Kassandra avait eu des nouvelles de Jay, mais aucune de Freyja. Ce silence commençait à lui peser. La Corneille était-elle trop occupée pour lui répondre ? Ou estimait-elle que les suggestions de Kass étaient indignes d’intérêt ? Connaissant Freyja, Kass n’aurait pas été étonnée.
Frustrée de rester collée à son téléphone, Kassandra se leva. Appuyée contre le lampadaire tout proche, Ichika l’interrogea en silence.
— On va marcher ? J’en peux plus d’attendre.
Sa copine hocha la tête, accepta la main que Kass lui tendait. Elles firent le tour du pâté de maisons, observèrent deux pies se battre pour un morceau de métal dans la cour arrière d’un immeuble, saluèrent deux fillettes qui leur adressaient des signes de la main à travers le grillage de leur jardin, évitèrent de justesse une grand-mère qui tractait un caddie quasiment aussi gros qu’elle. Kassandra lui proposa son aide, mais l’inconnue marmonna dans sa barbe en secouant la tête avant de poursuivre sa route.
— Je pense que je vais vieillir comme ça, songea Ichika avec un demi-sourire.
— Tant qu’on vieillit ensemble, répliqua doucement Kass en l’entraînant en direction inverse.
Après avoir remonté l’allée d’un pas tranquille, elles débouchèrent sur un parking où Ichika lui indiqua reconnaître les véhicules des Représentants. Elles ne tardèrent pas à s’en éloigner, guère inspirées par la vision des voitures ensommeillées.
Elles venaient de laisser le parking derrière elles quand le portable de Kass vibra. Elle arrêta Ichika pour le tirer de sa poche, en parcourut l’écran à toute vitesse. Soulagement immédiat. Freyja venait de lui répondre ; quelques mots pour les inciter à poursuivre leurs recherches sur cette demeure dans les Alpes.
Après avoir prévenu Ichika, elles reprirent leur route. La poitrine de Kass était plus légère.
Elle se remplit de plomb une centaine de mètres plus loin. Ichika lui avait tiré le poignet pour la forcer à se cacher dans une rue perpendiculaire. Les yeux écarquillés de sa copine trahissaient un effroi que Kassandra avait eu le temps de saisir à son tour.
Freyja et un homme. Frey, figée, blême, la mâchoire crispée. L’homme la dominant de sa taille et de son pistolet enfoncé entre ses côtes. Tous les deux immobiles sur la route, à quelques centaines de mètres de l’immeuble du Conseil.
— Qui c’est ? s’enquit Ichika à voix basse.
— Je ne sais pas. Je le reconnais pas.
— Merde. Qu’est-ce que Frey attend ? Elle peut détruire l’arme avec ses capacités, non ?
— Si, j’imagine…
Elle-même à moitié accroupie derrière le muret, Ichika ne quittait plus la Corneille des yeux. Sa main glissa spontanément à son poignet droit, poussa l’aiguille de céramique hors de son encoche. Kassandra lui serra l’épaule avant qu’elle ait pu aller plus loin.
— Chica, on ne sait pas ce qui se passe avec cet homme.
— Freyja est menacée. C’est tout ce que je vois.
Elles étaient trop loin pour entendre les échanges entre la Corneille et son adversaire. La posture de l’un comme de l’autre ainsi que l’ombre qui couvrait leurs visages étaient pourtant sans équivoque. La poitrine de Kassandra pesait toujours aussi lourd. Ichika lui jeta un œil, se pencha vers elle. Ses traits durcis firent pousser des ronces autour de la balle de plomb qui lui servait de cœur.
— Kass, si je dois y aller. Ne me suis pas.
— N’y va pas. On ne sait pas si…
— Kassi, je ne peux pas laisser Frey seule si elle est en danger.
— S’il te plaît.
La cassure dans la voix de Kass ébrécha le masque de pierre de sa copine. Elle lui serra les mains, se déplaça sur ses appuis pour lui embrasser le front.
— Tu as fait déjà tant pour Nour. C’est à mon tour, Kass.
— Laisse-moi t’aider. Je peux faire diversion, prévenir les Corbeaux, n’importe quoi !
— Je ne veux pas que tu te mettes en danger. Et sans capacité offensive…
— Et toi, tu as le droit de te mettre en danger ? l’interrompit sa copine d’un ton inhabituellement cassant.
— J’ai appris à le faire. Pas toi, mi cariña.
Kassandra ne lui rendit qu’un regard béant de peur, un rictus pincé par cette douloureuse vérité. Ichika lui pressa les doigts comme pour se donner courage. Puis elle contourna le muret.
Même si Kass ne comptait pas intervenir dans l’affrontement, elle se pencha à l’angle de la rue. Les genoux baissés, Ichika contournait le duo figé de l’autre côté de la route. Bien que Freyja soit en bonne position pour l’apercevoir, elle ne laissa rien paraître. Kassandra la remercia en silence pour son masque impassible tandis qu’Ichika avalait mètre après mètre.
Elle avait remonté sa manche au préalable. Les ronces se resserrèrent autour du cœur de Kass quand elle s’entailla le bras dans un mouvement aussi précis qu’assuré. Par habitude, elle sonda les environs, remercia le néant et toutes les divinités qu’il n’y ait personne à proximité. Les témoins Sapiens étaient toujours une épine dans le pied. Au mieux, on les retrouvait dans la journée pour les faire passer sous les mains des manipulateurs de la mémoire. Au pire, ils vendaient leurs témoignages à des journaux à sensation.
Le sang d’Ichika durcit contre son avant-bras, adopta la forme d’une tige acérée. Consciente du bruit de ses pas sur la route déserte, elle ralentit la cadence et appuya sur ses pointes de chaussures. Les mâchoires de Kassandra ne tardèrent pas à devenir douloureuses à force de serrer les dents. Ichika approchait de plus en plus, toujours invisible à l’ennemi. Trois mètres, deux mètres, un…
Kass se rappela la nature du pouvoir de Bruno Girandeau quand le masque de Freyja se fissura. Un éclair de compréhension glacée venait de traverser son regard. Les épines des ronces lui perçant le cœur, Kassandra se leva, prête à crier, mais Thomas Lenoir s’était déjà tourné.
Le canon de son arme en plein sur le front d’Ichika.
Ichika
Le néant sous ses yeux. Un tunnel d’obscurité, de poudre et de mort. Thomas Lenoir - Bruno Girandeau - appuya sur la détente. Ichika leva le bras, prête à lui trancher la main de sa lame de sang. Ni l’un ni l’autre n’atteignirent leur cible. Frey venait de donner un coup de poing dans le coude de l’homme. Il dévia. Juste assez pour détourner le coup de feu au-dessus de l’épaule d’Ichika.
Les jeunes femmes agirent de concert. Ichika acheva la course de sa lame, entailla l’épaule de Bruno Girandeau. Derrière, Freyja lui planta son poignard dans le dos. Essaya, du moins. Après avoir écarquillé les yeux de surprise, elle bondit en arrière pour se mettre en sûreté.
— Gilet pare-balles, informa-t-elle Ichika d’une voix rêche.
Bruno Girandeau ne leur accorda pas de deuxième chance. Il força Ichika à se déporter en tirant de nouveau dans sa direction. Menaça de faire pareil avec Freyja, qui se jeta derrière un bac de fleurs. Aucun coup de feu ne détonna, cette fois.
Le temps qu’Ichika signale à Frey qu’elle pouvait quitter sa cachette, l’homme s’était éloigné en sens inverse, en direction du parking. Ichika bondit sans vérifier que Freyja la suivait. Kass se trouvait juste là, sur le chemin de Zakka…
La vision d’Ichika s’était brouillée d’angoisse quand elle se jeta dans la ruelle où elle avait laissé sa petite-amie. Recroquevillée contre le mur, plus pâle qu’elle ne l’avait jamais vue, Kass respirait par à-coups. Ichika se jeta vers elle, lui empoigna les mains en prenant soin de diluer son sang pour ne pas la blesser.
— Ça va ?
— Oui. (Kass cligna furieusement des yeux en examinant la silhouette de sa copine.) Et toi ? Il a pointé son arme sur…
— Frey m’a sauvée.
Le choc l’ayant vidée de ses couleurs et de ses pensées rationnelles, Kassandra se contenta de la dévisager en ahanant. Freyja ne tarda pas à les rejoindre, considéra Kass avec gravité avant de se détourner. Il y avait comme de la culpabilité dans son regard.
— On doit y aller, Ichika. Faut qu’on le rattrape.
— Oui.
— Non, s’étrangla Kassandra en agrippant les bras de sa petite-amie.
Elle considéra le sang qui venait de tacher ses doigts, trembla de plus belle. Le ventre noué, Ichika extirpa ses mains de celles de sa copine. Il y avait un temps pour la discussion, pour la projection, pour la stratégie.
Et il y avait le temps pour l’offensive, pour l’action. Et l’opportunité que Freyja venait de leur offrir ne pouvait pas être manquée.
— Reste ici, l’implora Ichika d’une voix tordue, douloureusement tordue. Je te retrouve dès que possible, Kassi.
Sans lui laisser le temps de lui promettre - ou de réfuter - Ichika s’élança avec Freyja en direction du parking.
Ichika eut l’impression d’être transportée la veille, lors de sa session de running avec Freyja. Mais il n’y avait pas de fleuve, pas de chants d’oiseaux dans les arbres, pas d’inconnus matinaux sur leur route. Rien que du béton et du gravier, les battements de son cœur, un océan de voitures.
Bruno Girandeau s’était réfugié dans le parking. Frey avait entraîné Ichika jusqu’au véhicule des Jindal en premier réflexe. Pour n’y trouver que leurs anciennes traces de pas, le fantôme d’une discussion où elle aurait pu mettre fin à sa fuite avant même qu’elle débute.
Après avoir poussé un juron, Frey vira vers Ichika.
— On se sépare pour le chercher ? Ou tu crains d’être seule ?
— J’en sais rien, répondit Ichika avec franchise.
— Si tu as besoin d’aide ou que tu l’as trouvé, appelle-moi. (Freyja tendit le bras pour lui serrer brièvement le poignet.) N’hésite surtout pas, Ichika.
Après avoir hoché la tête, Ichika partit en sens inverse. Elle retourna vers l’entrée du parking, observa nerveusement les environs. Même si Bruno Girandeau ne disposait pas de capacité offensive, son pouvoir de détection lui accordait un avantage conséquent.
Alors qu’elle remontait à pas lent les rangées de voiture dans l’espoir de l’apercevoir, Ichika serra les dents. Elle avait manqué perdre la vie quelques minutes plus tôt. Pour une erreur aussi stupide qu’avoir oublié quel genre de Mutabilis était Girandeau.
Frustrée à l’idée de passer des heures à chercher un homme qui pouvait les sentir venir, Ichika accéléra la cadence. Le parking n’était pas immense. Et il n’y avait qu’une issue - à moins que l’homme tente d’escalader le mur d’enceinte. En croisant son périmètre avec celui de Freyja, l’une d’elle finirait pas tomber sur lui. Il ne pouvait en être autrement.
Dix minutes plus tard, les jeunes femmes se retrouvèrent près du véhicule des Jindal. Frey avait l’air sur le point d’exploser. La colère et leurs recherches frénétiques avaient teinté ses joues de rouge.
— Je comprends pas, gronda-t-elle en shootant dans des graviers. Il a pas pu nous échapper. On l’a vu rentrer dans le parking.
Perplexe, Ichika sonda les alentours. Ces quelques dernières minutes, des badauds étaient venus récupérer leur voiture. À chaque reprise, quitte à essuyer des regards méfiants, les jeunes femmes avaient inspecté les conducteurs et leurs mouvements une fois garés ou sortis du parking. Aucun d’entre eux n’avait semblé lié à leur fuyard.
— On refait un tour ? proposa Ichika d’une voix égale. On peut inspecter l’intérieur des voitures, cette fois.
— Mais il est venu avec les Jindal et leur voiture est vide. Et comment il aurait pu rentrer dans une autre voiture, de toute façon ? s’agaça Freyja en faisant un cercle autour de quelques mètres de large.
— Il a peut-être trouvé une voiture ouverte. Quelqu’un qui aurait oublié de fermer.
Freyja soupira en s’arrêtant. Après avoir observé les graviers pendant quelques secondes, elle bascula le nez vers Ichika. L’air résigné ne lui allait pas très bien.
— On a rien d’autre à faire, de toute manière, grinça la jeune femme en faisant tournoyer sa lame entre ses doigts. Alors allons-y. Je commence par la rangée du fond.
— Je fais le début.
Ichika gardait une main plaquée sur son avant-bras. Elle avait solidifié le sang par-dessus la plaie pour éviter l’hémorragie, mais elle ne voulait pas attirer l’attention si un passant l’observait de trop près.
Rendue hagarde par la perte de sang et l’appréhension, Ichika s’efforçait de passer outre sa vision trouble et les sueurs froides. Elle vérifia méthodiquement l’habitacle de chaque voiture à l’entrée du parking. Chercha Freyja du regard par-dessus les toits luisants pour détendre sa nuque engourdie.
Elle remonta encore une rangée de véhicules sans rien trouver de nouveau. À une vingtaine de mètres, Frey attaquait une autre partie. Ichika l’imita, soupira en constant un nouvel intérieur vide.
La douleur pulsant de plus en plus fort dans son bras, Ichika contourna la voiture, se pencha à l’intérieur.
Détonation.
Un brusque sursaut tira Ichika en arrière. Le souffle coupé, elle se retourna, chercha sa coéquipière du regard. Freyja surgit d’entre deux voitures en courant à moitié accroupie. Ichika se baissa à son tour, expira un souffle tremblant.
Elle avait vu Freyja se tenir l’épaule. Avant d’avoir pu tiré au clair ce qui s’était passé, quelqu’un dérapa dans les graviers. Coup de feu. Même le silencieux dont l’arme semblait pourvue ne pouvait pas masquer ce bruit caractéristique.
Malgré les cavalcades de son cœur, Ichika inspira entre ses dents, forma de nouveau sa lame de sang et quitta son abri.
Freyja
Ichika avait eu un bon flair. Bruno Girandeau s’était engouffré dans une voiture qu’on avait oubliée de verrouiller. Frey n’avait pas eu le temps de reculer quand la portière s’était brusquement ouverte. Poussée vers l’arrière, la jeune femme n’avait pu que regarder le canon de l’arme à feu cracher la mort dans sa direction.
Au cours de la formation des Corbeaux, on apprenait aux jeunes recrues à réagir lors de diverses situations menant à des blessures, des paralysies ou des entraves physiques passagères. Frey s’en était toujours sortie avec d’excellents résultats, félicitée pour son sang-froid et l’ingénuité de ses réactions.
En réponse à la douleur brûlante qui lui transperça l’épaule, Freyja eut un gargouillis, un élan de pure panique et fut tentée d’effacer des années de formation d’une pensée barbouillée par la certitude de mourir. Frey. FREY. DÉGAGE DE LÀ.
Après s’être accroupie pour éviter une nouvelle balle, elle se jeta sur le côté. Temporairement à l’abri derrière les carrosseries des voitures, Freyja se pressa l’épaule pour limiter l’hémorragie et ces insupportables vagues de souffrance qui la paralysaient des doigts jusqu’aux trapèzes.
Le souffle crispé, elle poursuivit sa route, s’obligea à ne pas crier quand une munition érafla le pare-choc du véhicule derrière lequel elle s’était cachée. Même si l’arme de Girandeau était munie d’un silencieux, l’écho résonnait entre les murs du parking. Ichika ne tarderait donc pas à venir en renfort.
Des pas de course dans les graviers. Frey poussa sur ses talons pour quitter son abri. Ahana jusqu’à la prochaine voiture, où une silhouette se dressa face à elle. Ichika s’arrêta à temps, écarquilla les yeux en apercevant le sang qui dégoulinait entre les doigts de Freyja. Elle se retint visiblement de pousser un juron, s’accroupit à côté de son amie.
Comme elle tendait les doigts vers l’épaule de Frey, celle-ci lui asséna une petite tape inoffensive.
— T’inquiète, je m’en occuperai quand on aura neutralisé Girandeau.
— Laisse-moi faire, insista Ichika en pressant son avant-bras contre l’épaule de sa coéquipière.
Comme Ichika avait déjà commencé à agir, Freyja obtempéra. Elle observa avec fascination le sang d’Ichika se mêler au sien puis durcir progressivement pour former une plaque cramoisie qui emprisonnait l’hémorragie.
— Dès que je ne te toucherai plus, mon sang va redevenir liquide et libérer le flux, expliqua Ichika en répétant l’opération à l’arrière de l’épaule. Mais si tu es capable d’encaisser la douleur, je peux enfoncer le tissu de ton sweat dans la plaie pour que ça limite la perte de sang quand je vais relâcher mes pouvoirs.
— Vas-y, siffla Frey en serrant les poings sur le bas de son vêtement. Mais fais vite, Girandeau va pas attendre longtemps.
— Je l’ai blessé en venant jusqu’à toi, l’informa Ichika d’une voix égale. Ça va le ralentir un peu.
Ichika enfonça fermement un bout de tissu dans la plaie à l’arrière de l’épaule de Frey. La jeune femme couina malgré sa préparation mentale. Les traits crispés, Ichika bascula de nouveau devant, où elle échangea un regard avec Freyja avant d’agir.
— C’est bon, grinça Frey alors que tout son corps hurlait l’inverse.
Le doigt d’Ichika plongea dans la blessure béante, y logea un morceau de sweat pour coaguler le sang dès qu’elle relâcherait son emprise. Des larmes de douleur brûlèrent les yeux de Frey, qui se plia en deux pour contenir la déferlante de feu dans son bras droit.
— On y va, cracha-t-elle en se pressant les paupières pour y chasser les restes salins.
Ichika retira son bras, récupéra son sang contre sa propre peau pour y forger sa lame habituelle. Elle aida Freyja à se redresser et se plaça devant elle.
— Pas la peine de me protéger, grommela Frey d’une voix rauque en la suivant dans l’allée du parking.
Bien qu’elle jeta un œil pensif dans sa direction, Ichika ne prit pas la peine de répondre. Elle trottina en direction de plusieurs traces de sang sur les graviers, inspecta les alentours.
— Je l’ai laissé ici, expliqua la jeune femme en grattant le sol de la pointe de sa chaussure.
— Il est pas loin, alors.
Elles se guidèrent grâce aux indices sanguinolents que l’homme avait abandonnés derrière lui. Un bout de canon pointa dans leur direction alors qu’elles approchaient du fond du parking. Elles s’écartèrent aussitôt de la trajectoire pour se réfugier chacune devant une voiture.
— On contourne chacune de notre côté pour le coincer ? suggéra Freyja en articulant exagérément pour compenser le faible son de sa voix.
Ichika hocha la tête, partit de son côté. Frey prit une grande inspiration, serra les dents en se redressant. Chaque mouvement accentuait les langues de feu qui coulaient de son épaule vers le reste de son corps.
Sous ses Doc Martens, les graviers crissaient horriblement. Freyja finit par se faire une raison, décida d’accélérer un bon coup. Elle prit soin de baisser la tête et de brandir son bras valide devant elle en débarquant au niveau de Girandeau.
Comme il avait prévu qu’elles arriveraient en tenaille, il n’était pas tourné vers elle quand Frey contourna le véhicule. L’arrivée de Freyja ne tarda pas à lui imposer une rotation. La jeune femme esquiva sur le côté dans la crainte qu’il tire, mais l’homme ne lui prêtait pas réellement attention.
Son buste était orienté de l’autre côté. Frey poussa sur ses muscles épuisés pour bondir vers lui, repousser cette maudite arme à feu. Le pistolet se révéla être complètement hors de sa portée quand Girandeau le braqua sur une Ichika déstabilisée. La balle fusa sans que Frey ou Ichika aient pu réagir.
Contrairement au tir destiné à Freyja une poignée de minutes auparavant, Girandeau s’était préparé. Avait visé juste, précis. La munition se logea en plein dans la poitrine d’Ichika.
Jayden
La conscience de Jayden clignotait. Lumière, teintée de cris et de poils hérissés. Obscurité, songes poisseux et terrifiants. Dans cet entre-deux, la lumière grise qui coulait de la fenêtre, jetait son flot opaque sur le corps inanimé d’une fillette. Inaya, murmurait la conscience de Jay quand elle s’élevait dans la lumière. Nour, se désolait-elle dans l’obscurité.
Quand l’entre-deux de gris fut suffisamment stable, Jay s’obligea à passer outre le choc physique et psychologique. Son bras était si engourdi qu’il s’effondra dessus en voulant se redresser. Nour ne l’avait pas raté.
Mais au moins l’avait-elle épargné. Jayden avait étudié en long et en large les rapports de ses massacres. En contact direct ou à distance, ses nuages électriques tuaient en quelques secondes. Si Jayden était encore capable de respirer malgré le poids qui écrasait son corps au sol, c’était bien parce que l’enfant-assassin en avait décidé ainsi.
Avec un grognement, il tenta une nouvelle fois de se relever. Le bras qui avait reçu la décharge pendait contre son flanc, palpitant comme si des milliers d’abeilles s’y étaient réfugiées. Tout le reste de son être tressautait, agité par une espèce de hoquet géant. Mais jamais un hoquet ne lui avait fait si mal. Ou plongé dans un état de confusion pareil, où la nausée côtoyait les vertiges.
Sa main valide accrochée aux barreaux de la balustrade, Jay rampa à moitié en direction d’Inaya. Enfonça les doigts dans la peau tendre de son cou. Expulsa un soupir fébrile quand les échos si précieux de son cœur balbutièrent contre sa pulpe.
Et, quand ses oreilles cessèrent d’être des caveaux de grésillement, les cris le frappèrent. Enfoncèrent des épines dans son cœur, des coups de pied dans ses tripes.
Nour - Kyra - avait envahi le Conseil. Et sa mission sanglante avait déjà débuté.
Jayden s’appuya à la balustrade pour se relever. Les genoux vacillants, il enjamba Inaya puis tituba vers la porte du Conseil. Deux des quatre Corbeaux qui la gardaient encore quelques minutes plus tôt étaient prostrés. Jay ne prit pas la peine de vérifier leur pouls. Pas alors qu’il sentait pulser des vagues d’énergie antinomiques. Il épaula le mur, poussa la porte.
Une large table circulaire occupait la salle dont les baies vitrées offraient une vue sur le quartier de la Jonction. Sur le bois foncé et ciré reposaient des corps dont l’immobilité en disait bien assez. Au fond, Joseph Anderson faisait barrière de son corps entre Nweka Agou et les vagues mortelles de Nour.
Le jeune assassin avait grimpé sur la table. Sa silhouette enfantine surplombait des dizaines de corps animés et inanimés. Enragés et silencieux. Vifs et passifs. Certains Mutabilis aux capacités offensives avaient trouvé le courage de lancer un assaut.
Jay cligna des yeux confus alors que des Corbeaux désespérés tiraient en vain sur l’assassin. Son épiderme ne laissait rien passer de leurs projectiles, de leur effroi emmailloté de la rage aveugle d’abattre l’ennemi.
La seule personne qui avait la capacité de lui faire face se dressait de l’autre côté de la table. Rempart ultime entre des Mutabilis impuissants et une enfant inarrêtable, son propre grand-père.
Un grognement-geignement s’éleva du fond de sa gorge. Jayden se traîna dans la salle, trébucha sur le corps d’un troisième Corbeau anéanti. Il se rattrapa de justesse au dossier d’une chaise, observa pendant quelques secondes la femme aux yeux révulsés qui y était installée.
Puis Charles Ancesteel le remarqua. Leva la voix au milieu des détonations et des cris de terreur :
— Jayden ! Aide-moi !
Le jeune homme rencontra le regard de son grand-père, frémit de sa dureté. Au milieu du chaos, de la mort invisible, il conservait son flegme. Jay n’eut pas le temps d’être reconnaissant de sa maîtrise : Kyra bondissait dans sa direction.
Le corps de Jay réagit par pur réflexe. L’obligea à reculer alors que l’enfant tendait la main dans sa direction, un éclat aux milles brisures dans ces yeux si grands qui lui mangeaient le visage. Les doigts de l’assassin frôlèrent le visage de Jay, furent écartés de force par de nouvelles balles véloces.
La chute expulsa le souffle de Jay de ses poumons, envoya un arc de douleur dans le bras qui avait reçu la décharge. Alors qu’il se redressait en grognant, un poids lui tomba dessus. De nouveau projeté au sol, Jayden agrippa son assaillant. Comme le bras qu’il venait de saisir lui faisait l’effet d’une branche incassable, il se retint à temps de projeter ses illusions mentales.
Nour l’observait, le dévorait, le suppliait. De ses lèvres sourdes, de son regard aveugle, de son serment immuable. De toute sa détresse et toute sa supériorité.
— Nour, s’étrangla Jay en prenant conscience des Mutabilis qui se rapprochaient d’eux, avides d’arracher la vie à cette enfant qui pesait à peine sur son buste.
