en constatant que son époux s’était dressé, des étincelles dans les yeux.
L’homme leur adressa une mimique désolée en se laissant lourdement choir aux côtés de sa femme. Alba secoua doucement la tête, comme si elle ne s’habituait toujours pas aux excès de son compagnon. Amusée par l’entente qu’ils dégageaient malgré leur opposition manifeste, Ichika se détendit. Ainsi, même un homme et une femme qui n’étaient pas faits dans le même moule pouvaient bien s’entendre. Qu’en était-il d’une femme et d’une autre femme ?
Ichika jeta un coup d’œil à sa petite-amie. Ses cheveux blonds bouclés ramenés en arrière, Kassandra était penchée sur la boîte à biscuits, un air concentré sur le visage. Malgré leur différence de caractères, elles s’en sortaient plutôt bien. Alors comment ses propres parents avaient-ils pu passer tant de temps à se disputer sur des sujets sur lesquels ils finissaient toujours par se mettre d’accord ?
Le dernier en date ayant été de bannir définitivement leur fille unique de la famille Juko.

Une fois la discussion terminée, les jeunes femmes montèrent leurs affaires au deuxième étage, là où l’ancienne chambre de Kassandra avait été laissée telle quelle. Alba et Damian avaient donné un brin de ménage avant leur arrivée, mais une odeur de renfermé persistait.
— Je vais ouvrir, annonça Kass en faisant la grimace.
Tandis qu’elle traversait la pièce, le parquet grinçant sous ses pas, Ichika observa les lieux. Des posters de chanteurs et groupes espagnols envahissaient les murs, laissant tout juste la place pour quelques photos de son adolescence. Un bureau recouvert de vieux cours de faculté était installé sous une petite télévision murale. Le lit double encadré de deux tables de nuit rappela soudainement à Ichika les heures qui s’étaient écoulées depuis son réveil.
— Oh, je suis claquée, soupira-t-elle en déposant son sac au pied d’une armoire. Ça te dérange pas si je m’allonge un moment ?
L’air frais qui entrait par la fenêtre ouverte pressa la jeune femme de se glisser sous les draps. Ils sentaient la lavande. Sourire attendri aux lèvres, Kassandra retira sa veste à grosses mailles avant de la rejoindre dans le lit. Elles restèrent silencieusement côte à côte, apaisées par le bruissement des branches à l’extérieur.
— Tes parents sont très gentils, murmura Ichika après coup. Je leur avais déjà parlé et ça fait des années que tu me dis que du bien d’eux, mais…
— C’est normal d’avoir appréhendé la rencontre, la rassura sa copine en cherchant sa main sous la couette. Ta famille est tellement mauvaise… il fallait que tu rencontres la mienne pour comprendre que tout le monde n’est pas comme ça.
Soulagée par la compréhension de sa copine, Ichika serra ses doigts en retour. Ils étaient chauds, charnus. Rassurants.
— Merci encore, chuchota Ichika en tournant la tête vers Kassandra.
Cette dernière lui adressa son fameux sourire lumineux avant d’enfoncer la joue dans l’oreiller. En se tournant sur le flanc, Ichika remarqua une demi-douzaine de clichés au-dessus de la tête de lit. Une vague de gêne lui refroidit la poitrine.
— Ça va ? s’enquit Kass en remarquant son changement d’expression.
— O-Oui, bredouilla Ichika en lâchant la main de sa petite-amie, plus troublée qu’elle ne l’aurait cru.
Kassandra la dévisagea un moment avant de comprendre ce qui l’avait mise mal à l’aise. En remarquant les clichés punaisés au-dessus de leurs têtes, elle pâlit, pinça les lèvres et se redressa.
— Non, Kass, c’est pas grave…
— Si, répliqua abruptement la jeune Espagnole en décrochant les photos une par une. Je ne veux pas que tu les voies. Je veux pas te mettre mal à l’aise.
Ichika ne trouva rien à rétorquer. Elle ne pouvait pas nier le trouble qui avait froissé son cœur en apercevant le visage de l’ex de Kass. Un jeune Espagnol aux fossettes désarmantes et aux yeux pétillants. Un jeune homme dont elle connaissait le prénom : Samuel. Il avait partagé la vie de Kassandra pendant ses années d’étude.
Chica, murmura Kass en déposant les photos sur la table de chevet. Sam fait plus partie de ma vie. On s’est séparés d’un accord commun quand je suis partie voyager en Asie.
Même si Ichika connaissait déjà l’histoire, elle s’enfonça plus profondément dans le lit. Elle avait si peur de ne pas être à la hauteur. Ce Samuel… il avait tout l’air d’un garçon jovial, fiable et amusant. Tout l’inverse d’Ichika. Comment Kassandra avait-elle pu tomber amoureuse d’elle après avoir été en couple avec un gars aussi parfait ?
— Je t’aime, Ichika.
La voix douce de Kassandra la tira de ses pensées. Les yeux noisette de la jeune Espagnole luisaient de peur, de regrets et de doutes. Les mêmes sentiments qui pulsaient dans la poitrine d’Ichika.
— Moi aussi, chuchota cette dernière instinctivement.
Elle avait craint que la vérité s’enfuie de ses lèvres, se carapate derrière sa lâcheté habituelle. Mais elle était parvenue à le dire.
Le sourire qui pointa sur ses lèvres ramena la lumière dans les traits de Kass. Elles échangèrent un regard complice, pressèrent de nouveau leurs mains ensemble puis fermèrent les yeux.
Leurs cœurs battaient à l’unisson.



Suite
Dernière modification par louji le ven. 21 avr., 2023 8:46 pm, modifié 1 fois.
danielpages

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par danielpages »

T'es incroyable, Coline ! Je me demande vraiment comment tu fais pour écrire tout ça !
Je pense que je ne vais pas arriver à suivre cette histoire. (et je vois que les autres continuent ! :o De plus je ne crois pas que tu aies besoin d'aide, ni d'encouragements... :lol: Mais tu sais où me trouver si t'as besoin un jour... je suis là et je prendrai le temps qu'il faut.

Je vais essayer de passer un peu de temps sur des histoires de jeunes z'auteurs qui ont un peu plus besoin de soutien. Une de temps en temps.
Des gros bisous
Daniel
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

danielpages a écrit : lun. 10 avr., 2023 5:05 pm T'es incroyable, Coline ! Je me demande vraiment comment tu fais pour écrire tout ça !
Je pense que je ne vais pas arriver à suivre cette histoire. (et je vois que les autres continuent ! :o De plus je ne crois pas que tu aies besoin d'aide, ni d'encouragements... :lol: Mais tu sais où me trouver si t'as besoin un jour... je suis là et je prendrai le temps qu'il faut.

Je vais essayer de passer un peu de temps sur des histoires de jeunes z'auteurs qui ont un peu plus besoin de soutien. Une de temps en temps.
Des gros bisous
Daniel
Coucou Danou !

Ah bah ça m'occupe bien, oui :lol:

Bien sûr, il y a aucun problème ;) Si jamais j'ai besoin de conseils, je sais vers qui me tourner.

Bisous, Danou, j'espère que l'écriture coule bien de ton côté aussi :D
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Bonsoir~

ET Z'EST PARTI.

J'avais lu le chapitre 1, que j'avais énormément apprécié, j'ai eu le plaisir de découvrir le chapitre 2 !

Franchement, t'es incroyable pour tout ce qui se passe sur le plan humain et pour le relationnel, c'est un vrai talent. Ce que j'adore, c'est qu'on découvre ton univers comme ça, et c'est tellement unique.
Des relations compliquées entre Frey (que j'ai nommé tête brûlée impulsive dans mes notes) et Jay (kiki cabossé) à la relation saine et TELLEMENT ADORABLE entre Kass (choupinette 1) et Ichika (choupinette 2), tout en passant par les liens officiels et officieux au sein de leurs entourages, c'est dingue.
Puis on sent que c'est recherché et travaillé, donc chapeau !

Je suis conquise ❤️

J'ai hâte de lire la suite, et je m'inquiète déjà de ce qu'il pourrait leur arriver ;w;

La bise~
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 16 avr., 2023 7:57 pm Bonsoir~

ET Z'EST PARTI.

J'avais lu le chapitre 1, que j'avais énormément apprécié, j'ai eu le plaisir de découvrir le chapitre 2 !

Franchement, t'es incroyable pour tout ce qui se passe sur le plan humain et pour le relationnel, c'est un vrai talent. Ce que j'adore, c'est qu'on découvre ton univers comme ça, et c'est tellement unique.
Des relations compliquées entre Frey (que j'ai nommé tête brûlée impulsive dans mes notes) et Jay (kiki cabossé) à la relation saine et TELLEMENT ADORABLE entre Kass (choupinette 1) et Ichika (choupinette 2), tout en passant par les liens officiels et officieux au sein de leurs entourages, c'est dingue.
Puis on sent que c'est recherché et travaillé, donc chapeau !

Je suis conquise ❤️

J'ai hâte de lire la suite, et je m'inquiète déjà de ce qu'il pourrait leur arriver ;w;

La bise~
Hellooooo

Merci beaucoup 😭 C'est vrai que j'ai d'autres points où j'ai plus de mal (le scénario oskur), mais j'essaie de donner au max sur les persos... Et oui pour la présentation de l'univers, j'essaie de pas trop faire d'info-dumping...
Alors j'approuve complètement les surnoms, les personnages sont bien cernés :lol: Kass et Ichika sont si cute, oui. C'est cool d'écrire une relation comme ça.

Merci beaucoup beaucoup ♥ C'est super motivant !

(eeeesh, you shall see)

Bisous
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Chapitre 3
Stylo et tortilla


_ _ _ _ _



Freyja



Nicolas était déjà présent dans la salle quand Frey arriva. La jeune femme le salua d’un sourire entendu avant de se laisser choir sur une chaise. Une heure s’était écoulée depuis le point avec sa mère. Freyja l’avait passée à se renseigner au maximum sur le cas Kyra. Elle était plus que prête à prendre l’avion et à établir leur plan d’action.
— On attend Jay, je suppose, soupira-t-elle en croisant les mains à l’arrière de sa nuque.
La Corneille hocha la tête avec un demi-sourire. Comment Jayden pouvait-il être aussi nerveux après avoir été élevé par un homme à l’aura si calme ? Freyja rumina ses pensées le temps que son ancien camarade de promotion déboule dans la salle de réunion. Il avait dû sortir prendre l’air : ses joues et son nez étaient rougis.
— On t’attendait, lui fit remarquer la jeune femme en décroisant les mains.
— Désolé, grommela-t-il dans sa barbe avant de s’installer promptement sur l’une des chaises restantes.
Frey ne fit aucun commentaire sur le fait qu’il avait choisi la plus éloignée de Nicolas et elle. Elle posa son téléphone sur la table et en tapota l’écran.
— J’ai consulté toutes nos archives concernant Kyra. On a quand même pas grand-chose sur ce gamin.
— Je suis bien d’accord, approuva Nicolas en fronçant les sourcils de mécontentement. Il est très actif depuis deux mois, mais je comprends pas qu’il nous ait échappé tout le reste du temps. Il s’agit quand même d’un Tri-Pourvu.
Même si son anglais était impeccable en termes de grammaire et de vocabulaire, une trace d’accent français persistait dans ses mots. Un rappel de son pays d’origine, où Freyja avait rarement mis les pieds. Le pays était plutôt stable pour leur espèce et le Conseil s’en préoccupait rarement. Le principal danger venait des actions offensives des De Sauvière, une famille Noble déchue pendant la révolution de 1789. Nicolas était l’un des héritiers directs de la branche principale de cette famille. Et les De Sauvière ne lui avaient jamais pardonné sa trahison lorsqu’il avait intégré les Corbeaux, la police des Mutabilis.
Freyja avait eu le temps de discuter avec lui durant les missions qu’ils avaient effectuées ensemble. Même s’il n’était pas aussi loquace que son fils, elle en avait appris assez sur son passé. Un passé qui expliquait en partie l’enfance de Jayden et les tares qu’il se trimballait depuis.
— Un problème au niveau de la section de surveillance ?
La supposition de Jay fut approuvée par deux hochements de tête.
— Soit c’est une négligence de l’un des nôtres, marmonna Nicolas en pinçant les lèvres, soit nous avons été trahis.
— Trahis ?
Les yeux marron de Jay, étincelant de malice en temps normal, étaient embrumés d’une lueur stupéfaite. Il fronça le menton puis plongea dans un silence pensif.
— Bien possible, soupira Frey en se grattant le crâne. La section de surveillance, surtout celles des Sapis et Bâtards à haut-potentiel, est généralement bien contrôlée. Il y a eu un relâchement à un moment ou à un autre et…
— L’un des nôtres a pu repérer Kyra quand il a commencé à manifester des pouvoirs, estimer qu’il représentait une arme idéale, et le retrouver pour se servir de lui.
Jayden pianota des doigts sur la table. Freyja lui jeta un regard mauvais pour qu’il cesse, mais il avait le nez tourné vers son père.
— Ou on se trompe complètement de piste, nuança le jeune homme avec une grimace. Peut-être que les Corneilles ont jamais commis d’erreur. Peut-être que ce Kyra a toujours su se faire discret, jusqu’à ce qu’il ait besoin d’éclater au grand jour.
— Peu importe, lâcha Frey abruptement. Les faits sont là : ce gamin Tri-Pourvu sème la terreur parmi les familles Nobles. Il s’en prend de préférence à celles qui ont des valeurs conservatrices et veulent pas donner aux Sapis plus de pouvoir.
Nicolas et Jayden étaient tous les deux tournés vers elle. Elle cilla un instant devant leur ressemblance troublante puis enchaîna :
— Notre Conseil est là pour débattre et faire les lois, grommela-t-elle du bout des lèvres. Même si l’Union Mutabilis défend une meilleure répartition des pouvoirs entre Nobles et Sapis, l’utilisation de la violence est absolument pas justifiée.
Jay fut le premier à intervenir, un air agacé scotché au visage.
— Frey, tu le fais exprès ou quoi ? Je t’ai déjà dit de pas mettre l’UM et l’UOM dans le même sac !
Sachant pertinemment qu’il allait lui asséner ces mots, elle lui rendit un sourire moqueur.
— Je reste persuadée que l’Union Mutabilis aurait pu étouffer dans le nid les courants extrémistes qui grandissaient en son sein.
Jay se renfrogna aussitôt, mais son père ne lui laissa pas le temps de répliquer :
— Freyja, il est possible que l’UOM ait été fondée par des extrémistes de l’UM. Mais nous n’avons aucune source sûre. Les identités des membres de l’UOM sont masquées par des pseudonymes. Nous ne sommes pas certains de leurs identités réelles.
— Je sais bien. Kyra, Zakka, Shiva… que des surnoms. Et ça me rend dingue qu’on en sache pas plus.
— Moi aussi, ça m’irrite, lui avoua Nicolas avec un sourire désolé. Mais ça doit pas nous empêcher de faire notre boulot.
Manifestement vexé d’avoir été mis de côté, Jayden se redressa avant de demander :
— Et c’est quoi le boulot, exactement ? Grand-père a parlé de sécuriser leur famille, de se renseigner sur Kyra et de l’empêcher de faire plus de mal. Voire même de…
Il laissa sa phrase en suspens, incertain. Pourtant, Freyja savait exactement ce qu’il avait en tête. Elle roula des yeux face à ses hésitations puériles.
— Notre mission est de le maîtriser, déclara-t-elle d’une voix ferme. L’arrêter, l’emprisonner et le ramener devant le Conseil pour prononcer sa sentence. (Elle planta un regard féroce dans celui décontenancé de son collègue.) De le tuer, si nécessaire. S’il s’oppose trop violemment ou s’il échappe à notre contrôle.
Visage grave, Nicolas acquiesça lentement. De son côté, Jay se crispa, serra les dents puis haussa les épaules de frustration.
— On nous demande vraiment de tuer un gosse de dix ans ?
Agacée par le raccourci simpliste – trop facile – Freyja se pencha vers lui et asséna :
— Jayden, bordel, faut que ce Kyra assassine ta famille sous tes yeux pour que tu prennes conscience de sa dangerosité ?
— Je suis conscient de ça ! répliqua le jeune homme en haussant la voix. Mais je… je me refuse à l’abattre.
Nicolas lui adressa un regard compatissant.
— Jay, si tu veux te retirer de la mission, c’est maintenant.
La suggestion jeta un voile rouge sur le visage du jeune homme. Furieux, il se leva et siffla :
— Bordel, je veux pas être retiré de la mission ! Je veux protéger ma famille – et les autres.
Nicolas ouvrit de nouveau la bouche, mais Freyja fut plus rapide :
— Alors prépare-toi au pire, abruti. Si t’es incapable de te faire à l’idée de tuer pour survivre, t’es pas fait pour cette mission.
La colère déformait de plus en plus ses traits. Frey profita de son silence momentané pour achever sévèrement :
— Tu seras juste un fardeau pour nous, Jayden. Alors décide-toi vite.
Visage de marbre, elle se leva, récupéra son téléphone et sortit de la pièce.




Kassandra



Kassandra s’extirpa des draps avec précaution. Les paupières d’Ichika tressautaient dans son sommeil. Cauchemardait-elle ? À propos de son passé, de sa famille ? Elle avait un tas de raisons de faire des cauchemars. Hésitante, Kass resta plantée près du lit à la regarder dormir. En plein jet-lag, un peu de sommeil ne ferait pas de mal. Mais si c’était pour qu’elle se réveille en sueur, en proie à la panique…
Des coups contre la porte la tirèrent de sa réflexion. Sa mère afficha une moue étonnée quand Kass lui ouvrit, les yeux gonflés.
— Oh, tu dormais ? Désolée.
— T’inquiète pas, je viens de me lever, la rassura la jeune femme en refermant le battant derrière elle. Ichika dort encore, je vais la laisser.
Alba hocha la tête avant de lui tendre un petit écrin en bois serti de colombes aux yeux dorés. Kass fouilla sa mémoire pour se rappeler où elle avait déjà aperçu cette boîte.
— Mais c’est pas… commença-t-elle en fronçant les sourcils.
Alba lui adressa un sourire entendu avant d’acquiescer lentement. Stupéfaite, Kassandra récupéra l’écrin et fit glisser les deux compartiments. Le collier au pendentif de jade que Damian avait offert à sa femme pour leur mariage n’avait rien perdu de son élégance.
— J’aimerais te le donner, souffla Alba en frôlant la main de sa fille avec hésitation. J’aimerais que…
— Maman, non, asséna Kass en refermant brusquement les compartiments. Je peux pas.
Un éclat s’alluma dans les yeux noisette de sa mère. Elle n’avait pas la docilité ni l’affabilité de son père. Elles avaient eu des disputes virulentes pendant son adolescence. Si Kassandra s’était apaisée en grandissant, Alba avait conservé son attitude d’acier trempé.
— Laisse-moi te le donner, l’implora sa mère en lui empoignant les mains.
Perturbée par la tristesse dépitée qui déformait le visage sévère de sa mère, Kassandra calma sa respiration puis l’incita à s’éloigner dans le couloir.
— On va réveiller Ichika.
Alba la suivit sans un mot. Elles empruntèrent les escaliers dans un silence tendu, tout juste entrecoupé par les grincements du parquet et les échos de la radio en provenance de la cuisine. Mère et fille s’installèrent dans le salon de réception, le feu mourant en unique témoin.
Lèvres pincées, Alba déposa l’écrin sur la table qui les séparait et croisa les jambes. Elle transpirait la détermination.
— Pourquoi tu veux me le donner, maman ? C’est ton cadeau de mariage…
— J’aimerais te léguer quelque chose, murmura sa mère en croisant les bras autour de sa poitrine comme pour se protéger. Quelque chose de personnel. Puisque tu ne veux pas du manoir et préfères le laisser à tes cousins…
Kass soupira en chassant une mèche de cheveux de son visage. Ses parents lui avaient proposé des années plus tôt de reprendre le manoir Jordana pour sa vie d’adulte. Comme ils s’en étaient occupés pendant de longues années, la descendance de Damian et Alba était prioritaire sur l’ordre de succession. Kassandra ayant refusé, l’héritage du domaine était parti dans des branches secondaires de leur famille.
— Mais papa et toi me couvez déjà de cadeaux…
— Ils sont insignifiants, répliqua sèchement sa mère en secouant la tête. Je veux que tu hérites de quelque chose d’important… et qui te rappellera notre famille.
Peinée par la mélancolie qui brouillait les iris de sa mère, Kass se pencha vers la table. Elle frôla l’écrin des doigts avec une boule à l’estomac.
— Papa ne sera pas fâché si tu me le donnes ?
— Quand je lui ai proposé de le faire, il a accepté volontiers, répliqua sa mère avec un sourire tranquille. Et puis, Kassi… je…
Alba ferma brièvement les yeux, se raidit un peu plus sur sa causeuse puis affronta sa fille du regard. Elle avait l’air sur le point d’imploser.
— Je m’en veux de pas avoir été… une bonne mère avec toi. (Comme Kassandra se redressait d’un bon, estomaquée, elle enchaîna rapidement : ) Papa a toujours su trouver les bons mots et les bons gestes. J’ai l’impression qu’il te connaît mieux que moi depuis que tu es née.
— Maman, non…
— Combien de fois je t’ai dit que j’étais fière de toi ? Que je… t’aimais ? (Alba se détourna, les yeux embués, le menton froncé par l’émotion.) Pas assez. Vraiment pas assez. Et, pourtant, je le pense. Alors je veux… te le montrer. Que je suis fière de toi. Que je t’aime.
Coite, Kass s’était laissé aller au fond de son fauteuil. Elle n’osait plus bouger, de peur de briser l’instant, de casser la bulle protectrice autour d’elle et de sa mère.
— Même si ta décision de faire ta vie au Japon a été dure à encaisser pour ton père et moi, nous savons que tu es heureuse là-bas. Que tu as trouvé un sens à ton existence et que tu… que tu as aussi trouvé ta moitié.
Les joues de Kassandra lui chauffèrent le visage. La boule dans son estomac fondait lentement et répandait une vague tiède jusque dans ses jambes.
— Ton père m’a offert ce collier le jour où il m’a demandé en mariage. Je me suis dit… enfin, je sais qu’au Japon, ce n’est pas vraiment possible, mais… Pour Ichika et toi… pour…
Désemparée par la suggestion d’Alba, Kassandra ferma les yeux pour retenir les larmes salées qui y montaient. Elle peinait à croire que sa mère lui fasse une telle proposition.
— Maman, hoqueta-t-elle après coup en clignant furieusement des yeux. Je… merci. Merci beaucoup.
Alba sourit, ses propres yeux humides. Comme sa fille se mettait à renifler, elle se leva et se pencha vers elle. Ses bras l’enlacèrent timidement.
— J’espère qu’Ichika et toi pourrez être heureuses. C’est vraiment ce que je te souhaite, car j’ai bien vu que tu l’aimais énormément.
Sa fille approuva entre deux sanglots, son étreinte fermement rivée au dos d’Alba. Cette dernière attendit que sa fille se soit calmée avant de retrouver sa place initiale. Elle récupéra l’écrin de bois pour le tendre à Kass avec un sourire rasséréné.
— Pour Ichika et pour toi.
Kassandra fit de nouveau coulisser les compartiments. Elle n’eut aucun doute sur le fait que le pendentif de jade irait terriblement bien à sa petite-amie. Le vert ressortirait sur sa peau mate et la chaîne en or serait mise en valeur par ses cheveux courts.
— Tu sais, même si on peut pas se marier légalement au Japon, souffla Kassandra d’un air songeur en refermant le boîtier, Fukuoka reconnaît les couples homosexuels par le biais d’un partenariat enregistré. C’est loin d’être parfait, mais… c’est mieux que rien.
Alba hocha la tête avec vigueur avant de soupirer.
— C’est sûr qu’en Espagne, on pourrait fêter ça, mais… Je ne veux pas vous forcer à vivre ici. Je sais que vous avez trouvé votre rythme au Japon.
La jeune femme rassura sa mère d’un sourire chaleureux.
— Rien nous empêche de nous marier ici puis de vivre au Japon. Il y a un tas de possibilités. (Kass rougit en observant l’écrin entre ses doigts.) Et puis, avant même de songer à ça… faudrait déjà que je trouve le courage de faire ma demande à Ichika.
L’air satisfait, sa mère l’observa avec des yeux débordants de fierté.
— Tu es beaucoup plus courageuse que tu en as l’air, Kassi. Tu finiras par trouver le bon jour pour faire ta demander, j’en suis certaine.
Les joues de Kassandra lui faisaient encore mal de ses sanglots précédents. Et elles tirèrent de nouveau quand elle s’efforça de repousser une vague de sa reconnaissance.
— Encore merci, maman. (Elle se leva de son fauteuil pour contourner la table et se laisser choir à côté de sa mère.) Moi aussi, je t’aime.
L’écrin en bois serré contre son ventre, Kassandra se pencha et embrassa sa mère sur la joue. Elle n’aurait jamais cru avoir une telle discussion avec Alba.
Il fallait avouer qu’elle n’avait non plus jamais envisagé de se marier avec une femme rencontrée pendant une année sabbatique.
La vie réservait des surprises.




