« Sometimes severity is the price we pay for greatness. »
Margaery Tyrell – Game of Thrones
◊~◊~◊
ACTE I : LA TRAÎTRESSE
1/4
2/4
3/4
4/4
ACTE II : L'USURPATRICE
1/4
2/4
Bonjour bonsoir,
Bienvenue dans l'univers (à peine) sanglant de Dynasties. Avant que vous ne vous engagiez plus loin, quelques mots pour vous introduire au concept.
Dynasties, c'est un recueil de trois histoires, pas vraiment des nouvelles, pas vraiment des romans, qui se déroulent sur le même continent, à quelques dizaines d'années de décalage. Dans l'ordre chronologique, ce seront donc :
◊ Cassandra
◊ Eliane
◊ Kyara
Chacune d'elles peut être considérée comme une histoire indépendante, mais elles se référenceront mutuellement. Cassandra a été intégrée au projet il y a quelques temps, basée sur une nouvelle que vous pouvez aller lire ici si vous avez envie de vous spoiler, mais ne vous étonnez pas, le script a un peu changé depuis. Entre temps, on a eu une belle évolution dans l'histoire, et la nouvelle ne constituera qu'une seule partie de ce projet qui est devenu un véritable one shot à part entière.
Au programme, du sang, des morts, un soupçon de violence.
Sur cette joyeuse note, on repart quelques centaines d'années en arrière, pour ceux qui auraient lu Eliane et/ou Kyara, dans l'histoire d'Avalaën. Et comme d'habitude, welcome to the trauma.
(1/4)
Les tintements des larges cloches du cardigrê faisaient vibrer l’air à l’intérieur de l’immense cathédrale. Cassandra les sentait résonner dans sa poitrine comme de violents battements de cœur, aiguillant ses doutes, attisant son appréhension. Soudain, le regard de Raven, auquel elle s’était raccrochée tout le long de la cérémonie, ne parvenait plus à l’ancrer dans cette réalité. Il se tenait debout à côté d’elle, habillé de pourpre et de blanc, aussi droit et majestueux qu’il pouvait l’être en tant qu’adulte récemment sorti de l’adolescence. Il avait coiffé ses cheveux noirs mi-longs en natte aplatie à l’arrière de sa tête, et sa lourde couronne ceignait son front. Il portait tous les insignes de pouvoir, depuis la longue cape rouge brodée de blanc jusqu’à la main d’or d’Esga, que lui avait remise le prêtre pour la cérémonie, en passant par une infinité de colliers et de bracelets qui pendaient le long de ses vêtements.
Et, derrière tous ces ornements, ces vêtements et ces marques de pouvoir, Cassandra ne voyait qu’un jeune homme pâle, trop jeune pour être Empereur, qui bientôt ne le serait certainement plus. Elle voyait l’opraki, le grand conseiller du trône et principal prêtre d’Esga, l’approcher lentement, tenant dans ses mains un coussin de brocart sur lequel reposait la Couronne, mais son esprit s’était perdu ailleurs, dans les souvenirs des préparatifs. Les aiguilles de ses couturières attitrées, leur patience à toute épreuve, leurs yeux vigilants qui traquaient la moindre imperfection dans la robe. Les mains griffues de Mayeri qui tiraient ses cheveux en arrière, le lourd silence qui régnait dans la pièce.
— Jures-tu, Cassandra Zaor’Vil, de servir le peuple d’Avalaën, de le protéger et de l’aimer, de remplir tes devoirs de souveraine dans la justice et la foi ?
Elle ne put manquer le grommellement nerveux qui, malgré le temps écoulé, parcourut la foule de nobles venus assister au sacre. Le temps n’effaçait jamais tout, et surtout pas la haine.
— Je le jure sur le nom d’Esga.
Parjure, songea-t-elle. Elle commencerait donc son bref règne en traînant le nom de la divinité protectrice d’Avalaën dans la boue et le sang. Un bref sourire nerveux lui échappa lorsqu’elle croisa le regard de Raven, qui fixait d’un regard songeur le ruban de soie violette qui liait leurs poignets.
— Alors relève-toi aux côtés de ton époux, Aveltia Sen. Vous êtes désormais unis en un seul être devant Esga. Vous serez pour l’un et l’autre la foi, la force, et le regard clairvoyant qui vous empêchera de transgresser la justice.