De près, entre deux sursauts d’adrénaline, il remarqua les traces d’un maquillage à la lisière de ses cheveux, de son cou. Comprit le subterfuge qui l’avait cachée aux yeux de tous depuis le début.
— Inaya ? chuchota Nour d’une voix pressante.
— Vivante.
La fillette hocha sèchement la tête, enroula les mains autour de la gorge de Jay. Il tressaillit, empoigna ses poignets par instinct. Elle s’inquiétait pour Inaya. Pour la jeune fille qui avait prétendu être sa sœur. Pour celle qui l’avait masquée aux sens des Mutabilis détecteurs, dotée de la capacité des Saad à masquer les pouvoirs en contact épidermique.
— Nour, souffla Jayden d’une voix rendue cassée par la pression qui augmentait sur sa trachée, Nour on peut toujours…
— Lâche-le ! tonna une voix cassante à quelques mètres.
Jay tourna la tête de concert avec son assaillant. Charles avait contourné la table et se dressait de toute sa noblesse malgré sa jambe tordue. Son magnétisme titillait les nerfs de Jay. Des stylos, agrafes et autres broutilles métalliques venaient percuter son costume trois pièces.
— Lâche-le, éloigne-toi et nous pourrons discuter, Kyra, gronda Charles d’un ton rêche.
— Il ment, intervint Jayden d’une voix tout juste audible. Il va te tuer, Nour.
L’enfant ne répondit pas, força Jayden à se redresser en tirant sur sa gorge. À cette vision, le visage de Charles tourna à la tempête. Ses yeux bleus orageux foudroyaient aussi bien Kyra que son petit-fils. Il susurra d’ailleurs à son intention :
— Jayden, qu’est-ce que tu attends pour le mettre hors d’état de nuire ?
Nour quitta Charles des yeux pour retrouver ceux de Jayden. Kyra avait l’air de mener une guerre. En lui-même, avec Nour, avec l’UOM, Jayden, Amel et Zakka. Jay lui rendait sa bataille : l’assassin était là, à portée de ses mains capables de l’anéantir mentalement. Ils s’agrippaient mutuellement, les petites mains de Nour serrées autour de sa gorge, les doigts de Jay enroulés sur ses bras.
Aucun ne pouvait faire le dernier pas. Jayden était le seul Mutabilis de la pièce à pouvoir inverser la tendance. Quant à Kyra, il savait quelle était la prochaine étape avant d’atteindre son grand objectif final. La prochaine étape prenait la forme d’un battement effréné sous ses doigts. D’un souffle haché qui voulait protéger et non pas condamner.
— Nour, murmura Jay en lui souriant faiblement, échappe-toi. Fuis l’UOM et le Conseil.
La bataille faisait toujours rage chez l’ennemi et ces mots n’y ajoutèrent qu’un écran de confusion. La poigne de Nour s’affaiblit, mais Jayden la maintint de force contre son cou. S’il n’avait plus l’air en danger, plus rien n’empêcherait les Mutabilis de s’en prendre à elle.
— Jayden, écarte-toi de lui, le somma son grand-père avec hargne.
Une vague de magnétisme les bouscula. Jayden grimaça, son propre pouvoir hurlant de contrebalancer cette répulsion irritable. Nour ferma les yeux en grimaçant, même si aucune pièce de métal sur elle ne l’envoya rouler au loin.
Une flamme glacée se réveilla des cendres de son regard brun. Une main toujours sur la gorge de Jay, elle se leva et tendit l’autre bras en direction de Charles. Une décharge étrangla Jayden, percuta sa conscience pour l’empêcher d’envoyer une quelconque hallucination dans le cerveau de Kyra.
En même temps, de nouveaux nuages électrostatiques tournoyèrent en direction des Représentants et des Corbeaux encore debout. Sa vision brouillée, Jay crachota quelques paroles vaines. Il ne sentait plus le magnétisme de son grand-père. Est-ce que Charles avait…
Des tirs. Kyra gronda tout bas, se recroquevilla pour éviter les munitions qui pouvaient toujours le blesser au niveau des muqueuses. Sa trachée enfin libérée, Jayden se froissa les côtes à tousser violemment. Les détonations lui vrillaient le cerveau. S’il n’activait pas son magnétisme d’une seconde à l’autre, il finirait par être touché.
Même s’il savait parfaitement ce que ça signifiait pour Nour, Jayden se replia sur lui-même et repoussa tout autour de lui. Kyra hoqueta de surprise, garda le silence puis se mit à geindre de peur. Son électricité avait échappé à son contrôle. À moins d’aller au contact direct, il était temporairement impuissant.
L’opportunité que venait d’offrir Jayden n’échappa pas longtemps aux Mutabilis. Autour d’eux, les Corbeaux encore opérationnels s’agitèrent, dégainèrent leurs couteaux. Jayden se releva tandis qu’ils approchaient avec méfiance.
Une femme en tenue de combat le repoussa brusquement contre le mur, plongea sa lame en direction de l’assassin de l’UOM. Kyra croisa les bras devant sa tête en hurlant, asséna des coups de pied frénétiques à son assaillante.
La nausée grimpa la gorge de Jay, lui brûla la langue. Tout son corps l’élançait. Au nez de son impuissance, les coups répétés de la femme Corbeau finirent par porter leurs fruits : une estafilade cramoisie apparut sur les lèvres de Nour. Déstabilisée, l’enfant se figea, porta un regard terrifié vers son attaquante avant de basculer sur Jay. Puis la terreur vira à la renonciation.
Le prochain coup de couteau s’enfonça tendrement dans la jonction entre son cou et son épaule.
Encore 2 chapitres d'action puis c'est la fin de la partie 3
Et accessoirement y'a une surprise sous ce chapitre
Chapitre 18 Désespérés et enragés
_ _ _ _ _
Kassandra
Recroquevillée dans son angle de ruelle, Kassandra tergiversait. Son cerveau rempli de peur et d’incertitudes l'empêchait de prendre une décision. Tendues devant elle, ses mains semblaient parées de mitaines cramoisies. Le sang d’Ichika avait eu le temps de sécher en formant des plaques qui s’effritaient en paillettes sombres.
Quand la confusion de son cerveau mua en panique, Kass se leva. Sur des jambes tremblantes, un bassin qui n’arrivait pas à se stabiliser, des bras qui se balançaient sans savoir s’ils voulaient aller de l’avant ou fuir. Au moins tenait-elle debout.
Dans la rue déambulaient quelques badauds intrigués. Les coups de feu, même tirés en milieu de matinée en pleine semaine, avaient attiré l’attention. Alors qu’elle s’engageait dans la rue en surveillant où elle mettait les pieds - et, surtout, si ses pieds fonctionnaient correctement - Kassandra songea aux Mutabilis qui prendraient en charge cette curiosité Humaine.
Les manipulateurs de mémoire interviendraient, effleureraient un poignet au détour d’un magasin, plaqueraient une paume sur un avant-bras dénudé dans un bus ou serreraient une main lors d’une rencontre professionnelle. Les Corneilles étaient devenues expertes dans l’art de dissimuler. Jouaient les relations publiques, les cartes et communiqués de presse, les informateurs anonymes sur les standards téléphoniques. Envoyaient les Sapis dotés de facultés psioniques auprès de celles et ceux qui avaient trop vu, trop entendu, trop interprété.
De nos jours, l’information était poreuse, délicate, sujette à controverses. Les grands médias dédaignaient les événements étonnants ; les petits locaux étaient dédaignés. Quelques sites et détenteurs de réseaux sociaux s’amusaient à tracer des événements à priori inexpliqués, des témoignages ou des preuves audiovisuelles d’Humains dont les exploits n’étaient pas normaux.
Plus d’une fois, des Mutabilis en plein usage de leurs capacités ou les conséquences de celles-ci avaient été capturés. Si une part de ces contenus avait été traquée puis supprimée par les veilleurs informatiques des Corbeaux, il en restait toujours dans la multitude du web.
À la connaissance de Kass, les fuites problématiques sur l’existence de leur espèce étaient très peu nombreuses. Certains pays - du moins, certains politiques de certains pays - étaient au courant, qu’ils soient Mutabilis eux-mêmes ou pas. Des groupes de lobbies aussi, pour la simple et bonne raison que des membres de leur espèce en étaient les dirigeants. Globalement, l’Homo Mutabilis avait toujours su préserver la discrétion de ses particularités, que ce soit par instinct de survie ou par des processus réglementés.
Et les affres de l’affaire Kyra ne manqueraient pas d’être altérés, brouillés, effacés. Tout comme son existence, craignait Kass. Elle ignorait ce que Kyra deviendrait, une fois arrêté et capturé. Ce que Nour pouvait espérer pour son avenir.
Sa poitrine compressée par la pagaille de ses émotions, Kass s’arrêta au milieu de la rue, se joignit aux badauds qui avaient repéré les impacts de balle. Certains avaient déjà appelé la police, d’autres se demandaient s’il fallait inviter les habitants du quartier à évacuer.
La grand-mère ronchonne qu’elles avaient croisée plus tôt avec Ichika était de retour. Derrière elle, son caddie plein à craquer menaçait de s’effondrer sur le côté. Par automatisme, Kassandra s’en approcha, redressa le chariot de courses de ses mains tremblantes.
Les yeux bleus laiteux de la vieille femme fusèrent vers elle. Elle mâchonnait inconsciemment sa lèvre en révélant un dentier aux dents trop blanches. En remarquant que les doigts de Kass restaient crispés autour de la poignée du caddie, elle lui agrippa le poignet.
Kassandra hoqueta quand les ongles de la grand-mère s’enfoncèrent vicieusement dans sa peau. Elle tira sur son bras, mais la vieille dame ne céda pas une miette de chair.
— E-Excusez-moi, bredouilla Kass, dont la honte barbouilla de rouge les joues.
— Ne t’excuse pas, mon enfant, gronda la vieille dame en affichant ce qui devait être un sourire, mais qui évoquait un sinistre rictus.
Avant que Kass ait pu tenter une nouvelle échappée, il y eut comme une vague de chaleur dans sa tête. Elle se raidit, curieuse de la sensation, intriguée, mais volontaire à laisser le nuage engourdir les pics de ses émotions. La sensation enfla, se propagea, nimba ses pensées d’une gaze de coton moelleux.
Le poids sur ses poumons s’envola, laissa un creux tiède qui ne demandait qu’à être comblé. Les oreillers bourdonnantes de cette éclaircie mentale, Kassandra inspira. L’air glissa le long de sa trachée, vint se loger dans le trou de sa poitrine. Repoussa le plomb et les ronces, l’anxiété et l’incertitude.
— Ça va mieux ?
Kass bascula vers la vieille femme, sentit ses lèvres se recourber sans qu’elle ait à forcer le geste.
— Beaucoup mieux. (Le nuage perdit en densité quand l’inconnue retira sa main de celle de Kass.) Vous…
Un nouveau sourire à l’émail superficiel. Une étincelle traversa le ciel laiteux de ses yeux, se diffusa au reste de son visage. Elle s’était transformée en gamine espiègle.
— Secret, mon enfant.
Clignant des yeux confus, Kassandra s’écarta pour la laisser reprendre son chemin. Même si l’apaisement mental n’était pas le même depuis que leurs peaux n’étaient plus en contact, Kass se sentait délestée.
Alors que la vieille dame avançait cahin-caha sur le trottoir, son caddie couinant dans le dos, Kassandra se laissa aller contre un lampadaire. Venait-elle d’expérimenter des facultés psioniques ? Pas du même genre de celles de Jayden, qui imposait des hallucinations. Ni comme Kamala Jagan, Shiva, qu’on soupçonnait d’exacerber les désirs et les craintes.
Une autre déclinaison encore. Du genre à apaiser la brûlure et l’étouffement des émotions. À domestiquer la férocité de la colère, de la peur et de l’impuissance.
Sa respiration tranquillisée, son corps de nouveau stable, Kassandra observa ses mains. Le sang d’Ichika y formait toujours des plaques à demi-effacées. Rassérénée, déterminée, la jeune femme se redressa, vérifia que personne ne lui prêtait attention, puis partit en sens inverse.
Elle ne voulait plus que sa petite-amie la mette de côté. L’idée qu’elle soit partie affronter le danger sans son soutien lui était insupportable.
Kassandra comptait bien mettre tout en œuvre pour la protéger.
Ichika
Avec le temps, Ichika s’était rodée à la douleur. Elle coulait sur elle, laissait des accrocs, mais finissait toujours par se diluer. Les années avaient rendu son passage de moins en moins marquant. Après tout, difficile de passer à côté de son baiser empoisonné quand on devait couper sa propre chair pour en tirer son héritage familial.
Quand la munition se logea à droite de son sternum, l’envoya rouler dans les gravillons et suffoquer dans la poussière, Ichika reconsidéra la notion de douleur. Un incendie aussi glacé que brûlant se répandit dans sa poitrine, atrophia ses poumons et gonfla son cœur.
Prostrée sur le ventre, la respiration coupée par ce feu de blizzard, les oreilles d’Ichika sifflaient. La détonation. Le tambourinement de son cœur. L’effroi.
Au-dessus du boucan, les cris de Freyja, les grognements de Girandeau. Une autre détonation. D’autres cris, d’autres crissements de chaussures, d’autres exclamations.
Avec un geignement, Ichika poussa sur ses coudes, roula sur le flanc puis sur le dos. Une nouvelle onde de souffrance lui cisailla la poitrine, libéra un souffle comprimé. Maintenant qu’elle avait retrouvé sa respiration, la douleur était encore plus forte.
Consciente du liquide tiède qui dégoulinait déjà sur ses vêtements, Ichika plaqua une paume au niveau de son sternum. Palpa avec fébrilité la zone pour trouver la plaie. Avec une inspiration nerveuse, elle coagula le sang, le renvoya au mieux dans la blessure puis le durcit. Comme elle l’avait fait pour Freyja, mais au moins cela allait-il tenir sur elle.
Dans l’attente de soins plus poussés, une compresse réalisée à partir de son propre liquide vital lui semblait la meilleure chose.
Ichika s’accorda quelques secondes de répit avant de se redresser en position assise. Elle eut le temps de remarquer que Freyja et leur cible s’étaient éloignés d’une dizaine de mètres, jouaient au chat et à la souris. Puis un vertige nauséeux lui frappa le crâne, l’envoya basculer en arrière.
De nouvelles respirations plus tard, Ichika recommença avec moins d’empressement. Malgré ses précautions, elle avait utilisé trop de sang. Et sollicité ses capacités comme elle le faisait rarement. En dehors de ces considérations, elle avait accessoirement une balle logée dans la poitrine.
L’état de choc se brouillait au pic d’adrénaline. Floutait sa vision, agitait ses membres de soubresauts.
En haletant, Ichika poussa l’audace jusqu’à se mettre à genoux. Puis debout.
Le monde vacilla, se troubla, gagna en netteté.
Inspiration incertaine, expiration fébrile. Elle tenait debout.
— Ichika !
Le cri de sa coéquipière provenait d’une Citroën break d’un gris bleuté. Ou, plutôt, de la jeune femme qui se cachait derrière son pare-choc. Le nuage parme et argenté que constituait la chevelure de Frey était comme un panneau de signalisation. Ichika ne le quitta pas des yeux alors qu’elle avançait accroupie à l’abri des voitures. La douleur s’était réduite à une pulsion qui battait au rythme de son cœur. Bien assez pour la faire chanceler entre deux foulées, une main sur la poitrine et une autre sur le capot des véhicules.
— J’arrive, grogna-t-elle tant bien que mal en traînant les pieds sur les graviers traîtres.
Freyja ouvrit la bouche pour lui répondre, mais une détonation couvrit ses paroles. L’expression furieuse qui suivit n’avait aucun mystère, en revanche. Dépitée que Girandeau ne soit toujours pas tombé à court de munitions, Ichika interpella Frey :
— Ça va ?
— Mieux que toi, je crois, gronda la Corneille avec un rictus.
Elles échangèrent un regard morgue puis un sourire amer. Deux jeunes femmes seulement armées de leurs capacités extraordinaires, d’un paquet d’audace et d’un instinct de survie débridé. Ichika aurait rêvé d’un pistolet, de cet objet de mort froid et lourd dans sa main. Rien que pour la satisfaction d’être à égalité, même si elle n’avait pas été formée à le manier.
— On y va ?
La question de Freyja tira un plissement de lèvres à Ichika. Quel choix avaient-elles d’autre ? Trop tard pour fuir. Elles y avaient laissé leur sang, leur chair. Et même s’ils ne restaient que la rage et le désespoir pour les animer, c’était déjà bien assez.
Bruno Girandeau se cachait derrière un SUV à la propreté impeccable. Lui avait perdu en prestance. Son costume était déchiré à plusieurs endroits, sombre à d’autres, là où son sang avait coulé. Ses cheveux s’étaient ébouriffés dans leur course-poursuite et le maquillage qui avait changé la structure de son visage commençait à apparaître grossièrement.
En attendant, il n’avait pas besoin de prestance pour brandir son arme.
— On fait comme tout à l’heure ? proposa Freyja en glissant entre deux rangées de voiture. On arrive chacune de notre côté ?
— J’ai pas de meilleur plan.
Ichika contourna le Citroën break et commença à remonter son allée de voitures. La position accroupie ne soulageait pas la douleur à sa poitrine, loin de là. Elle s’efforça de juguler sa respiration en approchant de Girandeau. Elle devait tenir encore quelques minutes. Forcer ses poumons, même perforés, à approvisionner son sang en oxygène. Son cœur à battre avec régularité pour le diffuser dans son corps.
Entre deux voitures, elle jeta un œil à Freyja. Sa partenaire hocha la tête d’un petit mouvement, lui fit signe qu’elles se répartissent dans les allées. Ichika obéit, serra les dents.
Dans quelques minutes, tout serait fini. Elle ne pourrait pas tenir plus longtemps, Frey non plus. Et le chargeur de Girandeau finirait par être à sec. Restait à savoir qui céderait en premier.
Freyja
L’épaule de Freyja ne s’arrêtait pas de palpiter de douleur. Ses mouvements incessants depuis qu’elle avait été touchée n’aidaient pas franchement à faire refluer les pulsations. Plus tard, une fois ce foutu Girandeau mis hors d’état de nuire, Frey se fit la promesse de prendre des congés.
De vrais congés. Loin de sa mère, des Corbeaux et des Corneilles, du Conseil, des enfants assassins et des adultes qui les utilisaient comme de vulgaires pions. Peut-être pas trop loin de Jay, en revanche. Elle aurait besoin de son tempérament digne de la météo britannique pour sourire ou râler un peu. Quand il serait solaire, elle le pousserait hors de ses retranchements. Quand il serait orageux, elle le taquinerait sans merci pour lui tirer autre chose qu’une moue boudeuse.
Elle pourrait l’entraîner quelque part, loin d’ici. Quitter l’Europe, lui faire découvrir son pays de naissance. Ou partir au Japon. Kass et Ichika accepteraient peut-être d’être leurs guides.
Freyja voulait que leur relation dépasse le cadre du travail, des Corneilles et de leurs missions périlleuses. Elle était curieuse de le connaître sous un jour plus apaisé. Impatiente de l’entendre résumer les pages Wikipédia qu’il parcourait en visitant de nouveaux lieux. Fébrile à l’idée de la personne que, elle, elle serait en sa présence. Et en l’absence d’un cadre pour les restreindre tous deux.
Jayden disparut complètement. Ses rêves de cocktails dans un bar dansant, d’avion à la destination inconnue et de séances de selfcare interminables avec. L’expression pleine de détresse et de rage de Bruno Girandeau l’envahit. Son épaule blessée envoya une décharge de douleur dans tout son buste.
— Frey !
L’appel d’Ichika la stoppa avant qu’une balle l’atteigne au bras. Le projectile rafla la carrosserie de la voiture derrière laquelle Frey s’abritait. Son cœur s’arrêta avant de pousser à l’agonie. Elle avait vécu plus d’une mission sous tension depuis son contrat avec les Corbeaux puis avec les Corneilles.
Mais rien qui l’avait menée à une situation si désespérée.
Quand elle s’assura que la voie était libre pour traverser une nouvelle rangée de voitures, Frey bondit. Ichika s’était éloignée de son côté en attirant l’attention de Girandeau. Les boots de Freyja dérapèrent à plusieurs reprises dans les gravillons, lui arrachèrent des grognements excédés.
Une fois la limite de la rangée atteinte, elle contourna un 4x4 pour zieuter en direction de Girandeau. Il se tenait au milieu d’une allée, son cou se tordant dans tous les sens pour les retrouver. Dans ce jeu du chat et de la souris, Frey n’était plus certaine de savoir qui était le prédateur.
Elle s’était sentie puissante en s’élançant à sa poursuite, accompagnée d’Ichika. Mais cette puissance de surface s’était écrasée face à la hargne de l’homme, l’avantage de son arme et la souffrance des blessures.
Le courage la fuyait, suintait des fissures de sa muraille interne. Profitant qu’Ichika détournait l’attention de Girandeau, Frey se redressa. Avança avec l’envie qui lui brûlait les talons de faire demi-tour.
Freyja ne s’arrêta pourtant pas. Esquiva avec une grâce surprenante, malgré l’handicap de son bras, le mouvement circulaire que Girandeau propulsa dans son dos. Recula d’un demi-pas pour rétablir son équilibre, sourit quand la lame de sang de sa partenaire entailla l’avant-bras de l’homme.
Girandeau perdit son sang-froid. C’était un homme de bureaux, d’analyses et de stratégie. Frey lui reconnaissait l’aptitude avec laquelle il s’en était sorti dans cet affrontement, mais son manque d’expérience finit par rejaillir. Sa respiration dérailla alors qu’il s’agitait pour repousser les assauts acharnés d’Ichika et les tentatives de Frey de détruite son arme.
Un coup particulièrement bien placé d’Ichika l’atteignit au poignet, l’obligea à lâcher son pistolet. Frey se jeta aussitôt dessus, enserra le canon légèrement tiède entre ses doigts. Sa désintégration moléculaire ne tarda pas à faire ses dégâts : l’acier s’effrita sous ses doigts, l’aluminium s’envola en paillettes brillantes. Quand le bout de l’arme fut suffisamment déformée, complètement inutilisable, Freyja la relâcha.
La combustion d’énergie qu’elle venait de fournir la jeta à genoux. La vue trouble, le souffle court, Frey s’efforça de ne pas vomir sur les pieds de Girandeau. L’homme agrippait son poignet blessé, tenu en respect par la lame cramoisie d’Ichika.
— Ça su-suffit maintenant, crachota Freyja, la poitrine parcourue par une douleur aiguë.
Les artifices qui modifiaient la structure faciale de Bruno Girandeau s’étaient affaissés, déformés, au cours de l’affrontement. Ici, un sourcil plus bas que l’autre, là une ombre suspecte sur l’arête de son nez. À présent proche de lui, Frey distinguait de discrètes racines blondes sous le brun de sa chevelure. Cet effet grossissant sur les iris quand on portait des lentilles.
Le fantôme Bruno Girandeau, Zakka, mentor de Kyra et investigateur de nombre de ses meurtres, la dévisageait en retour. Projeté sur les fesses, l’homme n’avait pas l’air en meilleure forme que Frey, qui haletait toujours à quatre pattes. Le petit sac-à-dos qu’il avait récupéré dans le coffre de sa voiture était tombé de son épaule.
En retenant un haut-le-cœur, Frey se redressa, se hissa difficilement sur un genou. De son regard indéchiffrable, Girandeau suivit le moindre ses gestes. Bien qu’elles l’aient mis hors d’état de nuire, Freyja avait toujours cette impression d’être la proie.
Après tout, rien n’assurait que Girandeau ait agi seul. En quittant l’immeuble du Conseil, Freyja avait accepté de laisser le reste à ses collègues. Et même si elle faisait confiance à Jayden - un peu, en tout cas - pour intervenir si besoin, l’incertitude restait entière.
— Tendez les mains devant vous, siffla Frey d’un ton sec. Pas de petite surprise, Girand…
Freyja dut soudainement choisir entre vomir la suite de la phrase ou l’interrompre prématurément. Tout en serrant les dents, elle opta pour la seconde option et se détourna. Elle tituba sur deux mètres, s’appuya au capot d’une voiture anonyme et vida ses tripes entre deux portières. Pourquoi avait-elle hérité d’une capacité aussi éreintante ? Jay dormait peut-être pendant des heures après l’usage combiné du magnétisme et des facultés psioniques, mais au moins ne vomissait-il pas de partout.
Un crissement de gravier dans son dos. Frey se redressa pendant que la voix d’Ichika claquait dans le silence du parking. Le japonais qui glissa de ses lèvres échappa complètement à Freyja, mais pas le canon noir dirigé vers elle.
Freyja ouvrit la bouche, comme pour demander comment l’homme s’était retrouvé en possession d’une deuxième arme à feu. N’émit qu’un gargouillement quand il tira.
Deux fois.
Trois fois. Légèrement dévié par un coup d’Ichika.
Pas assez.
Le quatrième coup de feu se perdit entre les voitures, fit éclater un pneu au loin.