Jayden



Jayden s’assit à côté de Freyja avec circonspection. Son père s’était installé au bout de la rangée, côté couloir. Freyja était quant à elle collée au hublot, une barre chocolatée à moitié entamée dans la main. Jay se tortilla pendant quelques secondes avant de trouver une position confortable sur le siège du milieu. L’avion n’allait pas tarder à décoller.
Le steward le plus proche attira bientôt l’attention des passagers pour leur donner les consignes de sécurité. D’abord en espagnol puis en anglais. Avec un coup d’œil sur sa gauche, Jay constata que sa voisine avait déjà enfoncé son casque sur ses oreilles. Elle devait être habituée aux voyages en avion. Jay, plutôt un adepte du train, sentait sa nervosité croître dans son estomac. Il se félicita de ne pas avoir abusé des viennoiseries de Mme Agou.
Une fois les consignes données, le personnel de la compagnie aérienne rejoignit leurs sièges. Les haut-parleurs grésillèrent le traditionnel « Équipage de cabine : paré au décollage » avant de se taire au profit des grincements de l’avion.
— Jay, ça va ?
Nicolas venait de toucher le bras de son fils. Jayden rouvrit les yeux qu’il avait fermés d’anticipation puis acquiesça faiblement.
— J’aime pas trop l’avion, souffla-t-il en guise de réponse.
Son père lui adressa un sourire désolé avant de fouiller dans sa poche. Il en sortit un cache-yeux noir qu’il tendit au jeune homme.
— Je passe pas mal de temps dans les transports. Et donc pas mal de nuits. Prends-le, ça t’aidera peut-être à te détendre.
Moyennement convaincu, Jay récupéra le cache-yeux du bout des doigts et l’inspecta sous toutes les coutures. Quand l’habitacle de métal frémit sous le coup de la manœuvre de décollage, il serra les dents et enfonça le masque sur sa tête.
Freyja ricana à sa gauche, mais il l’ignora et s’agrippa aux accoudoirs. Nicolas lui tapota la main puis lui souffla de se décontracter. Sa nervosité décrut à peine pendant tout le reste du voyage.

Un surprenant soleil britannique les accueillit. Le ciel d’hiver, d’un bleu provoquant, leur permit de rejoindre sans ralentissement météorologique leur train pour Bristol. Jayden soupira de soulagement en s’enfonçant dans son siège. Les classes secondaires des trains intercités, il connaissait mieux.
— T’es un peu moins blanc, le railla Freyja en se laissant choir en face de lui.
— Je prends pas souvent l’avion, grommela le jeune homme en retour, sourcils froncés.
Nicolas mit fin à leur discussion en déposant sur la table qui scindait le carré un paquet de feuillets annotés.
— J’ai imprimé avant de partir l’ensemble des informations qu’on détient sur Kyra. J’y ai mis des notes. Faites-vous tourner les pages et écrivez des commentaires au besoin.
Ses deux interlocuteurs acquiescèrent en silence avant de récupérer les stylos que leur proposait Nico. Jay s’empara de deux feuilles et soupira. Il avait pris celles qui concernaient les capacités de Kyra. L’énoncé était clair : « Mutabilis Tri-Pourvu. Capacité neurologique : détection des Mutabilis. Capacité physique : impénétrabilité de l’épiderme. Capacité chimique : électrokinésie. »
Jay pinça les lèvres, se pencha sur la table dépliable et commença à écrire. Les facultés psioniques dont Nicolas et lui étaient capables seraient inutiles face au pouvoir de détection de Kyra. Quant aux champs électriques qu’il pouvait produire… ils rentreraient en conflit avec le magnétisme de Jay. Au mieux, Jayden pourrait annihiler son électrokinésie. Au pire, Kyra retournerait ses pouvoirs contre lui et le mènerait à la mort.
Le stylo de Jay tressauta entre ses doigts crispés et lui échappa. Avec un effleurement narquois aux lèvres, Freyja se pencha pour ramasser le crayon.
— Merci, murmura-t-il avec une grimace.
— Je vois que tu te contrôles toujours aussi bien, se moqua-t-elle en faisant tournoyer son propre crayon entre ses doigts fins. Je risque de me prendre un panneau dans la tête, une machine à café ou une poêle dans les jours à venir ? (Avant que Jay puisse répondre, elle toucha les anneaux accrochés à ses lobes.) Oh, tu me voles pas mes boucles d’oreilles hein ?
Si Nicolas se mit à sourire, Jay fit valser son stylo jusque dans le sternum de son interlocutrice. Propulsé par les pouvoirs du jeune homme, le crayon laissa une marque sur la peau halée de Freyja.
— Mais c’est quoi ton problème ? cracha-t-elle en jetant le crayon sur la table.
— Mon problème, c’est que tu passes ton temps à faire des remarques désobligeantes et à me rabaisser.
Freyja plissa les lèvres de mécontentement.
— Si tu étais capable de te comporter comme un vrai Corbeau, ça n’arriverait pas.
— Si tu arrêtais de m’emmerder pour un rien, ça irait beaucoup mieux.
Nicolas empoigna le poignet de son fils et leva la main vers Frey. La jeune femme jura tout bas, croisa les bras et s’enfonça dans son siège. Jayden adressa un regard furibond à son père et siffla :
— Tu vas la défendre, c’est ça ? Tu vois pas qu’elle me provoque sans arrêt ?
— Et tu réponds allègrement à ses provocations, nuança Nico en fronçant les sourcils. Jay, tu n’es plus un gamin. Freyja te teste, car elle ne te fait pas encore confiance pour cette mission.
— Le moins qu’on puisse dire, approuva l’intéressée en roulant des yeux.
— Et tu confirmes ses doutes en agissant comme ça, reprit Nicolas d’un ton las. Elle a raison sur le contrôle de soi. Tu peux pas te permettre de craquer en public.
Jayden baissa le nez, aussi irrité qu’honteux. Il le savait parfaitement. Et pourtant…
— Tu sais ce que tu risques si tu enfreins le Nomos.
— Je sais, papa, soupira le jeune homme en retirant son bras de la poigne de son père. Désolé.
Freyja haussa un sourcil pour marquer sa surprise face aux excuses de Jay. Il les regretta aussitôt. Nicolas retourna à sa contemplation du paysage par la fenêtre, mâchoire serrée.
— On a besoin de te faire confiance tous les deux, Jayden, souffla-t-il sans le regarder. On doit être sûrs que tu es fiable et capable de tenir tes responsabilités. Je te laisse une période de test pendant une semaine. Les Ancesteel risquent de réveiller tes plus mauvais côtés. Alors montre-moi que tu es capable de travailler sérieusement.
Le cœur du jeune homme fit une embardée.
— Évidemment que je peux !
— Alors travaille et arrête de te focaliser sur Freyja.
Jayden se retint à temps de lui asséner qu’il n’était pas focalisé sur sa collègue. Dents serrées, il jeta un coup d’œil à l’intéressée. Comment pouvait-il rester calme alors qu’elle avait l’art et la manière de le sortir de ses gonds ?
Frey releva brièvement le nez de ses notes pour lui adresser un rictus satisfait. Un pic de colère mêlé de découragement perça la poitrine du jeune homme. La mission en elle-même représentait un véritable défi. Mais avec Freyja et son père comme partenaires, ça se transformait en mission-suicide.
L’idée d’abandonner et de laisser sa place lui était pourtant inenvisageable. Non seulement il prouverait aux Corbeaux qu’il ne pouvait pas s’adapter, mais il décevrait aussi sa famille une nouvelle fois. Et même si leurs liens étaient étranges, pas très stables, c’étaient les derniers qui lui restaient.




Ichika



Une odeur de fer envahissait ses narines. L’air était lourd et humide, suffoquant. Des gouttelettes glissaient le long de ses bras. Sang, sueur. Sueur, sang. Son souffle haché masquait à peine les bruits de bouche agacés de son interlocuteur. La dague cérémonielle paraissait énorme dans la main d’Ichika. Insignifiante dans celle de son père. Tout semblait insignifiant à côté de son père de toute manière. Elle, notamment.
— Père…
Il leva à peine le bras, mais ce fut suffisant pour la faire taire. Recroquevillée à genoux sur les tatamis, elle observait la dague cérémonielle logée au creux de sa main d’enfant. Le manche était recouvert de kanjis qu’elle ne savait pas encore lire.
— Réessaie.
Ichika était persuadée que les oni gravés sur la lame de sa dague auraient la voix de son père s’ils avaient pu lui parler. Peut-être même qu’ils le faisaient déjà. Toutes ces nuits où il lui semblait entendre ces râles au creux de son oreille… ses cauchemars ne cessaient jamais.
— Dépêche-toi.
Ichika retint un hoquet et tira sur le col de sa tunique pour garçon. Malgré ses cheveux coupés courts, l’air humide de la nuit d’été lui couvrait la nuque de sueur. Ses doigts mouchetés de sang se crispèrent autour de la dague quand elle la souleva. Rien qu’un petit geste, pour satisfaire son père…
La lame s’approcha de sa peau. Trois entailles encore sanguinolentes y étaient déjà tracées. Quand la mâchoire d’Ichika se mit à trembler, Takezo Juko fit un brusque pas en avant. Elle ne pouvait pas voir l’expression de son visage dans la pénombre, mais elle la devina sans mal. Ichika avait suffisamment aperçu la déception, la colère et l’impatience sur les traits de son père pour savoir comment ils en étaient déformés.
— Ne tremble pas. Tu n’es pas faible. Tu es mon hériter. Et les Juko ne tremblent pas.
Ichika observa les traces rouges qui recouvraient déjà la lame. Tout son bras la brûlait, son épiderme se recouvrait de chair de poule. Elle n’était pas sûre de supporter cette quatrième coupure…
L’acier s’enfonça dans sa peau. Elle hoqueta, lâcha le manche de la dague puis se recroquevilla sur son bras mutilé. Le filet de sang dégoulina jusqu’au tatami. Dents serrées, Ichika redressa pourtant la nuque, ferma les yeux et se concentra. Le sang qui s’échappait de son corps saturait l’air de fer et de chaleur. Elle devait se focaliser là-dessus. Le fer, la chaleur. Le sang, son sang.
Takezo Juko souffla presque imperceptiblement quand les gouttelettes durcirent contre la peau d’Ichika pour former une petite pointe. Elle resta solide pendant quelques secondes avant de revenir s’écraser au sol.
— Ça ira pour ce soir. Tu feras mieux la prochaine fois.
La prochaine fois… Ichika pressa les doigts sur les entailles de son bras, faisant perler du sang entre ses jointures. Elle n’était pas certaine de pouvoir tenir jusqu’à la prochaine fois.

Les branches nues du chêne s’agitaient derrière la fenêtre. Ichika se redressa lentement dans le lit, la nuque recouverte d’une pellicule de sueur. L’odeur de Kassandra – noix de coco, biscuit sorti du four – imprégnait encore les draps. Elle resta sans bouger quelques secondes, le temps d’observer les cals et les cicatrices au creux de ses paumes. Le parquet grinça sous ses pieds quand elle se décida enfin à se lever.
Son souffle laissa de la buée contre les carreaux de la fenêtre. Le vent qui s’était levé pendant sa sieste agitait en tous sens arbres, portail et poussière. Elle aurait aimé qu’il soit plus violent, plus bruyant, pour la tirer de son sommeil plus tôt. Ichika n’aurait pas eu à vivre ce souvenir. Dents serrées, elle fit glisser son index sur la plaque de buée pour tracer un visage. Incapable de choisir entre un sourire ou un rictus, elle laissa son esquisse sans bouche.
La sienne était tout aussi close quand elle sortit dans le couloir. Plongés dans la pénombre, les murs lui semblaient étonnamment proches l’un de l’autre. Les bourrasques faisaient siffler le toit au-dessus de sa tête. Avec un grognement agacé, Ichika musela ses craintes et se dirigea vers les escaliers d’un pas décidé. Au milieu des grincements des marches et des hululements étranges du vent dans les interstices, le brouhaha lointain de la radio la mena jusqu’à la cuisine. Une puissante odeur d’oignons lui chatouilla les yeux.
— Tu as pu te reposer un peu ?
Damian Jordana se redressa de sa planche à découper pour lui sourire. C’était le même sourire un peu trop large, un peu trop généreux, qui fendait régulièrement le visage de sa copine. Un sourire qui laissait penser que son propriétaire vivait sur un petit nuage.
— Oui, un peu. Merci.
Ichika balada son regard sur la pièce. Elle faisait bien quatre ou cinq fois la taille de leur kitchenette de Fukuoka. Mais, tandis que cette dernière était aménagée au mieux possible pour gagner de la place, la cuisine des Jordana offrait un méli-mélo d’ingrédients rangés en pots, bocaux et boîtes, de torchons jetés ou de vaisselle abandonnée dans un coin.
Ichika n’eut aucun doute sur le fait que cette pièce appartenait à Damian. Elle portait ses marques, son esprit tête-en-l’air comme sa générosité. Une assiette de cookies encore chauds trônait sur l’ilot central, au milieu d’un filet de pommes de terre et d’une boîte d’œufs ouverte.
— Ce soir, c’est tortillas. Kassi m’en demande à chaque fois qu’elle rentre. (Damian s’arrêta net de couper les oignons pour se tourner vers elle.) Oh, tu aimes, j’espère ?
— Oui, Kass m’en prépare souvent.
Les yeux de Damian s’emplirent de soulagement. Des bouclettes blondes lui tombèrent sur le front quand il se pencha de nouveau sur ses oignons. Ichika s’avança de quelques pas dans la cuisine pour observer le plan de travail. Les lamelles fraîchement coupées ne tardèrent pas à lui faire monter les larmes aux yeux.
— Je peux vous aider à faire quelque chose… à part les oignons ? s’enquit-elle en reculant d’un pas.
En apercevant ses yeux rouges, Damian s’esclaffa avant de lui indiquer le filet de pommes de terre.
— Si tu peux les éplucher et les couper en dés, ça m’aiderait bien.
Ichika s’empara d’un couteau et d’une deuxième planche en bois. Les tremblements légers que son cauchemar avait déclenchés cessèrent au fil de ses gestes machinaux.
— Je vous remercie encore pour l’accueil, lança-t-elle quand Damian quitta son plan de travail pour s’approcher d’elle.
— C’est avec plaisir, ma grande. Alba et moi, on attendait depuis tellement de temps de te rencontrer. Kass t’aime énormément, je vois à quel point elle a grandi grâce à toi.
Ichika prétexta une peau de patate un peu coriace pour se pencher sur son travail et masquer son embarras. Elle avait encore du mal à y croire, qu’elle ait pu apporter quelque chose à sa copine. Elle avait le sentiment que Kassandra était le pilier de leur couple et qu’elle avait construit la majeure partie de leur nid. Sans compter tous les changements qu’elle avait induits dans la vie d’Ichika.
— Votre fille est incroyable, M. Jordana. Je ne serai jamais à sa hauteur.
La main de Damian s’enroula autour de son épaule. Venant d’un étranger, ce geste aurait dû la crisper jusqu’aux os, mais la paume de Damian était chaude, douce, rassurante.
— Tu es bien plus précieuse que tu le penses, Ichika. Ma fille connaît ta valeur et tes forces.
Elle s’efforça à sourire, à y croire. Elle aurait aimé que sa conscience accepte les compliments sans rechigner. Mais sa conscience baignait encore dans trop de sang pour évoluer sans entraves.
— Où est Kass ?
— La dernière fois que je l’ai vue, elle était au salon avec Alba. Tu peux aller la voir, je vais mettre les patates à cuire. Merci pour ton aide.
Ichika lui adressa un sourire poli avant de se laver les mains. Elle observa avec plus d’attention la décoration disparate du hall d’entrée en se rendant au salon. La voix posée d’Alba ne tarda pas à contraster avec celle plus enjouée de sa fille.
Bras croisés sur la poitrine, Ichika se cala contre le chambranle pour observer Kassandra et sa mère. Assises de part et d’autre de la petite table, elles discutaient tranquillement avec la flambée de cheminée en arrière-plan. Ichika ne fit aucun bruit et les contempla encore un moment. Elle pouvait presque y croire, dans ces moments-là. Que ses cauchemars finiraient par disparaître.


Suite
Dernière modification par louji le ven. 12 mai, 2023 7:19 pm, modifié 1 fois.
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Heyo~

Hehe, j'ai bien aimé ce chapitre aussi !
Je dois avouer que Frey me tape un peu sur le système, elle me donne l'impression d'avoir le cerveau assez retourné par les Corbeaux, le tout saupoudré d'opinions un peu trop extrêmes et trop peu nuancées à mon goût. Après, je te connais, tu nous mettrais pas un personnage comme ça sans avoir le but de le faire évoluer. (Mais bon sang, il faut qu'elle arrête de s'acharner sur Jay.)
Kass et Ichika continuent d'être mes petites kikis d'amour. Elles ont toutes les deux leurs histoires (ou plutôt traumas dans le cas d'Ichika...), elles sont si touchantes. Par contre, les excuses de la maman (très belles d'ailleurs) et le "je veux te léguer quelque chose", ça sent les adieux et je trouve que ça pue. :geek: Jépeur
Jay et moi on se comprend : les avions, c'est non. Si je suis plus sérieuse, je l'apprécie beaucoup ! Il est plus mesuré que Frey, ça contrebalance bien la tête brûlée qu'elle est.

J'ai hâte de lire la suite !! J'ai envie d'action, mais j'en ai peur aled
Continue comme ça, c'est ultra chouette❤️

La bise~
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 23 avr., 2023 7:31 pm Heyo~

Hehe, j'ai bien aimé ce chapitre aussi !
Je dois avouer que Frey me tape un peu sur le système, elle me donne l'impression d'avoir le cerveau assez retourné par les Corbeaux, le tout saupoudré d'opinions un peu trop extrêmes et trop peu nuancées à mon goût. Après, je te connais, tu nous mettrais pas un personnage comme ça sans avoir le but de le faire évoluer. (Mais bon sang, il faut qu'elle arrête de s'acharner sur Jay.)
Kass et Ichika continuent d'être mes petites kikis d'amour. Elles ont toutes les deux leurs histoires (ou plutôt traumas dans le cas d'Ichika...), elles sont si touchantes. Par contre, les excuses de la maman (très belles d'ailleurs) et le "je veux te léguer quelque chose", ça sent les adieux et je trouve que ça pue. :geek: Jépeur
Jay et moi on se comprend : les avions, c'est non. Si je suis plus sérieuse, je l'apprécie beaucoup ! Il est plus mesuré que Frey, ça contrebalance bien la tête brûlée qu'elle est.

J'ai hâte de lire la suite !! J'ai envie d'action, mais j'en ai peur aled
Continue comme ça, c'est ultra chouette❤️

La bise~
Pour Frey, je comprends :D
Je voulais tout de suite faire ressortir son opposition avec Jay. Mais oui, tu me connais, on part toujours de quelque part pour faire évoluer les choses (positivement ou négativement). En vrai, j'aime bien Frey, mais je la préfère à long-terme que dans ce début d'histoire hehe
Pour Alba, bah, elles restent pas des plombes non plus en Europe, donc y'a l'effet "faut que je fasse avant leur départ" !
Jayden, c'est mon tocard de service pour KYRA ♥ Je l'aime beaucoup évidemment, parce que j'aime les tocards.

L'action ne devrait pas troop tarder à arriver 8-)
Encore un grand merci pour tes retours et tes encouragements ♥
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Chapitre 4
Père et mère


_ _ _ _ _



Freyja



Le soleil de fin de journée nimbait Bristol d’une lumière dorée. Ils ne pourraient malheureusement pas jouer les touristes, le taxi les attendait déjà à la sortie de la gare de Temple Meads. Freyja grappilla quelques secondes pour observer la façade de briques et l’horloge qui couronnait la tour. Quelques mètres devant, Jay lui fit signe d’accélérer.
— J’arrive, j’arrive.
Nicolas était penché à la fenêtre d’une voiture noire dotée d’un écriteau de taxi. Il l’avait réservé par téléphone dans le train depuis Londres. Bien que soulagée par l’idée de ne pas perdre trop de temps en transports en commun, Frey était déçue de ne pas explorer la ville. Elle n’avait jamais mis les pieds à Bristol et leurs trajets incessants depuis ce matin commençaient à la lasser.
— En route, lança Nicolas en ouvrant la portière arrière pour permettre aux deux jeunes Corbeaux de s’installer.
Freyja enfonça ses écouteurs pour s’épargner les palabres du conducteur à l’accent marqué. Quand elle découvrait des choses, elle préférait le faire par elle-même. Les explications et anecdotes du chauffeur sur sa ville natale et sa vie ne l’intéressaient pas dans la moindre mesure.
Avant de se plonger dans la contemplation de l’extérieur, elle jeta un coup d’œil à son voisin. Jayden était penché en avant, concentré sur les mots du conducteur. Frey ricana mentalement. Ce garçon était décidément trop prévisible.

Une demi-heure de route les entraîna au cœur des collines de Mendip. Freyja captura les derniers rayons lumineux qui disparaissaient derrière les arêtes rocailleuses et les rondeurs enneigées des sommets. Le manoir des Ancesteel se lovait entre deux collines, cerné par les champs et les bois qui accueillaient bétail, cultures et exploitations forestières lors des beaux jours. En attendant, les bords de route étaient crémés de blancs et les arbres bien nus sans leurs feuilles.
Quelques fermettes isolées ponctuaient le chemin qui menait au manoir. Sans les taches blanches des moutons ou les épis de blés, les champs demeuraient ternes. Frey finit par se lasser du paysage et retira ses écouteurs. Jayden était silencieux, mais son père expliquait au chauffeur que sa belle-famille était originaire d’ici.
— Oh, v’faites partie d’la famille Ancesteel ? Vous avez un titre d’noblesse ?
— Non, non ! Les Ancesteel sont ma belle-famille.
— Étaient, corrigea machinalement Jayden.
Il s’attira une moue inquisitrice par le biais du rétroviseur intérieur.
— Jay est éligible pour des titres, en revanche.
L’intéressé foudroya son père du regard. Freyja s’enfonça dans son siège, amusée. Pour le coup, elle ne pouvait en vouloir à Jayden d’être mal à l’aise concernant son héritage. Il avait perdu sa mère depuis des années et n’avait d’Ancesteel que le nom. Sans compter le comportement de sa famille maternelle à son égard. Dans ces circonstances, rien de plus normal que d’être réfractaire à un probable héritage. Frey l’aurait repoussé sans demander son reste.