Tandis qu’elle se relevait, la couronne entra en contact avec sa tête, glissa dans ses cheveux jusqu’à se loger en équilibre entre ses larges boucles, lourde et froide, étrangère. Elle dut presque lutter contre le poids de l’or serti de rubis pour se redresser totalement et saisir la main de Raven, et elle vacilla à nouveau lorsque la lourde mante pourpre, identique à celle de son nouvel époux, fut déposée sur ses épaules. Seul le bras de Raven, discrètement tendu pour l’aider à se maintenir debout, la retint. Ils pivotèrent lentement ensemble, alourdis tous les deux par leurs ornements, firent face à la Cour qui s’était rassemblée pour le couronnement.
— Leurs Grâces Raven et Cassandra d’Avalaën, puissent-ils longtemps régner.
Cassandra Zaor’Vil.
Cassandra la Maudite.
Cassandra de Wikandil.
— Puissent-ils longtemps régner, répéta sentencieusement le public.
Suivant le rythme de la cérémonie, main dans la main, les nouveaux époux s’engagèrent le long de l’allée centrale vide en direction des portes qui donnaient sur la ville. Raven souriait, pleinement satisfait. Cassandra souriait aussi, mais son sourire était crispé par la situation et la vérité qu’elle était encore la seule à connaître. Un chœur mixte caché dans les balcons en hauteur de l’immense cardigrê accompagna leur progression d’un canon magnifique, mais la jeune femme était incapable d’apprécier le chant à sa juste valeur. Elle avait la terrible sensation du regard de sa mère qui pesait sur ses épaules, alors qu’elle savait bien que c’était impossible.
— Tout va bien ? lui murmura Raven alors qu’ils atteignaient les vantaux de bois.
Il avait à peine murmuré, sachant pertinemment que les sons les plus doux se répercutaient trop fort entre les murs de pierre du cardigrê. Elle l’entendit malgré tout sans mal, tourna un instant la tête vers lui alors que la lumière du jour et la brise fraîche se faufilaient entre les battants qui s’écartaient.
— Tout va bien, prétendit-elle avec un sourire.
Il ne parut pas dupe, fronça les sourcils. Mais déjà, les portes étaient grandes ouvertes.
L’accueil du peuple à sa nouvelle Impératrice fut très différent de l’accueil de la noblesse. À peine eut-elle franchi les portes que Cassandra fut noyée dans le vacarme des cris, des applaudissements et des vivats. La population de la cité ne se compliquait pas la vie avec des histoires de politique, d’alliances ou d’origines. C’était une belle journée, durant laquelle ils étaient en majorité dispensés de travailler, sauf les auberges et les tavernes qui seraient certainement remplies tout le long de la journée pour permettre à tous de célébrer le mariage impérial. Pour les citadins, c’était simplement un jour de fête, et ils remerciaient la personne à qui ils le devaient : Cassandra. Cette dernière, un sourire aux lèvres, se laissa brièvement emporter dans la folle joie qui agitait la grande place, puis grimpa dans la calèche qui les attendait au bas des marches, et l’attelage se mit en branle.
En tant qu’étrangère à la Cour, Cassandra avait longtemps entendu parler de la cérémonie de mariage, sans jamais réellement savoir à quoi s’en tenir jusqu’à deux jours auparavant. Lorsque le délai légal de « rétractation » avait fini par expirer – elle n’avait même pas idée avant qu’on pouvait se rétracter d’un mariage – on l’avait prise à part et on lui avait fait un cours complet sur les véritables traditions. Il s’était avéré que, après le mariage à proprement parler, il existait un rite moins connu, plus privé et religieux, appelé l’Abandon.
Traînant sa lourde robe derrière elle dans la large chapelle privée attenante au palais, elle accompagna Raven, qui la guidait le long de l’allée centrale jusqu’à un autel où les attendaient deux prêtres d’Esga vêtus de gris délavé. Un silence éthéré, presque irréel, régnait dans la chapelle. Le culte d’Esga était loin d’être un aspect de la vie avalonienne vers lequel Cassandra se serait tournée d’elle-même, aussi n’en savait-elle pas beaucoup. Elle savait distinguer les rangs principaux des simples officiants, mais elle ne connaissait guère les responsabilités religieuses de chacun en-dehors des cérémonies officielles.
Raven lâcha sa main, et se dirigea vers l’homme à leur droite, tandis que celui de gauche indiquait à la jeune femme une petite porte latérale. Elle coula un dernier regard à son nouvel époux, puis s’y engagea avec un frisson qui mêlait appréhension et expectative.