Pendant que Frey partait en arrière, elle avisa la lame d’Ichika enfoncée dans le bras armé de Girandeau. L’homme qui hurlait, sa chair entaillée jusqu’à l’os.
Freyja conserva un silence éloquent en s’affaissant contre la voiture. Baissa le nez alors que l’air ne passait plus dans sa trachée. Sur son torse, une cascade de sang, dévalant son t-shirt en trois sources abondantes.
Jayden
Un bruit étranglé échappa à Jayden. À Nour. La femme Corbeau retira son couteau, resserra sa grippe sur le manche. Près du cou de l’assassin de l’UOM, le sang émergea de l’épiderme devenu vulnérable. Dégoulina le long de son épaule et de sa poitrine, arracha une exclamation satisfaite aux Corbeaux à proximité.
Quand l’assaillante de Nour brandit de nouveau son couteau, Jay bondit. Il projeta une brusque vague de magnétisme qui fit valser l’arme. Agrippa le bras désarmé jusqu’à sentir leurs peaux se frôler. Envoya un nuage de confusion mentale qui la fit instantanément tomber à genoux.
Une fois la femme hors d’état de nuire, il se jeta sur Nour. La fillette poussa un cri perçant avant de se recroqueviller sur le flanc. Jayden la récupéra au creux de ses bras, les poussa tous deux à l’abri de la table. Quelques coups de feu éclatèrent le bois ciré, arracha de nouveaux hoquets de stupeur à Nour.
— Ne bouge pas, lui intima Jayden sans cesser de repousser autour de lui par vagues de magnétisme.
Les chaises qui les entouraient ne tardèrent pas à glisser sur le sol, emportées par leurs pieds et les boulons. Quelques Corbeaux les repoussèrent avec agacement, pour être mieux projetés en arrière à leur tour. Boucles de ceinture, fermetures éclair, bijoux, œillets de chaussures… La précision du magnétisme de Jay n’épargnait rien.
Leurs attaquants finirent par comprendre le stratagème. Du coin de l’œil, Jayden les vit retirer chaussures, vestes et, parfois, pantalons. En chaussettes et sous-vêtements, trois Corbeaux s’élancèrent. L’un d’eux, noir de peau, força l’arrêt un mètre devant la table, tendit une main vers Jayden.
— Arrête ton magnétisme. On ne tire plus, Jayden.
Les coups assourdissants avaient en effet cessé. Il fallait dire que le magnétisme de Jayden rendait les munitions aussi dangereuses pour les cibles que pour les tireurs. L’homme fut bientôt rejoint par ses deux camarades à moitié dénudés. La femme du trio considéra sa partenaire, qui se tortillait au sol sous l’emprise d’une hallucination.
— Pourquoi tu as fait ça ? cracha-t-elle en s’accroupissant pour secouer sa coéquipière.
— Elle allait tuer Kyra, répondit Jay sans relâcher son étreinte sur l’intéressé.
— On doit neutraliser le gamin, siffla le deuxième homme, un couteau à la main. C’est pas un petit coup qui allait…
— Un petit coup ? gronda Jay en écartant le bras pour qu’ils puissent se rendre compte du sang tiède qui coulait toujours de la blessure.
L’homme armé déglutit, mais ne bougea pas d’un pouce. Son partenaire, celui qui s’était avancé vers Jayden les mains vides, ajouta d’une voix apaisante :
— C’est bon, nous allons simplement neutraliser ses pouvoirs. Tu t’es occupé du reste. Bravo.
Sa partenaire, toujours accroupie, ne semblait pas partager ses encouragements. Son regard d’un brun foncé fusillait Jay. L’accusait.
Elle n’avait pas tort. Pas vraiment raison non plus. Le corps tremblant de Nour contre lui était une protection, une assurance, un piège.
— Écartez-vous, leur ordonna Jay d’un ton sec. Je le maintiens sous mon emprise mentale. Je ne peux pas le lâcher.
— Il n’est pas en état d’attaquer, contra l’homme au couteau, le nez froncé. Lâche-le, Jayden. Laisse-nous faire.
Le jeune homme secoua la tête. Nour émettait de petites expirations saccadées contre son cou. Hachées par la douleur. Par la terreur. Et si leurs épidermes étaient bel et bien en contact, Jay n’avait envoyé aucune image intrusive dans son cerveau. Au besoin, il voulait que Kyra soit en pleine possession de ses moyens.
Avec douceur, Jayden relâcha son magnétisme. Des soupirs et des geignements soulagés s’élevèrent dans la salle, hors de sa vision. Le plateau de la table au-dessus de sa tête constituait la majeure partie de son champ de vue. En face de lui, la porte qu’il avait poussée quelques minutes plus tôt. Le couloir jonché de corps. Une échappatoire.
Jayden ferma brièvement les paupières, inspira. Il baissa le nez, rencontra le regard embué de Nour. L’incompréhension mêlée à la souffrance de sa blessure en voilait le brun de velours.
— Nour, chuchota-t-il en la haussant contre son épaule, tu dois t’enfuir. Le Conseil ne te veut pas du bien.
La fillette tressaillit. L’assassin acquiesça vaguement d’un gémissement craintif. Jayden resserra sa prise sur son dos, rampa en direction des Corbeaux qui surveillaient le moindre de ses gestes.
— J’arrive, marmonna le jeune homme en échangeant un regard irrité avec chacun d’entre eux.
Quand Jayden fut certain qu’il ne s’assommerait pas sur le rebord de la table en se redressant, il saisit le mollet du Corbeau à la peau noire. L’homme n’avait pas eu le temps de s’effondrer que Jay bloquait le bras que tendait la femme vers Kyra. S’être dévêtus leur avait apporté un avantage considérable face à son magnétisme, mais leur peau exposée était un terrain de jeu pour les facultés psioniques de Jayden.
Le couteau du troisième homme atteignit Jay à la cuisse. Il retint en vain un cri, projeta Nour sur le côté de crainte que le prochain coup soit pour elle. Comme le Corbeau rétractait le bras en arrière, quelques gouttes vermeilles dans sa trajectoire, Jayden lui frappa le genou du talon.
Il grogna, perdit l’équilibre. Son bras jaillit en arc-de-cercle, passa à un cheveu de l’oreille de Jayden alors qu’il lui tombait dessus. Haletant, Jay le sentit devenir inerte sur son torse. Ses doigts enfoncés dans son avant-bras avaient tracé une route entre leurs systèmes nerveux.
En sifflant de douleur à cause de sa cuisse, Jayden repoussa sa victime. Il compressa sa plaie d’une main, tendit l’autre vers Nour. La fillette rampa vers lui, s’agrippa à son cou en ahanant. Autour d’eux s’étaient rassemblés plusieurs Mutabilis. Jayden s’aida du rebord de la table pour se relever, les toisa tour à tour. Ici, un homme dont les muscles en train de gonfler anormalement déformaient la chemise. Là, une femme qui approchait d’un pas confiant, les mains tendues. Si elle venait au contact, c’est qu’elle était en mesure de les anéantir de son toucher, d’une façon ou d’une autre.
Jay aurait pleuré de douleur s’il l’avait pu quand il trébucha en direction de la porte. Nour tenait debout par elle-même, mais sa grippe fiévreuse sur les vêtements de Jayden l’empêchait d’avancer correctement. Sans compter cette foutue blessure et…
Il esquiva les doigts tendus de la femme. Aperçut, au détour de son mouvement rotatif, le corps de son grand-père. Effondré sur le côté, Charles avait les yeux révulsés. Il y eut comme un deuxième coup de couteau en Jay, entre son sternum et ses tripes.
Écœuré, incertain de la voie qu’il empruntait, de sa destination, Jayden s’empara du poignet de la femme. Sa conscience se brouilla brièvement, assaillie par les facultés psioniques de l’ennemie. Quand Jay rouvrit les yeux, il s’était affaissé contre le mur. La Mutabilis aux mêmes pouvoirs que les siens hoquetait à ses pieds. Elle avait perdu la bataille de vitesse.
Kyra le prit par la main. L’obligea à avancer. Ils trébuchèrent sur les corps des Corbeaux anéantis par les vagues électriques de l’assassin. Dérapèrent dans le couloir encombré. Derrière eux, de plus en plus d’exclamations. Les Mutabilis qui n’étaient pas morts ou inconscients réalisaient la trahison.
L’homme à la masse musculaire sur-développée venait de les rattraper. Le cœur de Jay battait si fort d’adrénaline, de douleur et de terreur que sa vue en était floue. Il s’appuya à la rambarde, repoussa Nour derrière lui.
— Prends les escaliers et sors par derrière, lui dicta Jayden sans quitter des yeux leur adversaire. Disparais, Nour !
L’ordre arracha un geignement à la petite fille. Geignement qui mua en cri lorsque le Mutabilis se jeta sur eux. Jayden parvint à éviter le coup essentiellement en perdant l’appui de sa jambe blessée. Le poing de l’homme s’écrasa sur la rampe en produisant un son mat. Sans même gronder de douleur, il se tourna vers sa proie.
Ses jointures fusèrent vers le visage de Jay. L’os de sa pommette encaissa durement le choc, envoya une onde de douleur dans tout son crâne. Des dizaines d’étoiles fugaces lui brouillèrent la vision alors que sa tête rebondissait sur le sol.
Pendant que Jay crachotait un filet de salive ensanglanté, il aperçut un bras bien trop fin pour appartenir à un adulte se dresser au-dessus de lui. Entre deux accès de toux, Jayden tenta de dissuader Nour, de lui crier de déguerpir. Sa mâchoire malmenée par le coup, il n’expulsa qu’un gargouillement bien pathétique face au mastodonte qui les surplombait.
Il ne fallut pourtant qu’un frôlement entre les doigts de Nour et le bras de l’homme pour anéantir sa rage vengeresse. Rien que deux épidermes qui se rencontrent, frémissent puis éclatent sous l’assaut d’une vague électrique.
Jayden crachota une nouvelle fois, fit jouer sa mâchoire avant de se redresser. Le couloir était envahi de deux nouveaux Corbeaux, reconnaissables à leurs uniformes plus militaires que formels. Joseph Anderson et Nweka Agou, en revanche, détonnaient avec leurs tenues soignées. Le premier toisait Jayden en retroussant la lèvre supérieure, manifestation d’une colère prête à irradier.
La présidente du Conseil était adsorbée par Kyra. Par l’assassin réduit à l’impuissance. Fascinée par Nour, l’enfant Mutabilis la plus douée de sa génération.
— Jayden, siffla Joseph en avançant d’un pas, tu peux m’expliquer ce que tu fabriques ?
— C’est pourtant clair, non ? répondit le jeune homme sans masquer son dépit.
Si l’expression de l’homme demeura fermement pincée, les traits de Nweka s’affaissèrent. Elle ne chercha pas à masquer le tourbillon d’émotions que lui inspirait la vue d’une Corneille rebelle désespérément en train de défendre un enfant-assassin déchu.
Peine, résignation, embarras, frustration.
— Joseph, souffla Nweka en se détournant de Jay et Nour, arrêtez-les et isolez-les des autres Mutabilis.
— Mme Agou, si je puis me permettre…
Le coup d’œil qu’elle lui accorda incita le responsable de la sécurité à continuer d’un ton froid :
— Kyra est un Tri-Pourvu. Je n’ai jamais eu l’occasion de tester mes capacités sur un Mutabilis de son gabarit. J’ignore si je serai en mesure d’annihiler complètement ses capacités.
— Faites de votre mieux. Nous avons des seringues de blocage, au besoin.
Avant que l’échange ait pu se conclure entre Joseph et Nweka, Jayden poussa Nour vers la cage d’escaliers. Son regard portait mille âmes quand elle interrogea son protecteur en silence.
— Je t’en prie, va-t’en, Nour.
Les lèvres de la fillette, qui avaient été tailladées au couteau et dégoulinaient sur son menton, tremblaient. Jay la poussa encore avant de se dresser au milieu du couloir. Deux Corbeaux s’étaient déjà élancés pour rattraper Nour.
Jayden ne comptait pas leur faciliter la tâche.
Hello, j'ai à nouveau réalisé un petit rêve d'écrivain(e), j'ai fait illustrer les 4 narrateurs de Kyra en commission à une artiste, lawrage (son profil insta par ici) C'est d'ailleurs la même illustratrice que j'avais commissionnée pour les illus de SUI.
Il y a un petit fil conducteur entre les 2 illustrations et j'ai bien sûr opté pour faire les deux duos chacun de leur côté, pour mettre en exergue leur relation. Les dessins ont été réalisés à quelques mois d'intervalle, donc le style de l'illustratrice a un peu évolué entre temps, mais ça reste dans la même veine
Je suis trop contente, ils sont adorables
Ichika & Kassandra.jpg (211.87 Kio) Consulté 2461 fois
Jayden & Freyja.jpg (127.15 Kio) Consulté 2461 fois
Dernier chapitre de la partie 3 ! La partie 4 est la dernière de l'histoire...
... et ça fait 8 mois que je galère dessus Donc je vais rester à un rythme d'un chapitre par mois car concrètement on a presque rattrapé tous les chapitres que j'ai écrits. Je perds un peu en motivation avec KYRA, même s'il me reste littéralement 3 chapitres et demi à écrire.
Chapitre 19 Pression et abandon
_ _ _ _ _
Kassandra
Quelques minutes s’étaient écoulées depuis que Kassandra avait pris la décision de retrouver sa copine. Sans vraiment espérer de résultats, elle l’avait appelée. Une fois tombée sur le répondeur, Kass n’avait pas réessayé. À quoi bon ? Freyja et sa petite-amie devaient être accaparées par leur course-poursuite.
Frustrée de tourner en rond au milieu des ruelles du quartier résidentiel, Kassandra s’était mise à courir. Sa condition physique n’était pas aussi bonne que celle d’Ichika, mais l’adrénaline compensait. L’air lui brûlait les poumons tandis qu’elle s’enfonçait au hasard entre les pâtés de maisons et les immeubles.
Malgré le soulagement émotionnel que lui avait offert la vieille femme, l’anxiété lui enserrait de nouveau la gorge. Elle avait perdu un temps considérable, entre sa décision de partir à la recherche d’Ichika et ses recherches infructueuses. Les filles avaient peut-être déjà mis la main sur Zakka.
Kass espérait au moins que la balance n’ait pas penché en faveur de l’espion de l’UOM.
Ce sont les cris et les coups de feu qui finirent par la guider. Essoufflée, Kass longeait le mur effrité d’un parking quand quatre chocs sourds résonnèrent à proximité, bientôt suivis d’un hurlement. Pour une oreille novice, cela aurait pu évoquer une voiture qui cogne son pare-choc contre un trottoir, mais Kassandra reconnut le bruit caractéristique avec une sueur froide. Malgré des poumons en feu, elle reprit sa course et ne s’arrêta qu’en tombant sur l’entrée du parking.
Des dizaines et dizaines de véhicules s’étalaient devant elle, marrée de tôle, de métal et de verre qui troublait sa vision. Elle s’engagea dans une allée gravillonnée en haletant, hantée par l’idée de tomber sur un corps qui lui serait trop familier. Contrairement à leur cible, Ichika et Frey n’étaient pas dotées d’armes à feu.
Arrivée au bout de l’allée, Kassandra prit l’intersection en L, les doigts nerveusement repliés sur les manches de son pull. Sa détermination ne l’avait pas quittée, mais son courage vacillait. La meilleure volonté du monde ne la dotait pas de magnétisme, de désintégration moléculaire ou de manipulation sanguine. Kass ne portait pas non plus d’armes et, même si ç’avait été le cas, elle n’aurait pas su s’en servir.
Dans cette allée non plus, il n’y avait personne. Kass n’eut pas le temps de s’interroger sur la direction à suivre qu’une série d’exclamations perçait sur sa droite. Les battements effrénés de son cœur lui martyrisèrent les tempes quand elle s’engagea dans cette direction. Deux silhouettes en mouvement traversèrent son champ de vue en lui arrachant un hoquet de surprise. Kassandra reconnut Ichika à son pantalon cargo à motif camouflage et identifia l’homme qui courait comme étant Bruno Girandeau. Il tenait son bras contre son ventre, boitillait en ahanant. Derrière lui, Ichika le traquait avec une lame de sang en main. Elle s’était trop éloignée pour que Kass puisse déterminer son état, mais ses foulées régulières la rassuraient. En attendant, où était passée Freyja ?
Kass dépassa une citadine, dévia la trajectoire de son pied juste à temps pour ne pas marcher dans une flaque de vomi. Au-delà des vomissures, du sang mouchetait les graviers d’un gris pâle. Kassandra releva le nez, progressa encore de deux mètres.
Freyja était là. Adossée à l’avant d’une voiture, les jambes tendues devant elle, les mains posées sur sa poitrine. Elle aurait eu l’air de se reposer, si elle n’était pas assise sur des cailloux et s’il n’y avait pas ce flot intarissable qui dégoulinait sur ses doigts. Dans la seconde qui suivit, Kassandra s’était jetée à ses côtés en gémissant. Comment ? Les coups de feu qu’elle avait perçus, c’était donc ça ? Un assaut impitoyable sur la Corneille ?
Spontanément, Kass avait pressé les mains sur les plaies, mais il y en avait au moins trois qui saignaient abondamment. Et les doigts de Frey, engourdis, ne servaient plus à grand-chose.
— Frey, s’étrangla-t-elle en cherchant le regard de la jeune femme.
Freyja observait au loin, sans beaucoup de lumière dans le marron presque noir de ses iris. Des gouttes cramoisies tachaient ses lèvres, ses dents et son menton. Kass pressa plus fort sa poitrine, sentit l’écho lointain de son cœur à travers son sweat.
Par-dessus son épaule, un nouveau cri. Kassandra se dévissa le cou, avisa la silhouette de Zakka qui courait toujours. D’une façon ou d’une autre, Ichika ne l’avait toujours pas rattrapé.
Et il fonçait droit sur Kass, à présent.
Ichika
S’il n’y avait pas eu cette fichue blessure à la poitrine, Ichika aurait rattrapé Girandeau depuis un moment. La balle encore logée dans sa chair bloquait sa respiration, envoyait des ondes aussi brûlantes que glacées dans son buste. Devant elle, malgré un bras tailladé jusqu’à l’os, Zakka galopait entre les rangées de voitures.
Quand trois de ses munitions s’étaient logées dans la poitrine de Freyja, Ichika s’était promis de l’abattre. C’était sa faute. Pendant que sa coéquipière vidait tripes et boyaux, Ichika avait l’homme sous sa surveillance. Comme Frey avait détruit son arme, elle l’avait cru hors d’état de nuire. Il saignait à plusieurs endroits, il haletait sans être capable de se redresser.
Puis il avait plongé la main dans le petit sac-à-dos qui lui avait glissé de l’épaule et il en avait tiré un pistolet compact. Ichika avait instinctivement employé le japonais pour prévenir Freyja, mais son avertissement était arrivé trop tard, qu’il soit en anglais ou pas. Girandeau avait déjà fait mouche à deux reprises le temps qu’Ichika consolide sa lame de sang.
Son attaque avait déporté le troisième coup de feu puis dévié complètement le quatrième quand elle avait enfoncé sa dague sanguine dans son avant-bras. Ichika avait repoussé au loin le pistolet avant de relâcher ses pouvoirs.
Bousculée par la détresse, elle avait perdu de précieuses secondes à inspecter Freyja. Et encore d’autres le temps de comprendre que, cette fois, elle ne pourrait sûrement rien y faire. Les pas de Girandeau au loin avaient fini par l’inciter à se redresser. Une chape glacée s’était abattue sur ses épaules quand elle avait opéré un demi-tour pour s’élancer à sa suite.
De toutes les missions de capture ou de chasse à l’homme qu’elle avait déjà menées, c’était la première où l’envie de tuer lui brûlait le sang.
Quand Zakka changea brusquement de direction, au risque de rapprocher sa trajectoire de celle d’Ichika, la jeune femme hésita un instant. Déroutée, elle raffermit sa prise sur la dague de sang qu’elle maintenait solide et le suivit. Ichika aurait aimé se munir d’une arme plus longue, plus contondante, mais elle n’avait plus assez de sang à sa disposition. Déjà, elle sentait les effets de l’anémie alourdir ses pas et ralentir son système cardio-respiratoire.
Une masse dorée attira son attention alors qu’elle poursuivait Girandeau sans relâche. Son cœur remonta dans sa gorge, lui coupa un peu plus le souffle. Qu’est-ce que Kass fabriquait ici ? Et pourquoi ne bougeait-elle pas alors que Bruno Girandeau fonçait dans sa direction ?
Traversée par l’idée terrifiante qu’il l’atteigne avant elle, Ichika tira sur ses muscles épuisés, sur ses jambes fébriles. L’adrénaline chassa temporairement la fatigue, éclaircit sa vision. Pendant un instant, elle songea à lancer sa dague pour lui planter le dos. Malgré la frustration, elle se retint. Sa manipulation sanguine nécessitait un contact constant. Dès lors qu’elle aurait jeté sa lame, le sang redeviendrait liquide, se contenterait de se dissiper en gouttes dans l’air.
Quand Zakka se projeta sur le côté, Ichika retrouva un peu d’espoir. Il ne visait pas Kassandra, finalement. La silhouette maigrichonne de l’homme se courba quand il s’effondra à genoux dans les graviers. En dépit des pics de douleur qui la traversaient de la tête aux pieds, Ichika continua de courir. Elle devait l’arrêter, c’était le moment ou jamais.
Puis, de nouveau, elle comprit.
Girandeau avait dévié sa trajectoire au dernier moment car il avait aperçu quelque chose qui lui appartenait. Pour la deuxième fois en quelques minutes, Ichika se maudit, craignit le courroux de ses ancêtres pour son manque d’anticipation. Le pistolet compact qu’elle avait poussé de côté avant la course-poursuite se trouvait encore une fois dans la main de l’ennemi.
Zakka tourna le cou, échangea un regard avec Ichika. Le canon ne pointait nulle part, suspendu par l’hésitation de l’homme. Il visa Ichika, serra les dents. La jeune femme fit de même en retour, prête à encaisser le choc. Elle n’avait plus le choix à présent. Sa promesse pesait sur sa conscience. Alors, coûte que coûte…
— Arrête-toi ! beugla Zakka en détournant rapidement son arme.
Quand le pistolet se retrouva dirigé vers Frey et Kassandra, Ichika se sentit étranglée par une poigne invisible. Elle trébucha, s’érafla la paume sur les gravillons. Rendue fragile par les capacités amoindries d’Ichika, sa lame de sang se fissura.
Alors qu’elle forçait sur ses appuis pour reprendre sa course, l’index de Girandeau sa rapprocha de la détente. À quelques mètres d’eux, Kass poussa un cri en se blottissant contre la silhouette immobile de Freyja.
Ichika venait d’atteindre Zakka quand il tira. Le poids d’Ichika sur son épaule le fit partir en arrière, détourna la balle vers le haut. La munition passa au-dessus de la tête de Kass, s’enfonça dans le barre-brise de la voiture contre laquelle elle s’appuyait.
Un liquide chaud sur ses doigts attira l’attention d’Ichika. Tout en relâchant le souffle qu’elle maintenait bloqué depuis quelques secondes, elle baissa le nez. Sa main gauche reposait sur l’épaule de Zakka, l’autre avait enfoncé sa dague aux bords morcelés dans son cou.
Ichika observa le filet de sang pendant quelques secondes, sans réagir aux vagissements et aux tressaillements incontrôlés de Girandeau. L’homme leva son bras indemne vers sa gorge, tâtonna sa chair déchirée sans comprendre.
Quant à Ichika, la situation finit par la percuter de plein fouet. Son arme se dissipa sous ses doigts déjà tachés de sang quand elle se laissa tomber en arrière. Haletante, elle resta spectatrice de la suite. Du flot vermeil qui s’échappa de la jugulaire, la voie libérée par la disparition de l’arme. Des geignements qui se transformèrent en gargouillis au fur et à mesure que la trachée se remplissait du liquide vital. Des yeux terrifiés qui cherchaient une échappatoire, des doigts tremblants qui pressaient dans l’attente d’un miracle.
Bruno Girandeau tomba sur le dos. Ses jambes s’agitèrent inconsciemment pendant qu’il comprimait la plaie mortelle. Puis ses genoux se figèrent, retombèrent. Son bras blessé ne tarda pas à suivre et, enfin, sa deuxième main.
Ichika contempla sa cible sans oser se relever, parler ou même le quitter des yeux. Son sang bouillonnant s’était glacé, figé. Elle ne ressentait plus la douleur dans sa poitrine ni la terreur de perdre Kass.
Elle ne ressentait que l’écrasante vérité de son acte : elle venait de tuer.
Freyja
Kassandra n’avait pas quitté son chevet. C’était en tout cas l’impression que Frey avait. Les chatouilles de ses boucles contre sa joue se diluaient sous le raz-de-marrée qui lui noyait la poitrine. La souffrance l’empêchait de respirer sinon par à-coups. Quant à l’habituelle odeur de noix de coco qui accompagnait Kass, les relents métalliques du sang l’avaient déjà couverte.