Des vergers précédaient les jardins qui cerclaient le manoir. Les troncs noueux des arbres fruitiers créaient des ombres difformes dans la nuit naissante. Un croissant de lune pointait déjà au sommet d’une colline, entouré de quelques étoiles téméraires.
— J’sais pas où je vais vous poser, embraya le chauffeur en observant les horizons plongés dans l’obscurité. Ils laissent pas l’domaine ouvert normalement.
— Ils sont au courant de notre venue, le rassura Nicolas sans quitter la route des yeux. Le portail doit être ouvert.
En effet, quelques minutes plus tard, le taxi franchit le muret de pierres qui délimitait les jardins du manoir. Sous les pneus, les graviers laissèrent place à des pavés lisses. Les buissons taillés n’étaient pas sincèrement plus rassurants que les arbres tordus dans la pénombre. Freyja sentit un frisson lui remonter l’échine. Une frayeur pleine d’adrénaline. Enfin, leur mission commençait réellement. S’ils prévoyaient correctement les mouvements de Kyra, la confrontation ne tarderait pas.
— J’vous dépose devant puis j’file, leur annonça le chauffeur d’un ton peu assuré. Les Ancesteel ont mauvaise réputation dans l’coin.
Personne ne le contredit.
Des lampadaires aux courbures élégantes éclairaient les cent derniers mètres donnant sur le manoir. De loin, la demeure à la façade de briques claires dominait les lieux avec son toit aux pentes aiguës et ses volumes trapus. Le bâtiment était à l’origine un imposant corps de ferme réhabilité et agrandi au fil des décennies. Son héritage avait donné au manoir des ailes étroites et hautes ainsi que de petites fenêtres.
— Je comprends que t’aies pas voulu passer ton enfance ici, souffla Freyja sans quitter des yeux son foyer d’accueil pour quelques jours.
— Sordide et austère, assorti à ses propriétaires, chuchota Jay d’une voix pincée.
Les freins du taxi couinèrent dans le silence de la nuit d’hiver. Impatiente de se dégourdir les jambes, Freyja s’engouffra dehors. L’air était d’un froid lourd d’humidité. Ses Doc Martens dérapèrent sur les dalles humides quand elle contourna le véhicule pour ouvrir le coffre. Elle récupéra sa petite valise puis confia son sac de sport à Jayden. Sous son bonnet et dans l’obscurité, elle discernait mal ses traits. Frey devinait pourtant ce qui devait l’agiter. Elle allait se retenir, au moins pour ce soir, de l’embêter.

Personne ne vint les accueillir. Soit les Ancesteel n’avaient pas entendu le bruit du moteur, soit le geste était délibéré. Après tout, leur rencontre le matin-même avec la mère de Freyja avait été un terreau fertile pour leurs ressentiments. La famille maternelle de Jay estimait que des actions auraient dû être entreprises bien plus tôt. Ils avaient déjà été victimes de Kyra, mais s’en étaient sortis grâce à leurs mesures de protection : système de surveillance vidéo et agents privés quadrillant le domaine et Mutabilis appelés en renfort. Freyja était d’ailleurs étonnée que ces molosses ne leur aient pas encore sauté dessus.
Ça voulait donc dire que les Ancesteel savaient parfaitement qu’ils étaient arrivés. Et qu’ils avaient choisi de les accueillir sans grande pompe.
— Eh bien, j’ai hâte, grinça Freyja en avançant vers le porche éclairé du manoir.
L’odeur d’humus fut brièvement couverte par le parfum des roses d’hiver disposées près de l’entrée. Freyja fit glisser ses doigts sur la pierre humide d’une colonnade. Elle était légèrement striée.
Dans son dos, le taxi redémarra. Frey se retourna à temps pour saluer le chauffeur d’un vague geste de la main. Quand les phares eurent complètement disparu à travers les vergers, Freyja échangea un regard avec ses deux collègues. Aucun d’entre eux n’osait faire le premier pas.
— Allons-y, finit-elle par grogner en grimpant les marches jusqu’à la porte d’entrée.




Kassandra



Les parents de Kassandra prenaient leurs repas à la petite table de la cuisine en temps normal. Avec l’arrivée des deux jeunes femmes, la salle à manger avait été réhabilitée. Une fois les meubles dépoussiérés, la nappe étalée et les couverts répartis, tortillas, salade verte et bières furent déposées sur table.
Kass prit soin de servir tout le monde avant d’attaquer son assiette. La vision de ses parents côte à côte discutant avec Ichika était aussi délicieuse que la tortilla de son père.
— Comment ça se passe au Bureau, en ce moment ?
La question d’Alba ramena Kass à la réalité. Elle aimait son travail, mais s’y replonger en vacances n’était jamais agréable. Même si, avec les agissements récents de Kyra, elle avait eu l’impression de ne jamais être déconnectée.
— C’est toujours compliqué, répondit Ichika en touillant sa salade avec sa fourchette. Il n’y a qu’un Bureau pour toute la préfecture de Fukuoka et les demandes sont plus nombreuses que les solutions.
— Le Conseil ne prévoit pas de vous donner plus de fonds pour embaucher ?
Ichika ricana avant de grommeler :
— Le Conseil leur donne l’argent en fonction du nombre de Mutabilis dans la zone d’action. Et ce nombre n’a pas augmenté. Comme ils n’ont pas assez pour employer des gens à long terme, ils sont obligés de faire appel à des freelances comme Kass et moi. (Elle adressa un sourire mutin à sa petite-amie.) Et encore, Kass leur a déjà fait effacer quelques factures.
La concernée haussa les épaules avec embarras. Accepter de travailler gratuitement ne les nourrissait pas ni ne payait leur électricité. Mais c’était parfois trop dur pour Kass d’assister au malheur des Mutabilis et de devoir y rester indifférente. Alors, au milieu de ses missions de freelance, elle était bénévole. Ichika protestait. Sans pour autant la laisser seule face à la charge de travail.
— L’important, c’est que vous trouviez votre équilibre de vie, souffla Damian d’un ton serein. Et s’il vous arrive d’être un peu à sec avant la fin du mois, vous savez que vous pouvez faire appel à nous hein ?
Kassandra roula des yeux avant d’écraser le pied de son père sous la table.
— On sait, papa. Jusqu’ici, on s’est toujours débrouillées. Mais merci.

Les deux jeunes femmes eurent le temps de briefer les dernières missions qu’elles avaient accomplies pour le Bureau de Fukuoka avant d’attaquer le dessert. Ayant des compétences et des caractères bien éloignés, il était en réalité rare qu’elles mènent des opérations conjointement de A à Z. Kass était souvent mandatée pour organiser des ateliers de sensibilisation et d’explications sur la cause Mutabilis pour les enfants. Comme elle préférait les missions de terrain, Ichika était envoyée à la recherche de Sapis disparus ou pour le contrôle de Mutabilis perturbés par leurs capacités. Il lui était même déjà arrivé de participer à l’arrestation de délinquants sur le point de briser le Nomos, bien que ce soient les Corbeaux qui interviennent généralement dans ce genre de situation.
— D’ailleurs, je me demandais, intervint Alba avec un pli soucieux entre les sourcils, vous avez peut-être entendu parler des récentes actions de l’UOM ? Le Conseil est en émoi.
Kassandra glissa brièvement les yeux sur son téléphone avant de répondre :
— Oui, Sam me tient au courant des dernières nouvelles. Elles sont pas réjouissantes.
— Tu es toujours en contact avec lui ? s’étonna son père, un bout de brioche au sucre dans la bouche.
La question ne portait aucun jugement, mais Kassandra ne put s’empêcher de rougir. Bien que Sam et elle se soient quittés des années plus tôt, le mentionner en présence d’Ichika la perturbait.
— Son boulot chez les Corbeaux est plutôt utile pour chopper des infos, avoua-t-elle en maltraitant sa brioche à l’aide de sa cuillère. Je le contacte seulement pour ce qui est d’ordre mondial ou primordial. Et le cas Kyra en fait partie.
Alba comme Damian se jetèrent un coup d’œil. Ce dernier avait perdu son sourire et sa gaieté lorsqu’il expliqua :
— On a échangé à ce sujet avec le reste des Jordana. Pour l’instant, seule l’Europe est touchée puisque la concentration de Nobles y est la plus forte, mais tout le monde craint que l’UOM étende ses actions au reste du monde.
— C’est quand même dingue, gronda Alba, que le Conseil n’ait pas agi en amont. L’UOM menace la paix Mutabilis depuis des années. Leur chef, Shiva, faisait déjà du grabuge en Inde il y a dix ans.
— Le plus frustrant, c’est que le Conseil et les Corbeaux n’ont pas l’air d’avoir beaucoup d’infos.
Les mâchoires serrées d’Ichika avaient rendu sa voix étouffée, mais chacun de ses interlocuteurs acquiesça. Parmi les Mutabilis qui avaient accès à l’actualité de leur monde, la crainte de l’UOM et de leur nouvelle arme humaine était grandissante. Le groupe extrémiste avait déjà fait parler de lui à diverses occasions, mais sa renommée avait explosé en quelques semaines. Quelques semaines pendant lesquelles des dizaines de Nobles avaient été assassinés.
— Ce qui me surprend, c’est que l’UM a des voix au Conseil. Ils ont déjà réussi à faire passer quelques lois. Ce n’était pas assez pour eux ?
— Kass, tu sais bien que l’Union Mutabilis est un courant politique comme un autre, répondit sa mère d’un ton las. Alors, comme les autres, ils sont obligés de s’incliner face aux votes et amendements inverses. Or les Conservateurs sont encore largement majoritaires.
Kassandra plissa les lèvres.
— Peut-être que si les Éclairés et les membres de l’UM s’étaient associés, on aurait évité la dérive de l’UOM.
— Être un Éclairé n’implique pas forcément de souhaiter l’abolition des privilèges des Nobles, souffla son père avec un petit sourire désolé. Notre famille s’est d’ailleurs historiquement rangée du côté des Nobles. Aux yeux de nos ancêtres, nous révéler au reste de l’humanité impliquait de suivre leurs traditions sociétales. Présenter les Mutabilis comme tous égaux les uns aux autres aurait été absurde. (Damian haussa mollement les épaules.) D’après eux.
— Je suis plutôt pour l’abolition des privilèges, marmonna Kassandra en croisant les bras. Et, même ayant grandi au sein des Jordana, je suis pas une Éclairée.
— Ça se comprend, ricana Ichika, qui voudrait se mêler aux Humains ? On a déjà bien assez de problèmes au sein des nôtres.
— Tout ça pour dire que je me range plutôt à la pensée de l’UM, reprit Kassandra d’une voix rauque. Et ça me déplaît que l’UOM soit associée à nous. On n’a jamais voulu ces assassinats.
Son père venait d’ouvrir la bouche quand Ichika fit racler sa chaise en se levant soudainement.
— Quelqu’un frappe à la porte.
Les trois Jordana la dévisagèrent sans pour autant prendre la parole. La jeune Japonaise avait été la seule à entendre les coups au milieu de la conversation.
— J’y vais, déclara Alba quand deux nouveaux sons étouffés traversèrent les couloirs jusqu’à la salle à manger.
Kassandra s’était levée pour prendre la main de sa copine. Recevoir des visites inopinées n’avait rien d’étonnant pour les Jordana. Ils s’étaient toujours targués d’être un foyer d’accueil pour tous les Mutabilis dans le besoin. Pour autant, l’absence temporaire du moindre invité au manoir l’avait fait oublier à Kass. Et elle ne pouvait s’empêcher d’appréhender.

Comme Alba ne donnait pas de nouvelles, Damian s’excusa auprès des filles et partit vers le hall d’entrée. Face à la pâleur de sa petite-amie, Ichika se tourna vers elle et chuchota :
— Kass, tout va bien. C’est pas toi qui m’as dit que vous aviez souvent des visites ?
— Si.
Kass soupira puis indiqua le couloir du menton.
— On va voir ?
Main dans la main, elles avancèrent jusqu’au hall d’entrée. Kass pouvait sentir la raideur dans le corps d’Ichika. Elle se tenait toujours prête à l’action.
— Répétez plus doucement, s’il vous plaît.
Alba était penchée sur une femme pliée en deux par l’essoufflement. Kassandra fit à peine attention au fait qu’elle s’était adressée à elle en arabe quand l’inconnue répéta :
— Mon enf… mon enfant, par pitié. Je vous en… supplie. On, on m’a dit que… ici…
Alba et Damian échangèrent un bref regard.
— On va vous installer au salon, madame, répondit Alba dans l’idiome de son invitée. Et vous allez tout nous expliquer.
— Sauvez mon enfant.
Alors que Damian l’aidait à se redresser, Kassandra croisa sa mère du regard. Ces trois mots les accompagnèrent jusqu’au salon.




Jayden



Jayden était calé contre le mur lambrissé d’un couloir secondaire du manoir. En théorie, il hériterait de ces lieux en même temps que sa cousine lorsque les générations précédentes périraient. Pourtant, il ne sentait aucun lien particulier entre lui et cet héritage. Les portraits peints à l’huile qui habillaient les murs du hall principal l’avaient toujours méprisé du regard. Son grand-père et son oncle cherchaient vainement chez lui les traces de la fierté Ancesteel. Jayden avait eu beau planter quelques racines, aucune ou presque n’avait pris.
Son bonnet entre les mains, le jeune homme se redressa et se glissa jusque dans sa chambre. La pièce en question était isolée de l’aile principale, énième preuve de la différence de traitement que sa famille lui avait imposée. Petit déjà, il se démarquait de sa cousine. Sa double culture franco-anglaise avait difficilement été acceptée. Lorsque les De Sauvière avaient assassiné sa mère, tout avait empiré.
Après tout, difficile de faire accepter aux Ancesteel que la famille de son propre père ait commis cet acte.

Ni le sommier ni le matelas n’étaient récents. Jayden fit la grimace en s’allongeant. La nuit aurait été compliquée avec un couchage digne de ce nom. Là, il se préparait pour une longue nuit blanche. Les Ancesteel employaient du personnel pour les aider à gérer l’intendance du manoir, mais aucune consigne n’avait dû être donnée pour sa chambre. Une couche de poussière grisait chacun des meubles.
Son sac de sport, qu’il n’avait pas eu le courage de défaire, patientait au pied du lit. En fonction de l’évolution de la situation, Jay n’aurait peut-être même pas l’occasion de le vider. Si l’UOM envoyait de nouveau Kyra s’attaquer aux Ancesteel, Jayden, Nicolas et Freyja auraient vite l’occasion de se retrouver au cœur de l’action.
Comme il était certain que le sommeil ne viendrait pas de sitôt, Jay se leva, remonta le couloir jusqu’au cagibi le plus proche et se munit de chiffons. Le silence dans le couloir le ramenait aux jours qui avaient suivi la mort de sa mère. Au manoir figé, abruti, par les éclaboussures de sang. Au silence glacé de son grand-père, la pitié accablante de son oncle, les larmes de son père. L’un des rares soleils de sa vie s’était éteint ce jour-là.
— Qu’est-ce que tu fous ?
La voix narquoise de Freyja le fit sursauter. Même si elle avait quitté ses Doc Martens, d’épaisses pantoufles en fourrure noire couvraient ses pieds. Jay les indiqua puis pouffa.
— Tu t’es vu, abruti ?
Jayden, qui avait remonté les manches de son pull pour enfiler des gants en plastique, haussa les épaules.
— Ma chambre est dégueulasse, je fais un brin de ménage. Qu’est-ce que tu fous là ?
— Ton oncle est chiant à mourir et ton grand-père muet comme une tombe.
— Quel lexique charmant, grinça Jay avec un rictus pincé.
Freyja le suivit jusque dans sa chambre, qu’elle inspecta d’un bref regard jaugeur.
— C’est ici que tu passais tes vacances, donc ?
— Ouais. C’est plus agréable en été ou à Noël.
— Ils ont surtout tout fait pour te mettre de côté.
Comme Jay ne s’attendait pas à ce qu’elle comprenne si vite, il se crispa. Frey lui adressa une mimique mi-figue mi-raisin.
— C’est d’une évidence folle que t’es le vilain petit canard de la famille, Jay. N’empêche, ils t’ont obligé à embrasser ce rôle avec leurs petits coups bas débiles.
Ses chaussons frôlèrent le parquet grinçant lorsqu’elle se dirigea vers la table branlante sous l’unique fenêtre. Elle dessina un smiley dans la couche de poussière.
— Je comprends pas pourquoi ils prétendent se soucier de toi quand ils font aucun effort derrière pour t’inclure dans leur famille.
— Ils pardonneront jamais à mon père la mort de ma mère. Par extension, ils me pardonneront jamais non plus.
Frey effaça rapidement son dessin en fronçant les sourcils.
— C’est débile, Nicolas et toi y êtes pour rien. C’est les De Sauvière, les responsables.
— Oui. (Jayden pinça les lèvres, l’estomac retourné.) Comme mon père les a trahis en rejoignant les Corbeaux et en épousant une Noble étrangère, ils se sont vengés en assassinant ma mère. Pour les Ancesteel, c’est la faute de mon père.
— Ça doit être horrible à vivre pour lui, soupira Freyja en se laissant choir sans gêne sur le lit de son camarade.
Devant l’expression blessée de Jayden, elle ajouta doucement :
— Pour toi aussi.

Freyja aida Jayden à nettoyer sa chambre. Elle non plus n’était pas à l’aise au milieu des politesses et bavardages futiles de la famille. Le dîner en compagnie des Ancesteel avait été un calvaire. Sans compter que la tante et la cousine de Jay, qui auraient pu égayer quelque peu la soirée, étaient toujours à Londres. Nicolas avait tenté de convaincre Charles Ancesteel de les faire revenir afin d’avoir une meilleure force de frappe, mais le patriarche s’était montré inflexible.
Après la mort de son unique fille, il refusait d’exposer les membres les plus vulnérables de sa famille. Freyja avait ri amer à ces mots : pour elle, femmes et enfants n’étaient pas à mettre de côté. Surtout lorsque les enfants en question savaient se défendre. Quant à l’épouse de James, l’oncle de Jay, bien qu’elle n’ait pas de capacités offensives, elle était capable d’utiliser des armes à feu ou de tendre des pièges.
Avant de souhaiter bonne nuit à son fils, Nicolas lui avait assuré qu’il cuisinerait encore son beau-père le lendemain. Même si Jayden faisait confiance à son père et à Freyja pour se montrer à la hauteur, la présence de sa cousine serait une force en plus. Il avait grandi aux côtés de June. La mort de Kathleen Ancesteel les avait éloignés, mais les cousins s’étaient toujours débrouillés pour se voir au moins une fois par an.

Quand le ménage fut terminé, Frey le salua et partit rejoindre sa chambre – dans l’aile principale, bien entendu. Seul dans la pièce faiblement éclairée par une lampe à pied, Jayden sortit un jogging de son sac d’affaires. Comme l’air était alourdi des odeurs de produits ménagers, il tira les battants grincheux de la fenêtre et inspira. Les collines sombres apparaissaient sous la lumière intermittente de la lune baignée de nuages. Jayden frissonna en basculant le regard sur le domaine environnant. Les brumes avaient envahi vergers et jardins. Depuis l’attaque des Kyra, des mercenaires Mutabilis surveillaient les lieux jour et nuit. Pourtant, dans le brouillard et le noir, la silhouette mince d’un enfant serait difficilement détectable.
La gorge nouée, Jay se promit d’interroger son père dès le lendemain sur la nature des capacités des mercenaires. Il espérait qu’au moins l’un d’eux soit doté d’un pouvoir de détection.




Ichika



Ichika débarrassait la table du dîner. Des bouts de brioche au sucre, témoignages du dessert anéanti par la visite surprise, traînaient dans les petites assiettes. En les rassemblant sur son bras, elle esquissa un bref sourire. Les Jordana avaient des colombes même sur leur vaisselle.
L’inconnue avait été installée au salon et le repas coupé net. Kassandra et Alba, qui parlaient l’arabe, s’étaient chargées de l’accueillir. Quant à Damian, il avait fini par se résigner et s’était attelé à la vaisselle. Ichika s’était immédiatement proposée pour l’assister. Elle ne supportait pas l’idée de rester les bras croisés malgré son impuissance immédiate. Sans compter que ses allers-retours entre la cuisine et la salle à manger lui permettaient de jeter des coups d’œil dans le petit salon. Elle s’assurait ainsi que l’invitée se tenait tranquille.
Vint finalement le moment où la table fut débarrassée de la moindre assiette, des derniers couverts et même nettoyée d’un rapide coup d’éponge. Les doigts agités, Ichika glissa l’index sur le dossier des chaises sans oser pénétrer dans le salon de réception. Ayant lui-même terminé la vaisselle, Damian ne tarda pas à la rejoindre. Il avait oublié de reposer le torchon jeté sur son épaule. Malgré cet oubli et ses lunettes couvertes de gouttelettes, il avait perdu l’air jovial qui l’avait habité toute la journée.
— Je suis désolé que ça arrive alors que tu es là, souffla-t-il après quelques secondes de silence. Ce n’est pas rare qu’on reçoive des visites surprises. J’aurais préféré que ça ne soit pas quand ma fille et sa copine viennent nous voir…
— Vous n’y êtes pour rien, le rassura aussitôt Ichika avant d’indiquer le salon. Vous pensez que je peux aller voir ?
Le père de Kass lui adressa un regard surpris avant de s’ébrouer comme si une décharge électrique l’avait atteint.
— Bien sûr ! Suis-moi.
Sans demander son reste, Damian contourna la table à manger et s’enfonça dans le couloir qui menait au petit salon. Ichika lui emboîta le pas en maîtrisant son souffle crispé. La voix d’Alba, ferme quoique posée, guidait celle plus angoissée de l’inconnue.
Dans le petit salon, les deux Jordana s’étaient installées sur une même causeuse. Ichika nota l’air concentré que sa copine partageait avec sa mère avant de se tourner vers la femme. Ses traits défaits la vieillissaient, mais elle devait avoir le début de la quarantaine. Son visage poupon encadré de boucles brunes était strié de larmes.
— Je vous présente Damian, mon mari, énonça Alba en anglais à leur arrivée. Ichika est la petite-amie de Kassandra. Vous pouvez leur faire confiance.
L’inconnue ravala quelques larmes pour se lever et hocher la tête avec reconnaissance. Ichika éprouva aussitôt un mélange d’admiration et de peine pour cette femme qui conservait sa politesse malgré les sillons humides sur ses joues.
— Amel Zahab, se présenta-t-elle avant de se rasseoir sur le fauteuil qui avait accueilli son récit et ses pleurs.
Comme Damian prenait le deuxième fauteuil, Kass fit signe à sa copine de la rejoindre. Elles se serrèrent toutes les trois avec Alba sur la causeuse. Quand Amel reprit la parole, ce fut dans un anglais à l’accent prononcé, mais tout à fait compréhensible :
— Je suis encore désolée d’avoir interrompu votre repas. Avec le décalage horaire, je ne pensais pas que vous seriez encore à table.
— Amel, ne vous excusez pas, intervint Kassandra en se penchant en avant, l’air soucieux. Est-ce que ça vous dérangerait de rappeler à mon père et à Ichika pourquoi vous êtes venue ?
La visiteuse zieuta les concernés avant de hocher la tête. Comme pour se donner du courage, elle avala une gorgée du verre d’eau qu’on avait mis à sa disposition puis entama :
— J’ai pris l’avion depuis Casablanca puis un taxi.
Comme Ichika jetait un œil dubitatif vers sa petite-amie, ne s’attendant à entendre le trajet de l’inconnue, mais le motif de sa visite, Alba précisa :
— Amel, vous nous avez parlé de votre enfant. C’est pour lui que vous êtes là ? Vous m’avez dit qu’il avait disparu. Depuis combien de temps ? Vous pensez qu’il est en Espagne ?
La Marocaine considéra ses interlocuteurs avec un vide dans ses yeux d’un brun presque noir. Elle rassembla nerveusement les plis de sa jupe sous ses doigts avant de murmurer :
— Elle. (Devant l’air interrogateur d’Alba et Ichika, elle ajouta plus fort : ) C’est une fille. Ma fille.
Ichika n’avait pas la patience des Jordana. L’attente grignotait déjà sa façade composée, la raideur de son corps. Elle aurait voulu se lever, se planter devant Amel et lui tirer les vers du nez. Qu’importe que son enfant soit une fille ou un garçon, c’était un enfant disparu.
Mais ils avaient besoin de plus d’informations.
— Depuis combien de temps votre fille a disparu ? lança Ichika avant que sa copine ou ses parents puissent s’excuser d’avoir mégenré la fille d’Amel.
Celle-ci tourna le cou dans sa direction, comme pour se rappeler sa présence. Ichika dressa les épaules pour se donner contenance. Elle savait que sa petite taille et sa silhouette svelte ne prenaient pas beaucoup de place.
— Des années. (Comme ses interlocuteurs restaient cois de surprise, elle eut tout le loisir d’ajouter d’un ton hésitant : ) Dans quelques semaines, ça fera cinq ans.
Alba se ressaisit la première.
— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps avant d’en parler ?
— J’en ai parlé, rétorqua Alma en reprenant peu à peu contenance. Au Maroc, il y a même eu des annonces dans la presse, à l’époque. La police a enquêté un peu. Ils pensent qu’elle a été enlevée. Et il s’est passé cinq ans sans que j’aie de nouvelles.
Damian avait pâli, sa peau presque du même gris que le torchon sur son épaule. Il observa machinalement sa fille, se détendit puis retourna à la contemplation des verres d’eau sur la table. Kassandra n’avait pas remarqué, mais Ichika se sentit touchée. Voilà un parent qui avait un amour sincère et inconditionnel ancré dans les tripes.
— Vous avez contacté le Bureau de Casablanca, j’imagine ? Les Mutabilis marocains n’ont pas pu vous aider ?
Les questions d’Alba crispèrent brusquement le visage d’Amel. Celle-ci respira difficilement le temps de quelques battements de cœur avant d’avouer :
— Non, je n’ai jamais contacté le Bureau des Mutabilis. Parce que l’annonce aurait sûrement remonté aux oreilles des Corbeaux. Voire du Conseil.
— Quel est le problème ? s’étonna Damian en retirant ses lunettes pour les essuyer.
— Ils l’auraient tuée. (Nouvelle onde de choc chez Ichika et les Jordana.) Ou emprisonnée. Ils l’auraient privée de sa liberté. D’une façon ou d’une autre.
Cette fois-ci, Ichika réagit en premier et d’un ton brutal :
— Pourquoi ils l’auraient tuée ? Les Corbeaux sont là pour nous protéger.
— Justement. Ma fille… ma petite Nour… Ils n’auraient jamais accepté son existence. Ses pouvoirs.
— Vous êtes simplement capable de durcir votre peau, non ? Pourquoi Nour aurait-elle été un danger ?
Amel tira plus fort sur les pans de sa jupe, ce qui découvrit ses chevilles. Ses doigts étaient devenus blancs. Comme son visage.
— Nour est une Tri-Pourvue.
Alba écarquilla les yeux, Damian retint un hoquet de surprise. Quant à Kassandra et Ichika, elles eurent la même réaction : se tourner brusquement l’une vers l’autre.
Trajectoire de pensées. La compréhension qui se mit à briller dans les iris noisette de Kass confirma les doutes d’Ichika. Elle eut l’impression que ses tripes se retournaient.
— Tri-Pourvue ? insista Kassandra en se penchant de nouveau, les traits frémissant d’attente à peine retenue. Votre fille est capable de détecter les Mutabilis et de générer des nuages électriques ?
— O-Oui, bredouilla Amel d’un air effaré. Comment… comment savez-vous ?
— Votre fille n’a pas disparu, Mme Zahab, souffla Kassandra d’un ton mortifié. Elle est aux mains de l’UOM. Ils ont en fait leur assassin.