L’officiant la laissa pénétrer seule dans la pièce attenante, une petite chambre vide et froide. Une vieille femme, semblable à Mayeri, osseuse et grisonnante, y patientait en silence. Elle referma la porte derrière elle tandis que Cassandra pivotait lentement. Il n’y avait pas d’autre porte pour accéder à cette salle, et à part un petit banc sur lequel avait été jeté un drap de bure chiffonnée, elle était totalement vide.
— Bienvenue, Aveltia Sen, croassa la femme. T’a-t-on expliqué le rite ?
Cassandra secoua la tête, mutique. Elle n’aimait guère le culte d’Esga, sa sacralisation d’une divinité unique, asexuée, omnisciente et toute-puissante. Elle préférait la foi patiente, tangible, en les esprits de la forêt de Wikandil. Mais était-ce un blasphème que de songer aux forces primitives de la nature dans un sanctuaire d’Esga ? L’idée la fit rire sous cape. Elle n’était guère à un blasphème près aujourd’hui, entre les vœux qu’elle n’honorerait pas et les cultes qu’elle dénigrerait bientôt.
— Très bien. Le rite de l’Abandon est une tradition qui remonte aux racines d’Avalaën. Avant de t’asseoir pour la première fois sur le trône, tu dois abandonner celle que tu étais auparavant. Tes allégeances, tes affections, ta foi en autre chose qu’Esga.
La future Impératrice d’un jour pinça les lèvres en une moue perplexe, réfrénant un petit sourire malvenu. Ce n’était guère le moment, à quelques heures de l’invasion, de faire échouer un plan aussi dûment préparé. Elle aurait certes adoré être ailleurs, préparer l’entrée des troupes dans la capitale, planifier les changements de gardes avec Mayeri, mais ce n’était pas là son rôle. Alors elle se força à écouter l’Abandon, qui consistait en premier lieu à se dévêtir. Avec l’aide de la prêtresse, elle se débarrassa de sa lourde cape pourpre de l’Empire, puis de son corset et de ses jupons, jusqu’à se retrouver en bas seulement. Frissonnante dans le froid des pierres centenaires, elle ne fit guère d’histoire lorsqu’elle comprit qu’elle devait également retirer ses bas, et enfiler seulement la robe de bure qui gisait dans un coin à même sa peau.
— Raven est-il déjà passé par là ? interrogea-t-elle en luttant pour ne pas claquer des dents.
— Une fois, lors de son intronisation.
— Et il doit le refaire une seconde fois avec moi ?
— Chaque souverain le refait lorsqu’il prend un époux ou une épouse, expliqua la femme en nouant l’attache du col de la robe. Il se libère ainsi des remords et des attaches du passé, des éventuelles promesses qu’il ne saurait tenir à un mort. Et, dans le cas de notre Empereur, il abandonne la charge d’avoir à régner seule.
C’était presque beau, présenté ainsi. Quelque peu enfantin, certes, mais non-dénué d’un charme certain. Dois-je abandonner également mon allégeance à Wikandil et à ma mère ? se demanda Cassandra sans le formuler à haute voix. Il était un peu tard pour cela.
— Il est dit également que le jour où un parjure voudra procéder à l’Abandon, l’eau du bassin de l’Abandon se teintera de rouge.
Cassandra dressa une oreille intéressée. Sa mère ne lui avait jamais parlé de cela, elle n’avait même jamais mentionné un rite d’Esga quelconque au moment de son intronisation. Pourtant, elle avait régné quelques lunes en tant qu’Impératrice légitime. L’eau du bassin s’était-elle colorée de rouge pour elle ?
Finalement, abandonnant ses questions, la Wiccane se laissa conduire à nouveau dans la chapelle centrale, et de là vers un escalier dissimulé derrière l’autel central. Elle descendit quelques marches pieds nus, pestant en silence contre le froid, avant de se faire arrêter une dernière fois.
— À partir de maintenant, tu ne parleras plus. Lorsque tu atteindras ton époux, tu t’agenouilleras à côté de lui. Après avoir communié, lorsque vous vous sentirez prêts, vous entrerez ensemble dans le bassin.
— Combien de temps devrait-on au moins communier ?
— Oh, pas moins de quelques heures, Aveltia Sen. La torche vous servira d’indicateur pour la durée minimale, mais personne ne s’étonnera si vous n’émergez qu’au coucher du soleil.