À travers sa vision brouillée, Freyja distinguait des doigts pâles qui pressaient douloureusement sur son buste. D’autres mains vinrent bientôt les rejoindre, plus halées celles-là. Pendant un instant, l’envie de rire nerveusement traversa Frey. Elles avaient beau appuyer de leur mieux, leurs mains n’étaient rien face à l’écoulement mortel. Freyja sentit pourtant une différence. Ce n’était pas tant la douleur supplémentaire de cette deuxième pression sur ses blessures. C’était l’engourdissement progressif de ses muscles, l’impression que son sweat s’imbibait un peu moins de son propre sang.
En lorgnant sa poitrine, Freyja finit par comprendre : les mains halées appartenaient à Ichika. Et sa coéquipière tentait de reproduire ce qu’elle avait fait plus tôt pour son épaule. Petit à petit, le sang coagulait en plaques dures sur ses plaies.
— Tiens bon, grogna la voix d’Ichika près de son visage.
Comme le sang avait commencé à s’accumuler dans sa gorge, Frey ne tenta même pas une réponse. Elle craignait de crachoter plus d’hémoglobine que de paroles distinctes. Elle se contenta de garder le menton baissé, ses yeux oscillant entre les paires de mains qui s’agitaient au niveau de son buste. Ici, des doigts qui dansaient pour durcir les filets sombres qui glissaient sur le tissu imbibé de son sweat. Là, des jointures qui blanchissaient d’effort malgré le rouge qui en tachait l’épiderme.
Cette danse frénétique finit par muer en chaos. Les plaques dures ramollirent, dégoulinèrent entre des doigts tremblant d’impuissance. Une main pâle enserra une main halée. Puis deux mains pâles repoussèrent en douceur les deux mains halées.
Un voile cotonneux enveloppait la tête de Frey. Sa notion du bas et haut en était perturbée, mais aussi sa vision et son audition. De façon lointaine, elle percevait encore les voix de ses amies, l’accent paniqué qui en modulait les intonations. Freyja tenta vaguement d’attirer leur attention en levant le bras, mais sa main ne lui répondit pas.
À vrai dire, sa main s’était glacée. Frey en prenait conscience alors qu’elle projetait sa volonté dans l’extrémité de son membre. Des barres de plomb lui servaient de doigts. Sa paume aimantée au sol pesait trente fois plus lourd. Frustrée, Freyja força sur ses muscles, ce qui ne fit qu’aggraver la souffrance dans sa poitrine.
Le souffle coupé, étranglé, Frey laissa tomber ses épaules. Un filet tiède lui coula sur le menton, chatouilla la peau sensible de son cou quand il glissa sous sa mâchoire. Dans une pensée machinale, elle voulut l’essuyer. Son bras ne se souleva même pas. Par acquit de conscience, la jeune femme remua les chevilles. Dans le brouillard qui lui servait de champ visuel, Freyja ne parvint pas à estimer si le vague mouvement était son fait ou celui de ses amies.
Ichika et Kassandra ne s’étaient toujours pas éloignées. Frey en était aussi agacée que rassurée. Agacée qu’elles assistent à cela, à cette perte de motricité et de conscience. Rassurée qu’elles ne l’aient pas encore abandonnée, son corps affaissé à quelques mètres de Girandeau.
Le plastique dur qui lui rentrait dans le dos disparut. Les mains pâles et halées la saisirent, la basculèrent tendrement au sol. La sensation des graviers contre ses omoplates et ses fesses n’était pas franchement plus agréable, mais au moins le sang ne lui dégoulinait-il plus dans le cou.
Alors que le froid grignotait la chair centimètre par centimètre, les couleurs se diluèrent. Le ciel d’un bleu timide vira à un gris de plomb sans saveur. Les mains de ses amies n’avaient plus de teinte, ce n’étaient que deux amas à l’aspect maladif. Le blond des boucles de Kass comme le noir corbeau de la tignasse d’Ichika prirent des nuances fades.
Au bout de quelques secondes pendant lesquelles Freyja lutta contre le blizzard, Ichika se laissa tomber sur les fesses. Malgré les taches qui lui parsemaient les bras, elle se prit la tête entre les mains. Les paroles que lui souffla Kass se noyèrent sous un cri de rage. Frey cligna des yeux, s’étonna que sa vision ne s’éclaircit pas. Au moins la pression avait-elle cessé sur sa poitrine. En tout cas, il n’y avait plus de douleur. Une légère consolation.
Il n’y avait plus rien, pour être honnête. Freyja inspira encore un peu, papillonna, hoqueta.
Le sang la noyait. La panique monta, lui arracha quelques goulées étranglées, un crachat ensanglanté. Le gris du ciel, la dureté des graviers, la chaleur du sang. Tout s’effaça.
Le cri d’Ichika se tut.
Puis le cœur de Freyja.
Jayden
Les pas de Nour résonnaient encore dans les escaliers quand Jayden accueillit les deux Corbeaux. Le premier avait dégainé un vicieux petit couteau, le deuxième frottait ses paumes l’une contre l’autre avec frénésie. Jay n’avait aucune idée de ce qu’il pouvait tirer de la friction de son épiderme et il ne tenait pas à le vérifier personnellement.
Avec des gestes nerveux, malhabiles à cause de la douleur, Jay parvint à esquiver les trois premières attaques du Corbeau au couteau. Le quatrième coup logea la lame de quelques centimètres dans son avant-bras. La douleur irradia de son poignet à son épaule, lui coupa un peu plus le souffle. Comme Jay perdait l’appui de sa jambe blessée, il se laissa chuter. Bras et jambes emmêlés avec l’ennemi, il parvint sans mal à l’assommer d’illusions psychiques.
Conscient que le deuxième Corbeau les rejoignait, Jayden ferma les paupières et s’efforça à détendre tous ses muscles. Sa main gauche tressauta de douleur alors que le poids de l’homme inanimé enfonçait la lame dans sa chair jusqu’au manche. Jay serra les dents pour retenir un cri et quelques larmes.
— Je crois qu’il a perdu connaissance, M. Anderson, lança le Corbeau qui s’était frotté les mains. Il bouge plus.
— Je vais annihiler ses pouvoirs par précaution, répondit l’intéressé d’une voix plus lointaine.
Son monde réduit au noir de la cécité et aux éclats écarlates de la souffrance, Jayden régula tant bien que mal son souffle. Il devait attendre encore un peu. Rien qu’un peu. Que le deuxième Corbeau s’approche, s’expose.
Quand il sentit des doigts s’enrouler autour de son poignet, Jay envoya une attaque mentale. Tandis que l’homme émettait un bruit de gorge étranglé, la Corneille rugit à son tour. Une brûlure insoutenable lui déchirait la peau. Les yeux gorgés de larmes qu’il n’arrivait plus à repousser, Jayden remonta sa main vers son visage. Son poignet avait rougi, la chair grignotée par une substance incolore.
Du poison, du venin, de l’acide. Jayden ne savait pas quelle était la nature exacte de ce qui lui brûlait l’épiderme, mais il en haletait de douleur. Il avait déjà entendu parler de Mutabilis capables de produire des substances extrêmement toxiques ou acides, mais c’était la première fois qu’il en croisait un.
— Daniel ! s’exclama Joseph Anderson en s’approchant d’un pas rapide.
Il stoppa net en croisant le regard de Jayden. Peut-être était-ce la faute des larmes, mais Jay ne parvint pas à déchiffrer l’expression sur le visage austère du chef de sécurité. C’est pourtant d’une démarche pleine de résignation que Joseph s’avança vers la Corneille.
— Jayden, le héla-t-il d’une voix sourde, qu’est-ce qui t’a pris ?
Les mains de l’homme s’élevèrent comme pour désigner les corps qui s’empilaient dans le couloir. Sans attendre de réponse de son cadet, Joseph se tourna vers la salle du Conseil. Derrière Nweka Agou, quelques visages blêmes les observaient.
— Trouvez-moi des Corbeaux en état de se battre. Kyra est en fuite. Nous devons absolument le rattraper.
Certain qu’il se ferait obéir, le chef de sécurité franchit les derniers mètres qui le séparaient de Jayden. Le jeune homme se débattit sous le poids mort du Corbeau inconscient, ne parvint qu’à accélérer l’hémorragie de sa cuisse et de son avant-bras. La substance acide sur son poignet s’était dissipée, non pas sans lui arracher quelques lambeaux de chair supplémentaires.
— Ne rends pas les choses encore plus difficiles, soupira Joseph en le considérant avec un mélange de ressentiment et de lassitude. Si tu te rends, Jayden, je n’aurai pas besoin d’utiliser mes pouvoirs sur toi.
Même s’il se doutait que la proposition était sincère, une vague de peur innée, primitive, foudroya Jayden. Il vivait avec ses capacités depuis toujours. Il avait appris à les maîtriser, à en faire une part complète de son être, au même titre que la course ou la lecture. L’idée qu’on lui pose la main dessus pour l’en priver le gorgeait de nausée.
Une décharge électrique aussi efficace que celles de Kyra le traversa quand Joseph Anderson approcha. D’un coup de genou, Jay parvint à déloger le corps qui l’entravait. Il siffla de douleur en agrippant la balustrade de sa main blessée. Tant pis, il devait à tout prix déguerpir. Quatre étages plus bas, Nour était peut-être encore coincée.
En descendant une première marche, Jayden douta de ses ressources. Il n’était pas certain de pouvoir faire gagner du temps à la fillette. Ses deux jambes tremblaient, à présent. Ses poumons ne se remplissaient pas complètement. Une ombre planait au-dessus de lui, rendait sa vision et son équilibre instables.
Les renforts quémandés par Joseph le cueillirent au milieu des escaliers. Des bras puissants le saisirent à bras-le-corps, l’envoyèrent valdinguer jusqu’au palier. Au milieu du brouillard de confusion et de douleur, Jayden envoya plusieurs assauts neurologiques à l’aveuglette. Ça ne changea rien à la brutalité qui s’abattit sur ses membres, sur son ventre et sa tête.
Alors qu’on le retournait face contre terre, il aperçut l’un de ses assaillants. Même à contre-jour de la fenêtre qui illuminait la cage d’escalier, Jay remarqua les manches longues sur les bras de la femme Corbeau. Elle avait replié les extrémités du tissu sur ses poings pour qu’aucune partie de sa peau ne soit exposée. Cette fois, les Corbeaux étaient intervenus avec plus de prudence.
— Je descends, annonça l’un d’entre eux d’une voix à peine audible pour Jayden. Il reste Kyra.
Jay émit un geignement qui aurait dû être une protestation verbale. Même ses cordes vocales ne lui répondaient plus. Quelqu’un enfonça son genou au niveau de ses reins, un autre lui écrasa la joue contre le carrelage glacé.
— M. Anderson, on le tient, cette fois.
Jayden ne parvint à entendre le Corbeau que parce qu’il se dressait au-dessus de sa tête. Ses dernières sensations se résumaient aux lignes du carrelage qui cisaillaient sa pommette déjà malmenée par le coup reçu plus tôt, aux mains et aux genoux qui le maintenaient au sol, à la sensation tiède son propre sang qui imbibait ses vêtements.
— Tenez-le bien, gronda la voix sèche de Joseph.
Un vague écho de pas plus tard, des doigts froids se posèrent sur sa nuque. En découla un raz-de-marée glacé, qui naquit de son cou pour déferler dans le reste de son corps. Jayden hoqueta, voulut se cambrer. Ses protestations ne lui valurent que des coups supplémentaires, au niveau des côtes et des tempes.
Le souffle coupé pour de bon, la vision réduite à ce quadrillage moucheté de sang, Jayden se laissa engourdir par le blizzard.
Les lumières brouillaient sa conscience. Et la douleur. Cette douleur. Kyra n’en avait jamais expérimenté de pareil. Il y avait eu des moments très désagréables au cours de ses entraînements avec Zakka. Des course-poursuites à s’en déchirer les poumons, des entorses accidentelles qui l’avaient immobilisé des jours durant, des fièvres qui menaient à l’hallucination lorsque ses exercices en extérieur s’étaient déroulés sous la pluie et le vent.
Mais Zakka n’avait jamais été absent en ces périodes de convalescence. Ses mains pâles qui enroulaient des bandages autour de sa cheville tordue. Sa peau froide qui se transformait en havre de soulagement quand il passait un linge humide sur son front brûlant de fièvre.
L’absence de Zakka remplissait sa trachée d’acide. En dévalant les marches, Kyra cherchait son regard gris apaisant. Son visage flegmatique, d’un calme que l’enfant avait déjà jugé exaspérant. Parfois, il aurait aimé que son tuteur réagisse un peu plus. Réponde à ses provocations.
Zakka n’avait jamais perdu son sang-froid. Il aurait su quoi faire à sa place. Si Kyra l’avait eu au téléphone, il l’aurait aidé à sortir de ce bourbier. Mais son téléphone était tombé de sa poche pendant son attaque dans la salle du Conseil. Et puis, Zakka aurait déjà dû être là, de toute façon. C’était le plan : Kyra lançait l’assaut, jouait le bélier pour maximiser les dégâts. Le rôle de Zakka était alors de bloquer les fuyards en bas du bâtiment.
Mais tandis que Kyra débarquait dans le hall d’entrée dans une vague aussi électrique que sanglante, la vérité lui asséna un deuxième coup de couteau : Zakka n’avait pas réussi à le rejoindre.
On ne lui laissa guère le temps d’encaisser cette constatation : dans son dos, des pas dévalaient furieusement les escaliers. Une pensée amère traversa Kyra à la pensée de Jayden. Son barrage avait duré quelques secondes. Des secondes qu’il ne pouvait se permettre de perdre. D’ailleurs, Jayden lui avait indiqué une porte à l’arrière.
Sans laisser le temps aux Corbeaux aussi confus qu’alertes qui gardaient l’entrée de se décider, Kyra contourna les escaliers et fonça.
Deux autres Corbeaux l’attendaient devant la porte de sortie. Nour freina des talons, hoqueta. Le mouvement propulsa de nouvelles gouttes de son propre sang sur le carrelage d’un blanc cassé. Elle baissa furtivement les yeux pour observer les mouchetures, pressa une main sur son cou. Le liquide tiède et poisseux lui arracha des frissons.
— Reste où tu es, cracha en anglais l’un des Corbeaux - une petite femme rondelette.
Était-elle Dépourvue ? Un pistolet luisait entre des mains blanchies de nervosité. Quant à son collègue, il porta un talkie-walkie à ses lèvres pour débiter une série de mots que Nour ne chercha pas à interpréter. Elle en reconnut certains, dont son propre nom, ce qui était bien assez pour en tirer certaines conclusions.
Elle fit un pas en arrière alors que le canon se rapprochait d’elle. Dans son dos, les gardes de l’entrée principale l’avaient rattrapée. Encerclée, Nour zieuta autour d’elle, abaissa son bras. Le sang goutta de ses doigts, forma comme une tache de peinture écarlate à ses pieds.
À sa propre surprise, on ne lui tira pas dessus. Les cinq Corbeaux qui la tenaient en respect osaient à peine cligner des yeux. Les bras du long du corps, Nour observa leurs armes sans s’arrêter sur aucun d’entre eux. Elle craignait de croiser leurs regards. Kyra n’en aurait jamais eu peur, lui qui assistait au vacillement des dernières lueurs chez ses victimes.
Mais Kyra s’était effondré dans cette salle du Conseil, dans les bras de Jayden, dans les escaliers. Kyra s’était dissipé dans ses dernières vagues électriques, dilué dans le sang qui imbibait sa veste, détruit dans l’ultime ordre de Zakka.
Et Nour ne pouvait se résoudre à plonger les yeux dans ceux de ces femmes et de ces hommes au service de l’ennemi. Elle était à leur merci et le reconnaissait volontiers. Kyra avait vu comme se comportaient les proies et les victimes désespérées. Quand la fuite n’était plus possible, quand la peur s’était tassée, la résignation et l’abandon enflaient. Les têtes se baissaient, les paupières se fermaient, les lèvres se scellaient. Comme une dernière prière muette avant la sentence.
Nour se rappelait avoir vu et entendu des prières, un jour. Avant que l’homme du continent au-delà de la mer l’emmène dans les pays froids. Elle y songea tandis que le cercle se refermait sur elle. Fouilla sa mémoire à la recherche des mots qu’une voix de femme avait soufflés des dizaines de fois.
Et, pour la première fois depuis des années, Nour pria.
Le groupe de Corbeaux s’était figé à deux mètres d’elle. Assez proches pour mourir en quelques secondes si Nour émettait un nuage électrostatique. Mais il n’était plus question du tuer ; simplement de survivre. Effacer l’ordre de l’homme pâle par celui du garçon qui brillait fort.
D’autres pas résonnèrent dans la cage d’escaliers. Nour leva vaguement le nez, sonda le couloir dans l’attente des silhouettes. Un homme mince et sévère se figea en les remarquant. Quand il finit par reprendre son chemin, Nour le reconnut. C’était l’un des Mutabilis qui avait fait écran entre elle et la cible principale de l’attaque. L’une des épines sur lesquelles Kyra s’était piqué.
— Vous avez réussi à le neutraliser ? lança-t-il d’un ton confus.
Nour se voûta lorsque ses yeux glissèrent sur elle. Cet homme l’effrayait. Même Kyra en avait peur. Zakka lui avait montré plusieurs fois sa photo. Joseph Anderson. L’annihilateur du Conseil.
— Non, monsieur, répondit la femme rondelette, dont l’arme ne s’était pas abaissée pendant une seconde. Mais il est blessé. Il a pas l’air en mesure de nous attaquer.
— Il pourrait vous tuer d’un claquement à doigts, vous êtes beaucoup trop proches, les rabroua sèchement Joseph Anderson en s’arrêtant.
Lui au moins s’était positionné hors de portée. Nour remonta carreau par carreau jusqu’à tomber sur ses mocassins lustrés. Puis escalada encore un peu. Une veste de costume cintrée et à peine froissée par les affrontements des dernières minutes. Une chemise blanche qu’aucune goutte de sang n’avait désacralisé. Enfin, elle aperçut l’éclat prudent de son regard. Le pli inquiet de ses lèvres. Oui, Nour l’avait presque oublié : Kyra faisait cet effet sur les Mutabilis qui la traquaient depuis des mois.
Kyra, le Tri-Pourvu. Kyra, l’enfant-assassin. Kyra, le meurtrier-en-puissance.
Nour, quant à elle, était curieuse de savoir quel autre effet elle pourrait donner. Peut-être quelque chose de similaire au soulagement qui avait habité la fille aux boucles blondes. Ou la bienveillance fraternelle du garçon qui brillait fort.
— Reculez, leur ordonna Joseph Anderson avec un geste circulaire du bras.
Les Corbeaux échangèrent quelques regards en coin et des murmures avant d’obéir. Toujours docile, Nour ne bougea pas d’un pouce. Elle prit l’audace de redresser le cou quand une femme s’approcha de Joseph Anderson avec une mallette. Autour d’elle, les Corbeaux reculèrent simultanément d’un pas.
Kyra n’avait jamais vraiment eu peur. On ne pouvait pas en dire autant de Nour.
Ses genoux s’entrechoquèrent alors que l’annihilateur déverrouillait l’attaché-case rectangulaire. Elle était trop loin pour comprendre ce qu’il bricola le temps de quelques secondes. Et, soudain, la distance lui parut bien trop courte.
Un pistolet pointait dans sa direction. Nour ne savait pas ce qu’il comprenait, mais ça ne devait pas être ces balles habituelles qui glissaient sur son épiderme sans la blesser. Sinon, les Corbeaux l’auraient abattue depuis longtemps.
Par instinct, elle durcit sa peau. Le premier tir frotta son bras sans le pénétrer, éclata quelques mètres derrière elle. Perplexe, Nour tourna sur elle-même, considéra le projectile. Il lui évoquait plus une fléchette qu’une munition de balle. Un liquide incolore s’en était échappé.
Comme Nour se positionnait de nouveau face à Joseph Anderson, elle nota l’expression ombragée qui froissait ses traits. Avant que Nour puisse rassembler suffisamment de courage pour lever les paumes en signe de reddition, un vertige la saisit. Lui cingla les genoux par derrière, l’envoyant s’écrouler au sol. Un frisson familier la traversa de la tête aux pieds lorsque son épiderme retrouva son état normal.
Des cris éclatèrent autour d’elle, au-dessus d’elle. En tentant vaguement de se redresser sur les coudes, Nour aperçut le canon du pistolet-projecteur de nouveau pointé vers elle. Ses muscles se contractèrent, son instinct hurla, mais elle resta spectatrice impuissante. Trop de sang, trop d’effroi. Son corps changé en statue, sans la rigidité qui en avait fait sa force.
Une sensation de brûlure dans son épaule. Une fléchette venait de s’y enfoncer. Nour se laissa retomber. Non pas parce que le liquide qu’elle déversa en elle lui glaçait la chair. Non pas parce qu’elle savait que ce froid annihilerait ses capacités une par une.
Parce qu’elle avait abandonné. Capitulé. Depuis qu’elle ne sentait plus cette lumière qu’elle avait appris à aimer. Pendant que les ténèbres aux doigts gelés la muselaient, Nour se demanda si le garçon qui brillait fort était mort.
On attaque la dernière partie de l'histoiiiire. Jusqu'ici, j'avais un rythme d'un chapitre par mois, mais je vais passer à un rythme d'un chapitre par au-petit-bonheur-la-chance parce que j'ai un blocage d'écriture sur KYRA depuis l'automne dernier donc j'ai plus que 2 chapitres d'avance. Et accessoirement, cette partie et la fin de la partie précédente risquent d'être pas mal réécrites parce que j'ai eu des idées entre temps, ça s'annonce catastrophique oskur. Là c'est du 1er jet de chez 1er jet que je poste, jugez pas trop fort svp
Chapitre 20 Tempête et écho
_ _ _ _ _
Jayden
L’horloge au-dessus de la porte d’accès à la chambre secondaire affichait huit heures. Assis au bord de son lit, Jayden égrena les secondes dans sa tête. L’équipe de Corbeaux ne tarderait pas à faire résonner leurs pas dans le couloirs, leurs poings sur le battant, leurs paroles dans son crâne.
En face de lui, par la porte entrouverte, Nour le dévorait de ses grands yeux bruns. Contrairement à Jay, elle n’avait pas pris la peine de se vêtir de l’une des tenues que le Conseil avait fournies. Les vêtements achetés dans les grandes enseignes de prêt-à-porter de Genève ne l’attiraient guère. Depuis quatre jours qu’ils se côtoyaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Jayden ne l’avait vue retirer son pyjama que pour enfiler le sweat qu’elle portait lors de l’attaque.
Comme l’ex-assassin ne faisait pas mine de parler, Jay leva de nouveau les yeux. Huit heures et une minute. En retard. Allaient-ils commencer une nouvelle forme de tourment psychologique ? Les maintenir enfermés dans une chambre d’hôtel double sans possibilité de contact avec l’extérieur ou avec leurs proches n’était donc pas suffisant ?
Jayden soupira en se levant. Aussitôt, radar-Nour braqua le faisceau de sa curiosité sur lui. La cohabitation le rendait encore plus nerveux. L’enfant parlait à peine, se déplaçait tout juste et regardait beaucoup trop. Leurs rares discussions étaient pleines d’hésitation, de crainte ou de mélancolie. Il y avait eu quelques éclats de rire entre eux, des envolées qui leur avaient échappé, mais qu’ils avaient réfrénées avec hâte. Jayden ne lui avait rien dit, mais il avait lu sur son visage une honte similaire à la sienne.
Comment étaient-ils encore capables de rire en dépit des blessés, des morts et de leurs échecs personnels ?
Huit heures cinq venait de passer quand les coups contre la porte le tirèrent de ses pensées. Morose, Jay se rassit au bord de son lit. Malgré la muselière chimique qu’ils lui administraient quotidiennement, les Corbeaux restaient tendus en sa présence. Depuis le début, ils l’obligeaient à s’asseoir pour lui piquer le bras. Comme si Jay allait les étouffer avec un oreiller en plumes ou leur balancer ses chaussons à la tête.
Après s’être annoncés, les Corbeaux déverrouillèrent la porte puis se faufilèrent à la queue leu-leu dans le couloir d’entrée. La femme du trio referma soigneusement derrière eux avant de s’avancer au milieu de ses collègues.
Il commençait à connaître ce trio. L’homme-venu-en-paix, la-femme-presque-comme-lui et le bodybuildeur-qui-donnait-de-sacrés-coups. Les Corbeaux que Jay avait affrontés lors de l’attaque quatre jours plus tôt. Les deux premiers n’abaissaient jamais leur muraille, mais au moins étaient-ils plus avenants que leur collègue. L’homme à la capacité de surdéveloppement musculaire avait pris Jay et Nour en grippe. Il reprochait au premier sa trahison, à la deuxième son existence.