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Dernière modification par louji le jeu. 01 juin, 2023 10:27 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Heyo~

Ce chap était très chouette ! J'ai particulièrement apprécié les switchs de pdv qui permettent de garder le lecteur en haleine, bien joué ! J'ai pas pu le lâcher une fois que j'avais commencé.

Frey : sans changer, elle me tape sur les nerfs, mais bon, y a du positif ("elle allait se retenir de l'embêter" waw).
Kass : c'est chouette de découvrir ce qu'elle et Ichika font ! Et puis la politique ❤️ Ca fait écho à des trucs qu'on connaît haha (non, pas haha :') )
Jay : beh super famille hein. Entre les coincés du derche nobliaux et les assassins, on part sur de chouettes bases pour se construire.
Ichika : Son pdv (avec celui de Kass) était de loin mon préféré ! Puis cette révélation... Vraiment super !! Bravo !

J'ai hâte de pouvoir lire la suite, c'est top !

La bise~
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 14 mai, 2023 12:24 pm Heyo~

Ce chap était très chouette ! J'ai particulièrement apprécié les switchs de pdv qui permettent de garder le lecteur en haleine, bien joué ! J'ai pas pu le lâcher une fois que j'avais commencé.

Frey : sans changer, elle me tape sur les nerfs, mais bon, y a du positif ("elle allait se retenir de l'embêter" waw).
Kass : c'est chouette de découvrir ce qu'elle et Ichika font ! Et puis la politique ❤️ Ca fait écho à des trucs qu'on connaît haha (non, pas haha :') )
Jay : beh super famille hein. Entre les coincés du derche nobliaux et les assassins, on part sur de chouettes bases pour se construire.
Ichika : Son pdv (avec celui de Kass) était de loin mon préféré ! Puis cette révélation... Vraiment super !! Bravo !

J'ai hâte de pouvoir lire la suite, c'est top !

La bise~
Yooo

Génial si le switch fonctionne bien :D Je sais que ça peut être à double tranchant (ennuyer le lecteur à force de couper les PDV comme entretenir la tension entre différentes trames scénaristiques).

Frey : je comprends ton ressenti, surtout que c'est pas le genre de personnage habituel que j'écris =) Mais je l'aime beaucoup Frey, j'espère que tu finiras par l'apprécier aussi !
Kass : oui c'était l'occasion de développer un peu plus l'univers des "Mutabilis" du moins comment ils essaient de s'en sortir
Jay : mdr la base :roll: Un énième chaton maltraité par la famille
Ichika : merciii, je suis contente que ça ait fonctionné ♥

Encore un grand merci pour ton commentaire Sasa, ça m'encourage beaucoup !
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Chapitre 5
Blesser et sauver


_ _ _ _ _



Freyja



Il faisait jour quand Frey ouvrit les yeux. À travers les rideaux fleuris – avaient-ils été changés depuis le début du XXIe siècle ? – elle devina un ciel blanchi par les nuages bas d’hiver. Elle frissonna en s’extirpant des draps et trouva le courage de se déshabiller dans la salle de bains le temps d’enfiler sa tenue du jour.
Les gonds de sa porte grincèrent lorsque Freyja se glissa dans le couloir. Personne à l’horizon. Elle envoya un rapide texto à Jay pour lui demander s’il était debout et entreprit de descendre les escaliers. Au moins ceux-là ne faisaient pas de bruit.
Au rez-de-chaussée, elle retint un hoquet de frayeur quand une domestique au pas vif lui passa sous le nez pour rejoindre ce qu’elle soupçonnait être les cuisines. Elle avait oublié que les Ancesteel employaient des aides pour gérer l’intendance du manoir. S’ils n’étaient pas suffisamment nombreux pour nécessiter des cuisiniers, le ménage et l’entretien des jardins étaient une autre paire de manche.
L’estomac rempli de gargouillis, Frey suivit la domestique pressée pour l’interpeller :
— Bonjour, excusez-moi ? (Comme la femme se retournait dans un mouvement sec, sourcils froncés, Frey ourla ses lèvres d’un sourire poli.) Vous savez où je peux trouver de quoi manger un bout ? Et boire quelque chose de chaud ?
La domestique claqua la langue en donnant un coup de menton en direction de Frey.
— J’suis en train de dresser la table pour Sir Ancesteel et ses invités. Vous avez qu’à attendre.
La façon de dire avait été rude, mais au moins était-ce clair. Freyja remercia son interlocutrice avant d’opérer un demi-tour. Les mains enfoncées dans les poches de son long gilet à grosses mailles, elle se résolut à déambuler dans le manoir en attendant que le petit-déjeuner soit prêt.
Après avoir lorgné des portraits peints à l’huile dans le salon, essuyé une trace de poussière sur un manteau de cheminée et s’être amusée à estimer le nombre de pièces dans ce manoir tout en longueur et volumes conséquents, Frey remonta à l’étage. Avec la faible luminosité matinale et le silence des dormeurs, les lieux ne se prêtaient pas à la bonne humeur. Elle avait d’ailleurs du mal à imaginer Jayden enfant parcourant ces couloirs, jouant dans ces jardins, dévalant les escaliers à toute allure… Ses bêtises, son existence bruyante, n’avaient pas dues être au goût de tous.
La jeune femme ralentit le pas près d’un buffet en vieux bois sombre. Elle ne s’était pas aventurée dans cette partie du manoir la veille. Les chambres ne s’y situaient pas, après tout. Avant de poursuivre son exploration, elle inspecta les cadres photo sur le buffet. Bien qu’en noir et blanc et vieux de plusieurs décennies, l’un des clichés attira son attention. Freyja s’imagina que le petit garçon aux cheveux clairs et appuyé sur un canne en bois dégrossi était Charles Ancesteel. Jay lui avait expliqué qu’une fracture du genou survenue quand il était très jeune avait handicapé le patriarche toute sa vie.
En quelques secondes, Freyja fit le tour des Ancesteel sur cinq générations. La photo la plus récente montrait une adolescente au sourire tranquille et aux longs cheveux blonds assise devant un gâteau d’anniversaire. June, réalisa Frey en reconnaissant James Ancesteel en arrière-plan. La cousine de Jayden.
Elle trouva même un cliché avec son ami-partenaire-rival présent dessus. Les photos de Kathleen Ancesteel n’étaient pas très nombreuses. Et la plupart dataient de son enfance ou de son adolescence. Bien avant qu’elle finisse poignardée à mort au milieu des vergers familiaux. Or, les seules photos de Jay étaient celles où il posait avec elle.
— Ben merde, marmonna Frey en s’emparant du cliché qu’elle estima le moins ancien.
Jayden devait avoir huit ans – il affichait un sourire édenté, les lèvres barbouillées de chocolat. Juché sur les cuisses de sa mère, il faisait signe au photographe. Nicolas, peut-être ? À qui d’autre Kathleen aurait-elle pu adresser ce doux sourire ?
Avec un léger pincement au cœur, Frey se demanda s’il s’agissait de la dernière photo prise du vivant de la mère de Jay.

Freyja venait de reposer la photo quand des éclats de voix attirèrent son attention. D’un pas souple, elle s’avança dans le couloir que seules deux appliques murales éclairaient. Elle ne tarda pas à reconnaître le ton âpre de Charles Ancesteel. Guère honteuse d’écouter aux portes – c’était quelque part son métier – Frey s’avança jusqu’au battant d’où s’échappait la discussion. Avec qui Sir Ancesteel partageait-il cette discussion houleuse ?
La réponse ne lui tarda pas à venir sous la forme d’une plainte amère :
— Ce n’est pas moi qui ai demandé à mon père de venir.
Freyja soupira en se calant contre le mur, bras croisés. Elle se moquait d’être vue si l’un des participants sortait en trombe. Après tout, elle était censée assurer la sécurité des Ancesteel. Pour ça, elle devait être à proximité des membres de la famille Noble.
— Pourquoi l’ont-ils choisi, lui, alors ? rétorqua durement Charles en faisant racler sa canne sur le parquet.
— Sûrement parce qu’on est de la même famille. Tu as dit toi-même que tu avais demandé que je participe à l’enquête, car je suis un Ancesteel. Eh bien, c’est aussi ma famille.
Le patriarche anglais ne répondit pas dans l’immédiat. Même si elle n’avait saisi qu’un bout de conversation, Freyja imaginait de quoi il retournait. Jayden lui avait expliqué plus d’une fois les tensions entre sa famille maternelle et son père. Les Ancesteel, surtout Charles, n’avaient jamais pardonné Nicolas pour son manquement envers son épouse.
Quel manquement ? se demanda Frey avec une grimace. Il n’avait pas plus prévu l’assassinat de Kathleen que les Ancesteel.
— J’ai encore confiance en toi, Jayden.
Freyja dut se coller à la porte pour pouvoir entendre la suite. Charles avait soudainement baissé le ton. Peut-être envahi par les souvenirs douloureux de sa fille.
— Je dois cependant t’avouer que ce n’est pas le cas concernant ton père. Alors, tâche de te montrer à la hauteur de ce qu’on attend de toi.
Frey se redressa lorsque la réponse de Jay s’éleva, proche de la porte :
— Oui, grand-père.
Son ami-partenaire-rival se figea sur le seuil de la porte en bois moulu lorsqu’il l’aperçut. Avant que Jayden puisse l’obliger à reculer, Frey zieuta par-dessus son épaule. Bureau assurément vintage, même si Freyja l’aurait plutôt qualifié de « vieillot ». Bibliothèques et meubles en bois massif. Sûrement un prix indécent. Natures mortes au mur, pas de quoi égayer cette pièce déjà obscurcie par de lourds rideaux crème.
Elle eut le temps d’apercevoir Charles, son regard enfoncé et dur, sa main nerveusement agrippée au pommeau en acier de sa canne, avant que la porte se referme sur Jay et elle.
— Qu’est-ce que tu fous là, Agou ?
Le ton hostile de Jay changeait de l’attitude docile qu’il avait affichée face à son grand-père. Frey se retint de lui faire remarquer et se contenta d’un sourire innocent.
— Je vous ai entendus discuter. Je me demandais juste si vous parliez de Kyra.
— Pas vraiment, non, marmonna Jayden en fronçant les sourcils. Si j’apprends quelque chose sur lui, je te le dirai. Pas la peine de fourrer ton nez partout.
— Je suis là exactement pour ça, répliqua-t-elle en le suivant dans le couloir.
Le jeune homme roula des yeux et l’accompagna jusqu’au rez-de-chaussée, où une odeur d’œufs et de lard grillé avait envahi les lieux. Ils se rendirent dans la salle à manger, soupirèrent de désarroi en constatant qu’ils étaient les premiers et devaient donc attendre le maître de maison, puis s’approchèrent des hautes fenêtres qui donnaient sur les jardins est. Le froid nocturne avait solidifié la neige, qui couvrait buissons taillés et carrés d’herbe tenace. À intervalles réguliers, ils apercevaient des silhouettes bien emmitouflées, des jumelles suspendues au cou. La milice privée que les Ancesteel avait engagée depuis les premières attaques de Kyra ne chômait pas. Frey éprouva un bref ressentiment envers ces hommes et femmes Mutabilis qui vendaient leurs compétences au plus offrant. Oh, pour sûr, ils gagnaient mieux leur vie que les Corbeaux. Freyja, Jayden et les autres ne pouvaient compter que sur la trésorerie du Conseil, fluctuante en fonction de la bonne volonté de ses Représentants.
Alors que Freyja observait les rondeurs enneigées des collines alentours, Jay se raidit à côté d’elle. Elle bascula les yeux vers lui, ouvrit la bouche pour lui demander quelle mouche l’avait piqué, mais il la devança d’un ton hébété :
— Kyra.
Une décharge électrique dans le corps. Frey se colla à la vitre, chercha frénétiquement la silhouette enfantine de Kyra. Elle ne vit d’abord rien, du moins rien de différent que le paysage quelques secondes plus tôt.
Puis l’un des mercenaires s’effondra. Amas noir dans un océan de blanc. À une vingtaine de mètres, un autre. Jayden s’empara de son téléphone, enclencha la touche d’appel rapide. Il s’adressa en français à son interlocuteur. Nicolas.
Frey colla son front à la vitre. Ils ne pouvaient pas attendre Nico. La milice allait se faire massacrer. Son cœur fit une embardée, la projeta presque contre les carreaux gelés de la vitre.
Une mince silhouette, vulnérable entre les hauts buissons taillés et l’horizon d’un blanc criard, venait d’apparaître dans une allée. Peu inquiète d’être repérée. Kyra.




Kassandra



Kassandra passait des nuits plus paisibles depuis qu’elle avait déménagé au Japon et rencontré Ichika. Oh, il y avait bien ces passages nocturnes où sa copine la réveillait à coups de pieds et de cris, prise dans la toile suffocante de ses cauchemars. Mais, de manière générale, elle n’était plus cette ado qui se retournait les méninges à propos des cours ou des garçons.
Cette nuit, Kass ne trouva pas le sommeil. Elle ne pensa ni à l’université ni aux petits-copains. Ichika ne la réveilla même pas. Et pourtant, incapable de chasser Alma et sa fille de son esprit, elle n’avait pas su plonger dans les bras de Morphée. Ichika l’avait serrée entre les siens, mais ça n’avait pas suffi.
Lasse de chercher vainement la caresse du sommeil, Kassandra se leva. Dans son dos, Ichika remua avant de demander :
— Quelle heure ?
— Huit heures quarante-cinq.
Ichika grommela dans son oreiller. Kass la regarda faire en souriant avant de s’emparer de sa robe de chambre en fausse fourrure fuchsia. D’habitude, elle aurait dévalé les escaliers pour préparer le petit-déjeuner et faire une surprise à ses parents. Mais même son estomac s’était tu.
Elle attendit qu’Ichika se soit levée pour quitter la chambre. Côte à côte, l’une encore ensommeillée et l’autre bien réveillée, elles firent un saut à la salle de bains pour se redonner apparence humaine.

Aucun des adultes n’était débout lorsqu’elles descendirent. Sans oser faire trop de bruit, elles entreprirent donc de mettre la table et de préparer le petit-déjeuner. Penchée par-dessus les poêles frémissantes, Kass laissait son esprit divaguer vers Kyra. L’assassin Tri-Pourvu de l’UOM.
Qui était aussi Nour Zahab. Petite fille anonyme enlevée pour les dons avec lesquels elle était née.
Non, elle l’est plus, anonyme et petite fille, se corrigea Kassandra en raclant les œufs d’un mouvement sec. Nour avait aujourd’hui dix ans. Elle avait passé les cinq dernières éloignée de sa mère, entraînée par l’UOM.
— Kass.
La main d’Ichika autour de son poignet ramena Kassandra dans la cuisine envahie par les odeurs d’œufs, de jus d’orange pressé et de pain grillé. Elle coupa le feu en remarquant que le blanc de l’œuf avait commencé à sévèrement cloquer.
— Désolée, souffla-t-elle sans oser regarder Ichika. J’arrive pas… j’arrive pas à arrêter d’y penser. C’est que…
Elle faillit continuer en espagnol, car le japonais semblait soudainement lui imposer des barrières de traduction. C’était pourtant une langue qu’elle maîtrisait presque aussi bien que les natifs, grâce à son omnilinguisme et à sa vie au Japon.
Mais. Les mots, les cris silencieux, qui se bousculaient sous son crâne étaient en espagnol. C’était trop, tout d’un coup, pour que son cerveau veuille faire l’effort de transmettre des pensées dans une langue qui n’était pas celle de son enfance.
— Vas-y, Kass, l’encouragea Ichika en plantant les yeux dans les siens.
Capturée par les iris noirs de sa petite-amie, Kassandra ne put que continuer et, tant pis pour la parfaite compréhension mutuelle, ce fut en espagnol :
— Ça me rend malade, de me dire qu’une fillette a été enlevée et manipulée pendant des années… Tout ça pour servir d’outil à des gens qui estiment que seule la violence fait avancer leur cause. Et Mme Zahab a raison : si elle avait prévenu le Conseil, ça aurait été une chasse à l’homme. Si Nour était pas devenue une meurtrière pour le compte d’un groupe extrémiste, elle aurait été traquée et neutralisée par les Corbeaux.
Elle avait parlé bien trop vite et avec un vocabulaire trop complexe. La grimace crispée d’Ichika était éloquente. Ce n’était pas bien grave dans l’immédiat, elle lui redirait tout en japonais plus tard.
— Excusez-moi…
Les jeunes femmes se tournèrent vers l’entrée de la cuisine, où la silhouette hésitante d’Amel Zahab s’était dessinée. Vêtue d’un long pyjama noir, elle avait couvert ses épaules d’un châle épais pour s’assurer de ne pas avoir froid.
— Bonjour, lança Kassandra en premier.
Elle se débarrassa de son tablier pour aller à la rencontre de son invitée. Des poches assombrissaient les yeux mornes de la Marocaine. Les coins de ses lèvres tombaient naturellement vers le bas. Pourtant, Kass devina aux pattes d’oie et aux frémisses de rides sur les joues qu’Amel avait dû être une femme rayonnante par le passé.
— Parlez-moi d’elle, entonna-t-elle spontanément en arabe. De Nour. S’il vous plaît. J’aimerais mieux comprendre.
La poitrine d’Amel s’affaissa d’une respiration chargée de chagrin et de lassitude. Elle dressa pourtant les épaules et inclina le menton en direction de la cuisine.
— Le repas est déjà prêt ? Je suis plus à l’aise pour discuter si mes mains sont actives.
Kassandra se tourna vers les plaques chauffantes, n’y trouva rien d’utile. Ichika intervint en levant la corbeille où elle avait déposé les tranches de pain grillé.
— On peut faire des tartines, proposa-t-elle en anglais.
— Très bien.
Amel s’avança dans la cuisine pour se laver les mains et s’installa à la petite table en bois avec une assurance tranquille. Kassandra finit par la rejoindre, à la fois intimidée et secouée. Combien de poids invisibles tassaient cette femme sans réussir à la faire plier ?
Elles se trouvèrent rapidement un rythme commun. Ichika tranchait le pain pour le faire griller avant de le confier à Kass, qui le beurrait ou ajoutait un peu de confiture. Amel avait choisi récupérer le pain frais pour des tartines salées. Au milieu du bourdonnement du grille-pain et du tintement des couverts, la voix d’Amel s’éleva, grave et mélancolique :
— J’ai élevé Nour seule. Je vis à Casablanca, au milieu de la foule, et avec mon travail de comptable, je n’ai jamais fait d’esclandre. C’est le genre de vie qui ne m’a jamais dérangée. Et j’étais très heureuse de mon anonymat quand Nour est née. Je ne pensais pas qu’elle serait Tri-Pourvue.
Kass leva le nez de son pot de confiture à la fraise pour l’observer. Bien que son empathie lui incitait à se taire et à laisser la Marocaine lui confier son histoire, plusieurs questions lui brûlaient les lèvres. Sa curiosité, son appréhension et son impatience ne faisaient pas bon ménage.
Avant que sa conscience et son pragmatisme aient pu peser le pour et le contre, la voix d’Ichika perça le silence pour demander abruptement :
— Qui est le père ?
Les mains d’Amel ralentirent avant de se figer tout à fait. Kass se dévissa le cou pour jeter un regard noir à sa petite-amie, mais Amel lui tapota le poignet.
— Ne lui en veux pas pour sa franchise, je préfère encore cela à un silence hypocrite. (Devant la moue embarrassée de son interlocutrice, Amel s’efforça à sourire faiblement.) Je n’ai jamais réellement vécu avec le père de Nour. Nous nous sommes fréquentés quelques mois, je suis tombée enceinte et nous avons finalement fait routes séparées. Il n’a jamais su, pour notre fille.
Comme les doigts d’Amel se faisaient incertains autour du manche du couteau, elle préféra le reposer.
— Peut-être avez-vous déjà entendu parler de lui ? C’est un Bi-Pourvu d’Europe. Pendant un moment, il a été surveillé par les Corbeaux. J’imagine que c’est moins le cas aujourd’hui, car il préfère rester discret, comme moi. Il s’appelle Mateo Atzeni.
— Atzeni, répéta Kassandra avec un froncement de sourcils. Ça me dit rien.
— C’est un Bâtard, il ne peut pas porter ses noms nobles, précisa Amel en nouant ses doigts les uns aux autres. Mais il descend de deux familles Nobles européennes.
— Et c’est en combinant ses pouvoirs au vôtre que Nour est née Tri-Pourvue, comprit Ichika en les rejoignant à table, une corbeille de pain fraîchement grillé à la main.
Les cheveux sombres d’Amel lui glissèrent sur le visage quand elle baissa le nez.
— J’ai essayé tant de choses, ces dernières années. Surtout des moyens détournés pour éviter d’attirer l’attention des Corbeaux. Des détecteurs privés Humains, des mercenaires Mutabilis… Si je viens vous trouver aujourd’hui, c’est parce que je suis à court d’idées. Et d’argent. Je ne peux plus me permettre de payer autant pour ce genre de personne.
Kassandra tendit le bras pour serrer les mains fines d’Amel. L’incita à poursuivre de son silence compatissant et d’une légère pression des doigts.
— J’ai entendu tellement de bien à propos de la famille Jordana… Vous avez l’un des réseaux les plus importants du monde et ne faites pas payer grand-chose aux réfugiés qui viennent vous voir.
Si son regard glissa sur les deux jeunes femmes, il s’attarda pourtant sur Kass. Elle sentit soudain le poids des siècles d’héritage familial qu’elle avait souvent ignoré jusqu’ici.
— Je vous en supplie, Kassandra, il faut que vous sauviez ma fille.