Cassandra faillit répliquer qu’il était à peine midi, mais elle s’en abstint. Une discrète lueur de fond éclairait un passage étroit en bas des marches. Elle s’y engagea en silence, ses yeux s’habituant progressivement à la seule source de lumière de la cavité. Elle entendit un grincement, puis la trappe se referma derrière elle, et le bruit chuintant d’un tapis qui glissait obstrua les derniers rayons de lumière provenant de derrière elle. Elle s’approcha à pas de loups de Raven, qui s’était agenouillé face à un petit lac à l’eau limpide, dans lequel se reflétaient les flammes de la torche. Cette dernière avait été fichée dans un piton rocheux taillé au centre, entre eux deux. Elle s’accroupit lentement, s’agenouilla pour imiter Raven, sentit le froid mordant de la pierre nue sur ses genoux, et la douce chaleur ondoyante de la torche sur son épaule gauche. Au moins trois heures dans ce trou sombre ? Cette simple idée paraissait infernale.
Puis, elle sentit une main effleurer son bras discrètement, les doigts de Raven s’entrelacer aux siens, et un sourire discret affleura sur son visage. Communion, vraiment ? Communion d’âmes, d’esprits… ou de corps ? Esga était une divinité suffisamment ambiguë pour semer le doute. Peut-être était-ce pour cela que Laëtitia n’avait pas voulu partager les détails – ni même le cœur – de cette cérémonie.
Soudain plus sereine, Cassandra fixa son attention sur les crépitements de la torche à côté de son oreille et les reflets rougeoyants qu’elle projetait sur l’eau étale. Le lac souterrain paraissait peu profond, à peine quelques brasses de long, et tout juste de quoi permettre à trois personnes de se placer côte à côte en largeur. Elle serra ses doigts autour de ceux de Raven, tourna légèrement la tête pour observer son visage. Dans la pénombre des flammes, son profil net avait un aspect tranchant, creusé d’ombres profondes. Il paraissait vieilli, ressemblait aux portraits de son père qu’on voyait dans la galerie des souverains du palais. Pourtant, elle sentait les frémissements de sa peau, sa légère transpiration dans la fraîcheur de l’air. Il était plus anxieux qu’elle encore, pour peu que ce soit possible. Dépouillé de ses ornements, des vêtements qui le faisaient paraître plus grand, il ressemblait soudain à un adolecent émacié qui aurait grandi un peu trop vite.
En retour, il pivota imperceptiblement vers elle et lui offrit un sourire paisible, détendu. Loin de la cour et de ses folies, de l’allure distante qu’il manifestait, il paraissait aussi humain que dans les moments où ils s’isolaient, juste tous les deux. Elle lui rendit son sourire, et sa robe chuinta lorsqu’elle se décala vers lui pour saisir sa main.
Bientôt, ils étaient couchés l’un contre l’autre, muets, contraints par l’obligation de silence de la tradition. Étrangement, Cassandra était persuadée que c’était là l’objectif même du rite. Elle avait la chance de connaître Raven depuis huit saisons maintenant, mais maints mariages avaloniens étaient célébrés après des fiançailles hâtives, politiques, et les jeunes époux ne se connaissaient guère. Les obliger à passer du temps enfermés ensemble, incapables de parler, mais pas incapables de s’exprimer, n’était finalement qu’un prétexte, elle en était certaine. Et cela lui convenait.
Cassandra s’était noyée dans la musique. Après le silence paisible des forêts de Wikandil, elle avait découvert les instruments à cordes, les mélodies entraînantes et enjouées qui n’étaient pas des chansons paillardes de soldats rentrés de bataille. Elle avait découvert qu’elle aimait le rythme lent d’une valse des vagues pondérée, le tempo vif et les pirouettes des assariennes, la langueur vagabonde des ilakeses aux pas complexes. Elle avait dansé des dizaines – si ce n’était même des centaines – de fois, en plus d’une trentaine de lunes, mais deux de ces soirées avaient été marquantes : celle-ci, et la première, tout aussi terrifiantes l’une que l’autre.
Durant son premier bal à Avalaën, elle n’était encore qu’une débutante dans l’art de la courtoisie avalonienne. Elle était terrifiée à l’idée d’être renvoyée pour le moindre faux pas. Elle détestait la haine dans les regards des autres. Tout le monde ne se la représentait comme la fille de l’usurpatrice.