Jayden ne pouvait pas lui en vouloir. Au-delà des sermons du trio, de Joseph Anderson et d’autres adultes qui étaient passés les voir, ses prises de décision le hantaient chaque nuit. Son père l’avait mis en garde plus d’une fois sur ses dérapages au cours de la mission Kyra. Et c’était une glissade de grande ampleur qu’il avait empruntée en prenant la défense de l’assassin de l’UOM.
Tandis que la Mutabilis aux facultés psioniques similaires aux siennes déverrouillait un attaché-case sur le bureau, Jay remonta la manche de son sous-pull. Les Corbeaux n’étant définitivement pas des soignants, la peau pâle de son avant-bras était constellée de petits bleus.
— Allez, Kyra, le bras, gronda M. Muscle en glissant dans la pièce secondaire où le lit de Nour était installé.
L’enfant se battit avec ses draps pour reculer jusqu’à la tête de lit. Jayden serra les dents sans émettre de commentaire pour autant. Les premiers jours, il avait pris sa défense, hué les Mutabilis venus en nombre pour maîtriser une enfant de dix ans privée de ses pouvoirs. Quand les taloches étaient parties pour lui, que ses reproches s’étaient écrasés sur les Mutabilis sans les faire sourciller, Jay avait capitulé. Avec les molosses, ça ne servait à rien de jouer à qui tire le plus fort sur la corde.
— Steph, lança le deuxième homme qui était resté devant le couloir de sortie, laisse-le tranquille. Il a coopéré hier.
— Ça veut pas dire qu’il le fera aujourd’hui, grommela son interlocuteur d’un ton hargneux.
Comme M. Muscle ne faisait pas mine de bouger, les épaules de Nour finirent pas s’affaisser. Elle rencontra le regard de son colocataire de chambre et le soutint jusqu’à ce qu’une aiguille perce la peau de Jayden. Il cassa le contact sans le vouloir, traversé par un frisson de malaise. Quatre jours qu’on le maintenait sous annihilateur de synthèse et quatre jours que l’injection lui donnait l’impression qu’un étau glacé se refermait sur son bras.
— Et voilà, commenta la femme en tapotant la perle de sang née du retrait de la seringue.
Par principe, elle tendit un pansement à Jay. Il l’accepta sans un mot, trop irrité pour retrouver les bases de la politesse. Ces gens étaient ses collègues, mais ils le traitaient comme un criminel.
Pendant qu’il collait le pansement sur son coude, Jayden sentit ses joues chauffer de honte. Criminel. Kyra l’assassin et Jayden le traître. C’est ce qu’ils étaient, après tout. Aux yeux du Conseil, de ses Représentants et de leur milice.
Amer, Jay reporta son attention vers Kyra. L’enfant se recroquevilla sur le lit, enfouit la tête entre ses bras. Sans ses capacités, Kyra n’était plus que Nour. Plus qu’une enfant arrachée à son foyer, bringuebalée à travers les continents, conditionnée à tuer.
— Fais vite, gronda M. Muscle, les bras croisés sur sa poitrine déjà massive au repos.
— Je sais ce que je fais, Steph.
La réponse sèche de la Mutabilis tira une moue renfrognée à l’homme, un tressaillement à Nour. La suite se déroula pourtant sans encombre. Nour ne bougea pas d’un orteil tandis que la femme tirait avec douceur sur sa manche. Il y avait quelque chose de particulièrement malsain dans les bleus qui parsemaient le bras fin de l’enfant.
Une fois l’annihilateur injecté, la Mutabilis désinfecta puis protégea la plaie d’un pansement. De loin, Jay s’aperçut qu’il n’avait pas la même couleur que le sien, transparent.
— On vous a laissé le petit-déjeuner sur le bureau, les informa M. Pas-trop-méchant en indiquant un plateau-repas.
— Merci, marmonna Jayden, les yeux détournés vers la fenêtre.
Lui comme Nour attendirent que la porte claque sur les Corbeaux puis que leurs pas ne soient plus que le souvenir d’un écho pour s’approcher de la nourriture. Par habitude, Jay laissa Nour grimper sur la chaise et s’appuya contre un pan de mur. Même chose que les matins précédents : de l’eau et du lait chauds avec des doses individuelles de café, chocolat ou thé. Puis des tranches de pain grillé avec des échantillons de confiture et de beurre.
Pendant que Nour se préparait un chocolat chaud, Jay lui tapota doucement le coude.
— Ton pansement, il est différent.
L’enfant remonta sa manche avec une moue curieuse, n’y ayant visiblement pas fait attention. Une chaleur incongrue descendit la gorge de Jay quand il aperçut le pansement violet décoré de petites étoiles. Enfin, d’autres que lui considéraient Nour pour ce qu’elle était : une victime à protéger, pas un criminel à châtier.
— Tu veux que je te fasse une tartine ?
Nour acquiesça, concentrée sur la petite cruche de lait chaud. Elle en versa le contenu sans qu’une seule goutte asperge le plateau. Comme elle dressait un regard fier vers Jay, il cligna des yeux d’un air penaud.
— Euh, bravo.
Il n’était pas certain que ce soient les mots qu’elle ait envie d’entendre. Pourtant, un sourire pointa furtivement sur ses lèvres alors qu’elle reposait la cruche.
— Dis, Nour, souffla Jayden en lui tendant sa tartine beurrée. Co… comment tu veux que je t’appelle ? Et… tu préfères que je dise « elle » ou « il » en parlant de toi ?
— Tu me dis tu, rétorqua Nour en fronçant les sourcils.
— Oui, bien sûr. Je veux dire, quel pronom tu veux utiliser ? Par exemple, quand d’autres personnes doivent parler de toi.
Jayden dut attendre qu’elle avale sa bouchée de pain pour avoir une réponse à moitié marmonnée :
— Je sais pas trop. J’aime bien quand tu m’appelles Nour. C’est moi avant, Nour. Et mam… ma maman disait « elle ». Zakka dit « il ». Mais Zakka il parle de Kyra.
Comme Jayden ne répondait rien, elle leva le nez de son chocolat pour l’interroger. Décidément, il pouvait peut-être s’opposer au Tri-Pourvu Kyra, mais pas à ces prunelles.
— Tu sais, Nour, Zakka, il… il n’est plus de ce monde.
— Oui, je sais, répliqua Nour avec aplomb. Comme ton méchant grand-père et la fille-qui-fait-peur.
Comme Jayden s’étranglait à moitié avec sa bouchée de tartine, Nour le dévisagea. Elle agita sa petite cuillère sous son nez, ajouta avec entrain :
— C’est pas très grave, tu sais. Shiva dit qu’on finira par se recroiser dans d’autres vies. T’as qu’à les attendre. Et puis, tu es différent d’eux. Eux, ils étaient pas gentils.
— Freyja était quelqu’un d’incro…
Il se tut, terrassé par un mélange de chagrin et de dépit. Qu’essayait-il de faire ? De défendre la mémoire de sa collègue auprès d’une enfant qui n’en avait cure ? De se convaincre que Frey, son existence, ne s’était pas volatilisée comme ça, sans lui laisser l’opportunité de s’y préparer ?
Face à l’absolue sérénité de Nour en matière de deuil, Jay se sentit aussi enfantin que vulnérable. Comprenait-elle qu’elle ne reverrait jamais Zakka ? Cet homme qui était devenu un père adoptif pour elle ? Pendant une terrible seconde, Jayden brûla de lui asséner cette vérité. Il se résigna tout aussi vite, sa conscience vacillant d’embarras.
Après tout, Nour était parfaitement en droit d’avoir foi en la réincarnation. D’accepter une forme de paix pour ses êtres chers, le temps qu’elle les retrouve dans un au-delà auquel il ne croyait pas.
À présent, il se sentait sale. Mesquin. Et volé de son propre apaisement.
— Tu fais quoi ?
La question de Nour ne le fit pas ralentir. Quelques mètres plus loin, collé à la fenêtre qui ne s’ouvrait pas complètement, Jayden se prit le visage entre les mains. S’il l’avait pu, il se serait asséné mille illusions mentales. Mille échappées temporaires, mille escapades hallucinatoires. Mais, même sans l’annihilateur dans son sang, Jayden en était incapable. Ses facultés psioniques ne pouvaient pas se retourner contre lui.
Sa prison était aussi bien physique que mentale.
Ichika
Le temps s’était éclairci la veille au soir. Pendant son insomnie, Ichika avait observé le ciel d’un gris anthracite, baigné d’une lune presque pleine. Les immeubles de Genève en masse informe sous son halo blafard, elle avait écouté la respiration de Kass et son cœur en apnée pendant des heures.
Elle regrettait à présent de ne pas s’être forcée à se recoucher. Son manque de sommeil impactait sévèrement son footing matinal. Les deux kilomètres parcourus depuis qu’elle avait quitté l’hôtel en pesaient dix sur ses jambes et ses poumons. Son petit-déjeuner frugal, composé d’un thé vert et de deux biscuits secs, n’aidait sûrement pas.
Le souvenir du sang tiède de Bruno Girandeau sur ses mains non plus.
D’une pression agacée sur son portable, Ichika augmenta le volume de sa musique. Les basses résonnaient avec ses pas sur l’asphalte. La surface homogène était une bénédiction pour ses chevilles. Elle ne voulait plus jamais avoir à courir sur des graviers.
Surtout si c’était pour échouer. Pour ne pas réussir à sauver l’essentiel. Pour devenir une meurtrière.
Ichika braqua le regard vers sa gauche, où le Rhône glissait avec torpeur. Des canards s’ébrouaient près de la berge, lissaient leurs plumes et plongeaient vivement le bec dans l’eau. Une vingtaine de mètres plus loin, elle aperçut un couple de cygnes qui serpentait au gré du courant.
Un coureur l’écarta sans ménagement quand elle manqua lui rentrer dedans. Après avoir bredouillé des excuses en anglais, Ichika tira sur ses écouteurs et s’appuya à la rambarde. Essoufflée, elle s’autorisa une petite pause. Cette reprise était particulièrement difficile. Et Ichika n’aurait pu être plus reconnaissante.
Le vent chargé de l’odeur du fleuve soulevait les petits cheveux sur sa nuque. Les oiseaux qui piaillaient dans les branches nues des arbres couvraient le bourdonnement de l’eau, les passants dans son dos discutaient et riaient. Dans la fraîcheur de ce début de printemps, la sueur de la course la laissait frissonnante.
Quatre jours auparavant, un officier de la police suisse l’interrogeait sur son rôle dans le décès de Bruno Girandeau et de Freyja Agou. On la libérait le lendemain en compagnie de Kassandra, les lois internationales officielles et celles officieuses des Mutabilis ayant pris les devants. À leur sortie, un Corbeau du Bureau de Genève les avait récupérées en voiture. L’homme leur avait expliqué que les Mutabilis haut-placés dans les gouvernements mondiaux intervenaient dans ce genre de situation. Même le parti auquel appartenaient les parents de Kass, les Éclairés, restait fébrile sur la question du jugement et de l’emprisonnement des Mutabilis par les Sapiens. Quel que soit le courant de pensées, tout le monde se rejoignait pour affirmer qu’un criminel doté de capacités extraordinaires finirait pas attirer l’attention en prison humaine.
L’affaire Bruno Girandeau était de leur ressort. Le Conseil avait rapidement récupéré les rênes qui s’étaient dispersées à travers la ville : témoins, civils proches des lieux de l’attaque, Mutabilis vivant dans la métropole, fonctionnaires s’étant retrouvés mêlés à l’histoire… Les spécialistes de la mémoire, les chargés d’affaire du Conseil et quelques Corneilles s’étaient activés jour et nuit.
Quatre jours plus tard, le Conseil tenait ses rênes d’une main de maître, comme il l’avait fait pendant des décennies. Les vagues meurtrières causées par Kyra et Zakka avaient fait vaciller leurs fondations, mais la tour émergeait encore bien trop haut pour l’UOM. Même si l’influence du Conseil n’était pas aussi forte en Asie qu’en Occident, Ichika avait été reconnaissante de son existence. Sans ses atouts diplomatiques, Kass et elle-même seraient encore sous surveillance policière, tiraillées par les règlements juridiques, coincées dans un pays dont aucune d’elle n’avait la nationalité. Malgré tout, le Conseil s’était montré clair : les jeunes femmes ne pouvaient pas quitter la Suisse avant qu’ils étudient en profondeur ce qui s’était passé ce jour-là. Après tout, la fille de la cheffe du Conseil avait péri en même temps que l’un des meneurs de l’UOM.
Et Kass et Ichika étaient les deux témoins et actrices principales.
Ichika la sentit venir comme on sent la colère montante d’un parent qui découvre la bêtise de sa progéniture. Une sorte de pression lointaine et inévitable qu’elle connaissait bien. Le silence à l’origine, si enclin à laisser les pensées intrusives prospérer, était sûrement ce qu’elle détestait le plus dans ce processus. Il lui accordait juste le temps nécessaire pour prendre conscience de ce qui se tramait, sans lui laisser l’opportunité de se préparer.
Tout en s’engouffrant dans sa trachée pour lui voler son souffle, il chuchotait à son oreille : trop tard. Alors débarquait le bruit. Les échos, la colère qui gronde et la pression qui étouffe. Ichika s’ébrouait, bataillait avec un corps de plus en plus lourd, chassait en vain les murmures et les intrus qui grattaient aux interstices de son esprit.
Aujourd’hui, ce n’était pas de la colère. Ce n’était pas le courroux du père, accompagné de la fuite de la mère. Ce n’étaient pas les accusations, le mépris et le châtiment. C’était le tapis rouge qui se déroulait dans ce silence de condamnation qui précédait les cris. L’appréhension qui brûlait. L’anxiété qui empoisonnait. L’angoisse qui muselait.
La brûlure se diffusa dans sa poitrine, le poison dans son sang, et le bâillon sur sa raison. Le souffle de plus en plus court, incapable de focaliser son regard sur quelque chose en particulier, Ichika se plia jusqu’à ce que son front se presse sur le garde-fou. Le métal froid l’ancra, l’espace de quelques secondes, dans cet abord de fleuve genevois.
Les mitaines qui couvraient ses paumes lui épargnèrent quelques égratignure quand elle agrippa la rambarde en se laissant glisser. Elle n’arrivait pas à pleurer, pas à inspirer bruyamment. Sa course récente la maintenait encore haletante, mais sa respiration finissait toujours par se stabiliser. C’était si frustrant ce silence, cette discrétion. Toute sa vie, on avait inculqué à Ichika à faire preuve de mesure, d’humilité, de retenue. Même dans l’angoisse, elle s’y tenait.
Oh, qu’elle aurait aimé être une tempête. Tout renverser, l’espace de quelques minutes, pour faire sortir ce tourbillon qui lui ravageait la poitrine. Que le monde découvre, comprenne, ce qui se tramait dans son être.
Ichika ne parvint qu’à gémir entre ses dents crispées, qu’à serrer plus fort les barreaux, qu’à baisser plus bas la tête. Dans l’œil du cyclone, elle n’avait que ses pensées à confronter. Elle aurait voulu que l’emporte la tempête, loin du silence, loin de ce corps raidi par les hormones, loin des intrus qui vociféraient sans cesse.
— Madame ?
Une main gantée glissa sur son épaule, la redressa avec douceur. À travers un voile flou, Ichika dévisagea la cinquantenaire qui s’était baissée près d’elle. Son manteau doublé de fourrure menaçait de traîner sur le trottoir. Quant au petit terrier qu’elle tenait en laisse, il reniflait Ichika avec curiosité.
— Ça va ?
Ichika ne comprit ces quelques mots en français seulement parce qu’elle avait entendu Kass les employer avec Jayden. Le chien s’approcha un peu plus, fourra sa truffe entre les doigts d’Ichika. Ce contact, à la fois tiède et humide, brisa la tempête.
— Désolée, s’entendit dire Ichika d’une voix écorchée, je parle pas français.
— Je peux parler anglais, lui assura l’inconnue en basculant de langue. Vous allez bien ? Vous avez fait un malaise ?
Un malaise. Oui, ça pouvait tenir. Une course en étant inhabituellement essoufflée. Un repas trop frugal le matin-même. D’une voix encore vacillante, elle débita ces quelques explications à la femme. Avec un soupir de compassion, la dame au terrier l’aida à se relever. Ses gants en velours laissèrent une douceur agréable sur les doigts d’Ichika. C’était le genre de chose que pouvait porter Kass.
— Il y a un café juste en face, lui signala l’inconnue en se tournant. Je peux aller leur demander des carrés de sucre.
— Ne vous inqui…
— Bougez pas, je fais vite. (Elle glissa la laisse de son chien entre les doigts encore gourds de la jeune femme.) Elle s’appelle Juliette.
Juliette ? Comme dans la pièce de Shakespeare ? Ichika observa le chien d’un air interdit, toujours un peu sonnée. Le terrier blanc et fauve secoua la queue avec plus d’entrain quand elle remarqua qu’on l’observait en retour.
Ichika n’avait pas d’attrait particulier pour les animaux de compagnie, mais les coups de langue que lui asséna Juliette sur le bout des doigts chassèrent un peu plus les vents au loin.
Kassandra
Après l’interrogatoire, Kass s’était isolée dans leur hôtel. Cloîtrée dans l’enceinte, elle n’avait quitté la chambre que pour les repas. Les appels de ses parents, de Sam ou d’amis aux quatre coins du monde n’avaient pas suffi à la sortir de sa léthargie.
Les mots lui manquaient. Alba, Damian et Samuel avaient été d’un grand soutien, la rassurant à la fois sur son rôle dans les événements tragiques qui avaient eu lieu quatre jours auparavant et sur la validité du chagrin qui l’avait figée. Leurs paroles et leurs encouragements avaient coulé sur Kass comme un vulgaire plaid qui glisse d’une épaule. La faute de la barrière distancielle, peut-être. Leurs voix dans le téléphone n’égaleraient jamais une douce étreinte. Et puis, c’était Kass qui ne parvenait pas à trouver les termes. En espagnol, en anglais, en japonais, en n’importe quelle langue que son cerveau d’hyperpolyglotte maîtrisait. Les mots manquaient.
Ichika s’était retrouvée les mains couvertes de sang. Un péché ancré à l’âme. Et Freyja avait payé de sa vie qu’on puisse l’ôter à un autre. Kassandra n’était plus certaine de sa place au milieu de cette toile ensanglantée. Ses parents avaient insisté sur son innocence. Autant pour soulager leur conscience que celle de leur fille, mais aussi pour la protéger d’éventuelles représailles. Et Kass n’aimait pas ce que sa prétendue innocence impliquait. Elle impliquait que l’unique meurtrier soit la femme qu’elle aimait le plus au monde. Que Freyja soit remémorée en martyr.
Kassandra était persuadée qu’Ichika ne voulait pas du statut de meurtrier. Pas plus que Freyja de celui de martyr. Elles étaient les dommages collatéraux volontaires d’une chasse à l’homme de grande envergure. Elles bataillaient toutes deux pour une forme de justice, dont on les avait trop souvent privées à leur tour. Chez Frey, Kass avait perçu des échos d’Ichika dans la colère enfouie, dans la détermination qui jamais ne s’érode, dans une résilience de métal et de sang.
Freyja aurait enragé d’être évoquée comme un sacrifice. Elle avait été l’actrice. Un peu trop enclavée à son devoir, aux yeux de Kass, mais au moins en avait-elle tiré une force extraordinaire. La mort l’avait cueillie avec brutalité, abandonnant dans son sillage un relent de l’iniquité qu’elle avait souvent défiée.
Quant à Ichika, Kassandra peinait à se figurer ce que la mort de Girandeau impliquait pour elle. Le coup fatal n’était ni vraiment un geste de légitime défense, ni une volonté de retirer la vie. La vérité oscillait entre ces deux possibilités, empêchait Ichika de clarifier son esprit.
À son grand désarroi, Kass n’avait trouvé ni les mots ni les gestes pour elle. Ichika n’avait pas eu l’air de lui en tenir rigueur, mais Kassandra craignait que cette absence physique et psychologique ait fragilisé une partie de leur confiance mutuelle.
C’était le SMS d’un homme qu’elle connaissait à peine qui avait tout déverrouillé. Un message concis laissé en français qu’elle avait lu entre deux paupières gonflées par les larmes :
« Bonjour Kassandra. Je suis navré d’apprendre les événements auxquels Ichika et vous êtes mêlées. Le Conseil ne vous abandonnera pas, bien entendu. En attendant que tout s’éclaircisse, j’aimerais vous demander un service. Je suis bloqué à Paris pour encore quelques jours, mais je ne vais pas tarder à rejoindre Genève. Un jeune homme du nom de Samuel Perez Llorente m’a contacté. Il affirme que vous détenez des informations sur Shiva et une potentielle localisation en Suisse. Pouvons-nous en discuter ? Par ailleurs, je vous serais très reconnaissant si vous en savez plus sur la détention de Jayden. Le Conseil ne m’en a pas dit grand-chose. Cordialement, Nicolas de Sauvière. »
Pendant quelques minutes, un sac de nœud émotionnel s’était emparé d’elle. La reconnaissance envers Sam, la peine pour Nicolas, la honte d’avoir mis de côté Jay… Puis ce paquet de fils enserrés avait fini par la faire jaillir du lit. Une fois lavée et habillée, Kass avait passé un coup de fil à Nicolas. L’homme était trop occupé sur l’instant pour qu’elle puisse tout lui expliquer, mais il avait promis de la rappeler. Une fois l’appel coupé, Kassandra s’était lancée dans une première mission : découvrir comment Jayden s’en sortait.
Si son statut de protégée temporaire du Conseil lui avait permis d’approcher l’hôtel - à dix minutes à pied du sien - où logeait Jayden, les mesures de sécurité s’étaient rapidement dressées face à elle. Le réceptionniste à l’accueil avait ri à ses traits d’humour, mais c’était un Sapiens qui ne savait rien de ce qui se tramait véritablement dans l’une de ses chambres.
Après quelques minutes d’exploration innocente dans l’hôtel, elle avait repéré un homme posté près d’une porte, à l’immobilité inhabituelle. Kassandra avait relevé le numéro de chambre - 306 - noté quelques indications sur le Corbeau qui empêchait l’accès aux inconnus et fait en sorte de surveiller les allées et venues. En dehors d’une relève de poste survenue vers dix-huit heures, elle n’avait pas grand-chose à se mettre sous la dents. Bien entendu, Jayden n’avait pas pointé le bout de son nez.
Kass avait quitté l’hôtel avant que sa présence prolongée au bar n’attire l’attention.
La nuit plongeait le quartier de la Jonction dans un tourbillon de feux de véhicules, de gaz de pot d’échappement et de rires alimentés par quelques verres d’alcool. Kass zieuta les groupes d’amis, les couples et les passants solitaires. Lorgna les vitrines des bars dansants où les corps se pressaient indistinctement. La musique fuyait un peu de partout : d’une fenêtre laissée ouverte pour recycler l’air d’un appartement étudiant trop rempli le temps d’une soirée, des façades des pubs qui ne contenaient pas assez les décibels, de la vitre baissée d’un chauffeur Uber en attente de sa prochaine demande.
Avec un soupir fébrile, Kassandra resserra sa grippe sur l’anse de son sac. Assurément, l’alcool, les chansons et la frénésie des corps qui dansent lui auraient éclairci l’esprit. Mais ses idées ne se formaient pas complètement, sans Ichika à ses côtés. Et, ces derniers jours, sa petite-amie lui avait semblé fragmentée. Kassandra craignait qu’elle lui casse entre les doigts en l’emmenant dans ce genre d’endroit.
L’hôtel n’était plus qu’à cinq minutes à pied quand son portable vibra dans sa poche. Kassandra batailla pendant quelques secondes avec son écharpe, son sac et son manteau avant de réussir à l’extirper. Le nom de Nicolas de Sauvière flotta sous ses yeux, lui chauffa aussitôt le sang et les joues.
— Allô ? lâcha-t-elle en français.
— Bonsoir Kassandra, je ne te dérange pas ? Tu as un moment pour discuter ?
— Non, non, vous me dérangez pas. Je viens de quitter l’hôtel où les Corbeaux gardent Jay.
— Oui, Joseph Anderson m’a donné quelques informations, souffla Nicolas d’un ton crispé. Quatre jours qu’ils le maintiennent enfermé sous annihilateur de synthèse aux côtés de Kyra.
— Nour est avec lui ?
La surprise de Kass arracha un soupir à l’homme. Si la jeune femme tirait un certain soulagement de l’annonce, Nicolas reprit la discussion d’une voix amère :
— Oui, ils sont confinés ensemble. C’est une idée terrible, à mes yeux, mais M. Anderson estime qu’ils se canalisent mutuellement. Apparemment, Jayden aurait une bonne influence sur cet enfant.
— C’est vrai que Nour est plutôt fascinée par lui… Elle doit se sentir plus en confiance.
— Peut-être, acquiesça son interlocuteur du bout des lèvres. Mais je ne suis pas à l’aise de savoir mon fils en sa présence.
— C’est une enfant, M. de Sauvière. Jay est comme une sorte de grand-frère pour elle, j’ai l’impression. Les quelques fois où ils ont interagi ensemble, elle voulait tout savoir de ses capacités. Je pense pas qu’elle lui veuille du mal. Au contraire.