Jayden



Frey bouscula Jayden en bondissant vers le couloir. Le jeune homme retint son téléphone de justesse entre trois doigts crispés, la voix de son père s’élevant toujours avec un accent de panique. Il ne s’était pas embarrassé de l’anglais pour donner ses ordres et le français tinta aux oreilles de Jay avec le poids de ses souvenirs d’enfance.
— Jayden, s’exclamait Nico à travers l’appareil, attends les renforts avant de…
— Frey y est allée, le coupa-t-il en s’élançant sur les pas de son amie. Je peux pas la laisser seule.
— Quoi ? Mais… Jay, non. Jayden, non !
Le jeune homme coupa l’appel avant d’enfoncer son téléphone dans la poche arrière de son jean. Quels renforts ? En dehors de la milice privée engagée par les Ancesteel, Nicolas, Freyja et lui, il n’y avait personne pour défendre sa famille maternelle. Le Conseil ne disposait pas de suffisamment de Corbeaux pour protéger toutes les familles Mutabilis en danger.
De nouveaux cris le guidèrent à travers le manoir familial. Une bouffée de vent glacial lui indiqua la porte ouverte la plus proche. Des traces de pas s’en éloignaient dans la neige. Et, à une vingtaine de mètres, Freyja. Abritée derrière une petite fontaine depuis longtemps gelée.
Un homme traversa la cour enneigée sous son nez, son arme de poing levé. Le coup de feu tira un sursaut à Jay. Alors qu’il avançait avec hésitation à l’extérieur du manoir, Kyra apparut de nouveau. Traversa sans crainte une allée entre deux rangées de buissons blanchis. Jayden banda les muscles des cuisses, prêt à déguerpir, mais le mercenaire appuya sur la gâchette pour ralentir l’ennemi. La balle atteignit Kyra en pleine poitrine puis passa par-dessus son épaule. L’assassin s’était arrêté, le temps de reprendre son souffle, mais il ne chercha pas à s’abriter des coups de feu.
Pas très étonnant dans la mesure où sa peau impénétrable le rendait insensible à ce genre d’attaque. Jay profita de cet instant d’accalmie pour bondir en direction de Frey. Elle tourna brièvement le menton vers lui avant de lui faire signe de se baisser.
— Il faut qu’ils visent les yeux, ragea la jeune femme en frappant la pierre de la fontaine sous laquelle ils se serraient. Ou la bouche. Tout sauf sa foutue peau impossible à déchirer.
Jayden se pencha dans l’espoir d’apercevoir Kyra. Jusqu’ici, l’assassin de l’UOM ne s’était jamais embarrassé d’armes. Ni tranchantes, ni contondantes, ni à feu. Il ôtait la vie en envoyant des vagues électriques figer les muscles cardiaques et respiratoires de ses adversaires. De ce point-de-vue là, Jayden espérait bien perturber l’électricité à l’aide de son magnétisme. Il ne pourrait pas le bloquer à proprement parler, mais peut-être le gêner serait-il suffisant.
Sinon, personne ne pourrait l’arrêter.

Le milicien qui se tenait à quelques mètres des deux Corneilles vida le chargeur de son Glock avant de jurer face à son inefficacité. En désespoir de cause, il tira un impressionnant couteau d’un fourreau de son pantalon.
Frey hurla pour couvrir le bruit des tirs qui provenaient des jardins plus éloignés :
— Ça sert à rien ! Ni les balles ni votre foutu couteau ! Vous allez mourir.
Le mercenaire les ignora. Son poing ganté fermement serré autour de son couteau, il s’élança vers Kyra. Jayden vida ses poumons, dans l’attente du bruit mat qui ne manquerait pas de signaler la mort du milicien. L’air qui lui gelait la gorge commençait à engourdir toute sa poitrine.
— Jay, l’appela Freyja en lui empoignant le bras, faut que tu fasses un truc. Mes pouvoirs servent à rien dans l’immédiat. Mais toi…
Le jeune homme déglutit péniblement en rendant son regard mortel à son amie. Alors qu’il prenait appui sur ses paumes pour se dresser face à Kyra, un cri étranglé se répercuta contre les façades du manoir. La nuque couverte de sueur malgré le froid, Jayden se concentra et activa son magnétisme. Frey grogna derrière lui, attirée dans sa direction par un quelconque objet en métal qu’elle portait sur elle. Jay finit par recevoir une boucle d’oreille contre sa veste. Il la récupéra au creux de sa main puis s’élança.
Kyra se trouvait à une dizaine de mètres, occupé à repousser trois gardes. Deux le criblaient de balles, le troisième avait le bout des doigts en flammes. Jayden inversa son magnétisme à temps pour éviter d’être fusillé malgré lui. Les gardes le considérèrent une demi-seconde avant de retourner à leur attaque.
Dans un premier temps, Jay se contenta de repousser les balles qui dépassaient Kyra. Le mercenaire aux capacités pyrokinésistes était actuellement leur meilleur atout. La peau impénétrable de Kyra n’était pas ignifuge. On pouvait le carboniser.
Carboniser un enfant.
Le magnétisme de Jayden cilla. Une balle lui atteignit le bras en l’éraflant. Il jura, tomba sur un genou sous le coup de la surprise et repoussa tout autour de lui par pur instinct.
— Bordel !
Le cri d’un milicien, il ne savait lequel, le coupa dans son élan. Son cœur rata un battement, un gémissement étouffé remonta sa gorge. Il n’avait quand même pas…
Le mercenaire pyrokinésiste était au sol, les mains plaquées sur sa cuisse. L’un de ses camarades se plaça devant lui tandis que le deuxième occupait Kyra en visant sa tête.
— Jay, abruti ! cracha Freyja en courant dans sa direction.
Ses Doc Martens dérapèrent sur la neige quand elle se glissa aux côtés de Jay. Il se tourna vers sa coéquipière, s’apprêta à prendre appui sur elle. La gifle qu’elle lui colla fit vibrer toute sa boîte crânienne. Il se rattrapa in extremis sur un coude avant de finir par terre.
— Ils vont mourir par ta faute ! siffla-t-elle à son oreille en agrippant son col. T’es le seul à pourvoir bloquer les pouvoirs de Kyra, alors bouge-toi.
L’ordre remboîta la cervelle de Jayden. Il plaqua une main sur son bras blessé, se releva péniblement et avança vers Kyra. Avec un grognement dû à la concentration, Jay chercha au fond de lui son étonnant pouvoir d’attraction et de répulsion sur les métaux.
Il ne fut cependant pas assez rapide pour empêcher Kyra d’abattre le garde qui le couvrait de balles. L’homme s’effondra en portant la main à sa poitrine, le visage figé pour l’éternité.
— Kyra !
Jayden s’étonna de l’appel qui lui déchira la gorge. Plus qu’un appel. Une question.
Qui es-tu, Kyra ? Que veux-tu ?
L’assassin de l’UOM se tourna vers lui. Ses cheveux coupés ras étaient couverts de flocons de neige. Son visage crispé fut traversé d’un éclair de rage quand il remarqua que son électricité n’obéissait plus à ses ordres.
Les lèvres de Kyra s’entrouvrirent. Jay se redressa, anticipa les interrogations de Kyra. Aux dernières nouvelles, l’enfant n’avait jamais discuté avec ses cibles. Et, si ça avait été le cas, les morts avaient emporté les mots dans leurs tombes.
Ce fut un cri. Un hurlement. Pure rage. Impuissance momentanée.
Bousculé par cette lamentation qui déchira le ciel, Jay recula d’un pas. Une détonation lui vrilla les tympans avant qu’il puisse se mettre hors de portée de l’ennemi. Sous ses yeux écarquillés, Kyra fut projeté en arrière. Le tir l’avait atteint à la lèvre.
Les joues et le menton éclaboussés de sang, Kyra se mit à ramper dans la neige en gémissant.
— Jay, qu’est-ce que t’attends ? s’époumona Nicolas depuis la porte ouverte du manoir.
L’intéressé dévisagea son père, l’arme au creux de sa main. Il avait tiré. Sur un enfant désarmé. Secoué par un spasme nauséeux, Jayden tituba dans la neige fondue.
— Jay, maintenant !
Freyja l’avait rejoint pour l’aider à rester debout. Le jeune homme expira, ravala la bile qui lui brûlait la gorge. Ferma les paupières pour rester concentré sur le magnétisme qui vibrait dans ses cellules.
Les gémissements de Kyra se muèrent en pleurs. Douleur, effroi.
Un gamin.
Jay rouvrit les yeux, considéra la silhouette enfantine qui se tortillait dans la poudreuse. Les gouttes cramoisies qui constellaient la toile blanche autour de lui. Jayden s’avança dans sa direction. Kyra se retourna, le dévisagea. L’ébahissement se disputait la terreur dans ses yeux.
L’enfant se releva. Sa lèvre explosée découvrait des dents de lait ensanglantées. Jayden était à présent suffisamment proche pour le plaquer au sol en poussant sur les pièces de métal qu’il portait lui. En étant vif, il aurait même pu instaurer un bref contact physique pour bourrer son cerveau d’hallucinations.
Il n’en fit rien.
Kyra tourna les talons et déguerpit. Nicolas et Freyja hurlèrent dans le dos de Jay. Le dépassèrent en courant. Nico tira, manqua sa cible. Les miliciens qui étaient encore debout se lancèrent à sa poursuite.
Quand les silhouettes de l’assassin et des gardes eurent disparu à l’horizon, Frey revint sur ses pas. Saisit Jay au col, éructa à quelques centimètres de son visage.
Le jeune homme ferma les yeux, sourd aux reproches, à sa culpabilité. Avec le silence vint finalement le noir. Il se laissa couler dans l’inconscience, reconnaissant de sa douceur.




Ichika



Ichika contemplait son reflet. Sondait le brun presque noir de son regard. Examinait les courbes subtiles que ses muscles dessinaient sur ses épaules et ses bras. Comptait les cicatrices.
Son débardeur et son pantalon de treillis en masquaient certaines. Certainement pas toutes. Elles hachuraient ses avant-bras, constellaient ses mains, enserraient sournoisement la naissance de sa gorge.
Dans le miroir, la porte s’ouvrit sur Kass. Sa copine se figea en remarquant l’expression d’Ichika. Ses yeux noisette mis en valeur par un fard à paupière doré se voilèrent. Sans un mot, elle glissa les doigts sur l’épaule nue d’Ichika.
— Il faut qu’on la sauve, lâcha-t-elle avant que les mots ne la fuient – encore.
— Nour ?
— Oui.
Kassandra laissa retomber sa main, s’avachit sur le rebord de la baignoire avec un gros soupir. Ce n’était pas son genre de se laisser abattre, de rester les yeux dans le vide. La demande d’Amel les plongeait toutes les deux dans un océan de doutes et de colère.
— Tu crois qu’on est assez fortes pour y arriver ?
Ichika s’arracha à son reflet pour considérer la femme qu’elle aimait. Elle ne connaissait pas d’individu plus résilient et solide que sa copine.
— Ne me regarde pas comme ça, déplora Kass avec une grimace embarrassée. Je ne voulais pas dire que tu n’es pas assez forte. Tu l’es largement assez pour ce genre de mission. Mais moi ? Tu sais que le terrain, l’action, ce n’est pas mon truc. Tout ce que je sais faire, c’est parler. Littéralement.
— Tu es diplomate, fédératrice, répliqua Ichika en s’avançant vers elle. Tu es la clé de réussite de la moitié de nos missions, Kass.
— Et toi, l’autre moitié, sourit l’intéressée en prenant les mains que sa copine lui tendait.
Ichika s’accroupit pour être à hauteur de Kassandra. Comme l’avait expliqué Kass, c’était elle qui était douée pour parler. Pour communiquer, rassurer, encourager.
— Tu sais, je crois que nous allons avoir autant besoin de tes capacités que des miennes. Nour est manipulée depuis cinq ans par des fanatiques. On ne la convaincra pas en se montrant violent envers elle.
— Je suis bien d’accord, soupira Kass en quittant le rebord de la baignoire pour s’installer à califourchon à même le sol. Mais Nour reste une Tri-Pourvue qui baigne dans la violence depuis des années. Ça m’étonnerait qu’elle nous laisse l’embarquer sans réagir.
Assises face à face, les deux jeunes femmes échangèrent un long regard où se cognèrent des souvenirs communs. Il y a encore quelques années, c’était une autre jeune fille qui souffrait et cherchait une échappatoire.
— Elle ne voudra peut-être pas être sauvée, murmura Kassandra en glissant son pouce sur le poignet de sa petite-amie. Si elle obéit à l’UOM sans broncher, c’est qu’elle pense y avoir sa place.
— Il faut simplement qu’elle découvre qu’on l’attend ailleurs, affirma Ichika d’un ton assuré. Alors, moi j’essaie de faire en sorte qu’elle ne nous tue pas sur le coup. Toi, tu la convaincs qu’il y a une famille qui n’attend que son retour. Qu’elle a un avenir ailleurs, et moins sanglant.
Ichika avait frotté machinalement les cicatrices à l’intérieur de son avant-bras gauche. Kass enveloppa ses doigts pour les attirer contre sa poitrine. Même sur les phalanges, les petites coupures pâles envahissaient la peau halée d’Ichika.
— Je comprends que tu trouves cela dangereux, marmonna Ichika en se redressant. Si le Conseil a décidé de prendre les devants et a envoyé ses oiseaux de malheur sur la trace de Kyra, nous aurons d’autres opposants. Si tu penses que c’est trop dangereux de nous mettre les Corbeaux à dos…
— Nous pourrions les éviter, suggéra Kassandra avant que sa copine termine sa phrase. Peut-être que Sam pourra nous communiquer leurs déplacements…
Ichika se renfrogna puis soupira. Elle devait cesser de réagir instinctivement à la mention de Samuel. Sa jalousie finissait par l’agacer elle-même.
— Tu as raison, acquiesça Ichika après quelques secondes. Sam nous aidera beaucoup.
Un mince sourire agita les lèvres maquillées de Kass. Sans l’avoir vraiment prévu, Ichika se pencha pour les embrasser. Surprise, mais loin d’être mécontente, Kassandra la laissa faire. Les joues chaudes, Ichika se cala contre la lavabo le temps que son cœur se calme. C’était plutôt Kass qui initiait les contacts physiques entre elles. Mais elle en avait eu envie, là, maintenant.
— Pardon, murmura-t-elle après coup. J’aurais dû demander. Comme tu le fais pour moi.
— C’est pas grave, Chica. Vraiment pas.
Elles échangèrent de nouveau un regard. Plutôt de connivence, cette fois-ci.

— Alors, reprit Ichika tandis qu’elles quittaient la salle de bains pour rejoindre la chambre de Kassandra, quand est-ce qu’on annonce à Amel notre décision ?
— Après le déjeuner ? Je crois qu’elle est retournée se reposer avant qu’on passe à table.
Ichika acquiesça du menton avant de la suivre dans la pièce baignée par les rayons du froid soleil d‘hiver. Alors que Kass s’éloignait pour mettre de l’ordre dans ses valises ouvertes à la va-vite, Ichika s’attarda près du bureau. Une demi-douzaine de pots à stylos et autres fournitures envahissaient le plateau. Les crayons à papier étaient surmontés de gommes aux formes originales, les règles transparents couvertes de strass, les cahiers personnalisés avec des photos de musiciens et d’acteurs.
— Si on s’était connues ados, lança Ichika en s’emparant d’une trousse rose pâle avec des chats brodés dessus, je crois qu’on se serait jamais adressé la parole.
— Oh, je sais pas, nuança Kassandra avec de l’amusement dans la voix. J’ai toujours aimé faire connaissance avec les gens qui me ressemblent pas.
— Et tu as bien fait. Je ne serais pas là avec toi, sinon.
Kass se détourna de son rangement pour lui sourire avec chaleur. Le même sourire qu’elle affichait sur les clichés punaisés au-dessus de son bureau. Au parc de Gaudí à Barcelone. Dans une cour de récréation, entourée d’amis collégiens. Dans les bras de Samuel, quand ils étaient au lycée.
Ichika d’en détourna avec un pincement au cœur. Ce n’était plus de la jalousie. Ou peut-être que si. Jalouse d’une vie d’adolescente dont elle avait été privée. Amère de ne pouvoir afficher fièrement des souvenirs heureux. Attristée de vivre sans passé à raconter.
— Ichika, tu te sens prête à te lancer dans cette mission ?
L’intéressée se tourna vers Kassandra, agenouillée devant sa valise. Elles repartiraient dès que possible, une fois Amel tenue au courant.
— Comment ça ?
— Eh bien, c’est Nour… J’ai peur qu’elle… Tu ne risques pas de te revoir en elle ?
— Si. Sûrement. (Ichika se frotta le front dans un geste nerveux.) Tant pis. Je dois le faire. On doit le faire.
Kassandra ne trouva rien à répondre. Comme elle plongeait les mains dans les tas de vêtements, Ichika pinça les lèvres. Elle devait se montrer forte pour deux si Kass flanchait à cause des doutes. Cette mission lui importait. Pour Nour, pour cette fillette emprisonnée dans une toile de violence sur fond d’idéologie. Pour elle-même, dans une volonté cathartique. Pour leur couple, pour renforcer ce qu’elles avaient commencé à construire. De manière plus pragmatique, pour gagner leur vie aussi. Amel avait assuré une compensation financière en échange des services des jeunes femmes.
Une sonnerie de notification l’extirpa de ses pensées. Ichika avait reconnu le son spécial que Kassandra avait attribué aux messages de Sam. Et l’ex de sa petite-amie ne la contactait que pour des informations liées aux Corbeaux.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— C’est Kyra. (Kassandra se releva précipitamment de sa valise, blême.) Il a attaqué de nouveau. Les Ancesteel, cette fois. Il y a des morts.
— Parmi les Nobles ?
— Non, des gardes. Apparemment, le Conseil a envoyé à temps des Corbeaux protéger la famille.
— Et Nour ? Elle a pu fuir ?
— Oui, Sam me dit que ni les Corbeaux ni les mercenaires engagés par les Ancesteel n’ont réussi à la rattraper.
Ichika ferma brièvement les yeux, soulagée. Mais l’angoisse fit rapidement son retour.
— Il faut qu’on parte le plus rapidement possible, lâcha-t-elle en considérant sa petite-amie. Les Corbeaux vont la traquer et, contrairement à nous, ils ne veulent sûrement pas la sauver.



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Dernière modification par louji le ven. 23 juin, 2023 10:09 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Et bonzoinr.

Frey : j'ai hâte de la voir tomber un peu pour qu'elle soit un peu plus humaine. J'imagine bien que son comportement bravache cache quelque chose (aka une enfance à se durcir contre le moindre petit commentaire car elle doit avoir pas mal d'yeux rivés sur elle étant donné la position de sa mère). C'est bien chouette de découvrir les systèmes et les rouages de l'univers en tout cas (avec les milices et les moyens accordés aux Corbeaux) ! C'est complexe et réfléchi, j'aime !
Kass : Jelem. Plus sérieusement, c'est super cool de voir que les pouvoirs des Mutabilis sont influencés par leurs émotions (pareil avec Jay plus tard ! Quand on y réfléchit un peu, ça apparaît normal mais j'y avais pas pensé !). Ca donne des p'tites idées sur les Mutabilis qui sont pas biens et ce qu'ils pourraient faire... Surtout s'il y a décompensation :v
Jay : aïe aïe aïe, p'tit chat, c'est compliqué de gérer tout ça. Je me pose des questions (peut-être concons) : comment ça se fait que magnétisme > électricité ? Parce que polarité des courants (je me comprends) ? Pareil pour la peau de Kyra, pourquoi ça marche pas sur les yeux et la bouche ? Même si la peau est fine, elle pourrait la rendre impénétrable ?
Ichika : Jelem aussi. Ca va être intéressant de voir comment elle va gérer son identification à Kyra/Nour. Moi j'dis, Kass et elle l'adoptent en on en parle plus. Franchement, niveau émotionnel, tes persos sont incroyables. Ichika est tellement consciente et dans l'acceptation de ce qu'elle ressent, c'est beau.

Hâte de lire la suite !

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louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 04 juin, 2023 5:33 pm Et bonzoinr.

Frey : j'ai hâte de la voir tomber un peu pour qu'elle soit un peu plus humaine. J'imagine bien que son comportement bravache cache quelque chose (aka une enfance à se durcir contre le moindre petit commentaire car elle doit avoir pas mal d'yeux rivés sur elle étant donné la position de sa mère). C'est bien chouette de découvrir les systèmes et les rouages de l'univers en tout cas (avec les milices et les moyens accordés aux Corbeaux) ! C'est complexe et réfléchi, j'aime !
Kass : Jelem. Plus sérieusement, c'est super cool de voir que les pouvoirs des Mutabilis sont influencés par leurs émotions (pareil avec Jay plus tard ! Quand on y réfléchit un peu, ça apparaît normal mais j'y avais pas pensé !). Ca donne des p'tites idées sur les Mutabilis qui sont pas biens et ce qu'ils pourraient faire... Surtout s'il y a décompensation :v
Jay : aïe aïe aïe, p'tit chat, c'est compliqué de gérer tout ça. Je me pose des questions (peut-être concons) : comment ça se fait que magnétisme > électricité ? Parce que polarité des courants (je me comprends) ? Pareil pour la peau de Kyra, pourquoi ça marche pas sur les yeux et la bouche ? Même si la peau est fine, elle pourrait la rendre impénétrable ?
Ichika : Jelem aussi. Ca va être intéressant de voir comment elle va gérer son identification à Kyra/Nour. Moi j'dis, Kass et elle l'adoptent en on en parle plus. Franchement, niveau émotionnel, tes persos sont incroyables. Ichika est tellement consciente et dans l'acceptation de ce qu'elle ressent, c'est beau.

Hâte de lire la suite !