Mais Raven avait bien fait les choses. Il s’était présenté à elle dès de la première danse, distant mais poli et coridal, et il avait imposé ses standards aux courtisans, qui avaient dès lors été obligés de se plier aux règles de l’étiquette. Ce premier pas qu’il avait fait dans sa direction lui avait permis de s’intégrer progressivement, même si cela avait été laborieux. Elle s’était même fait quelques « amies », si l’on pouvait les considérer ainsi, qui encore aujourd’hui étaient présentes dans la pièce. Elles n’avaient guère que des contacts distants, et la demande en mariage avait quelque peu délité les affections naissantes qui auraient peut-être perdurer si Cassandra n’avait été qu’une autre de ces courtisanes sans ambition.
Ce soir cependant, elle ne leur accordait aucune attention. Elle sentait le bras de Raven contre sa taille, son souffle chaud, leur proximité, et cela lui suffisait amplement. Ils avaient débuté leur soirée sur une valpame, une danse sudiste dont l’usage se perdait progressivement à la cour, mais qui était l’une des préférées de l’Empereur. Un tempo lent mais des pas complexes que Cassandra avait mis bien des soirées à mémoriser. Néanmoins, maintenant qu’elle se sentait assez à l’aise avec les croisements, les pirouettes et les passages individuels, elle pouvait pleinement profiter de cet instant. Pas de réflexion, juste le flux des mouvements et les instruments.
Elle se détacha des bras de Raven sur une délicate impulsion, tourbillonna sur elle-même, sa large robe prenant du volume autour d’elle, jupons se soulevant dans les courants d’air, et elle sourit lorsque Raven la réceptionna souplement, et elle ploya en arrière. La musique marqua un bref temps d’arrêt, durant lequel elle demeura suspendue, courbée comme un roseau plié par le vent, le regard tourné vers le plafond chargé de dorures. La salle explosa en applaudissements de circonstance, et ils repartirent d’un pas léger, à peine décalés avec les instruments qui reprenaient.
Ils valsèrent longtemps, sur une pièce qui leur avait été spécialement composée et dédiée, plus longue que les danses de coutume. À la fin, Cassandra ne sentait déjà plus ses pieds, et elle savait que la soirée ne faisait que commencer. Et, elle voyait dans les épaules de Raven qu’il était déjà fatigué aussi. Mais ils avaient tous les deux un devoir à remplir, désormais. Leur soirée ne leur appartiendrait plus pour de longues heures.
Cassandra s’inclina profondément face à son nouvel époux, qui fit de même, et elle tomba rapidement dans les bras de l’un des plus proches conseillers du trône. En principe, elle aurait d’abord dû danser avec le père de Raven, et ce dernier avec sa mère à elle, mais il s’avérait qu’ils étaient tous les deux orphelins ce soir d’une certaine manière.
Sciemment, Cassandra chassa le souvenir de sa mère de son esprit, et se focalisa sur celui qui lui faisait face. C’était un homme de haute taille, large d’épaules au contraire de Raven qui était mince, aux traits secs et au regard trop direct pour qu’elle ne l’apprécie réellement. Tandis qu’ils démarraient sur le pas un peu plus allègre d’une assarienne, elle leva le menton, la couronne dans ses cheveux causant une résistance nouvelle à ce mouvement.
— Je te vois, Aveltia Sen, murmura-t-il après une large volte qui la ramena proche de lui.
— Je te vois aussi, Helvak Sen, mais j’ai du mal à saisir ce que tu vois de ton côté.
Il esquissa un sourire grinçant sous sa moustache.
— Je sais comment tu en es arrivée là. L’Empereur n’est plus le même depuis longtemps, ça n’a pas échappé au conseil.
Elle ne répondit rien, ce qui sembla le mettre en colère, mais il ne resserra pas la prise qu’il avait sur sa main.
— Nous n’avons pas oublié qui tu es.
Votre nouvelle Impératrice en titre pour une nuit ? La réplique lui brûla la langue, mais elle la ravala comme un vin aigre, et s’en tint à une réponse plus circonvenue, mais tout aussi irritante pour le pauvre homme :
— J’apprécie cela, car il m’a semblé récemment qu’aucune mention récente de mes origines n’a été faite jusqu’à maintenant. D’autant plus que l’effort de guerre semble consommer du bois et que Wikandil pourrait en fournir des réserves conséquentes…
— Je ne…
— Oui, pardon, ce n’est pas le lieu pour discuter de cela. Nous en reparlerons peut-être demain, à tête reposée ?