Nicolas émit un bruit proche du grognement dubitatif. Il finit par mettre de côté sa réserve pour demander d’un ton à la rigueur professionnelle :
— Tu as eu plus d’infos sur la demeure des Goel ? Cette fameuse propriété que cherche à localiser Shiva ?
— Je fouille encore, expliqua Kassandra en s’arrêtant à un passage piéton au rouge. Le Corbeau qui vous a contacté, Sam, il… me donne des infos.
— J’avais compris que ce jeune homme n’y était pas pour rien dans votre implication dans l’enquête Kyra, s’amusa Nicolas sans avoir l’air de lui reprocher. Tu as dû remarquer que nous ne procédons pas comme d’habitude depuis le début de l’affaire. Entre le déploiement de plusieurs Corneilles, votre implication, les écarts de Jayden… Nous devons voir les choses différemment pour essayer de limiter les dégâts causés par l’UOM. Alors si ce Samuel peut continuer d’éplucher nos archives pour trouver des informations, j’en serais reconnaissant.
— Il le fait, le rassura Kassandra d’une petite voix. On sait que la demeure se trouve dans les Alpes, dans la vallée de Lauterbrunnen. Reste à savoir où exactement. Dans le village ou peut-être un peu plus loin… Les Goel n’ont indiqué l’adresse exacte qu’aux invités prestigieux qu’ils reçoivent pour leurs événements.
De nouveau, Nicolas soupira. Kass s’interrogea vaguement sur son travail à Paris, où il participait au démantèlement de l’UOM en Europe de l’ouest. À quel point cela érodait-il sa patience et son sérieux, lui qui avait à peine sourcillé face aux changements de direction de l’affaire Kyra ?
— Si je dois être honnête avec toi, Kassandra, j’ai peur que les Goel soient dans une situation similaire à celle des Girandeau. Des Mutabilis puissants qui ont oublié la férocité de ceux qui les traquent. Des membres de leur propre famille.
— C’est vrai que Zakka était des leurs. Et il a tourné Nour contre eux pour les décimer… J’ai pas vraiment pris de le temps d’y réfléchir. Autant Kamala Jagan est une Bâtarde rejetée par les siens, autant Bruno Girandeau n’a jamais rencontré de problème avec sa famille. D’après son dossier, du moins.
— Leurs aspirations purement personnelles sont un peu différentes, expliqua Nicolas d’un ton songeur. Ils sont liés par une cause commune, par un besoin de sens et de justice. Mais, quand on y pense, leurs motivations s’éloignent. Zakka a trouvé un prodige et a voulu l’élever au rang de dieu. Une main divine pour s’abattre sur les profils visés par l’UOM. Shiva… Shiva se sert d’une cause mondiale pour mener une vendetta personnelle.
— C’est ça, vous croyez ? s’étonna Kass en remarquant la devanture de verre et de métal de son hôtel au loin. Si Shiva voulait se venger de la famille qui l’a abandonnée, pourquoi elle l’a pas fait avant ?
— Certaines décisions méritent des années avant d’être comprises et acceptées. Dans sa jeunesse, Mme Jagan a rejoint les rangs de l’UM et fondé sa branche offensive. Elle avait la fougue de son âge et un sens brûlant de la justice. Si tout ce que ton contact du Bureau de Mumbai a dit est vrai, c’est une femme de cinquante ans aujourd’hui. C’est l’âge que j’ai cette année et crois-moi qu’il m’est déjà arrivé de remettre plus d’une décision en question. J’en veux plus aux de Sauvière aujourd’hui que lorsque j’avais vingt ans.
Comme Kass ne répondait pas dans l’immédiat, plongée dans la réflexion, il poursuivit d’une voix moins formelle :
— Quant on est jeune, on a envie d’avancer. De penser au lendemain, de construire des projets. Puis on vieillit et on se rend compte qu’on a toujours pas réussi à tourner certaines pages. Que des choses qui se sont passées des années en arrière nous bouffent. Alors on a envie d’agir.
— Donc ça confirmerait la raison de Shiva de venir en Suisse ? Prendre le risque de s’exposer alors qu’elle est toujours rester en Asie du Sud jusqu’ici ? Car sa famille serait réunie dans sa demeure et qu’elle a l’occasion de s’en débarrasser une bonne fois pour toutes ?
— Eh bien, d’une pierre deux coups, souffla Nicolas d’une voix rauque. Envoyer Zakka et Kyra abattre le Conseil pendant que Shiva s’occupe personnellement de la famille Noble la plus influente d’Inde. La famille qui a mené en partie à la naissance de l’UM et, par extension, de l’UOM.
— Ça va être une tragédie bis, s’étrangla Kass en atteignant le parvis de l’hôtel au rez-de-chaussée illuminé. Comme à Liège avec les Girandeau.
— Pas si on intervient à temps, contra Nicolas d’un ton plus ferme. Shiva a la même contrainte que nous : elle essaie de trouver la localisation exacte. Alors, c’est une course contre la montre. Mais nous avons encore nos chances.
Kassandra salua la réceptionniste de nuit d’un sourire avenant avant de s’engouffrer dans l’ascenseur. Son sang avait à peine refroidi, entre la marche rapide et la teneur de la discussion.
— Et pour avoir toutes nos chances, continua Nicolas avec gravité, il faut rassembler notre équipe. On doit libérer Jayden.
— Avec ou sans l’accord du Conseil, comprit Kass en grimaçant de son expression angoissée croisée dans le miroir.
— Oui, lâcha le père de Jay dans une approbation presque sèche. Avec ou sans leur accord.
Fiouh, j'ai pas posté depuis juillet. J'étais bloquée sur un seul et même chapitre depuis juillet, faut dire. Il me reste deux chapitres à écrire avant la fin, souhaitez-moi bonne chance (4 ans que je suis sur KYRA, je veux passer à autre chose )
Chapitre 21 Larmes et promesses
_ _ _ _ _
Jayden
Presque une semaine d’isolement s’écoula avant que Jay puisse croiser des visages familiers. On venait de débarrasser le plateau de leur déjeuner quand Steph, M. Muscle, lui annonça sèchement qu’il avait de la visite.
Jayden s’attendait à rencontrer le regard froid de Joseph Anderson ou celui troublé de Nweka Agou. Pas les prunelles songeuses de June. Ni celles embrouillées de James. Et encore moins les yeux graves de son père.
— Jayden, s’étrangla son oncle en faisant le premier pas dans la chambre.
Fait inhabituel pour cet homme propre sur lui, James Ancesteel avait boutonné de travers le col de sa chemise et oublié de gommer ses cheveux. Les mèches blondes piquaient à droite à gauche sans se mettre d’accord sur une même direction.
M. Muscle le coupa dans son élan. Un bras puissant en travers du torse, James capitula en grimaçant de dépit. Malgré l’amertume qui l’avait saisi à la vue de son oncle, Jay se radoucit. Il avait perdu son propre père quelques jours plus tôt. Avec la disparition du pilier de la famille Ancesteel, James aurait pu se laisser crouler sous la paperasse et les obligations qui avaient immanquablement suivi. Qu’il ait fait le déplacement en compagnie de June pour rendre visite à son neveu en disait plus long que sa maladresse depuis des années.
— Laissez-nous passer, ordonna froidement Nicolas depuis le seuil de la chambre. Vous nous avez fouillés. Kyra et Jayden sont sous inhibiteurs et vos collègues attendent dans le couloir. Qu’est-ce que vous craignez encore ?
Comme M. Muscle n’avait rien de constructif à répondre à une Corneille bien plus expérimentée que lui, il abaissa le bras avec un grognement désapprobateur. James le surveilla du coin de l’œil jusqu’à ce qu’il dépasse Nicolas. Après quoi, l’oncle de Jay s’approcha jusqu’à lui.
— Ils te traitent bien ? Tu manges assez ?
James le considérait de la tête aux pieds, ses prunelles bleues aussi agitées que ses mains qui hésitaient entre l’étreindre et le secouer comme un prunier. Comme Jayden tardait à répondre, désarçonné par la préoccupation de son oncle, June souffla :
— Papa, laisse-le respirer.
Jay coula aussitôt un regard reconnaissant à sa cousine, mais June regardait ailleurs. Ce n’était pas si étonnant ; elle n’appréciait pas tellement les contacts visuels directs. Aujourd’hui, pourtant, ses yeux de ciel limpide étaient rivés à radar-Nour. La fillette s’était cachée derrière l’angle du mur, sans vraiment chercher à se faire discrète. Une jambe et une moitié de visage dépassaient de la cachette.
— Merci d’être venus. (James et sa fille se tournèrent de nouveau vers lui.) Ça… ça me touche vraiment.
Comme la gorge de Jayden se serrait violemment, au point qu’il se demanda si une main invisible ne l’étranglait pas, James franchit la distance qui les séparait. Son étreinte était aussi maladroite que sa personne, et il cogna son menton contre le front de son neveu.
Jayden n’hésita pourtant pas à lui rendre la pareille. Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu’un membre de la famille Ancesteel l’avait étreint ainsi. Il craignait que cela remonte aux funérailles de sa mère.
— Je suis désolé pour grand-père, murmura Jay avant que le courage de prononcer ces mots le fuie. Je sais pas ce que le Conseil vous a dit, mais grand-père était là pendant l’attaque et j’ai… je…
— Jayden, l’interrompit James en le lâchant. Nous en parlerons plus tard. Père savait ce qu’il risquait en venant au Conseil. Louise et moi avons tout fait pour le retenir au manoir. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre à quel point il était entêté.
Un mélange de peine et de colère, de soulagement et de culpabilité lui torpilla la poitrine. Son grand-père était décédé d’une crise cardiaque, provoquée par les nuages électriques de Kyra. Les Corbeaux n’avaient pas tardé à en informer Jay le jour de son réveil. Et ils lui avaient annoncé la mort de Freyja dans la foulée, sans considération pour une Corneille qu’ils jugeaient à présent traîtresse à son camp.
Et la semaine qui avait filé en compagnie de la taciturne Nour lui avait laissé tout le loisir de se morfondre à ce propos. D’encourager une culpabilité poisseuse à s’emparer de ses rêves, à voiler son regard et à obscurcir son cœur.
— Tu es blessé ?
La question venait de Nicolas. Son regard jaugeur glissait sur Jayden, insistait sur son bras couvert d’ecchymoses et d’une plaie recousue, sur la brûlure qui lui mangeait l’autre poignet, sur la jambe sur laquelle il n’appuyait pas tout son poids, sur la pommette encore bleuie.
Avec l’impression d’être redevenue une Corneille aux ordres de son supérieur, Jay expliqua :
— Rien de grave. Ils ont recousu les plaies et désinfecté la brûlure.
Son père hocha brièvement la tête avant de considérer Kyra. Ses traits las n’exprimaient rien de spécial. Sans quitter l’enfant des yeux, Nicolas énonça en français :
— J’étais bloqué à Paris pour le démantèlement de la branche d’Europe occidentale. On a mobilisé les Corbeaux de plusieurs capitales et envoyé quelques unités de Corneilles mobiles en renfort. Il risque d’y avoir un peu de mouvement à Dublin, Lisbonne et Turin, où l’UOM avait d’autres points de rencontre.
— Donc on a bien bousculé l’UOM en Europe ?
— Dans les pays de l’ouest, oui. En Europe de l’Est, on ne sait pas encore trop à quel point ils s’étaient implantés. Ça va demander pas mal d’enquêtes et de remontées de réseau.
Comme Jayden acquiesçait, le reste de leurs interlocuteurs les sondèrent d’un air perplexe. Nicolas avait volontairement emprunté le français pour ne pas se faire comprendre de Nour, mais les Ancesteel ne le parlaient pas plus.
— Désolé, souffla Nicolas en basculant en anglais, je lui donnais des nouvelles du boulot.
— D’ailleurs, intervint June en s’approchant de Jay, le Conseil t’a dit quoi ? Tu es suspendu ?
— Oui, grimaça Jayden en acceptant la main que June serrait doucement autour de son coude. Jusqu’à nouvel ordre. Jusqu’à un jugement des Corbeaux, j’imagine.
À ces mots, les yeux de James se firent encore plus affolés. Son corps aussi vibrant qu’un diapason, il se tourna vers son ex-beau-frère.
— Nico, tu peux pas les laisser garder Jay enfermé. Surtout en compagnie de…
— Elle est pas dangereuse.
L’intervention de Jayden attira les regards à lui. Il déglutit avant de se déplacer dans la chambre voisine. Nour écarquilla les yeux puis se précipita au bord du lit. Elle n’était plus craintive en présence de Jay, mais c’était une autre affaire quand trois inconnus envahissaient son espace.
— Nour, je… je te présente ma famille. (Comme June s’était avancée en premier, une lueur de curiosité derrière les verres de ses lunettes rondes, Jay tendit le bras vers elle.) June est ma cousine, du côté de ma mère. Et voilà James, son père, donc mon oncle.
James avait repris un peu de consistance. Sa mâchoire se crispa tandis qu’il échangeait un long regard avec l’enfant qui avait tenté, par trois fois, d’anéantir sa famille. Et qui avait réussi avec celle de son épouse.
— Et Nicolas est mon père.
Si Nour se contenta de toiser avec méfiance les Ancesteel, elle adopta le masque dur de Kyra face à Nico. Avant que Jay puisse ajouter un commentaire, Kyra gronda :
— Je le reconnais. Il m’a tiré dessus.
L’espace de quelques secondes, un froid de janvier descendit la colonne vertébrale de Jayden. Il était de retour dans les jardins du manoir familial. Dans la neige mouchetée de sang, sous le ciel bas et gris qui chatouillait les collines de Mendip. Frey, accroupie derrière une fontaine brillante de givre, lui ordonnait d’agir.
La voix de Nicolas pulvérisa les souvenirs aussi glacés qu’amers :
— Bonjour, Kyra. Je suis désolé de t’avoir blessé ce jour-là. J’avais peur que tu essaies de tuer mon fils et sa famille.
La déclaration sans ambages tira une moue réservée à Kyra. Jayden conserva le silence, incertain de la démarche à suivre. Son père finit par passer un bras en travers de ses épaules.
— Kyra, je suis soulagé que tu aies fait confiance à Jayden. Depuis le début, il essaie de prendre ta défense. Sans lui… le Conseil t’aurait traité plus durement.
— Je l’aime bien, Jayden, marronna Kyra en tirant la couette à lui. Et… euh… c’est Nour.
Comme Nicolas fronçait les sourcils d’incompréhension, Jay précisa tout bas à son attention :
— Elle préfère qu’on l’appelle Nour. C’est ce que je fais depuis une semaine. J’ai l’impression que c’est plus facile aussi pour elle pour séparer les actes de Kyra de sa conscience.
Nico inclina le menton avant d’adresser un dernier coup d’œil à l’enfant. Nour lui rendit son regard grave et profond. Il y eut comme un accord tacite entre eux, sans que Jay soit capable de le déchiffrer complètement.
Après un geste de la tête pour saluer Nour, Nicolas prit son fils par le bras. Comme ils s’isolaient au fond de la chambre, James et June reculèrent jusqu’à l’entrée par politesse.
— Par rapport à Freyja…
On y venait. Dans l’attente des rocs, des chocs, de ces mots insupportables, Jayden inspira et serra les dents. Plutôt que d’affronter le visage de marbre de Nico, Jay se plongea dans la façade du bâtiment d’en face. Un immeuble anonyme. Un bout de cuisine dans un angle de fenêtre, un lustre éclairé pour repousser la fade lumière du printemps naissant.
— Je suis navré pour toi, Jay.
Nico était de nouveau passé en français. Il ne pouvait s’en empêcher dès qu’il quittait sa casquette de supérieur. Comme si la deuxième langue maternelle de Jayden pouvait consolider les briques vacillantes du pont qui les unissait.
— Je sais que tu étais très proche d’elle et que ça a dû te pert…
— Papa, c’est bon.
Jay dut au moins reconnaître à son père la vitesse à laquelle il accepta de laisser tomber. Son menton se froissa quand M. Muscle leur signala depuis le couloir que la visite se terminait. Avant de s’en aller, Nicolas l’attira contre lui. Jayden se crispa involontairement. Après s’être morigéné pour sa réaction, il lui rendit l’étreinte. Cela chassa quelque peu les réminiscences de l’hiver.
— Je vais te sortir de là, Jay, chuchota Nico à son oreille. Je te laisse pas tomber.
Le jeune homme se força à pincer les lèvres pour étouffer sa surprise ou une réaction trop expressive. Il se contenta d’acquiescer d’une voix à peine audible. Son père lui empoigna la nuque une dernière fois avant de le contourner pour rejoindre les Ancesteel.
— On va rester ici quelques jours, lui apprit James avec une grimace défaite. Pour organiser le retour de la dépouille de père en Angleterre et pour trouver un compromis avec le Conseil.
— Je crois pas qu’ils vont faire de compromis cette fois.
— On essaiera quand même, lui assura June avec un mince sourire.
Jayden les salua d’un hochement de tête un peu raide. Quand le Corbeau verrouilla la porte derrière les visiteurs, Jay se rendit aux toilettes puis fouilla la capuche de son sweat. Son père y avait coincé un bout de papier plié.
Ichika
Le soleil jetait des reflets presque blancs dans les cheveux dorés de Kass. Installées dans la salle de restauration de l’hôtel, les jeunes femmes petit-déjeunaient dans les murmures étouffés des autres clients. Entourée sur deux côtés de larges baies vitrées, la pièce buvait la lumière de ce matin printanier. Ichika en plissait les paupières, quand son regard passait de son assiette encore pleine à la cour extérieure ponctuée de massifs floraux.
— Chica ?
Ichika se détourna des jonquilles et des tulipes pour considérer la moue soucieuse de sa copine. Elle avait de la confiture de fraise sur les lèvres. Ichika lui indiqua avec un demi-sourire.
— Mince, marmonna Kassandra en s’essuyant la bouche. Merci.
Après avoir reposé sa serviette, Kass lorgna l’assiette qu’Ichika avait à peine touchée. Même son thé vert refroidissait.
— J’ai pas très faim, expliqua Ichika du bout des lèvres. Depuis que…
Elle laissa sa phrase en suspens, mais l’ombre qui couvrit le visage de Kassandra conclut pour elles deux. Spontanément, sa petite-amie tendit la main par-dessus la table. Ichika retira ses doigts après une demi-seconde de contact.
Le silence qui tomba sur elles était d’autant plus lourd que les entouraient les chuchotis alentours, la machine à café ronronnante et les couverts qui tintent. Les mains crispées sur son giron, Ichika garda le cou baissé. Elle brûlait. Son visage, son ventre, ses mains. De honte, de culpabilité, de colère. De souvenirs ensanglantés et de chaleur qui disparaît.
— Ichika… murmura Kass d’une voix étranglée par la peine. Chica, regarde-moi.
L’intensité du regard de Kass lui fit plisser les yeux autant que la lumière extérieure. Kassandra avait retrouvé son entièreté, sa chaleur et son magnétisme depuis quelques jours. C’en était d’autant plus marquant qu’Ichika s’enfonçait de plus en plus dans les marasmes de son esprit.
— Pardon, chuchota Ichika, son ventre si noué qu’elle craignit de rendre ce qu’elle avait grignoté quelques minutes plus tôt.
— Ne t’excuse pas, soupira sa petite-amie en serrant le poing à côté de son assiette. Tu m’as dit que toucher les autres était insupportable depuis le décès de Bruno Girandeau. Je n’aurais pas dû oublier.
— Je l’ai tué, Kass. Tu peux dire meurtre.
Même si elles discutaient à voix basse et en japonais, Kassandra ne put s’empêcher de zieuter nerveusement autour d’elles. Une fois assurée que personne ne leur prêtait attention, elle s’avachit dans sa chaise.
— Tu voulais pas vraiment le tuer, on le sait toutes les deux. Il me fonçait dessus, il allait tirer et… tu as agi sous le coup de la peur. Tu m’as sauvée, Chica.
— À quel prix ? s’étrangla Ichika d’un ton acide.
Elle se rendit compte de l’impact des mots qu’au silence que lui retourna Kassandra. Il y avait toujours des ombres sur son visage. Mais celles-ci abritaient un dépit qu’Ichika ne lui connaissait pas.
— Je suis sincèrement désolée de ce que tu as dû faire, ajouta Kass d’une voix rauque après quelques instants. C’est ma faute aussi. Tu m’avais demandé de rester en arrière. Freyja et toi étiez capables de vous occuper de Girandeau sans mon intervention.
— La preuve que non, siffla Ichika en fermant les yeux pour chasser les traînées rouges qui dégoulinaient dans son champ visuel. Il a tiré sur Frey avant que tu arrives.
— Mais mon arrivée lui a permis de me menacer. (Les doigts de Kassandra se refermèrent inconsciemment sur ses couverts.) C’est à cause de moi que tu as dû l’arrêter de force.
Un rictus plissa les lèvres d’Ichika. L’arrêter de force. Lui planter un morceau de sang durci dans la jugulaire. Le regarder se noyer dans son propre sang jusqu’à l’asphyxie.
— J’espère que… (Kass lâcha ses couverts pour se prendre le visage entre les mains.) J’espère que tu me pardonneras un jour, Ichika.
L’intéressée zieuta vers les baies vitrées, laissa la lumière l’aveugler. Sa poitrine lui faisait si mal. La cicatrisation de sa blessure par balle était lente. L’acceptation de son geste désespéré également.
Quant à savoir s’il fallait qu’elle pardonne à Kass, elle n’en avait aucune idée. Ichika était incapable de déterminer s’il y avait du ressentiment envers sa copine dans la tornade qui grondait en elle.
Pour ne pas repartir le ventre vide, Ichika termina sa tasse de thé et grignota la moitié d’une tranche de pain. Elles remontèrent en silence dans leur chambre d’hôtel. En remarquant que les doigts de Kass tremblaient sur la poignée de porte, Ichika serra les dents. C’était plus fort qu’elle. Cette peine qu’elle causait à Kassandra, elle ne savait comment l’alléger sans risquer de se perdre dans la tempête. Lui tendre la main reviendrait à lâcher prise sur son rocher de sécurité.
La chambre plongée dans la pénombre n’inspirait rien à Ichika. Sans le poids qui lui écrasait l’âme, elle aurait peut-être chuchoté quelques prières. Souhaité que toute cette histoire se termine en vitesse, qu’on lui rende sa liberté. Espéré revoir les murs chargés d’affiches, de photos et autres petites décos de son appartement.
Ses footings sur les plages de Fukuoka lui manquaient tellement. La petite baignoire de leur salle de bain, qu’Ichika occupait toujours en deuxième, le temps que la chaleur se dissipe un peu. La lueur éternelle du Konbini à cinq minutes à pied de leur immeuble.
Quelque chose se froissa dans sa poitrine, remonta sa trachée. Ichika se précipita aux toilettes, où elle rendit son maigre déjeuner. Alors qu’elle tombait à genoux près de la cuvette, les mains de Kassandra s’enroulèrent autour de ses épaules.
— Ichika, s’étrangla sa copine avec une crainte manifeste. Tu es malade ?
— N-Non, bredouilla-t-elle, la gorge brûlée par l’acide gastrique.
Ou peut-être que si. Malade de son acte. Malade d’en être arrivée jusqu’ici et d’en devoir supporter les conséquences.
— Tiens.
Kass lui tendait l’un des gobelets cartonnés à l’effigie de l’hôtel. Ichika se rinça la bouche en s’appuyant sur sa copine pour se redresser. Pantelante au-dessus du lavabo, Ichika préféra garder la tête baissée. Elle savait qu’elle ne trouverait plus d’éclat dans son regard. Pas plus que dans celui de sa petite-amie.
— Désolée, Kass.
— Ne t’excuse pas.
Dans le miroir, Ichika la vit tourner les talons pour décrocher l’un des peignoirs molletonnés suspendus à la porte. Sans un mot, elle drapa Ichika dedans, fit glisser ses bras avec douceur avant de serrer la ceinture. Après quoi, elle l’attira contre elle pour l’étreindre. Ichika nota qu’elle tremblait encore.
— Je dois aller jusqu’au bout cette affaire, Chica. Je l’ai promis à Mme Zahab et à Nour elle-même. Je me suis engagée auprès de Jay et de son père. (La voix de Kass s’effrita quelque peu alors qu’elle poursuivait : ) Ma promesse n’engage que moi. Si c’est trop dur pour toi - et tu as mille raisons qui le justifient - je ne te demanderai pas de me suivre jusqu’au bout.
De nouveau un haut-le-cœur. Kass desserra son étreinte pour permettre à Ichika de se pencher vers les toilettes si besoin, mais elle la rassura d’un geste.
— Nicolas et moi, on… on a monté une opération de sauvetage pour Jayden et Nour. (Trop sonnée pour réagir, Ichika se contenta d’observer le visage tendu de sa copine.) On va agir dès ce soir.
Sous le coup d’une surprise mêlée de colère, Ichika s’arracha pleinement à l’étreinte de sa petite-amie. Ses entrailles brûlaient encore.