La bise~
Zaaaluut

Frey : elle va se détendre. Un peu. Ce sera déjà bien :lol: Je comprends ton désarroi face à ce genre de personnage, mais elle est aussi très motrice pour l'histoire et l'évolution des personnages =) Mais ouais elle s'est durcie dès l'enfance (y'aura un bout de chapitre consacré à ça), elle s'est durcie pendant sa formation de Corneille (j'ai failli écrire Fantôme, matrixée par S.U.I la meuf), du fait qu'elle est une jeune femme racisée lol, et de son caractère tout simplement.
Merciii pour les rouages ! J'essaie d'intégrer les choses petit à petit :)

Kass : Ouiiii, la choupinette de l'histoire Kassi ♥ Et yes pour les capacités, sinon pas drôles hein 8-)

Jay : alors j'ai quelques éléments de réponse à te fournir, mais pas forcément l'exactitude scientifique derrière (désolée les coupains scientifiques, mais un peu la flemme de me tordre le cerveau pour des explications que je ne pourrais en plus pas caser sans transformer KYRA en SF oskur). Pour ce qui est du magnétisme, ça joue effectivement sur la polarité des courants. En fait, quand il "active" son pouvoir, il attire ou repousse toutes sources métalliques. Ce faisant, il utilise son propre corps comme un aimant. Et les nuages électriques de Kyra sont alors complètements perturbés par ça et Kyra en perd le contrôle/les vagues électriques disparaissent. MAIS comme le dit Jay, c'est hyper imprécis et imprévisible. Son rayon de magnétisme (que je n'ai pas déterminé oups) pourrait très bien ne pas être assez large pour les nuages électriques. En ce qui concerne Kyra, je suis partie du fait que les muqueuses (et les yeux) pouvaient pas êtres durcies à l'instar de l'épiderme classique. Bon, déjà, ça évite un personnage ultra cheaté, faut bien des failles, puis ça me paraissait cohérent ? Mais ça l'est peut-être pas ! Ca peut complètement valoir le coup que je l'explique. Mais du coup, j'en reviens aux muqueuses. Les tissus sont pas les mêmes, comme tu dis. Et j'ai aussi une autre règle, qui est implicite, sur les Mutabilis (pour éviter d'en faire des persos giga cheatés mdr) : ils peuvent pas vraiment contrôler ce qui est à l'intérieur d'eux-mêmes. Par exemple, Ichika ne peut contrôler que le sang en-dehors de ses veines. Là, je me dis que les muqueuses, en contact avec l'extérieur / tout en étant dans le corps, sont des zones qui passent à la trappe du durcissement. Sans compter le fait que les tissus sont en plus hyper différents des couches de la peau "normale".
bon du coup j'ai fait des chad d'explications longues

Ichika : j'suis contente qu'elle te plaise, c'est le personnage que j'ai le plus de mal à écrire 🥲 Parce que son caractère / son histoire / ses particularités sont tellement éloignés de mon propre vécu que c'est une danse de doutes à chaque chapitre haha. Mais je veux tellement écrire son évolution, la façon dont elle va gérer tout ça, effectivement !

Encore un grand merci pour ton commentaire, ça me fait toujours autant plaisir ♥
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Heyo~

Frey : C'est sûr qu'elle a pas la vie facile, bichette ! J'ai hâte d'accrocher mieux, parce qu'elle a l'air vraiment chouette quand on la comprend. Mais ouais, un p'tit coup de détente, ça ne ferait pas de mal :lol: (MDR S.U.I est de partout).

Jay : Ah, je comprends mieux !! Tkt, tes explications sont pas chad, elles sont justes bien :lol: Mais en effet, ça paraît logique parce que sinon ce serait méga cheaté. Merci !

Ichika : Vouiii mimine. En tout cas, bravo parce qu'elle est très chouette.

La bise~
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 11 juin, 2023 2:50 pm Heyo~

Frey : C'est sûr qu'elle a pas la vie facile, bichette ! J'ai hâte d'accrocher mieux, parce qu'elle a l'air vraiment chouette quand on la comprend. Mais ouais, un p'tit coup de détente, ça ne ferait pas de mal :lol: (MDR S.U.I est de partout).

Jay : Ah, je comprends mieux !! Tkt, tes explications sont pas chad, elles sont justes bien :lol: Mais en effet, ça paraît logique parce que sinon ce serait méga cheaté. Merci !

Ichika : Vouiii mimine. En tout cas, bravo parce qu'elle est très chouette.

La bise~
De manière générale, Frey est un peu sur les nerfs, je vais pas te mentir :roll: Mais elle a ses moments + chill

Yes, les explications :roll: À voir si j'en rajoute pas à la réécriture, du coup.

Merci ♥
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Chapitre 6
Londres et trains


_ _ _ _ _



Freyja



Comme à son habitude, Freyja écoutait aux portes.
Elle n’en éprouvait pas la moindre gêne ou culpabilité. Non seulement sa formation de Corneille l’avait depuis longtemps désensibilisée à l’embarras lié à l’espionnage, mais elle n’avait en plus pas d’autres choix. Après tout, ce vieil aigri de Charles Ancesteel avait refusé qu’elle participe à la réunion avec James et Nicolas.
Frey grommela pour elle-même en cherchant une position plus confortable contre la porte de bois ouvragé. Quel élément de son existence de jeune femme aux origines africaines déplaisait le plus au patriarche ? Tous, sûrement.
— J’ai bien compris, Nicolas, grondait justement l’acariâtre Charles Ancesteel. Mais je ne suis pas certain que ce soit la meilleure solution. Nous ne ferions que nous exposer encore plus au danger.
— Papa, il a raison et tu le sais. Le magnétisme de Jayden a fonctionné. Il a pu repousser les vagues électriques de Kyra. Nous devons absolument nous appuyer là-dessus.
Il y eut un raclement d’acier contre le parquet. Cette foutue cane commençait à taper sur le système de Frey.
— Pour ce que ça a donné, fit remarquer Charles d’un ton glacial. Des morts, un Corbeau blessé et un ennemi qui s’est enfui.
— Le Corbeau en question est votre propre petit-fils, intervint Nicolas d’une voix sourde. Et je vais lui parler. J’attendais simplement qu’il se réveille.
Une grimace plissa les lèvres de Frey. Après s’être effondré dans la neige, Jay avait été emmené jusqu’au manoir, où Nico et Freyja s’étaient chargés de le soigner. Il n’avait qu’une légère entaille au bras due à la balle, rien de grave. Pourtant, cet imbécile n’avait pas arrêté de dormir depuis. Sûrement l’utilisation de son magnétisme. Et son cœur trop sensible.
— James, reprit le patriarche derrière la porte. J’espère que tu es prêt à assumer la venue de ta femme et de ta fille ici. Si Kyra attaque de nouveau…
— June a hérité de mon magnétisme, papa. Et Louise nous aidera à entendre Kyra avant qu’il n’arrive.
Un grommellement sonore s’éleva en réponse. Il avait bien fallu les arguments de son fils, de son ex-beau-fils et la preuve que Jay avait – plus ou moins – fait son job pour qu’il accepte. Le fait que June et Louise soient de la gent féminine avait possiblement un lien avec son scepticisme.
De nouveau un raclement de cane. Rapidement suivi de pas. Freyja se redressa en souriant pour elle-même. Il était temps de filer.

Jay avait une mine épouvantable. Malgré ses nombreuses heures de sommeil, ses yeux étaient cerclés d’un violet délavé. De nature assez pâle, il avait réussi à devenir encore plus blafard. Alors qu’il descendait les escaliers, Freyja se demanda s’il allait s’effondrer.
— Ben bordel, Ancesteel de Sauvière, l’accueillit-elle d’un ton incrédule.
Son absence de répartie et le regard éteint qu’il peina à porter dans sa direction inquiétèrent réellement la jeune femme.
— Ton bras te fait mal ? Tes pouvoirs t’ont vidé à ce point ?
— Non, murmura-t-il laconiquement avant de se diriger vers la cuisine où l’attendait une assiette refroidie depuis longtemps.
Il traînait tellement les pieds que Frey préféra le talonner pour le soutenir si besoin. Malgré tout, il atteignit la table de la salle à manger et s’effondra sur une chaise. Sans un mot, Jay souleva le couvercle en plastique et attaqua son repas. Freyja s’assit en face de lui avec une moue dégoûtée.
— Bordel, tu veux pas faire réchauffer ?
Jay leva brièvement les yeux de son omelette avant de hausser les épaules.
Quand, enfin, il prit la parole, ce fut pour demander :
— Alors, mon grand-père a accepté de faire venir June et Lou ?
— Oui. Nico va sûrement t’en parler.
À la mention de son père, le jeune homme sembla se tasser encore plus. Freyja ne le quitta pas des yeux tandis qu’il se forçait à avaler le moindre bout d’omelette.
Sa patience ayant fini par s’éroder, elle explosa :
— Jayden, tu vas parler, oui ?
Surpris par la véhémence de sa collègue, il figea le mouvement de sa fourchette à mi-chemin et laissa tomber son dernier morceau d’omelette. Avant qu’il ait eu l’idée de le récupérer, il s’évapora tout bonnement de son assiette en provoquant une légère détonation.
— Pardon, gronda Freyja d’un ton morgue, mais tu m’emmerdes.
— Frey, chuchota-t-il d’un air atterré. T’aurais pu me…
— Te rien du tout, tu sais que le corps humain est bien trop gros pour que je puisse l’affecter. (Elle lui adressa un rictus.) Ça vaudra pour ton petit coup de stylo dans le train.
Il se rembrunit, repoussa son assiette et se leva avec un regard noir pour Frey. En sortant de la salle à manger, il manqua percuter Nicolas. Leur responsable le rattrapa par les épaules avant de zieuter vers Freyja.
— Rassieds-toi, Jay. Je dois vous parler.
Le jeune homme ne chercha pas à tenir tête à son père. Avec un soupir, il rejoignit l’imposante table en bois, secondé par Nicolas. Celui-ci poussa deux feuilles au milieu du plateau et les tapota.
— Vos billets de train. Vous partez pour Londres cet après-midi.
— Quoi ? s’étrangla Jay. Mais on vient d’arriver ! Pourquoi on doit repartir ?
Avant que Nico ait pu répondre, son fils enchaîna d’une voix crispée :
— C’est parce que j’ai… laissé filer Kyra ? On me retire de la mission ?
— Mais laisse-le terminer, grommela Frey en roulant des yeux.
— C’est un billet aller-retour, précisa Nicolas une fois le silence revenu. Frey et toi allez escorter Louise et June jusqu’au manoir. On ne sait pas quel est le niveau d’informations de l’UOM. Au cas où, on s’est mis d’accord avec James et Charles de ne pas les laisser venir seules.
La lueur de compréhension qui passa dans les yeux marron de Jay précéda un éclair de doute. Freyja se demanda s’il était si facile de lire en lui ou si leurs années de formation côte à côte les avaient rendus familiers des expressions de l’autre.
— Et le manoir ? Nous avons perdu beaucoup de gardes hier soir, comment vous allez le protéger ?
Une brève grimace traversa le visage de Nico.
— Je vais rester ici avec Charles et James. Nous serons bien mieux préparés si Kyra revient. Même si je doute franchement qu’il se montre de sitôt. Nous l’avons déstabilisé en le repoussant. C’était la première fois.
Ces mots, qui auraient dû rendre quelque peu le sourire à Jayden, ne firent qu’aggraver sa moue coupable.
— Je suis désolé, j’aurais dû l’arrêter.
— Personne ne t’a accusé, souffla Nicolas d’une voix adoucie. Tu as déjà accompli un beau travail en repoussant Kyra avec ton magnétisme.
Freyja préféra se taire, car elle était plus de l’avis de Jay que de celui de Nico. Elle comprenait que leur chef souhaite entretenir le moral des troupes, mais elle craignait qu’il se montre trop laxiste. Après tout, c’était son propre fils dont il était question.
— Tu te rattraperas, dit-elle à la place de sa pensée véritable, plus piquante. Mais faut que tu sois prêt à affronter Kyra, Jayden. Tu as fait preuve de pitié. Mais lui ne connaît pas ça.
Sur ces mots, Frey récupéra son billet de train, hocha la tête pour saluer son chef et s’éloigna. Elle hésita à serrer brièvement l’épaule de Jay pour le réconforter, mais se retint.
Il devait s’endurcir.




Kassandra



Kassandra enfila ses gants avec soulagement lorsqu’elles surgirent du métro londonien. L’hiver de la campagne madrilène et celui de la cité anglaise n’avaient pas grand-chose à voir. Engoncée dans son anorak noir, Ichika lui adressa un sourire moqueur alors qu’elles s’engageaient sur le trottoir pas encore trop occupé à cette heure. Les millions d’actifs de la capitale étaient majoritairement au chaud dans les bureaux, usines et autres institutions.
— Combien de temps il nous reste ? s’enquit Ichika en observant les vélos qui louvoyaient entre les rares véhicules au milieu de la deux-voies. Avant le train pour Bristol ?
Kass fouilla la poche de son manteau pour en extirper leurs billets. Comme souvent, elle avait la charge de conserver leurs documents et affaires importantes. Fonceuse, Ichika avait tendance à les perdre – quand elle n’oubliait carrément pas de les emporter.
— C’est cet après-midi à seize heures. On a cinq heures à peu près.
Sa copine acquiesça distraitement, absorbée par l’observation de l’environnement urbain. Ce n’était pas tant la ville que les différences culturelles, structurelles et esthétiques qui devaient la bousculer. Après tout, Fukuoka n’avait rien d’une bourgade de campagne.
— Tu voudrais voir quelque chose en particulier ? lui proposa Kassandra en lorgnant les réminiscences de décorations de Noël dans les vitrines.
— Je ne sais pas trop. Tu connais déjà, toi ?
— Oui, j’y étais allée avec Sam pour des vacances.
Kass s’obligea à ne pas s’en vouloir de mentionner son ex. Elle savait qu’Ichika avait tendance à se braquer en entendant son nom, mais ça ne pouvait pas durer. Samuel était depuis longtemps sorti de sa vie intime. S’ils étaient encore en contact aujourd’hui, c’était uniquement pour des discussions professionnelles.
C’était d’ailleurs grâce à lui qu’elles se trouvaient à Londres en ce moment-même. Les informations qu’il lui avait communiquées leur avaient permis d’établir un itinéraire précis. Elles avaient pris un avion depuis Madrid de bonne heure et prévoyaient de rejoindre Bristol en fin de journée.
Quitter Damian et Alba avait arraché quelques larmes frustrées à Kass. Elle n’avait pas vu ses parents pendant des mois et avait dû partir presqu’aussitôt. Elle avait néanmoins fait sa valise le cœur rempli des remerciements d’Amel Zahab. Et des encouragements de ses parents : bien qu’ils aient juré de conserver l’identité de Kyra secrète, ils souhaitaient que cette menace soit stoppée. Pour l’une des familles les plus cosmopolites et diplomates des Mutabilis, cette affaire d’assassinats n’avait rien d’une partie de plaisir. Damian et Alba n’avaient pu que soutenir les jeunes femmes dans leur périple, tout en leur conjurant de revenir saines et sauves.

Pour le déjeuner, elles firent étape dans un petit restaurant niché à l’angle d’une ruelle. La décoration cottage avec ses plaids épais jetés sur les fauteuils à rayures, ses coussins dépareillés et moelleux en association avec des papiers peints aux teintes pastel était comme un cocon tiède au cœur de l’hiver.
Curieuses, mais plutôt prudentes, les jeunes femmes optèrent pour un simple fish and chips. Elles s’installèrent ensuite sur une banquette en velours avant de s’enrouler de plaids mis à disposition. Quand on leur apporta leurs cafés, elles prirent le temps de discuter le temps qu’ils refroidissent un peu.
— Une fois à Bristol, on fait comment ? attaqua Ichika en remontant les jambes contre elle pour avoir plus chaud.
— Je sais pas trop, avoua Kassandra avec une moue gênée. Les dernières infos mentionnent l’attaque de Nour sur le manoir des Ancesteel et qu’elle a pris la fuite, mais rien de plus. Elle a pu rester dans le coin comme tenter sa chance ailleurs.
— Tu crois qu’elle serait partie sans finir son… travail ? L’UOM a l’air vraiment déterminé à exterminer les Nobles. Je suis pas sûre qu’ils tolèrent l’échec.
— Tu as raison, soupira Kassandra en ramenant en arrière une boucle de cheveux. Ça reste notre meilleure piste. Nour est sûrement restée dans les environs et doit attendre une nouvelle fenêtre de tir.
Les conversations lointaines et le tintement des couverts parvenaient à peine à Kass. Elle songeait à Nour, l’imaginait crapahutant dans la neige pour arracher des vies sans même avoir conscience de l’acte. Son attaque sur les Ancesteel se concluait pour la deuxième fois par un échec. La première fois, la milice armée l’avait surprise et poussée à faire demi-tour sans qu’elle ait pu vraiment s’avancer. Cette fois-ci, c’étaient apparemment les Corneilles dépêchées sur place qui l’avaient mise en déroute.
Un frisson remonta les flancs de Kass, qui resserra les doigts autour de son mug de café. Elle n’avait jamais fait complètement confiance aux Corbeaux. Ils étaient la main de fer dans le gant de velours que sa famille s’efforçait de représenter aux yeux des Mutabilis du monde entier. Le bras armé d’un Conseil qui n’avait jamais été accepté universellement.
Et leur branche dédiée aux opérations discrètes la mettait encore plus mal à l’aise. Les Corneilles n’étaient pas nombreuses et agissaient généralement à l’insu de la plupart des Mutabilis. Contrairement aux Corbeaux, qui devaient des comptes à chaque Bureau des Mutabilis et aux Représentants du Conseil plus largement.
Kass ne savait pas quel genre de Corneilles avait été envoyées auprès des Ancesteel, mais ça ne devait pas être des enfants de cœur. Son inquiétude pour l’intégrité physique et mentale de Nour ne faisait que croître.




Jayden



Le ciel était bas et gris à Londres, mais au moins ne pleuvait-il pas. Le voyage en train n’avait pas détendu Jayden comme ils le faisaient habituellement. Frey n’avait pas été d’un grand réconfort, avec ses écouteurs enfoncés dans ses oreilles et son visage fermé.
Jay n’arrivait pas à lui en vouloir. Le silence qu’elle lui imposait était une juste punition pour ses actes de la veille. Après tout, il avait mis la vie de tout le monde en danger en laissant Kyra filer. Sur l’instant, Jay avait été le seul à pouvoir l’arrêter. Et il n’avait rien fait.
Ils échangèrent tout juste quelques mots pour se communiquer l’adresse de l’hôtel. Une fois l’information enregistrée, Freyja retourna à sa musique et Jayden à sa morosité. Kyra l’avait berné. Son apparence l’avait bernée. Il savait déjà que ce n’était qu’un enfant de dix ans avant de l’affronter. Et puis ils s’étaient tous les deux retrouvés face à face et…
L’effroi dans les iris bruns de Kyra. Ses lèvres entrouvertes, sanguinolentes. Peut-être bien la première fois qu’on arrivait à le repousser. La surprise l’avait affaibli et bousculé.
Et Kyra l’avait bien rendu à Jay. Le jeune homme ne parvenait plus à retrouver son équilibre. Lui qui se pensait préparé pour cette mission avait l’impression de s’effiler. À quoi bon toutes ces années de formation, ces nombreuses expériences sur le terrain, ces répliques face aux remarques de Frey ?
— Jay.
Freyja venait de lui tirer le bras pour indiquer un bâtiment qui s’élevait de l’autre côté de la route. Un anonyme Bed And Breakfast dans lequel les attendaient June et Louise. Ils échangèrent un bref regard avant de couper la route en prenant garde à la circulation. Quand ils atteignirent le trottoir, Jayden remarqua avec un mince sourire que Frey se fondait parfaitement à la ville. Ses Doc Martens frappaient l’asphalte sans hésitation. Ses écouteurs la protégeaient du chaos ambiant et sa veste coupe-vent disposait d’une capuche en cas d’averse soudaine.
En écho à ses pensées, Jayden essuya quelques gouttes de pluie alors qu’ils s’engouffraient dans l’hôtel.

La réceptionniste était une petite dame au chignon serré et à l’accent écossais improbable. Freyja se retint visiblement de rire quand elle leur indiqua le numéro de chambre où les attendaient June et sa mère. Jayden lui asséna un petit coup de coude à l’abri du comptoir puis sourit aimablement quand la réceptionniste les invita à monter les escaliers.
— Je vous remercie, madame.
Quand ils se furent engagés dans la cage d’escaliers, Frey se pencha vers lui et répéta les quelques mots qu’il avait prononcés plus tôt. Elle avait bien évidemment exagéré son accent.
— Je me ferai jamais à vous, les Brits.
— Arrête ton char, soupira Jayden en s’engageant devant elle pour lui ouvrir la porte du premier étage. Après toi.
— En plus, il est galant.
Le jeune homme retint sa pique au creux de ses lèvres avant de la suivre dans le couloir. La moquette au sol et le lambris aux murs donnaient une vague idée de la date de la dernière rénovation. Freyja s’arrêta au bout d’une dizaine de mètres, le nez levé vers la plaque en métal fixée sur la porte.
— Chambre 103, annonça-t-elle sobrement avant de lever le poing. Je toque ?
— Vas-y.
Il n’y eut pas de réponse immédiate. Au bout de quelques secondes, une voix s’éleva de l’autre côté du mur :
— J’arrive.
Frey plaqua un sourire poli sur son visage une demi-seconde avant que le battant s’ouvre. La jeune femme qui lui fit face la considéra un instant derrière ses lunettes avant de se tourner vers Jayden.
— Jay. Salut.
— Bonjour.
Ils échangèrent un sourire avant que June ne revienne à Frey. Elle lui tendit la main.
— Enchantée, je suis June Ancesteel Droth.
— Freyja Agou. Ravie de faire ta connaissance. Je suis une collègue de ton cousin.
Un sourire fugace traversa les lèvres minces de la jeune femme.
— Jay m’a déjà parlé de toi. (Comme Frey plissait les yeux, curieuse, elle précisa : ) Il passe son temps à dire à quel point tu l’enquiquines et lui met des bâtons dans les roues. J’en avais déduit qu’il t’admire.
Jayden ouvrit la bouche pour protester, mais le regard de Frey l’en dissuada. La brûlure de la gêne au fond de sa gorge l’empêchait de dire quoi que ce soit. C’était faux même si c’était vrai.
— June, fais-les entrer.
La jeune femme s’effaça pour obéir à la voix qui leur était parvenue du fond de la chambre. Cette fois, Frey recula pour laisser Jayden entrer en premier. June diffusa une discrète senteur de fleurs en le précédent dans le minuscule couloir qui donnait sur une chambre modeste.
Louise Ancesteel, née Droth, les attendait assise au bord du lit. Elle avait les traits fins et la minceur de sa fille, mais les cheveux roux bouclés de sa famille de naissance.
D’aussi longtemps qu’il la connaisse, Jay avait toujours trouvé un air maladif à cette femme. Sa peau pâle et constellée de taches de rousseur variait à peine en teinte d’une saison à l’autre. Ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites, sa bouche maussade. Ce n’était pas une femme aigrie comme pouvait l’être Charles Ancesteel, mais il y avait en elle une tristesse incurable.
Jay n’avait jamais su ce qui avait plongée Louise dans ce puits gris dont elle ne parvenait à sortir. En grandissant, il avait fini par penser que c’était sa façon d’être. Jamais vraiment heureuse, jamais vraiment saine.
— Louise, la salua-t-il en s’approchant.
Elle se leva avec grâce pour le laisser déposer une rapide bise sur la joue. Après quoi, elle se tourna vers Freyja.
— Bonjour, je vous remercie d’avoir accompagné Jayden jusqu’à Londres pour nous escorter.
— Je fais que mon travail, Mme. Ancesteel.
Une fois les présentations faites, Louise et June se vêtirent de leurs manteaux et les suivirent dans le couloir faiblement éclairé. Une fois la porte de la chambre fermée derrière eux, Frey brandit son téléphone.
— Je vais appeler un taxi, je vous attends dans la rue.
La jeune femme fila sans attendre de réponse.
Reconnaissant de son efficacité, mais légèrement embarrassé qu’elle l’abandonne ainsi, Jay adressa un sourire crispée à sa tante et à sa cousine. Cette dernière lui rendit sa mimique derrière le rideau de ses longs cheveux blond clair.
— J’aime bien ton amie.
— C’est ma collègue.
June émit un bruit de bouche amusé tandis qu’ils avançaient tranquillement vers les escaliers. Par courtoisie, Jayden avait récupéré leur valise, mais il regrettait déjà. Qu’avaient-elles bien pu mettre dedans pour qu’elle pèse aussi lourd ?
— Alors, quel est le programme ? s’enquit June en leur tenant la porte pour qu’ils puissent s’engager dans la cage d’escaliers.
— Taxi jusqu’à la gare puis train jusqu’à Bristol. Un autre taxi viendra nous récupérer pour nous emmener jusqu’au manoir.
— Nous ne serons pas trop exposées ? intervint Louise d’un ton inquiet. Tu sais ce qui est arrivée à ma famille…
Jayden grimaça, tant parce que la valise pesait sur ses bras que parce que la mention des Droth froidement assassinés dans leur manoir n’était pas réjouissante.
— Il faut qu’on soit discret, expliqua Jay en descendant prudemment les marches. Si James, Charles ou même mon père nous rejoignent, on sera trop visibles au sens de détection de Kyra.
Louise ne répondit rien, mais Jay sentit sa défiance dans son silence. Il ne lui en voulut pas. Lui-même ne faisait que répéter le plan que Nicolas avait prévu pour eux. Comment aurait-il pu la juger alors qu’il sentait les serres de la peur lui déchirer les tripes à l’idée d’affronter de nouveau un gamin ?
Une sueur froide lui coula dans la nuque quand il déposa enfin la valise au bas des escaliers. Freyja devait déjà être sortie.
— Plus qu’à attendre, souffla-t-il d’une voix crispée en considérant les visages tendus de sa tante et de sa cousine.