Ce fut à son tour de ronger son frein pour ne pas être discourtois. Il parut particulièrement mal le prendre, car son expression se froissa, et il ne lui adressa plus un mot jusqu’à la fin du morceau. Ce qui n’était pas totalement pour déplaire à Cassandra, en vérité, car elle réfléchissait à autre chose. Elle faisait de son mieux pour occulter le fait que cette soirée était la dernière, que plus jamais elle ne serait considérée de la même manière ensuite. Ce qui lui semblait étrange, c’était la facilité avec laquelle elle parvenait à se détacher ce soir. Elle n’avait pourtant bu qu’un petit verre de valka, l’alcool traditionnel, aigre et fort, et elle ne se sentait pas plus légère. D’habitude, il en fallait plus pour la rendre aussi insouciante.
Elle s’inclina devant son partenaire de danse, l’esprit ailleurs, et eut à peine le temps de faire trois pas pensifs qu’elle se retrouvait face à quelqu’un d’autre. Ils tinrent pendant l’ilakese une conversation, polie mais dénuée d’intérêt, et bientôt, elle était dans les bras d’un autre encore. Ce ne fut que lorsqu’elle avisa l’ombre grise de Mayeri, allant et venant entre les tables dans un coin de son champ de vision qu’elle devina pourquoi elle se sentait aussi bien. Elle pinça les lèvres, mais ne put se résoudre à lui en vouloir, comprenant son raisonnement.
Alors, plutôt que de lutter contre le calme artificiel qui l’avait envahie, elle s’y abandonna. Elle sourit à Raven, qui passait à côté d’elle dans une suite de pas sautillants, une jeune femme pendue à son bras, l’air aussi heureuse qu’irritée. C’était Alseli, une héritière d’un petit duché de l’est de l’Empire, qui aurait pu être l’amie de Cassandra s’il n’y avait eu le trône pour les séparer. Depuis la demande en mariage, Alseli lui vouait une haine féroce, qui occupait tous les ragots de la Cour, mais qui commençait à lasser les gens, faute de conflit tangible.
Pourtant, Alseli avait été une compagne d’un soutien indéfectible les premières lunes. Convaincue que Cassandra cherchait seulement à s’intégrer à une Cour qui ne la reconnaissait pas, l’héritière l’avait introduite dans tous ses cercles, l’avait progressivement aidée à se faire une place. Elles avaient passé un temps considérable ensemble, bras-dessus bras-dessous à la plupart des sorties, promenades et voyages. Mais toute cette trame d’amitié s’était déchirée lorsqu’Alseli avait compris que Cassandra ne lui avait jamais parlé de ses rencontres fréquentes avec l’Empereur. Car une course silencieuse, fourbe et jonchée de pièges traîtres, opposait toutes les jeunes héritières de duchés et de marquis. Cassandra avait, d’une délicate et élégante manière, coupé à la plupart des défis, et c’était cela plus que sa victoire en elle-même qui rendait Alseli si amère.
Finalement, après une dernière valse des vagues qui rassembla l’espace d’une danse presque toutes les femmes de la salle, Cassandra abandonna l’idée de poursuivre, et considéra d’enfin pouvoir s’asseoir. Son Empereur de mari s’était déjà fait « emprunter » alors même que la danse suivante n’avait pas encore commencé. Elle repéra Alseli non-loin, louvoya entre les groupes et couples qui se formaient pour l’ilakese suivante, adressant des sourires polis mais fermés sur son chemin. Personne ne semblait enclin à l’intercepter, ce qui lui convenait très bien.
— Alseli Sen, l’interpella-t-elle.
La jeune femme releva la tête vers elle, pinça les lèvres, cachant les fossettes qui avaient creusé ses joues un instant plus tôt.
— Aveltia Sen, répondit-elle d’une voix posée mais tendue. Que puis-je faire pour toi ?
— J’aimerais parler avec toi un moment.
Alseli pivota vers les trois hommes avec qui elle discutait, les épaules crispées et un sourire plat plaqué sur son visage.
— Messires, si vous voulez bien m’excuser…
Elle esquissa une courbette polie, et ils s’inclinèrent en retour, puis elle se tourna à nouveau vers Cassandra :
— Que puis-je pour Sa Grâce ?
Cassandra lui offrit son bras, qu’Alseli saisit avec une certaine circonspection, et elles se dirigèrent ensemble vers un balcon. Sans même y prendre garde, Cassandra nota les yeux qui s’accrochaient à leurs silhouettes, les commentaires qui suivaient leur progression. Elle s’était habituée à être scrutée en permanence depuis qu’elle était arrivée, au combien cela puisse être frustrant parfois. C’était le cas actuellement, elle aurait aimé pouvoir avoir un moment réellement tranquille avec Alseli, mais elle savait qu’elle n’en aurait pas l’occasion.