— Pourquoi tu me l’as pas dit ?
— Je… j’avais peur… avec ton état… (Kass se passa une main sur le visage en soupirant.) Excuse-moi, Ichika. C’est moi qui suis restée amorphe pendant des jours. Et quand j’ai commencé à aller mieux, ça a empiré pour toi. Je t’aime de tout mon cœur, mais je sais que je peux pas t’aider à remonter la pente toute seule.
Médusée, Ichika se contenta de la dévisager. Cette situation était à moitié sa faute. Elle aurait dû remarquer que sa copine s’activait en arrière-plan. Elle aurait dû la croire capable de faire cela. De dépasser le statut d’une jeune Mutabilis élevée dans une cage dorée.
Toutes ces émotions… Les joues d’Ichika chauffèrent. Honte et fierté mélangées. Honte d’avoir été un poids, honte d’avoir sous-estimé sa copine. Fière de la jeune femme peinée, mais assurée, qui se tenait devant elle.
Avec un soupir aussi las que dépité, Ichika abaissa la cuvette pour s’asseoir sur les toilettes. Elle avala plusieurs gorgées d’eau avant de déclarer :
— Je fais des cauchemars toutes les nuits, Kass. Je fais des crises de panique en courant, en mangeant, en lisant. Je suis devenue l’ombre de moi-même et je… (Cette fois, sa voix se fissura et les murs qui retenaient la tempête en même temps.) Je veux pas rester comme ça. Je veux plus te regarder et voir Girandeau mourir. Je veux plus que ta voix me rappelle les bruits qu’il a fait en s’étouffant.
Blême, Kassandra resta muette tandis que sa copine haletait. Ichika serra les poings contre ses cuisses. Les bourrasques la faisaient tanguer. L’air chargé d’orage qui lui piquait les yeux.
— Je veux juste aller mieux. Je veux pas oublier ce que j’ai fait, parce que ça restera toujours une part de moi, mais je veux plus que ce soit si… étouffant.
Une, deux puis trois larmes roulèrent sur ses joues. Se joignirent jusqu’à son menton, que Kassandra prit délicatement entre ses doigts chauds.
— Je suis soulagée que tu le dises, Ichika. J’avais peur que tu restes coincée dans cette boucle traumatique. Je suis désolée de pas avoir réussi à t’en sortir avant. J’ai privilégié la mission à ton état et…
— Non, l’interrompit Ichika en lui prenant les mains. Tu l’as dit toi-même. Tu pouvais pas me sauver toute seule, Kassi. Je vais avoir besoin d’aide.
— En temps et en heure, acquiesça Kassandra en serrant leurs mains jointes contre sa poitrine.
Consciente des larmes - brûlantes, inhabituelles - qui coulaient sur son visage, Ichika récupéra l’un de ses bras pour les essuyer.
— Ça me soulage de te voir pleurer, avoua Kass d’une petite voix. Tu es tellement forte, tout le temps. Presque inatteignable. Ça me rassure de savoir que tu es faillible.
— Bien plus que tu ne le crois, mi cariña.
Un sourire triste étira les lèvres charnues de Kassandra. Lèvres qui ne tardèrent pas à trouver le front, les pommettes puis les paupières d’Ichika. Qui effacèrent les dernières larmes avec une douceur de velours sur sa peau à vif. Chaque baiser apaisa les vents violents qui la secouaient encore.
— Je vais réfléchir pour ce soir. (Kass hocha la tête pour l’inciter à continuer.) Si je me sens d’attaque… je vous accompagnerai.
— Et si c’est pas le cas, on ne t’en voudra pas, mon cœur.
Et, même si ça lui coûtait de le reconnaître, Ichika acquiesça. Tout était à nouveau calme en elle. Elle avait retrouvé l’œil du cyclone.
Kassandra
Quatrième fois qu’elle vérifiait son sac avec la certitude d’oublier quelque chose d’important. La matinée s’était écoulée dans une torpeur aussi silencieuse qu’étouffante. Après l’épisode de la salle de bain, Ichika était retournée se blottir sous les draps. Son mutisme provoquait toujours autant de raffut dans le cœur de Kass, mais elle le savait à présent bénéfique.
Midi approchait quand Kassandra s’enferma dans la salle de bain pour passer un coup de fil. Ichika s’était levée depuis quelques minutes, mais elle ne voulait pas la déranger outre mesure. Elle confronta son regard dans le miroir, aussi lourd que les cernes qui lui ternissaient la peau. L’écho des sonneries entre les quatre murs envoya des ondes nerveuses jusque dans le bas de son dos. Une séance de kiné post-affaire Kyra ne serait pas de trop.
— Allô, Kassi ?
Quel que soit le nombre de kilomètres entre eux, cette voix n’avait jamais perdu le réconfort douillet de son enfance. Un soupir qu’elle n’avait pas conscience de retenir affaissa la poitrine de Kass. Dans le même mouvement, elle s’installa au bord de la baignoire, souffla dans la langue qui avait accompagné ses premiers mots :
— Salut, papa.
— Comment tu vas, ma chérie ?
— Stressée. Je participe au sauvetage de Jay avec Nicolas de Sauvière aujourd’hui.
— Hein ? s’étrangla Damian avant d’ajouter d’une pincée d’anxiété : tu m’avais dit que tu restais à Genève pour voir comment les choses évoluaient, mais pas que…
— Papa, l’interrompit la jeune femme d’une voix doucement ferme, je me suis déjà disputée avec Ichika à ce sujet. Je peux pas abandonner Jay. Et je dois aller jusqu’au bout de cette histoire.
La dernière fois que Kassandra avait parlé avec autant d’assurance à son père, ça devait être quelques semaines avec son départ en Asie sans billet retour. Damian avait eu du mal à laisser partir son unique fille, surtout avec l’affection mutuelle qui débordait entre eux.
— Je ne peux pas te reprocher ta dévotion et ta loyauté, soupira Damien au bout de quelques secondes. Maman et moi, on t’a inculqué tout ça. Promets-moi simplement de rester prudente, Kass. Les Jordana n’ont jamais excellé dans l’offensive.
— C’est bien pour ça que je vais pas jouer sur ce tableau, répondit Kassandra d’un ton las. Nicolas a préparé le plan. J’ai mon rôle, mais je ne serai pas exposée au danger. Pas directement.
— Très bien, approuva son père dans un soupir. Bon, maintenant, parle-moi de cette dispute. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Oh, papa… Je suis pas sûre d’avoir envie d’en parler. Pas tout de suite.
— C’est ton droit, ma chérie. Si tu te sens pas prête, on pourra en rediscuter. Ou pas du tout si Ichika et toi, vous voulez garder ça pour vous.
Quand Kassandra croisa de nouveau son regard dans le miroir, elle comprit que les larmes ne tarderaient pas. Ses yeux luisaient, son nez se fronçait. Elle aurait payé cher pour mener cette discussion en face-à-face. Pour se blottir contre le buste de son père, sentir ses bras se refermer autour de ses épaules. Plonger dans sa chaleur réconfortante, parfumée à la friture qui s’incrustait dans ses vêtements. Damian aurait épongé ses larmes, déposé des baisers aussi légers que les battements d’ailes des colombes qui parsemaient le manoir sur son front.
— Merci, papa, reprit-elle d’une voix serrée. Ça devrait aller, avec Ichika. On a juste besoin de prendre du recul, toutes les deux. Ce qu’elle a vécu… c’est tellement horrible qu’elle arrive pas à le surmonter toute seule. Mais je lui ai promis de pas la laisser tomber, de l’accompagner pour lui trouver de l’aide.
— Et tu as bien fait, ma chérie. Elle va venir avec toi pour le sauvetage de Jayden ?
— Elle ne sait pas encore. (Kass agrippa le tissu de son pantalon de survêtement avec nervosité.) J’aimerais bien, parce qu’on est ensemble depuis le début dans cette histoire. Mais je peux pas la forcer.
— J’espère de tout mon cœur de papa que tu ne sera pas seule pour affronter tout ça, ma chérie. Si le sauvetage de Jayden se passe bien, vous devriez être au moins tous les trois, avec son père. Vous avez prévu quoi, ensuite ?
Une main invisible lui pressa la gorge. Kassandra fuit son propre regard dans le miroir, rejeta le cou en arrière. Non, elle n’y arriverait pas. La discussion du matin avec Ichika l’avait suffisamment ébranlée pour qu’elle mente à son père.
— On va poursuivre Shiva.
— Quoi ? lâcha Damian d’une voix blanche. Shiva ?
— Oui. Papa, je t’ai dit que les Goel ont une propriété en Suisse. Shiva est sûrement en train de les chercher. On doit l’attraper avant qu’elle…
— Kassandra, c’était pas prévu.
La jeune femme se passa une main sur le visage, expira. Entendre ce froid ébahi, cette surprise acide de désillusion dans le ton de son père… Kass inspira longuement avant de débiter :
— Je sais que c’était pas prévu, papa, et j’en suis désolée. Mais je dois continuer, parce que je dois ça à Frey, à Nour et à toutes les personnes qui se sont impliquées. Jayden a été suspendu, Nicolas a été écarté de l’affaire après tous ses efforts en France, mais ils comptent pas laisser tomber. Je vais les aider. Et j’aimerais que maman et toi, vous m’aidiez aussi.
— Et comment on va faire ça, Kass ? s’exclama Damian d’une voix de plus en plus hébétée. Je pensais qu’avec Ichika, vous alliez reprendre vos esprits puis rentrer à la maison. Reprendre le cours de votre vie au Japon…
— C’est prévu, papa. Quand on aura mis Nour en sécurité et que Shiva ne sera plus une menace pour elle.
— Ce n’est pas ton rôle, c’est celui des Corbeaux et du Conseil. Ça va trop loin, Kassandra.
— J’ai promis à Amel, rétorqua Kass en se redressant de la baignoire, des fourmis dans les jambes. Nour n’aura jamais l’âme en paix si Shiva continue de décimer des Mutabilis dans le monde.
— Kass… Tu t’appropries un combat qui n’est pas le tien.
— Peut-être, siffla la jeune femme en tournant en rond. Mais je suis censée rentrer chez moi comme si de rien n’était ? Alors que Frey est morte dans mes bras ? Que Nour est traumatisée à vie ? Que c’est moi qui ai trouvé la raison pour laquelle Shiva est en Suisse ? J’ai pas envie, papa !
Elle l’avait mouché, cette fois. Derrière la hargne et la satisfaction de s’être défendue, il y avait pourtant cette peine. Des engueulades avec Alba, elle en avait connu. Chacune trop têtue pour se remettre en question sur l’instant, pour accepter de lâcher leur grippe sur un sujet. Mais avec Damian… Elle était du sucre glace et il était un nuage de mousse tiède. Ils flottaient l’un contre l’autre dans le pire des cas, quand ils étaient incapables de se rejoindre sur un même terrain d’entente. Mais tout finissait par fondre, entre eux.
— J’ai compris, reprit faiblement son père. Je ne veux pas me disputer avec toi, ma chérie. Je suis juste mort de trouille. Je ne veux pas que tu sois blessée, Kassi.
— Je veux pas qu’Ichika soit blessée non plus. Pas plus que Jay. Je voulais pas que Frey meure. Mais on doit le faire, papa. En tout cas, je dois le faire. Même si j’ai la trouille, moi aussi.
Un souffle tremblant de Damian provoqua des grésillements dans ses haut-parleurs.
— Je peux t’aider d’une façon ou d’une autre ?
— Eh bien… oui. C’est en partie pour ça que je t’appelle. Comme Jay et son père ont été écartés officiellement par le Conseil, ils ont plus aucune aide à disposition. Notamment… financière.
— Je comprends, ma chérie. Je te fais un virement après l’appel. Tu sais de combien vous avez besoin ?
— Pas encore. J’attends que Nicolas me donne plus d’infos. Mais je t’envoie un message dès que j’en sais plus. Merci beaucoup, papa.
— Je t’en prie, Kassi. Mais pense à ta promesse, s’il te plaît. (Damian patienta un instant avant d’ajouter : ) Et à celle que tu as fait à maman.
— O-Oui, papa, bredouilla Kassandra en pressant son bras contre ses yeux. Je t’aime fort. Je t’embrasse.
— Et moi encore plus fort, me petite colombe. Passe mon bonjour et mon soutien à Ichika. Soyez prudentes.
— Promis. À bientôt, papa.
Il lui souhaita de même avant de raccrocher. Plantée au milieu de la salle de bain, les joues aussi chaudes que mouillées, Kassandra libéra un soupir fébrile. Ses mains tremblaient.
Ichika était assise en tailleur au bord du lit quand elle retourna dans la chambre. Un écouteur enfoncé dans une oreille, sa copine dressa le nez pour rencontrer son regard. Coup de gong entre elles. Ichika jeta son téléphone en arrière, se dressa sur les genoux.
— Kass ? Ça va pas ?
Encore secouée par l’appel passé avec son père, Kassandra envoya la tête de gauche à droite. Ses boucles s’accrochèrent aux larmes qui lui sillonnaient le visage. Avant d’avoir pu chasser les cheveux de ses yeux, les mains d’Ichika trouvèrent son visage. Ses doigts calleux écartèrent les mèches qui entravaient leur passage avant de glisser jusqu’à ses tempes.
— Je t’ai entendue parler en espagnol. C’était ton père ?
— Oui. Il a mal pris mon annonce. (Face au regard insondable d’Ichika, les fondations de Kass s’éméchèrent.) Je voulais pas encore me disputer.
Comme Ichika n’avait pas l’air de trouver les mots adéquats, elle attira sa copine au bord du lit. Ainsi étreinte, Kass aurait pu oublier les promesses qu’elle avait soufflées, les déceptions qu’elle craignait d’engendrer. Le souffle d’Ichika coula de sa tempe jusqu’à sa nuque, où les mains de sa petite-amie finirent par se poser en douceur. Les gestes circulaires que la jeune femme y traça arrachèrent des frissons de plénitude à Kassandra.
— Je vais venir, Kassi, murmura Ichika à son oreille. Je suis désolée si je suis pas à mon max. Mais je ne peux pas te laisser partir comme ça. Tu auras besoin de moi. Et j’aurai besoin de toi.
Un sanglot souleva la poitrine de Kassandra, dévissa les robinets qui jugulaient sa terreur et sa douleur. Ichika l’étreignit plus fort, lui agrippa la nuque pour la contenir tant bien que mal.
Ce n’est que longues minutes plus tard, alors que les larmes abandonnaient des chemins de sel sur ses joues, que Kassandra se rappela ce qu’elle avait oublié dans ses affaires. La promesse à sa mère. L’engagement à Ichika.
Un petit pendentif de jade dans un écrin de bois.
Il me reste plus qu'un chapitre à écrire et c'est la fin. J'en reviens pas moi-même tant j'ai galéré cette année pour l'écriture
Chapitre 22 Fuite et regrets
_ _ _ _ _
Jayden
Jayden n’était pas certain de savoir qui de Nour ou de Kyra le toisait dans le noir. La chambre d’hôtel était plongée dans le silence d’une nuit bien avancée. L’enfant était installé au bord du lit, les mains coincées entre les cuisses, à lui offrir ce regard indéchiffrable.
Quand Jay avait trouvé le message de son père, griffonné du plan qui le sortirait de là, il n’avait pas tardé à en faire part à Nour. Notamment parce que le-dit plan n’impliquait pas de la sauver, elle.
« Je comptais pas m’échapper » avait-elle répondu d’une petite voix.
Pendant qu’une autre hurlait l’inverse dans ses yeux. Nour et Kyra, dont les motivations et les perspectives se confrontaient. D’un côté l’envie de tout arrêter, de se laisser porter par le courant, par ce que décideraient des inconnus pour elle. De l’autre, la pression constante de fuir, de bousculer, de retrouver ceux qui l’avaient forgé.
Mais où aller quand il n’y avait plus personne pour l’attendre ?
— Nour, tu peux encore…
— Tu as dit que j’étais pas dans le plan, l’interrompit l’enfant en remontant les genoux contre sa poitrine. Je reste là.
Comme le début de l’intervention se déroulait cette nuit, Jayden n’avait pas pris la peine de tirer les rideaux. De la lumière provenait des lampadaires qui éclairaient le parking de l’hôtel. La lueur nimbait la chambre de Nour, l’enveloppait d’une couverture spectrale. Même avec cet aura dorée autour d’elle, elle paraissait engluée dans les ténèbres.
— Tu devrais retourner te coucher, alors, souffla Jayden en se levant de son propre lit. Il est deux heures, on a encore une heure devant nous.
Nour haussa les épaules avant de se tourner vers la fenêtre. Elle avait enfilé son pyjama favori, ses yeux béaient de fatigue, mais Jay doutait qu’elle se laisse aller au sommeil. Il ne lui jetait pas la pierre : impossible de fermer l’œil depuis que la nuit était tombée. Son corps vibrait d’angoisse.
Nico s’était allié à Kassandra pour monter ce plan. En dehors des jeunes freelances originaires de Fukuoka et de la famille Jordana, ils n’avaient guère de ressources. Son père trahissait les Corbeaux et les ordres du Conseil en libérant Jay. Et pour que Nicolas de Sauvière - Corneille exempte du moindre dérapage - mette sa carrière en péril, c’est qu’il ne voyait pas d’autre solution.
Une part de Jayden brûlait d’une gêne honteuse à l’idée que sa famille, Kass et Ichika s’exposent au courroux du Conseil pour le tirer de cette situation. Un autre plan aurait consisté à courir après Shiva sans se soucier de lui dans l’immédiat. Jay était persuadé que son père ne l’aurait pas laissé tomber, qu’il aurait défendu son rebelle de fils face à leurs dirigeants.
Pourtant, ils avaient préféré l’inclure. Et il n’était même pas certain de savoir pourquoi. Ses capacités s’étaient révélées très utiles face à Kyra. Mais Shiva ? Pour couper court à ses facultés d’altération mentale, encore devait-il l’atteindre en contact direct.
L’horloge affichait deux heures cinquante huit quand la porte s’ouvrit. La lumière du couloir glissa dans la chambre, en même temps que la silhouette de Kassandra. Jay se redressa. Par la cloison laissée entrouverte, Nour se déplaça sans bruit jusqu’au mur.
— Jay.
— Kass.
La jeune femme franchit les derniers mètres pour l’étreindre. Noix de coco, sueur d’angoisse et eau de parfum sucrée lui sautèrent au nez. Alors qu’il serrait Kassandra contre lui, ranimé par cette chaleur humaine, il savoura la douceur de son étreinte. Il éprouva une sensation de manque quand elle le repoussa sans méchanceté.
— On doit faire vite.
La lumière de chevet creusait le masque d’appréhension qui ornait son visage. Par-dessus son épaule, une deuxième silhouette se devina à contre-jour dans le couloir. Jay ne prit même pas la peine de s’inquiéter : il avait reconnu l’allure de June à sa maigreur et à ses longs cheveux raides.
— Alors, tu prends ma place, cous’ ?
June émit un petit rire entre ses lèvres fermées, ne tarda pas à les rejoindre près du lit. Jay observa un instant ses interlocutrices, unies par leurs cheveux blonds, mais différentes en tout autre point. L’une avec ses boucles, ses rondeurs, son extraversion. L’autre avec son air pensif masqué derrière des lunettes et d’éternelles taches de peinture sur ses mains graciles.
— Je sais pas comment vous remercier, commença Jayden en se tordant les doigts, mais…
— Kassandra a dit qu’on doit faire vite, l’interrompit June en ramassant ses cheveux en un chignon près de la nuque.
Mouché, Jay s’empourpra avant de se tourner vers Kassandra. Elle tenait une carte magnétique entre ses mains.
— Comment tu…
— Longue histoire. Mais… disons que le réceptionniste du soir est pas indifférent à mon charme et que ça fait plusieurs jours que je travaille dessus. La carte magnétique, c’est le dernier point qui nous restait à régler.
Alors que Jayden ouvrait la bouche de stupéfaction, June se glissa sous les couvertures du lit principal. Se faisant, elle remarqua la paire d’yeux qui luisaient dans l’obscurité de la chambre en face.
— Bonsoir, Nour.
— B-Bonsoir.
Kassandra vira sur ses talons pour saluer l’enfant à son tour. Soulagement, peine et crainte se disputèrent sur son visage.
— Bonsoir.
— Kassandra.
Une curiosité que Jay commençait à bien connaître grimpa les traits de Nour jusqu’à élire domicile au fond de ses pupilles.
— Ma maman…
— Je suis désolée, Nour, je ne peux pas rester pour tout t’expliquer, répondit Kass sans détour. Mais ma famille protège Amel et… j’espère de tout cœur que tu pourras la rencontrer le plus rapidement possible.
C’était plus que Nour aurait osé demander. Avec un faible hochement de tête, elle retourna s’asseoir au bord de son propre matelas. June s’était adossée aux oreillers, dans le lit en face.
— Alors tu te fais passer pour Jayden ? Tu vas être punie ?
— Oui, acquiesça-t-elle en remontant la couette contre sa poitrine. Et oui, sûrement.
— Ils oseront pas te sanctionner, murmura Jay en couvrant sa cousine d’un regard reconnaissant. Tu es l’héritière des Ancesteel… sans parler du décès de grand-père.
— Désolée de vous couper, intervint Kass en portant un œil nerveux sur le couloir encore éclairé, mais M. Muscle va pas tarder à revenir de sa pause.
M. Muscle ? Malgré la situation, Jayden se retint de pouffer. Kassandra et lui partageaient les mêmes inspirations.
— L’hôtel se pose pas de questions ? s’enquit-il après coup. Pour la surveillance de la chambre ?
Alors que Kassandra saluait June et Nour d’un hochement de tête grave, elle incita Jayden à la suivre jusqu’à l’entrée.
— Nour, lança Jayden alors que la lumière du couloir l’attirait centimètre après centimètre. Je te jure que je te laisse pas tomber. On doit arrêter Shiva, mais après ça, on va te sauver.
L’enfant passa la tête par la cloison pour lui signifier qu’elle avait bien entendu. Son regard brilla plus que jamais alors que celui qui avait chassé Kyra et réveillé Nour s’éloignait. Jayden eut le temps d’apercevoir une larme solitaire avant que Kass déloge le cale-porte et le tire en dehors de la chambre. Le jeune homme articula un « merci » d’adieu précipité à sa cousine puis laissa le battant se refermer en douceur.
Une fois seuls dans le couloir, Kass soupira. Sous la lumière, Jayden remarquait seulement ses joues rougies par l’appréhension, les gouttes de sueur à la lisière de ses cheveux dorés.
— Ils paient à l’hôtel des extras, expliqua Kassandra d’une voix lasse. Pas de service de ménage, pas de questions sur la personne qui reste postée à l’entrée de votre chambre. Ils doivent imaginer qu’une personnalité publique veut se faire discrète.
Jayden émit un grognement en observant les alentours. La moquette beige foncé sous ses chaussons. Les murs en crépi blanc. Les tableaux de nature morte, les plans d’évacuation, les plafonniers incrustés.
Toutes ces nouveautés, même anodines.
— Allez, on fonce, ordonna-t-elle en lui agrippant le bras. J’ai fait croire au réceptionniste que les toilettes du bar étaient bouchées, alors il m’a montré le chemin pour accéder à d’autres accessibles au public, au premier étage. Il doit m’attendre.
— Et M. Muscle ? Et les alarmes ? Ils ont pas mis d’alarme ? Ils ont installé une caméra dans la chambre, Kass.
— Détends-toi, Jayden, gronda-t-elle à voix basse en le poussant dans la cage d’escaliers. Ton père a tout prévu. M. Muscle, Stephen Smith de son petit nom, est fumeur. Il prend la surveillance de minuit à six heures, mais il s’autorise une pause de dix minutes vers trois heures.
Ils venaient de dévaler une première volée de marches. Sans prendre la peine de ralentir, Kassandra poursuivit d’une voix entrecoupée par la descente des escaliers :
— Il y a pas d’alarme à proprement dit. Ils ont pas eu le temps d’installer un système aussi complexe. Juste la caméra dans la chambre et des Corbeaux en surveillance dans le couloir. Pour la caméra… ton père a encore des alliés chez les Corneilles. Ils ont assuré qu’on ne verrait rien de suspicieux à l’image entre deux heures cinquante cinq et trois heures cinq du matin.
— Oh. Mon père a des amis qui nous soutiennent ?
— Des alliés, répéta Kass, mais il aperçut un sourire au coin de ses lèvres. Mais oui, on pourrait parler d’amis. Nico m’a pas dit qui c’est.
— Un peu comme ton informateur secret ?
Kass se permit une pause pour lui jeter un regard noir. Comme Jay se figeait, conscient qu’elle avait plus de mordant qu’il ne l’avait réalisé, Kassandra se dérida.
— Désolée. Mais, par pitié Jay, arrête de discuter.