Ichika



La gare de Paddington jetait ses arches de fer au-dessus de la tête des voyageurs. Ichika observa le ciel à travers les verrières, sa main glissée dans celle de Kass. Sa copine les menait à travers le hall bruyant, plus habituée qu’elle à voyager d’une ville à l’autre ou de pays en pays.
La jeune femme rentra les épaules tandis qu’elles se mêlaient à la foule dissimulée sous des écharpes, d’épais manteaux et autres bonnets à pompons. Kassandra ponctuait leur avancée de « pardon » appuyés, mais courtois. Ichika observa ses bouclettes blondes coincées dans son écharpe fuchsia, la rondeur de ses joues rougies par le froid. Elle préférait mille fois observer le visage de sa petite-amie que l’horizon bondé de la gare.
— Je crois qu’on y est, déclara Kass à proximité d’un pilier qui supportait un panneau d’affichage électronique. Oui, regarde, ils annoncent le train pour Bristol.
Ichika leva brièvement le nez pour acquiescer avant de se blottir contre Kassandra. Sa copine resta un moment décontenancée, mais ne tarda pas à la serrer contre elle. Ichika avait froid. Peur. Elle s’autorisait à ressentir tout ça. Car, dès qu’elle poserait les pieds à Bristol, elle ne pourrait plus se permettre la moindre faiblesse.
Elles devaient sauver Nour. Affronter les Ancesteel, leur milice et les Corbeaux qui les protégeaient. Elles n’auraient sûrement pas le temps d’avoir froid. Ni même d’avoir peur.
— Le train devrait bientôt arriver, il part à seize heures, murmura Kass au creux de son oreille. On y est presque, Chica.
L’intéressée expira longuement par le nez avant de quitter la chaleur de Kassandra. Son regard glissa du front plissé de sa copine à ses lèvres entrouvertes. Son expiration produisait un nuage vaporeux entre elles.
Ichika eut envie de l’embrasser. L’impulsion lui fit tendre les mains vers les épaules de Kass, approcher son nez du sien. La jeune femme aperçut la lueur surprise, puis reconnaissante, dans les iris de Kass. Ichika n’entendait plus que son cœur en sourdine quand elle pressa les lèvres contre celles de sa petite-amie.
— Ichika, murmura Kass une fois sa bouche libérée. Ça va ?
Ichika laissa la question flotter un instant, agrippa le poignet de sa copine.
— Avec toi, ça va.
Les traits de sa copine se tendirent, ses lèvres se plissèrent. Ichika aurait aimé que l’amour soit doux ; qu’il ne jette pas ces ombres sur le visage de Kass et dans son esprit.
— Tu fais tout ça de ton plein gré, hein ? s’assura Kassandra avec une grimace.
La question était à double sens. Ichika raffermit sa poigne sur doigts de sa copine, se pencha vers elle. Au milieu de la foule, leur proximité était un havre.
— Je te le promets, Kass. Je veux sauver Nour. (Ichika se servit de sa main libre pour frôler la joue de la jeune femme.) Je voulais vraiment t’embrasser.
Ces mots étaient encore difficiles à prononcer. Surtout au milieu d’une gare étrangère, entourée d’inconnus. Mais Ichika s’était promis de changer. De s’accepter. Elle n’y arrivait pas toujours. Comme tout parcours, il y avait les chutes et les pas en arrière.
Puis il y avait les grandes foulées. Les instants lucides, éthérés. Ce baiser, quelques secondes auparavant. L’envie, sincère et énergisante, de sentir la peau de Kass contre la sienne.
— Tu es la seule qui peut vraiment le savoir, approuva Kassandra en s’emparant de sa main pour en embrasser la paume. Tu sais que je te fais complètement confiance.
Ichika hocha doucement la tête, de peur de casser cette bulle d’intimité qui les entourait. Elle n’était pas tactile comme Kass. Au quotidien, elle n’éprouvait pas le besoin d’être bisouillée, câlinée. L’idée d’échanger un peu plus que des baisers rapides et des caresses la mettait même mal à l’aise.
Kassandra le savait. Ichika avait été claire avec elle dès le début de leur relation. Certaines choses avaient évolué depuis, comme ces baisers qu’Ichika amorçait, et d’autres étaient immuables.
Un crissement aigu sortit Ichika de sa torpeur. Irritée par le bruit, elle se tourna vers le quai. Leur train en direction de Bristol venait d’arriver.

Les jeunes femmes s’installèrent vers le milieu du train, réussissant à se dégoter deux sièges côte à côte sans rangée face à elles. Une fois blotties dans leurs sièges, elles se partagèrent un sachet de biscuits au beurre et patientèrent.
La tête posée sur l’épaule de Kass, Ichika observait les va-et-vient dans le couloir du train. Les étudiants coupés du monde par la musique. Les vadrouilleurs aux sacs à dos plus gros qu’eux-mêmes. Les familles aux valises bien trop nombreuses.
L’une d’elles finit par s’installer dans le carré de l’autre côté du couloir. Heureusement, une seule valise encombrait leurs pieds. Ichika n’aurait pas apprécié de devoir ranger un de leurs sacs au-dessus de sa tête.
Le brouhaha et les mouvements occasionnés par l’installation des passagers finit par s’estomper. Alors que seize heures approchait, le conducteur de train entama son annonce. Ichika écouta d’une oreiller lointaine les différentes stations par lesquelles le train passait. Elles arriveraient avant dix-huit heures. Les ombres dans l’esprit d’Ichika se dissipèrent quand enfin le train sortit le nez de la gare. Le ciel était couvert, mais au moins étaient-ils sortis de cette masse sombre et oppressante.
Kass avait ouvert un livre de poche en espagnol sur ses genoux. Ichika lut par-dessus son épaule, ne parvint à décrypter que de rares mots. Frustrée, elle se contenta d’observer Kassandra en train de lire. Le clignement de ses paupières, le mouvement infime de ses lèvres quand elle lisait silencieusement quelques passages. C’étaient des choses qu’Ichika pouvait lire. Comprendre et aimer.
— J’ai réservé le taxi.
Ichika jeta un œil vers la famille voisine. Parmi les quatre passagers, c’était le seul homme qui avait pris la parole. Conscient de l’attention qu’il avait attiré au milieu du silence du wagon, il échangea un regard embarrassé avec Ichika puis baissa le cou.
— Il fait chaud, non ? grommela la fille installée à côté de lui.
Ichika les observait toujours de biais, cette fois intriguée par le drôle de groupe. Elle avait imaginé une famille, car la femme aux boucles rousses partageait des traits communs avec l’une des filles. Pour autant, les deux autres passagers étaient bien différents. Peut-être des amis de la jeune femme blonde.
— T’as qu’à enlever ton manteau, Frey, soupira son voisin d’un air blasé. Si t’avais un peu moins la flemme.
Elle lui adressa une mimique narquoise en retour avant de planter ses yeux bruns dans ceux d’Ichika. Grillée. Ichika se détourna, mal à l’aise. En dehors de Kass, elle n’aimait pas trop observer les gens. Et, quand elle était prise sur le fait, elle se sentait aussi fautive que si elle avait volé à l’arrachée.
Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’Ichika ose tourner la tête. Le groupe voisin avait réduit leur discussion à des murmures pour ne pas gêner les autres voyageurs.
— Ton livre est bien ?
Kass leva brièvement les yeux vers elle en souriant.
— Oui, c’est un roman contemporain sur une étudiante qui part à l’étranger et y rencontre l’amour.
La coïncidence arracha une mimique amusée à Ichika.
— Tu as fait exprès de choisir cette histoire ? (Comme sa copine hochait la tête, Ichika ajouta doucement : ) Leur histoire d’amour est belle ?
— Compliquée, marmonna Kassandra en refermant son livre. Ce serait pas un roman sinon.
Elles échangèrent une œillade amusée. Puis le visage de Kass de figea. Un poing gelé s’enfonça dans les tripes d’Ichika, qui suivit son regard. Qu’avait-elle remarqué ?
— J’y crois pas, chuchota Kass en lui agrippant le bras. C’est les Ancesteel.
— Quoi ?
La réponse étranglée d’Ichika fut suffisamment bruyante pour attirer l’attention de quelques passagers vers elles. Dont le groupe de quatre de l’autre côté du couloir. Kassandra se recomposa une façade polie et lança même un sourire à leurs voisins.
Ichika se pencha aussitôt dans sa direction pour couper la connexion.
— Kass, merde, faut pas qu’on se fasse remarquer.
Sa copine fronça les sourcils, ouvrit la bouche. À court de solutions, Ichika l’embrassa. Avant que Kassandra ait pu réagir, Ichika souffla contre ses lèvres :
— On est contre eux. Ils veulent tuer Nour. On veut la sauver.
Kassandra resta un moment pétrifiée. Puis, sans un mot, elle enroula les bras autour du cou de sa copine pour l’attirer à elle. Ainsi positionnée, Ichika comprit qu’elle pouvait observer leurs voisins tout en lui parlant à voix basse.
— Désolée, Chica. (L’intéressée lui compressa doucement la main en réponse.) Je me suis pas trompé. Il y a Louise Ancesteel Droth et sa fille June. Je crois que le garçon, c’est son cousin. Jayden Ancesteel de Sauvière. C’est une Corneille, Ichika. Et l’autre fille… on la voit pas souvent, car sa mère la protège beaucoup. Mais je suis presque certaine que c’est Freyja Agou, la fille de Nweka Agou.
— La cheffe du Conseil ? s’étonna Ichika sans bouger.
— Oui. Freyja est aussi une Corneille. Ils sont sûrement là pour les protéger d’une éventuelle attaque.
Les jeunes femmes s’étreignirent encore un instant avant de se séparer. Ichika remercia une fois de plus les contacts que Kassandra avait établis depuis des années. Le rôle de sa famille et son lien avec Samuel leur étaient précieux. La jeune femme avait emmagasiné un nombre impressionnant de connaissances sur les grands noms du monde Mutabilis.
Elles restèrent silencieuses quelques secondes, le temps de vérifier la réaction des passagers voisins. Personne ne les regardait et le groupe d’à côté discutait à voix basse.
— Plus qu’à attendre, murmura Kass d’un air entendu. Et à les suivre.



Suite
Dernière modification par louji le sam. 15 juil., 2023 5:21 pm, modifié 1 fois.
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

À nouveau un peu d'action 👀


Chapitre 7
Nuit et pluie


_ _ _ _ _



Freyja



Si leur première arrivée à Bristol avait donné envie à Frey de visiter la ville, c’était beaucoup moins le cas à présent. Elle était si tendue que certains de ses muscles en devenaient douloureux. Le crachin avait amené la nuit plus tôt que prévu et chaque lumière un peu trop vive provoquait une embardée de son cœur.
C’était si désagréable d’être une proie. De guetter l’attaque, sans savoir quand elle viendrait, d’où elle viendrait.
— On peut attendre le chauffeur ici.
Jayden venait de se planter face à elle, le doigt dirigé vers un préau où patientait une file de taxis aux phares allumés. Frey acquiesça, le suivit en compagnie des Ancesteel. À son grand soulagement, Louise et June étaient du genre silencieux. La première d’un silence morne, la deuxième d’un silence observateur. L’un comme l’autre lui convenaient, à cet instant.
Les doigts de Freyja se crispèrent autour de la sangle de son sac à dos alors que leur petit groupe patientait à l’abri de la pluie. Quel était le plus avantageux pour Kyra ? Sûrement pas la ville. Même l’UOM ne comptait pas briser le Nomos. Shiva et ses partisans revendiquaient plus de pouvoir pour les Sapis, mais pas spécialement leur révélation au monde entier.
Et puis il y avait ces filles. Les deux jeunes femmes qui avaient écouté, pas très discrètement à l’avis de Frey, leur discussion. Un simple couple étudiant en voyage ? Des espionnes à la solde de l’UOM ?
Passablement irritée, Freyja considéra les environs. L’entrée de la gare crachait des passants cachés sous des parapluies et en accueillait d’autres trempés et pressés. Pas de traces des deux jeunes femmes.

Ils laissèrent Louise monter sur le siège passager, les trois jeunes adultes se serrant sur la banquette arrière. Planté entre sa cousine et Frey, Jay avait l’air aussi à l’aise que lors de leurs entraînements aquatiques, à l’époque de leur formation de Corbeaux. Il n’avait jamais aimé nager. Encore un sujet qui les séparait. Freyja ne connaissait pas de sensation plus exquise que le cocon que formait l’eau autour de son corps. La légèreté qui en découlait, la fluidité du courant autour de ses bras et de ses jambes.
La jeune femme devait se contenter d’en rêver. Coincée dans un taxi anglais surchauffé, collée à un Jayden plus que mal à l’aise, la pluie battant le toit et les fenêtres, Freyja garda les yeux rivés sur le paysage. Ironiquement, il ne faisait pas assez froid pour que l’eau tourne à la neige. Les abords des routes avaient commencé à fondre, tout comme la poussière blanche sur les arbres nus et les conifères. Le blanc avait viré au gris terne et au marron sale.
— Tiens-toi prêt.
Le murmure qu’elle venait de glisser à l’oreille de Jay arracha un froncement de sourcils à l’intéressé. Il se pencha vers elle, parla tout aussi bas :
— Quoi ? Tu as vu quelque chose ?
— Non. Mais le plus logique pour Kyra serait de nous attaquer sur la route. Trop de monde en ville et le manoir est défendu.
Songeur, il hocha la tête avant d’ajouter :
— Tu sais, June pourrait nous aider. Elle aussi a des pouvoirs de magnétisme.
— Je sais bien. Mais si déjà toi, une Corneille entraînée, ne parvient pas à maîtriser Kyra, alors…
Un bref éclat de douleur mêlée d’une colère sous-jacente traversa le visage de son ami. Freyja musela la peine qui en résulta. Encore une fois, elle réserverait sa compassion à une période moins agitée.
— J’ai compris, finit-il par chuchoter d’une voix blanche.

Il n’y avait pas grand-chose à voir des collines de Mendip dans la nuit pluvieuse. Frey avait enroulé ses écouteurs autour de ses doigts afin d’occuper ses mains. Jayden faisait pareil avec son bonnet gris. Quant à June, elle gardait les poignets posés sur ses cuisses et la tête droite. Son immobilité filait la chair de poule à Frey. Elle avait plus que jamais l’air d’une statue de cire, avec ses cheveux blond clair, sa carnation pâle et son expression figée.
Freyja se détourna de la jeune femme pour observer Louise par le biais du rétroviseur. Contrairement à sa fille, elle avait le cou baissé et le visage agité de quelques tics nerveux. Un tressautement de la paupière, les lèvres qui se pincent. Jay semblait gêné en sa présence. Si Freyja comprenait que la tristesse qui se dégageait de cette femme perturbe, elle n’était pas embarrassée. Chacun exprimait son mal-être comme il le pouvait. Si elle était du genre à dissimuler, comme la plupart des gens, elle avait une certaine admiration pour les personnes qui le montraient sans filtre.
Et puis, elle ne se voyait pas en vouloir à Louise d’être éperdue et chagrinée. Certains de ses cousins de la branche principale des Droth avaient été assassinés quelques jours plus tôt. Et elle devait s’attendre à y passer d’une heure à l’autre.
Une lumière dans le rétroviseur intérieur la tira de son observation. Un fourmillement dans la poitrine, une secousse dans le ventre. Elle tira sur sa ceinture pour se retourner. Les phares d’un véhicules lui parvenaient d’un virage à l’autre. Avec la distance, le noir et la pluie, impossible d’en savoir plus.
— Il y a des gens qui habitent par ici ? lança-t-elle au chauffeur sans se retourner.
— Oui, il y a des villages avant le manoir des Ancesteel. Quelques fermes.
Freyja grommela dans sa barbe, plissa les paupières. À sa gauche, Jayden s’était également contorsionné pour regarder par la lunette arrière. Leur agitation poussa Louise à demander d’un ton crispé :
— Vous pensez qu’il s’agit de Kyra ?
— Je suis pas certaine, soupira Freyja. Jusqu’ici, il a toujours opéré à pied et seul. Or, aux dernières nouvelles, un gamin de dix ans ça ne conduit pas.
Un silence tendu s’empara de l’habitacle. La chaleur que crachait le taxi rendait les joues de Frey désagréablement cuisantes. Une gêne ne tarda pas à poindre entre ses cervicales tordues, mais elle l’ignora. Elle refusait de quitter le véhicule des yeux.

La voiture au loin n’approchait pas plus d’eux. Pour autant, elle n’avait pas encore pris de route différente non plus. Quand les villages finirent par disparaître dans leur sillage puis les fermes à leur tour, le doute s’ancra dans la poitrine de Freyja. Il n’y avait pas trente-six milles destinations à présent. La route de gravillons sur laquelle ils cahotaient menait droit vers les Ancesteel.
— C’est peut-être Zakka qui conduit, suggéra Jay, son visage alternant entre ombre et lumière en fonction des mouvements de la voiture au loin. On sait qu’il est le lien direct entre Kyra et l’UOM. Son donneur d’ordres.
— Tu crois qu’il aurait lui-même fait le déplacement ? D’après nos infos, Zakka reste à l’écart des attaques. Il s’expose pas.
Les traits de Jayden se crispèrent, confus. Il n’en savait pas plus qu’elle, au fond. Freyja se pencha pour récupérer son sac-à-dos. En fouilla le contenu jusqu’à en sortir son poignard en céramique. La matière, inhabituelle, était pourtant indispensable quand on évoluait avec une personne capable d’attirer et repousser les métaux.
— Bordel, Frey, chuchota son voisin en lui faisant les gros yeux. Le chauffeur.
— T’inquiète.
Freyja glissa la lame contre sa cuisse, à portée de main. Nicolas avait préféré lui confier cette arme plutôt qu’un pistolet. Plus facile à cacher ou à justifier en cas de fouille. De toute manière, les balles étaient inutiles face à Kyra. Une lame ne pourrait pas plus franchir sa peau impénétrable, mais si Frey l’approchait suffisamment pour la plonger dans un œil ou…
Elle se retrouva brutalement projetée contre le siège devant elle quand le chauffeur écrasa la pédale de frein. Les pneus crissèrent, la direction se déchaîna et les contours de la route se brouillèrent.
Freyja occulta les cris de frayeur, les jurons et une prière solitaire. Elle braqua le regard sur le pare-brise, nota les arbres dépouillés qui bordaient l’allée menant au manoir. Son cœur s’envola. C’était joli, mais il y avait bien une raison pour laquelle on arrêtait de planter aux abords des routes…
La voiture entama la chaussée puis vint percuter l’un des arbres qui ponctuaient le chemin. En se déployant, les airbags produisirent un claquement sonore qui couvrit brièvement le tambourinement de la pluie. La ceinture comprima les côtes et la clavicule de Freyja en lui coupant le souffle. Son poignard fut éjecté à ses pieds, tout comme le téléphone de Jayden.
Un gémissement de douleur s’éleva dans l’habitacle, bientôt suivi d’un « merde » étouffé de Jay. Frey serra les dents, força ses doigts tremblants, bourrés d’adrénaline, à appuyer sur l’éjecteur de sa ceinture. Une fois libérée de sa compression, elle hoqueta, ouvrit frénétiquement la portière.
Le crachin assaillit ses joues, brouilla sa vue. Elle distingua pourtant les pas sur le gravier. Aperçut la silhouette solitaire, entourée du halo d’une lampe-torche. Reconnut le crâne presque rasé.
Une vague de froid bien plus glaciale que l’air ambiant s’engouffra en elle.