Sur le balcon, elle congédia d’une main les serviteurs et les courtisans qui profitaient de l’air tiède de la fin de l’été, et s’accouda à la balustrade en pierre en soupirant intérieurement. Elle s’était choisi un axe de conversation difficile, mais c’était un axe qui pourrait apporter peut-être une réconciliation. Ou peut-être apporterait-il seulement enfer et destruction sur son passage.
— Alseli, nous étions amies fut un temps.
La concernée ne répondit rien, comme Cassandra s’y attendait. Elle n’était pas le genre de personne à chercher une confrontation ouverte, mais elle n’aimait pas non plus se laisser marcher sur les pieds. Elle détourna la tête vers le croissant de lune lointain qui diffusait sa clarté dans les fins nuages, les lèvres pincées.
— J’aimerais retourner à cette amitié qui nous liait, mais je ne sais pas si tu le souhaites aussi.
Toujours plus vraie, plus honnête, plus vulnérable, songea-t-elle avec un amer sourire. C’était ce qui l’avait amenée là, c’était ce qui l’avait distinguée d’Alseli aux yeux de Raven. Elle ne paraissait jamais moins dangereuse que lorsqu’elle était elle-même, la petite fille perdue dans un monde d’adultes, l’étrangère isolée dans une Cour qui ne lui ressemblait pas et ne l’adoptait pas. Aujourd’hui, avec la couronne dans ses cheveux, elle se sentait encore plus hypocrite et fausse que d’habitude.
— Et si je refuse ? demanda finalement l’héritière d’une voix terne, lointaine.
— Que voudrais-tu que je te fasse ? rétorqua Cassandra avec une douceur calculée. Te chasser du palais ? T’isoler ? Qui crois-tu que je suis ?
— Je ne sais pas ! C’est là tout le problème.
La nouvelle impératrice haussa un sourcil perplexe, ne sachant trop où Alseli voulait en venir avec elle, mais elle inclina finalement la tête, acceptant que le dialogue était trop fermé pour avoir une véritable réponse aujourd’hui. Elle se détourna, s’arrêta dans l’embrasure de la porte, se retourna une dernière fois :
— Fais-moi signe lorsque tu le sauras, alors.
Cassandra ouvrit les yeux dans les ténèbres de la chambre, le cœur battant la chamade, des fourmis d’appréhension dans les doigts. Intuitivement, au plus profond de son âme, elle savait que quelque chose s’était passé dans la nuit. Son sommeil avait été agité, ses rêves troublés. Ce n’était pas la peur qui la mettait dans cet état, elle le savait, seulement une sourde certitude, profonde et viscérale. Elle se redressa lentement, considéra d’un regard la forme sombre étendue dans les draps à ses côtés. Un rayon de lune découpé par les rideaux tombait sur les épaules nues de Raven, éclairait ses longs cheveux noirs qu’il avait détachés pour la nuit. Une boule se forma au creux de l’estomac de la jeune femme, elle pinça les lèvres.
Il était l’heure de dire adieu au Raven qu’elle avait commencé à connaître. Celui qui se réveillerait demain ne l’aimerait plus – pour peu que l’on puisse considérer comme de l’amour le philtre qu’elle lui avait fait boire régulièrement ces dernières lunes. C’était davantage une adoration obsessionnelle et inconditionnelle que de l’amour, mais Cassandra n’avait pas vu assez d’amour dans sa vie pour saisir les subtilités de la différence.
Elle se saisit de la fiole qu’elle gardait sur elle depuis la veille, qu’elle avait glissée dans sa table de chevet avant de se coucher, éreintée, et d’un mouchoir en tissu sur lequel elle versa à l’aveuglette une généreuse dose du liquide. Puis, elle en tamponna doucement les tempes de Raven, sa nuque et son cou. Et tandis qu’il grognait, agité dans son sommeil par le contact, elle en profita pour verser quelques gouttes dans ses lèvres entrouvertes. Puis, elle se recoucha, le souffle court, l’esprit alerte, avec la conscience aiguë de son corps chaud si près du sien.
Elle ne se rendormit pas.
Des bruits lointains, venus des ailes les plus éloignées du palais, la tinrent éveillée durant le reste – somme toute plutôt court – de la nuit. Bientôt, le soleil se leva, l’obscurité de la pièce se dissipa dans la lumière qui filtrait entre les rideaux. Dans les heures écoulées, une certaine sérénité avait envahi l’esprit agité de Cassandra à mesure qu’elle réalisait que la contre-potion faisait effet, qu’elle le veuille ou non. Il était trop tard pour reculer, tout comme la première fois qu’elle avait administré le filtre d’amour.
Elle se roula en boule sur le côté, songeant à la première fois où elle avait réellement eu l’occasioin de parler à Raven, se demandant comment elle avait fait pour le convaincre depuis qu’elle n’était qu’une innocente jeune femme dans le coup d’État qui se tramait.
— Kalekti Sen, enchantée de te rencontrer.
Les regards mauvais de la Cour pesaient sur ses épaules, mais elle plongea malgré tout dans une profonde révérence qu’elle savait parfaitement inappropriée pour la situation. C’était volontaire. Si elle montrait qu’elle connaissait déjà tout des traditions, ils sauraient qu’elle avait été élevée par sa mère.
— Je me nomme Cassandra, et voici ma suivante, Mayeri.
Mayeri esquissa une courbette de circonstance avec l’air gêné des serviteurs qui étaient placés au centre de l’attention. Raven les considéra en silence, les sourcils froncés, l’air de se demander pourquoi il avait accepté cette folie en premier lieu. Ce que Cassandra comprenait totalement.
— Ravi de te rencontrer, Cassandra de Wikandil, finit-il néanmoins par proférer. J’espère que tu te plairas à la Cour d’Avalaën.
— C’est un nouveau monde mais je ferai de mon mieux pour m’y adapter, Kalekti Sen, approuva-t-elle en s’inclinant à nouveau. Je te remercie pour ton accueil.
Il hocha la tête, et l’audience se clôtura.
La froide courtoisie qu’il lui avait manifestée ce jour-là, certes dénuée d’aménité, mais guère plus tendre qu’envers n’importe laquelle des autres courtisanes, s’était progressivement muée en une curieuse attention. Consciente de ce fait, Cassandra n’avait sciemment pas cherché à éviter les espions. Grâce à eux, il avait appris qu’elle était peut-être meilleure cavalière que la moitié des hommes du palais, qu’elle passait son temps dans les jardins avec un livre chapardé à la bibliothèque impériale, et qu’elle demeurait résolument seule malgré les lunes qui s’écoulaient. Elle n’avait pas cherché à bousculer la rencontre, jouant plutôt sur ses différences pour attiser sa curiosité, mais il avait fini par l’approcher un jour, sous le couvert d’un arbre centenaire dans les jardins du palais.
— Cassandra Sen ?
Elle plissa les yeux, se releva brusquement en voyant la couronne étinceler dans les rayons du soleil qui traversaient le dense feuillage.
— Kalekti Sen, quel honneur…
— C’est ce qu’ils disent tous, marmonna-t-il dans sa barbe naissante.
Il y avait une amère rancœur dans sa voix, et Cassandra dressa l’oreille, attentive à la moindre inflexion. Elle esquissa la courbette de circonstance appropriée, puis le considéra avec attention. Il piétinait, incertain, comme s’il avait espéré autre chose.
— Voudrais-tu t’asseoir avec moi, Altesse ?
Raven haussa les sourcils, finit par sourire et s’affaler aussi impérialement que possible sur la couverture étendue au sol.
— Cela doit bien être la première fois qu’on m’invite à faire quelque chose comme ceci. Que fais-tu ici ?
Elle hésita un moment, incapable de savoir ce qu’il espérait exactement, puis décida de se fier à son instinct. Il était venu la retrouver, après tout, sachant pertinemment que c’était là qu’elle se rendait tous les après-midis à une certaine heure, même si cette prévisibilité la rendait parfois vulnérable aux assassins.
— Je… je lis, Kalekti Sen. Et je profite de la vue.
— La vue ? releva-t-il, perplexe.
Elle désigna du menton le feuillage dense qui s’agitait mollement au gré des courants d’air.
— Cela me rappelle les forêts de chez moi. Je me sens… parfois à l’étroit, entre les murs.
La sincérité dans sa voix était si authentique que Raven se pencha vers elle, captivé. Elle savait que la Cour était un univers de masques et de faux-semblants. Admettre ses craintes, ses peurs et ses peines aussi ouvertement la distinguait certainement des autres femmes, de toutes celles qui espéraient atteindre le trône. Être aussi honnête que possible était la plus vicieuse des manipulations dans cette cour d’artifices.
ACTE I (2/4)