Kassandra



Ça n’avait pas été très compliqué de convaincre le chauffeur de suivre l’un de ses collègues. En réalité, le plus dur avait été de trouver rapidement un taxi libre avant que celui des Corneilles et des Ancesteel disparaisse. Dès qu’elles s’étaient engouffrées dedans, trempées, essoufflées et ébouriffées, les jeunes femmes lui avaient indiqué le taxi des Ancesteel qui s’éloignait dans les rues de Bristol.
« Suivez-les s’il vous plaît. On est le même groupe, mais ils sont partis devant sans nous attendre. On se rend au manoir de la famille Ancesteel, dans les collines de Mendip. »
Le ton de Kass, à moitié plaintif, à moitié indigné, avait convaincu le chauffeur. À quelques occasions, ils avaient manqué perdre de vue les Ancesteel, mais les chemins qui menaient à leur manoir n’étaient pas nombreux. À chaque reprise, ils avaient fini par remonter leur trace et les avaient suivis sans obstacle.
Jusqu’à l’accident. Ni Kass ni Ichika n’avait vu la cause exacte à l’origine de l’embardée du véhicule. Leur chauffeur s’était exclamé soudainement, avait juré puis freiné. Puis une silhouette menue s’était avancée. Ichika avait serré le bras de Kassandra. Le message était clair. C’était Kyra. Nour.
— Avancez, s’il vous plaît.
Le conducteur balança un regard circonspect aux jeunes femmes.
— On devrait appeler les secours.
— On va le faire, lui assura Kassandra sans hésiter une seconde. Mais il faut qu’on se rapproche ! Nos amis sont dans la voiture…
En parlant d’amis, l’une des portières arrière venait de s’ouvrir. Perplexe, le chauffeur lança de nouveau le véhicule sur la route. Ichika se redressa alors.
— Si vous voulez, on peut appeler les secours. Et vous, vous retournez un peu plus loin pour les guider quand ils arriveront. Les routes ne sont pas bien indiquées.
Kassandra approuva d’un vif hochement de tête. Le chauffeur plissa le front puis soupira en immobilisant le taxi à une vingtaine de mètres de l’accident. Si jamais un affrontement entre Mutabilis devait avoir lieu, au moins ne serait-il pas témoin de leurs capacités hors du commun.
— Très bien. Descendez vite voir vos amis. Je reviendrai pour déposer vos valises chez les Ancesteel.
Les jeunes femmes ne se firent pas prier. Après l’avoir remercié, elles sortirent et claquèrent les portières. Il n’y avait pas grand-chose à voir autour d’elles. Les phares de leur taxi. Le halo de la lampe que braquait Kyra vers le véhicule accidenté.
Ichika s’élança sans que Kass ait le temps de la rattraper. Dévorée par l’incertitude, Kassandra la talonna d’un pas plus mesuré. Contrairement à sa copine, elle n’était pas dotée de capacités offensives. Son omnilinguisme était utile pour créer un lien avec les gens, pas pour les empêcher de tuer.
Elle se résolut pourtant à avancer, au moins pour assister à l’affrontement. Jayden Ancesteel de Sauvière devait utiliser ses pouvoirs, car Nour n’était pas encore parvenue à les abattre.
— Ichika, attention ! cria-t-elle à travers la pluie et la peur qui lui collaient à la peau.
Sa petite-amie avait réduit la cadence. Ce qui devait être Freyja Agou se tourna brièvement dans leur direction, leva un poignard à l’adresse d’Ichika. Cette dernière ralentit, porta une main à la boucle de sa ceinture. Le magnétisme devait la gêner.
— En arrière ! Vous allez être abattues !
La jeune Corneille était plantée devant la voiture, sa lame brandie entre Nour et son intégrité. Une boule dans la gorge, Kass planta les talons dans les gravillons humides, mélange de neige fondue et de boue. Elle ne pouvait pas approcher plus. Pas sans s’exposer directement aux nuages électriques de Nour.
— On ne vous veut pas de mal, lança Ichika d’une voix forte.
Freyja comme Nour la considérèrent en silence, visiblement dubitatives. La deuxième portière arrière finit par s’ouvrir à son tour. Deux jeunes en sortirent, bras dessus-dessous. Kassandra se tassa, prête à assister à une déferlante de rage de la part de Nour. Mais celle-ci se contenta de pointer du doigt le jeune homme qui soutenait June Ancesteel.
— Toi. C’est toi qui me bloques. Comment tu fais ?
La voix de Nour était celle d’une enfant. Son intonation, mélange de curiosité maladive et de frustration irrationnelle. Comme un caprice.
Comment tu fais ?
Tétanisé, Jayden Ancesteel de Sauvière fixait son adversaire sans bouger d’un pouce. Freyja en profita pour bondir. Franchit les mètres qui la séparaient de Nour en expulsant graviers et gouttelettes. Son poignard siffla vers le visage d’une Nour agacée. La lame frotta contre la peau, n’y traça aucun sillon sanguinolent. L’épiderme impénétrable. L’un des trois pouvoirs de Nour, hérité de sa mère.
Et elle ne le sait même pas.
Parcourue d’un frisson glacé, Kass avança de quelques pas. Les mains moites, le cœur furieux. Freyja Agou ne cessait ses assauts, protégée de l’électricité de Nour grâce au magnétisme des Ancesteel. Les pouvoirs se perturbaient mutuellement, se bloquaient. Mais c’était un jeu dangereux. Instable. Même si Kass avait toujours privilégié les lettres et les langues à la science, elle avait suivi son quota de chimie et physique. Elle se doutait qu’électricité et magnétisme n’étaient pas du genre à se soumettre de façon homogène à la volonté de leurs utilisateurs.
Kassandra aurait aimé dire à Freyja qu’elle risquait trop en étant si proche de Kyra. Il suffisait que le magnétisme de Jayden flanche. Ou que Nour la touche peau à peau.
— Jay ! beugla la Corneille en reculant à temps pour éviter une main tendue de son adversaire. Fais un truc, bordel.
L’intéressé se traîna en direction de son amie, sa cousine sur les bras. June le força à la lâcher, s’étala sans grâce au sol. Kass était beaucoup trop loin pour comprendre ce qu’elle lui dit, mais le jeune homme se décida à s’avancer.
— Arrêtez !
Le cri d’Ichika interrompit momentanément le combat. La jeune femme avait levé les mains bien haut, doigts écartés, dans un geste universel de paix. Kassandra eut l’impression que son cœur fondait entre ses côtes quand Nour pointa du doigt sa petite-amie.
— Qui es-tu ?
Sa façon de parler était étrange. D’une formalité déconcertante, d’un accent sans provenance, d’une impérialité tout enfantine.
— Ichika, lança l’intéressée sans s’occuper des visages crispés de Jayden et Freyja. Je suis là pour te sauver, Nour.
Un silence de plomb, seulement interrompu par le crachin poisseux, s’abattit sur l’allée. Jayden fut le premier à répondre :
— Nour ? Vous la connaissez ?
Freyja le fit taire d’un regard meurtrier et pointa sa lame vers Ichika.
— Qui que tu sois, reste où tu es. Si tu connais Kyra, tu connais ses pouvoirs. Je pense pas que tu veuilles mourir.
— Nour, reprit Ichika en ignorant les Corneilles, ou Kyra, comme tu veux. Nous sommes là pour toi. Pas pour te capturer.
Kass perçut un grondement, émis par la gorge serrée de Freyja. Puis une série de minuscules explosions, tout juste sonores, éclats de lumière dans le noir, frappa aux pieds d’Ichika. Elle recula en jurant.
— Combustion moléculaire, marmonna Kass pour elle-même en considérant Freyja Agou.
Comme Ichika semblait dans une impasse, Kassandra se décida à s’avancer. Ses genoux tremblaient alors qu’elle réduisait la zone de sûreté entre Nour et elle.
— Kyra, je m’appelle Kassandra. Je suis une Mutabilis, comme toi. (La jeune fille la considéra sans réagir, peut-être sincèrement curieuse de ce qu’elle avait à dire.) Ichika et moi sommes ici pour t’aider. C’est ta maman qui nous envoie.
Kassandra plaqua une main sur son visage quand Nour braqua sa lampe-torche sur elle. Elle ne voyait plus rien de son visage ou de son attitude.
— Je n’ai pas de maman.
— Si. Elle s’appelle Amel. Tu lui manques.
— Menteuse. J’ai Zakka. C’est tout.
— Ta mère te cherche, petite, enchaîna Ichika, une main devant les yeux pour se protéger. Elle nous a demandé de te le dire. De te proposer de rentrer chez toi.
Nour ne répondit rien. Kassandra ouvrit de nouveau la bouche pour appuyer les propos de sa copine, la referma quand le faisceau lumineux disparut d’un coup. L’allée se retrouva plongée dans l’obscurité.
Puis un cri de Freyja.
— Kyra s’enfuit !




Jayden



Jayden jeta un œil à sa cousine affalée au sol quand Kyra prit la fuite. Freyja s’élança aussitôt à sa poursuite. Déchiré entre le désir d’attraper l’enfant-assassin et celui d’aider June, Jay perdit quelques précieuses secondes à se décider.
— Ichika !
Le cri de l’inconnue, du moins celle qui se faisait appeler Kassandra, déchira l’obscurité et la transe de Jayden. Il frémit, se tourna vers la jeune femme.
— Vous pouvez appeler les secours, s’il vous plaît ? Ma tante et le chauffeur ont perdu connaissance. June est blessée au genou.
La dénommée Kassandra acquiesça au bout d’interminables secondes, pâle comme les bords enneigés de la route. Avant qu’il s’élance après Freyja et Kyra, elle exigea à son tour :
— Ne tuez pas Nour, je vous en supplie.
Jayden ne perdit pas plus de temps à répondre. Le cœur bien bas dans la poitrine, il pensa à récupérer son téléphone tombé entre les sièges et enclencha sa lampe-torche.
Il n’eut pas tant de mal à retrouver la piste de Freyja, de la dénommée Ichika et de leur cible. Elles avaient creusé les gravillons en courant férocement. Comme des exclamations fendaient l’air, mélanges de colère et de douleur, Jay put s’orienter dans la bonne direction.
Agrippant fermement son téléphone, il enclencha de nouveau son magnétisme dans une volonté de repousser tout autour de lui. De nouveaux cris fusèrent en réponse. Comment Frey avait-elle pu partir après Kyra sans l’attendre ? Elle s’exposait beaucoup trop au danger…
Pendant quelques secondes, Jayden n’entendit plus que les gravillons sous ses semelles, les battements de son cœur contre ses tempes, le bruissement de la pluie tout autour de lui.
Puis un sifflement féroce qui déchira la nuit humide et lourde :
— KYRA !
Jayden reprit sa course en reconnaissant la voix de Freyja. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé… Cette fois-ci, il ne pourrait pas se le pardonner.
— Frey ! Freyja !
Ses appels finirent par payer. Une lumière s’agita à quelques mètres de lui pour indiquer une direction. Quand il se retrouva enfin aux côtés de Freyja, il nota la pellicule de sueur qui couvrait son visage, la tension que contenait son corps et l’air résigné scotché à ses traits.
— Il est parti, grogna-t-elle avant de pointer la lumière de son téléphone vers l’inconnue aux cheveux courts. Elle l’a fait partir.
Il est une fille, leur lança la dénommée Ichika d’un ton sec. Kyra n’est pas un garçon.
— On s’en fout de son sexe, cracha Freyja en serrant son poing libre. Ce gosse est un foutu assassin. Et, grâce à toi, il va sûrement aller s’en prendre directement aux Ancesteel.
— Je ne crois pas. Nour avait l’air perturbée qu’on lui parle de sa mère.
Jayden assista à la suite du dialogue pendant quelques secondes avant de lever les mains.
— Ça suffit !
Les jeunes femmes braquèrent leurs lumières dans sa direction. Plissant les yeux, Jay indiqua l’arrière de la route par-dessus son épaule.
— Ma tante et ma cousine sont blessées. Le chauffeur est inconscient. Les secours vont arriver. Va falloir qu’on s’explique.
— C’est le moins qu’on puisse dire, gronda Freyja en considérant leur interlocutrice d’un air sombre. En route, Jay.
Laissant la Mutabilis étrangère derrière eux, les deux Corneilles entreprirent de remonter la route. Avant qu’ils aient atteint le taxi, Freyja marmonna :
— Désolée. J’ai laissé Kyra filer.
— C’est pas moi qui vais te jeter la pierre.
Visiblement frustrée, Freyja se contenta d’un haussement d’épaules. Sous la pluie, ses cheveux retrouvaient leurs frises naturelles. Dans la pénombre, seule la partie teinte en blanc argenté ressortait.
— On dirait que la copine d’Ichika a pris les devants.
La remarque de Frey arracha Jayden à sa contemplation. Effectivement, la jeune femme discutait avec une June adossée à la voiture. La portière passager était ouverte. Louise Ancesteel s’efforçait de prendre de grandes goulées d’air, les mains sur la poitrine.
Quant au conducteur, il était toujours dans les vapes. Les Corneilles échangèrent un regard. Un problème en moins à régler. S’il avait assisté aux échanges étonnants entre Mutabilis, il aurait fallu faire appel à un Corbeau spécialisé dans la manipulation de la mémoire.
— June, ça va ?
Jay s’était accroupi après de sa cousine. Elle lui adressa un mince sourire réconfortant.
— Ça pourrait être pire.
Elle tenait son genou droit à deux mains. Au moment du choc contre l’arbre, June avait durement cogné le siège devant elle. Ce n’était sûrement rien de très grave – du moins il l’espérait.
Rattrapé par la politesse, Jayden se tourna vers la jeune femme aux cheveux blonds.
— Excusez-moi, je crois qu’on s’est pas vraiment présentés. (Il lui tendit la main, qu’elle accepta sans attendre.) Jayden Ancesteel de Sauvière.
— Kassandra Jordana Martín.
— Jordana, souffla Jay en haussant un sourcil. La fameuse famille Jordana ?
Les lèvres de la jeune femme s’ourlèrent d’un sourire amusé.
— Venant d’un Ancesteel…
Gêné, Jayden récupéra sa main puis se redressa. Kassandra en fit de même.
— Vous avez appelé les secours ?
— Oui. (Elle lui adressa un regard grave derrière quelques boucles échappées de ses oreilles.) Vous n’avez pas tué Nour ?
— Non. Elle s’est enfuie.
Le soulagement manifeste qui traversa le visage tiraillé de la jeune femme jeta un froid dans la poitrine du jeune homme. Dans son dos, Freyja aidait Louise à retrouver son souffle.
— Pourquoi vous voulez qu’elle nous échappe ? demanda Jayden sans détour, sincèrement perturbé par l’intervention des deux jeunes femmes.
— Nour est une enfant, expliqua Kassandra avec honnêteté. Je n’oublie pas ce qu’elle a fait pour l’UOM. Et, justement, elle est manipulée. Pour servir les intérêts de ce groupe.
Jay trouvait la justification un peu courte et facile. Alors qu’il se tournait vers l’allée, les yeux plissés pour tenter d’apercevoir le manoir des Ancesteel au loin, la silhouette d’Ichika se dessina dans la pénombre.
Chica !
Kassandra quitta le chevet de June pour courir auprès de la jeune femme et l’enlacer. Jayden les observa de biais. Qu’est-ce qu’une fille de la famille Jordana accompagnée d’une Mutabilis japonaise pouvaient-elles bien fabriquer sur la piste de Kyra ?
L’histoire de la mère, cette fameuse Amel, était-elle vraie ?
Secoué par une vague d’épuisement, Jayden se laissa choir à côté de sa cousine et passa un bras autour de ses épaules. Reconnaissante, June s’appuya contre lui pour partager un peu de chaleur.
Demain. Il tirerait ça au clair demain. Quand les secours auront emmené le conducteur, ausculté June et Louise. Quand Jayden n’aura plus l’impression de sentir l’épuisement souder ses paupières.
Après avoir essuyé les gouttelettes qui constellaient ses joues, il se tourna vers les jeunes femmes aussi trempées que lui.
— Que diriez-vous de dormir dans le manoir de ma famille, ce soir ? Je crois qu’on a des choses à se raconter.




Ichika



Ichika observait la nuit glacée par la fenêtre aux carreaux épais. Elle n’avait aucune idée de l’heure ; seulement que son corps comme son esprit rejetaient le sommeil. Comment en aurait-il pu être autrement ? Les trajets depuis le domaine des Jordana jusqu’à celui des Ancesteel l’avaient vidée, mais tout ce qui avait suivi avait jeté un poison de nervosité dans ses veines.
Un radiateur était stratégiquement installé sous la fenêtre. Ichika s’y était collée, ses doigts directement posés dessus. Elle en capturait la moindre chaleur, dans l’espoir d’amollir les plaques de glace qui parsemaient sa poitrine et son crâne. Sous ses chaussettes épaisses, ses orteils se tordaient pour repousser le froid qui logeait dans le moindre centimètre carré du domaine. Leur chambre n’était pas chauffée quand elles s’y étaient installées ; les jeunes femmes avaient elles-mêmes ouvert les radiateurs.
Ichika n’en voulait pas aux Ancesteel de ne pas chauffer une pièce qui n’était pas utilisée. Elle était même reconnaissante qu’ils aient accepté de leur prêter une chambre. Mais Ichika ne pouvait accepter le reste. La façon dont Charles Ancesteel les avait rudement interrogées, la passivité de James Ancesteel quant au sort de sa femme et de sa fille. Il n’y avait peut-être que ce Jayden qui tenait la route. De son mieux, il avait présenté les jeunes femmes à sa famille et à son père et expliqué en quoi elles pouvaient les aider concernant Kyra.
Malgré l’insistance du patriarche, le père de Jayden et James Ancesteel étaient parvenus à lui faire entendre raison. Les secours avaient emmené le conducteur inconscient à l’hôpital de Bristol, ainsi que Louise Ancesteel et sa fille. Celles-ci n’avaient aucune blessure grave, mais un bilan s’avérait nécessaire. Dans ce contexte – sans compter l’épuisement des quatre jeunes gens – il aurait été malvenu de procéder à un interrogatoire nocturne.
Nicolas de Sauvière avait simplement relevé leur identité avant de les conduire lui-même à une chambre inoccupée. Il s’était excusé de l’attitude abrupte de son beau-père avant de leur souhaiter bonne nuit.
Kassandra lui avait retourné la pareille, mais Ichika avait privilégié le silence. Elle doutait que quiconque dorme sur ses deux oreilles cette nuit.

Ichika parvint à grappiller quelques minutes de sommeil en dormant par à-coups. Quand la lumière finit par se déverser faiblement dans la chambre, toujours tamisée par un bas ciel gris, les jeunes femmes étaient déjà debout.
Elles enfilèrent des vêtements propres et se débarbouillèrent dans la salle d’eau attenante à la chambre. Face à la noble famille Ancesteel, elles tenaient à faire bonne mesure. Sans compter que l’hospitalité des Nobles Anglais pouvait rapidement virer à l’enfermement si jamais leur discours ne plaisait pas. Autant les mettre en confiance le plus rapidement possible.
Dans le couloir, l’une des chambres voisines était entrouverte. Un vieux morceau de rock s’en échappait. Kass adressa un sourcil intrigué à sa petite-amie, qui haussa les épaules en retour. Poussées par la curiosité, elles s’approchèrent de la porte pour y frapper.
— Oh, c’est vous. Entrez.
Jayden était assis sur son lit, occupé à enfiler des chaussettes. La musique provenait directement de son téléphone posé à côté de lui. Une fois ses pieds à l’abri du froid, il passa une main dans ses cheveux pour les aplatir un minimum.
— Désolé, ajouta le jeune homme en se levant avec un mince sourire. Je vous ai pas très bien accueillies hier soir. Alors… bienvenu.
— C’est ta chambre, ici ? s’enquit Kassandra en zieutant les lieux sans masquer sa circonspection. Pourquoi tu es pas dans l’aile principale ?
Une ombre couvrit le visage du jeune homme. Kass comprit avant Ichika qu’elle avait commis une bourde. Sans laisser à Jayden le temps de répondre, elle enchaîna :
— Mmh, ça te dérangerait pas de nous faire visiter ? C’est ton père qui nous a montré notre chambre hier soir, mais je me rappelle pas bien le chemin.
Ichika fit la moue à ces mots : elle se souvenait parfaitement des escaliers et couloirs qu’ils avaient emprunté la veille au soir. Mais la demande de Kass résidait sûrement ailleurs, alors elle préféra se taire.
— Bien sûr ! Je vais vous montrer les pièces principales, parce qu’on utilise pas une bonne partie du manoir. Et puis, faut qu’on parle de certaines choses.
Sa voix s’était éraillée à la fin de la phrase. Kassandra hocha vaguement la tête avant d’observer sa copine du coin de l’œil. Ichika lui rendit la pareil sans trop savoir quoi penser. Elles avaient réussi la première étape consistant à empêcher les Corbeaux d’abattre Nour lors d’une deuxième attaque sur les Ancesteel.
Mais elles étaient encore loin d’avoir assuré sa sécurité et sa liberté.

Comme convenu, Jayden ne tarda pas à enfiler une paire de chaussons et une veste pour leur faire visiter le manoir de sa famille maternelle. Au détour des couloirs silencieux, des salles de réception vides et des chambres inoccupées, il leur avoua être présent avant tout pour l’opération Kyra et non pas pour sa famille.
D’ailleurs, ce mot semblait lui brûler les lèvres chaque fois qu’il le prononçait. Si Kassandra conserva un air poli et une oreille attentive, Ichika n’eut aucun mal à imaginer la situation du jeune homme. Elle ne connaissait pas l’histoire de ces Nobles britanniques avant de les rencontrer, mais Kass lui avait fait un topo la veille au soir.
Charles Ancesteel était l’un des mécènes les plus importants du Conseil. Un Représentant, bien entendu au vu de l’importance de leur famille, mais aussi une source non négligeable de financement pour la haute instance Mutabilis.
Une petite famille parfaite, même si le patriarche avait perdu sa femme de manière précoce d’un cancer du sein. Restaient leurs deux enfants, James et Kathleen. Des cousins, plus ou moins éloignés, qui entretenaient l’influence Ancesteel sur le Royaume-Uni et en Europe. L’aîné et la cadette de Charles s’étaient ensuite mariés. Un mariage d’amour et d’arrangement pour James, qui avait épousé une fille de la Noble famille Droth.
Un mariage de murmures et de circonspection pour Kathleen. Un Mutabilis français, d’une famille Noble déchue et connue pour ses actions à l’encontre de l’ordre actuel, avait demandé sa main. Nicolas de Sauvière n’avait pas seulement dû prouver son affection pour la cadette des Ancesteel, mais également sa bonne foi envers le système de Noblesse au sein du monde Mutabilis et son engagement envers la protection de sa bien-aimée vis-à-vis de sa propre famille.
— Ma mère a été assassinée.
Ichika effleura le coin d’un cadre photo. Ils venaient de s’arrêter sur la coursive du hall principal. Jayden leur avait annoncé que la visite se terminait là, qu’ils devaient à présent échanger sérieusement.
— Assassinée ? répéta Ichika en fronçant les sourcils.
— Par les de Sauvière. Ils ont jamais accepté que mon père épouse une Noble britannique. Ils ont encore moins supporté que mon père rejoigne les Corbeaux, qui surveillent justement les actions de sa famille. Ils se sont vengés.
— C’est horrible, murmura Kass d’un ton sincère. Je suis navrée. À l’époque… ça avait fait le tour des Mutabilis d’Europe. Mes parents étaient horrifiés.
— Les Jordana ont toujours été très au courant de tout ça, acquiesça Jay avec un sourire sans joie. Je suis pas si surpris que vous ayez obtenu des infos sur Kyra avant nous.
— Oh, fit Kass avec embarras. En fait, j’étais au même niveau d’informations que vous, les Corneilles, mais on a reçu…
— Kass.
Ichika venait de lui asséner un inoffensif coup de coude. Ce Jayden avait l’air d’être le moins retors des Corbeaux qui erraient dans ce manoir lugubre, mais il restait motivé par la capture et la neutralisation de Nour. Les jeunes femmes ne pouvaient pas s’ouvrir à lui et tout avouer sans prendre de précautions.
— Vous inquiétez pas, reprit Jayden en constatant leur prudence, je vais pas vous interroger. Je dois attendre Freyja et mon père pour ça. Même si je serais curieux de savoir comment vous avez obtenu des infos confidentielles des Corneilles.
C’était une question rhétorique, car il les contourna pour descendre l’imposant escalier qui rejoignait le hall. En tournant les talons pour l’imiter, Ichika remarqua les joues roses de sa copine. Pourvu que Kassandra maintienne secrète l’identité de Samuel. Non seulement il représentait leur source d’informations principale, mais il risquait également gros à se faire attraper.
Même si Kassandra et Ichika étaient régulièrement missionnées par des Bureaux pour aider les Mutabilis, elles n’appartenaient pas aux Corbeaux. Elles n’avaient donc aucun droit de regard sur les informations confidentielles dont ils disposaient.
— Protège Sam, lui souffla Ichika en s’engageant dans les escaliers aux côtés de sa petite-amie. Faut pas qu’il se fasse attraper.
— Je sais bien. Il faut qu’on trouve une explication.
— On leur parle des rumeurs qu’on a entendues. De ce que ta famille savait grâce à leur réseau. Et d’Amel.
— Amel ? Tu es sûre ?
— Oui. Sinon, comment on saurait le prénom de Nour ?
Les traits crispés, Kassandra se résolut à hocher la tête. En bas des escaliers ne les attendaient plus seulement Jayden, mais également son père et la jeune femme d’hier. Ils avaient meilleure mine à présent.
Nicolas de Sauvière s’avança pour les saluer d’un sourire amical.
— Ichika, Kassandra, bonjour. Avant de vous interroger sur Kyra, est-ce que je peux vous proposer un petit-déjeuner ?
Si Ichika sourit face à la formulation excessivement polie – plus étonnant encore qu’il n’était pas Britannique d’origine – elle ne refusa pas pour autant.
— Charles est au téléphone avec James, leur apprit Nicolas en les guidant vers la salle à manger. Il est parti voir Louise et June à l’hôpital ce matin. Donc vous avons un peu de temps pour discuter entre nous.
— Elles vont bien, d’ailleurs ? rebondit Kassandra. Louise et June.
— Ça va. Louise a surtout été choquée. June a une légère entorse au genou. Une atèle ira bien, avec le repos nécessaire.
Soulagée, Kass suivit Ichika jusque dans la salle à manger. Alors les jeunes femmes se déridèrent face à ce qui les attendait. Œufs brouillés encore fumants, pain grillé, confiture maison, yaourt frais et fruits de saison étaient disposés soigneusement sur la longue table en bois brut.
Bon appétit, lança Jayden en français dans leur dos. Profitez, parce qu’on attaque le vif du sujet après ça.



Suite
Dernière modification par louji le sam. 22 juil., 2023 6:33 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Hi~

LA TENSION ! C'était super bien géré, j'étais pas bien avec Frey dans la voiture hehe.
On a enfin le contact entre nos 4 personnages ! J'ai bien hâte de voir comment Kass et Chika vont gérer papi Charles (qui est toujours aussi con) et les Corneilles.
Clairement, Nour est perturbée (pour le coup, ce serait intéressant d'avoir à nouveau son pdv), on va voir comment elle va gérer ça (ou comment elle ne va pas le gérer haha aled ça va piquer).

Encore un bon chapitre !

La bise~
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