— Je peux pas m’en empêcher, s’étrangla le jeune homme alors qu’ils poursuivaient jusqu’au sous-sol. Bordel, ça fait des jours que… Je suis tellement content…
Les phrases s’emmêlaient, les mots trébuchaient les uns sur les autres, lui piquaient la langue. Tant pis, l’air humide des caves sur ses joues relevait du pur délice, même chargé de l’odeur du renfermé et celle, plus subtile, d’ordures ménagères.
Kass continua de courir à travers les couloirs de service, pressant sa carte à l’effigie de l’hôtel à chaque porte rencontrée. Un badge qu’elle avait volé à un réceptionniste un peu trop distrait, un peu trop subjugué par le charme magnétique de la jeune femme. Un nouvel élan d’embarras. Jayden détestait l’idée qu’elle ait dû flirter pour obtenir ce laisser-passer. Bien que Kass n’ait pas l’air perturbée, il se promit d’en discuter plus tard avec elle.
Le cœur de Jayden se comprima à la vision de l’issue de secours et de son insigne à la lumière verte. Échapper à sa chambre l’avait revigoré. Mais sortir de l’enceinte de l’hôtel, retrouver les rues animées de Genève…
Vague d’air frais, presque aussi humide que l’air du sous-sol qu’ils venaient de quitter. Une averse était tombée pendant la nuit, avait laissé ses sillons sur les carrosseries luisantes des voitures, dans les flaques qui ponctuaient le parking. Encouragés par la fin de la pluie, des insectes se cognaient aux réverbères.
Trop fébrile pour parler, Jay suivit Kassandra jusque dans les rues qui entouraient l’hôtel. Leurs pas détonnèrent dans le silence de la nuit, entrecoupé de moteurs lointains. Puis le halo de phares au détour d’une ruelle. Kass expulsa un soupir de contentement. Jay un discret geignement.
Nicolas et Ichika les attendaient dans la voiture.
Ichika
Une mini tornade s’était levée dans sa poitrine. Coincée dans l’habitacle de la citadine louée par Nicolas, Ichika aurait préféré se dégourdir les jambes - ou hurler par-dessus les eaux du Rhône à une centaine de mètres. Elle resta pourtant immobile dans le siège passager pendant une trentaine de minutes.
Par politesse, ou par crainte qu’elle devienne trop nerveuse, Nicolas de Sauvière lui fit la conversation. Au milieu de sujets anodins comme la gastronomie japonaise ou ses parcours de running préférés à Genève, il tenta de la rassurer son son rôle dans la mort de Bruno Girandeau. D’un ton un peu trop sec à son propre goût, Ichika mit fin au sujet. Elle connaissait son rôle dans le décès de Zakka. Et, quoi qu’en disent ses proches ou la justice Mutabilis, la jeune femme ne cherchait pas à se dédouaner de l’acte et de ses conséquences. Sa priorité restait de conjuguer ce devoir de rédemption avec le droit de poursuivre sa vie.
Et ce chemin lui était tout personnel.
Si Nicolas avait laissé la clé sur le contact pour garder les feux et le chauffage allumés, le moteur ne tournait pas. Ichika eut donc tout le loisir de percevoir son expiration soulagée lorsque deux silhouettes surgirent à l’angle de la rue. Les boucles dorées de Kass accrochèrent la lueur des lampadaires tandis qu’elle arrivait en courant vers la voiture. Sur ses talons, Jayden affichait à la fois un sourire incrédule et un regard lourd d’appréhension.
Avec des gestes saccadés par une angoisse enfin libérée, Ichika ouvrit la portière. Sa copine s’enfouit entre ses bras, à bout de souffle. Un voile humide couvrait ses cheveux et ses joues. Leurs têtes serrées l’une contre l’autre, Ichika la pressa plus fort contre elle.
— Bravo, Kassi. Tu as réussi.
Sûrement trop essoufflée pour répondre, Kassandra se contenta de déloger sa tête pour embrasser brièvement ses lèvres. Ichika la retint par la taille, lui retourna un baiser plus appuyé. Elle avait un goût d’orange et de cerise - sûrement le cocktail qu’elle avait consommé au bar de l’hôtel.
Ichika regretta la chaleur de ses bras et de sa bouche dès l’instant où Kass recula pour observer Nicolas et Jayden. L’homme avait quitté le siège conducteur pour échanger quelques paroles avec son fils. Ils avaient parlé trop bas pour qu’Ichika comprenne ; sans compter qu’elle avait eu d’autres priorités à la seconde où sa copine était apparue.
— Vous êtes prêtes à repartir ? leur lança Nico depuis l’autre côté de la voiture.
Kassandra et sa copine affirmèrent avant de se serrer l’une contre l’autre sur la banquette arrière. Jay contourna le véhicule pour s’installer sur le siège passager. Avant d’allumer le moteur, Nicolas tapota la boîte à gants.
— Il y a à manger et à boire, si besoin. Et j’ai récupéré ton bonnet.
À ces mots, Jayden ouvrit la trappe et en extirpa son bonnet gris favori. Il était toujours aussi difforme. Ichika releva les yeux vers le visage du jeune homme. Il était pâle dans la pénombre dans l’habitacle. Et, malgré le maigre sourire qui gagna ses lèvres, son regard resta distant.
— Merci, papa.
Sans un mot de plus, Nicolas mit le contact et s’engagea dans la rue déserte. Ichika scruta les façades des immeubles plongés dans la nuit, s’efforça d’en inscrire les styles architecturaux décousus dans son esprit. Elle n’était pas certaine de remettre les pieds à Genève. Si Ichika devait y revenir, ce serait uniquement pour extirper Nour de là ou faire face à son crime. Pour cela, encore devait-elle s’en sortir face à ce qui l’attendait.
— Comment s’est comportée Nour ?
Nicolas venait de briser le silence. Ichika glissa un regard interrogateur à Kass, elle-même curieuse, mais ce fut Jay qui répondit :
— Très bien. Elle a pas protesté du tout. Je lui ai même proposé qu’elle sorte avec moi, mais elle a pas voulu.
— Ça tombe bien, c’était pas au programme, le rabroua Nicolas, sa main contractée autour du volant. Jayden, qu’est-ce que tu t’imagines ? On ne peut pas encore gérer ce… sujet-là. C’est trop tôt. Sécurisons d’abord nos arrières, assurons-nous d’éliminer Shiva, et nous pourrons rediscuter de Kyra.
Un grognement remonta la gorge de son fils. Il garda la tête rivée vers la fenêtre pendant une longue minute. Puis, après s’être débarrassé de sa moue boudeuse, il asséna sèchement :
— Et tu t’es demandé ce que fera le Conseil quand ils auront remarqué que je suis plus dans ma chambre ? June sera cramée à l’instant où ils viendront pour injecter les inhibiteurs.
— Bien sûr que je me suis demandé ! Tu crois que je prends plaisir à exposer ta cousine au danger ? Si ton grand-père était encore en vie, il m’aurait massacré pour ça. Je me sens déjà très honteux envers James de ce sa fille fait pour nous.
Bien que gênée d’assister à leur querelle, plus familiale que professionnelle, Ichika n’était pas mécontente qu’ils échangent en anglais. S’ils étaient passés en français, elle n’aurait plus rien compris de leur discussion.
— Et je ne suis pas tellement inquiet pour June ou Nour, ajouta Nico d’un ton pincé. S’ils vous ont gardé enfermés tout ce temps, c’est que personne ne s’est mis d’accord sur votre cas. C’est sûrement pas ta disparition qui va influencer l’avenir de Nour. Au contraire : à priori, elle aurait pu s’échapper aussi. Qu’elle ne l’ait pas fait jouera peut-être en sa faveur.
Ichika captait l’expression de Jay par intermittences. À travers les rétros intérieurs et extérieurs, quand il tournait la tête vers son père ou la vitre. Alors que Jayden zieutant les rues baignées de la nuit et de la lumière des lampadaires, elle aperçut un pli soucieux entre ses sourcils.
— Et toi ? Ils vont se douter que tu es lié à ma fuite.
— Ils vont sûrement me relever de mes fonctions à l’instant où ils vont voir que je ne suis plus joignable. (Les doigts de Nico dansèrent brièvement sur le volant.) J’ai eu une belle carrière.
— T’as que cinquante ans, répliqua Jayden d’une petite voix. Tu aurais pu continuer de superviser un paquet de missions avant ta retraite.
— J’ai fait un choix. Je l’assumerai.
Son fils se recroquevilla sur le siège passager. Kassandra se tordit le buste pour lui serrer le bras. Son geste de soutien ne suffit pas pour le tirer de son apathie. Ichika n’éprouva nul agacement ; il lui rappelait son propre état encore quelques heures plus tôt.
— Tu devras assumer aussi, reprit Nicolas avec fermeté. On va nous retirer nos accréditations de Corneilles, Jayden, mais ce sera peut-être pire que ça. Surtout pour toi. Tu as trahi le Conseil à un moment critique. Tu as blessé des collègues et tu t’es opposé ouvertement à M. Anderson et Mme Agou. Je ferai de mon mieux pour te défendre, mais…
— J’assumerai aussi, papa.
Le visage de Nicolas plongea aussitôt dans l’ombre. Sa grippe se resserra sur le volant : Ichika vit même ses jointures blanchir. Quand Nicolas reprit la parole, sa voix jugulait mal une angoisse certaine :
— Même si ta carrière est courte, tu n’as encore jamais eu d’avertissements ou de sanctions. Tu as été l’un des meilleurs de ta promotion et tu… tu as la chance d’être l’héritier d’une des plus grandes familles Mutabilis.
— J’en suis même pas l’héritier, grogna Jay en se redressant. Grand-père n’avait pas d’affection pour moi.
— Non, il t’aimait, Jay. Je te le jure. Il t’aimait, parce qu’il aimait ta mère plus que tout. C’est moi qu’il méprisait. Et je regrette qu’il soit mort avant qu’il ait pu rectifier ça auprès de toi.
Un rire sinistre franchit les lèvres de Jay. Ichika frissonna dans l’habitacle. C’était un rire froid, triste, qu’elle n’aurait jamais cru entendre chez ce jeune homme solaire.
— Même dans la toute fin, il a vu à quel point j’étais une déception. C’est parce que j’ai laissé Nour balancer ses vagues électriques qu’il a eu une attaque. Il est mort à cause de moi. On est des meurtriers.
Ichika se pinça la peau pour chasser les pensées enténébrées qui se logeaient dans les recoins de son esprit. Elle s’en occuperait plus tard.
— Charles a choisi de se rendre au Conseil malgré les circonstances, souffla Nicolas d’un ton morne. James et moi, on a tout fait pour essayer de le dissuader. Mais ce… bon sang, ce vieil homme buté, il n’a toujours écouté que lui et lui-même. Sauf peut-être sa fille. Kat aurait trouvé les bons arguments. Elle aurait…
— Elle est morte, elle aussi, l’interrompit son fils d’une voix qui brûlait l’esprit. Tout le monde crève autour de moi. Maman, grand-père, Frey…
— Dis pas ça !
C’était Kass, cette fois, incapable de rester silencieuse une seconde plus. Ichika lui pressa les doigts dans un élan de soutien. Elle n’avait pas osé intervenir entre le père et son fils, car leurs propos suintaient d’une rancœur familiale qui ne la concernait pas, mais ça ne l’empêchait pas de se sentir mal face à la teneur de la discussion.
— Tu n’es pas responsable de tout ça, Jay, précisa Kassandra d’une voix aussi douce qu’assurée. On sait que ta propre famille paternelle a assassiné ta mère. C’est Kyra qui a eu le geste final envers ton grand-père. Et c’est Bruno Girandeau qui a tué Freyja.
— Elle a raison, mon garçon.
Nicolas de Sauvière avait l’air d’avoir pris dix ans depuis le début du trajet. Il libéra l’une de ses mains pour serrer le bras de son fils.
— Tu n’es pas un meurtrier ni un porteur de malheur, Jay. Tu ne l’as jamais été. Ton cœur est pur et je crois que nous le savons tous ici. (La voix de Nico baissa d’un octave.) Ne laisse personne, et surtout pas toi-même, te convaincre du contraire.
Un silence qui n’en était pas vraiment un lui répondit. Jayden émit un bruit guttural qui évoquait un étranglement mêlé d’un sanglot retenu. Ichika elle-même s’éclaircit la gorge, douloureusement touchée par ces mots. Dans un autre monde, elle aurait souhaité que son père lui confie de telles paroles.
— Essayez de dormir un peu, leur intima Nicolas alors qu’ils s’engageaient sur le périphérique de la ville. J’ai mis le GPS en direction de la vallée de Lauterbrunnen. On a pour deux heures au moins pour rejoindre le village. Après, ce sera chasse à l’homme et course contre la montre.
Ichika échangea un regard d’appréhension avec sa copine. Et, d’un même mouvement, elles se blottirent l’une contre l’autre dans l’espoir de grappiller quelques minutes de sommeil.
Kassandra
Kass se réveilla au moment où Nico s’engageait sur une aire de repos. À quatre heures du matin passé, il n’y avait quasiment personne sur le parking. Seulement un van et un SUV, garés loin de l’autre. Pendant qu’il s’avançait vers une place à proximité de l’unique bâtiment, Kassandra se frotta les yeux et vérifia si Ichika dormait encore. La tête calée contre la vitre, les bras croisés sur la poitrine, sa copine n’avait pas l’air de s’éveiller de sitôt.
Préférant lui accorder plus de repos, Kassandra ouvrit la portière de son côté en silence. Jay et Nico étaient déjà sortis ; ils parlaient à voix basse devant la voiture. En quelques pas, Kass se mit à frissonner. Le sommeil et le froid de la nuit s’infiltraient dans sa chair.
— Ichika dort encore ?
Jayden s’était détourné de son père pour lui poser la question. Il avait employé le français. Elle hocha la tête en réponse avant de donner un coup de menton vers le bâtiment illuminé qui les surplombait. Des insectes tournoyaient au niveau des éclairages extérieurs.
— Je prends une petite pause et j’arrive.
— Bien sûr, acquiesça aussitôt le jeune homme avec un vague air coupable. On s’est arrêté pour ça, de toute façon.
Kass contourna le père et le fils pour grimper la butte qui menait aux toilettes. Un petit préau maintenait quelques tables de pique-nique à l’abri. Avant de rentrer dans le bâtiment, Kassandra tourna les talons. En arrivant sur l’aire de repos, elle n’avait pas vraiment fait attention à son environnement. Les nuages avaient fui le ciel et la lune était pleine. Le monde qui s’offrait à elle n’était qu’une palette de gris, mais la vision n’en restait pas moins impressionnante. D’un côté, la forêt rendue impénétrable par l’obscurité. De l’autre, une vallée qui s’étalait sur plusieurs kilomètres avant de dévoiler plusieurs chaînes de montagne. Les sommets enneigés ressortaient comme des coups de pinceaux nacrés dans la toile monochrome.
Le froid la poussa finalement à l’intérieur du bâtiment. Après s’être soulagée et réchauffé les mains sous l’écoulement d’un peu d’eau chaude, Kass rejoignit Jayden. Nicolas n’était pas en vue.
— Il a reçu un appel, il s’est éloigné pour pas réveiller Ichika, expliqua Jay sans qu’elle ait besoin de poser la question.
Comme Kass hochait la tête, les mains glissées sous les pans de son manteau, Jayden s’éclaircit la gorge.
— Merci beaucoup de m’avoir tiré de là. Tu as pris beaucoup de risques pour m’aider.
— Au point où j’en suis, gloussa Kassandra en haussant les épaules.
Jayden n’eut pas l’air franchement rasséréné par ces mots. Avec une grimace, Kass secoua la tête.
— Plusieurs personnes ont voulu me dissuader d’aller jusqu’au bout de cette mission. Et j’y ai pensé plus d’une fois, surtout après… après les événements de Genève. Je sais qu’on a risqué gros, Ichika n’est plus la même et, toi, tu as l’air hanté et je… je ne sais plus vraiment si j’ai encore toute ma tête, sincèrement.
Elle émit un petit rire désabusé qui se répercuta dans la nuit.
— Mais on a trop perdu pour s’arrêter maintenant. Je veux pas que tous nos efforts soient vains. Mon ami Sam a pris des risques pour nous informer tout au long de la mission, j’ai fait ces promesses à Nour et à Amel et… l’idée que Frey soit morte pour qu’on abandonne aussi facilement, ça me retourne l’estomac. Alors, on continue.
Comme son interlocuteur ne disait rien, Kass se tourna vers lui. Jayden avait retiré son bonnet pour le malmener entre ses doigts. Il serrait les dents. Une coulée brûlante de gêne remonta la trachée de Kassandra.
— Pardon, je n’aurais pas dû parler de Fre…
— T’inquiète, l’interrompit Jay d’un ton rauque. C’est juste que…
Ses lèvres se plissèrent alors qu’il voûtait les épaules. Peinée, Kassandra glissa une main prudente dans la sienne. Ses doigts étaient glacés.
— C’est dur de t’imposer tout ça alors que tu fais son deuil, Jay. Je suis désolée que tu ne puisses pas prendre le temps nécessaire pour tourner la page.
— Tourner la page… (Il se servit de sa main libre pour se presser les paupières.) Mais je réalise même pas, Kass. Cette dernière semaine, je me suis réveillé tous les matins en pensant qu’elle était à côté de moi. Je m’attendais à qu’elle me regarde avec son air moqueur et qu’elle me dise de me dépêcher.
Le froid et les mots étranglés de Jay lui piquaient la gorge. Kassandra s’empara de l’autre bras de son ami, les serra contre elle avec force. Elle espérait lui transmettre un peu de sa chaleur, de son apaisement. Depuis toute petite, les gens se calmaient en sa présence.
— Je pense que tu es le plus à même d’entre nous à te rappeler d’elle sous toutes ses facettes, à rendre hommage à sa détermination et à son courage. Elle t’estimait beaucoup, Jayden, malgré toutes ses moqueries.
— J’ai fini par le comprendre, admit Jay, les yeux dans le vague. Trop tard. Pendant des semaines, j’ai eu honte d’être un fardeau pour elle, de lui mettre des bâtons dans les roues. Mais les derniers jours à Genève… il y avait autre chose.
Kass approuva en silence, de crainte de le couper dans son élan. Elle l’avait remarqué, s’en était même amusée avec Ichika et Freyja elle-même. La cécité de Jay sur ses propres sentiments l’avait fait doucement sourire sur le moment.
À cet instant, sur un parking vide au milieu de la nuit, elle n’en était que remplie de regret.
— Au début, j’ai cru que c’était juste le temps passé ensemble, que ça nous avait rapprochés naturellement. Puis, je sais pas, elle a commencé à me regarder… comme si j’étais toujours le pire imbécile de sa vie et que, quelque part, ça lui faisait plaisir.
Avec une esquisse de sourire, Kass libéra l’une de ses mains pour la passer dans le dos de Jay.
— Je crois que ta présence lui faisait vraiment plaisir à la fin. Elle…
— Tu penses que je suis tombé amoureux ?
Sa question, pleine de dépit hébété, arracha une grimace à Kassandra. Heureusement, Jayden était toujours plongé dans la contemplation du paysage nocturne. Tout en l’étreignant plus fort, elle souffla :
— Oui et je crois qu’elle aussi. (Comme le corps du jeune homme se relâchait brutalement, Kass passa son deuxième bras autour de son buste.) Je suis vraiment désolée.
Sa gorge produisit un son étouffé alors qu’il enfouissait le nez dans son épaule. De crainte de lui briser un peu plus le cœur en murmurant des paroles réconfortantes, Kass se contenta de lui presser le dos. Ils restèrent ainsi un moment, à lutter contre le froid et le chagrin, jusqu’à ce que des pas se répercutent sur l’asphalte.
Ils s’éloignèrent l’un de l’autre en échangeant des regards humides. À quelques mètres, Nicolas approchait d’une démarche nerveuse. Sans s’attarder sur les moues abattues qu’ils affichaient certainement, l’homme asséna :
— L’UOM a agi. Toute une famille Noble suisse a été retrouvée morte à Berne. Le collègue qui nous a aidés pour libérer Jayden vient de me le dire. L’info date déjà de deux jours.
Kass sentit son visage s’affaisser phrase après phrase. Elle se reprit pourtant en premier :
— Pas les Goel du coup ?
— Non, les Vogel.
La jeune femme se raidit malgré elle. Il s’agissait de la famille Noble la plus influente et connue de Suisse. Leur faculté d’ouïe sur-développée n’avait rien d’extraordinaire à priori, mais ils avaient participé à la montée de l’industrie horlogère ces derniers siècles. Depuis plusieurs décennies, leur nom revenait souvent sur le marché des montres de luxe.
— L’UOM a revendiqué l’attaque ? s’enquit Jayden d’une voix blanche.
— Non, pas officiellement. Mais difficile d’imaginer d’autres responsables, alors que Zakka et Kyra ont été envoyés à Genève et que Shiva se trouve sûrement dans le pays.
Pendant que son fils acquiesçait d’un air morose, Kass reprit la parole :
— Et… la façon dont ils sont morts ?
— C’est là que ça se corse. (Un pli barrait le front de Nicolas entre ses sourcils.) À priori, ils se sont entre-tués.
Ils accusèrent le coup en silence. Face à leurs mines consternées, Nicolas précisa :
— J’ai pas encore beaucoup d’infos, mais les retours du Corbeau sur place ne mettent pas en évidence un mode opératoire d’assassinat. Les Vogel s’étaient rassemblés dans leur hôtel particulier bernois pour je ne sais quelle occasion et… ce sont les voisins qui ont prévenu la police communale car ils sentaient des odeurs. Le Bureau local a eu vent de l’affaire et est intervenu avant que la police fédérale s’en mêle. Le Corbeau a pu jeter un œil à la scène de crime et il a essentiellement vu des blessures très différentes d’une victime à l’autre. Plaies à l’arme blanche, coups avec des armes contondantes, strangulation, chute violente…
Des ombres soucieuses rendaient son visage grave.
— Je veux bien croire qu’il y a des tensions au sein de toutes les familles, mais pour en arriver là… répondit Jayden, pâle sous l’éclat de la lune. Même s’il y a eu une dispute et qu’un accident est arrivé, ils ne se seraient pas massacrés entre eux.
— À moins qu’on les ait poussés à ces extrémités, marmonna Nicolas en se frottant le visage. Ce dont Shiva serait capable. Ses capacités d’altération mentale lui permettent d’accentuer le ressenti éprouvé entre individus. De l’adoration à la haine viscérale.
Quelque chose dans l’expression de Kassandra tira un rictus déconfit à Nicolas.
— Si c’est bien Shiva qui est responsable de l’assassinat des Vogel, ça lui a permis de se faire la main avant les Goel.
— Si ça se trouve, embraya son fils en fronçant les sourcils, elle ne sait même pas pour la propriété des Goel à Lauterbrunnen. Son objectif est peut-être simplement d’éliminer la Suisse de ses familles Mutabilis conservatrices.
— Je ne parierai pas dessus. Berne, et les Vogel par extension, était une étape bienvenue sur sa route. Ça expliquerait aussi pourquoi elle n’a toujours pas mis la main sur les Goel, à notre connaissance. Si elle a pris le temps d’éliminer la famille suisse avant de partir à la recherche de la sienne…
Le visage de Nico plongea dans l’ombre alors qu’il se tournait vers la route. Un poing glacé s’était installé entre les poumons de Kass. Elle se comprima la poitrine à l’aide des mains dans une tentative de se réchauffer et souffla :
— Vous dites que ça fait déjà deux jours ? Shiva a eu le temps de reprendre la route pour la vallée de Lauterbrunnen alors.
— Exactement. (Nicolas se tourna de nouveau vers eux. Cinq ans de plus venaient de s’empiler dans ses traits.) On repart tout de suite.
Qui dit nouveau chapitre dit chapitre terminé de mon côté et... c'était le dernier Il ne me reste plus que l'épilogue et ce sera le point final à KYRA (au 1er jet du moins) !
Chapitre 23 Glace et jade
_ _ _ _ _
Jayden
Le manque de sommeil jouait sur ses nerfs. Installé sur le siège passager de la voiture de location, les jambes tendues à l’extérieur par la portière entrouverte, Jayden ratissait Google Maps. Après le départ de l’aire de repos, chacun avait commencé ses recherches. Pendant que Kassandra envoyait un message à Samuel pour requérir plus d’informations sur la propriété des Goel, Ichika et Jayden s’étaient lancés dans l’étude de la vallée. Lauterbrunnen comprenait le village éponyme ainsi que des hameaux dispersés autour. En étudiant les photographies aériennes, ils avaient relevé plusieurs adresses d’habitation. Ils avaient basé leurs critères sur ce qu’ils savaient déjà : les lieux devaient être suffisamment grands pour accueillir des convives lors d’événements caritatifs.
Lorsque Nicolas avait annoncé qu’ils arrivaient officiellement dans la vallée de Lauterbrunnen, Ichika et Jay avaient déjà dénombré une vingtaine de propriétés. Les images aériennes n’étant pas optimales, ils avaient ratissé large. Avant de se rendre à chaque adresse pour y jeter un œil, le groupe s’était mis d’accord pour attendre que le jour se lève.
Le jour était levé depuis des heures à présent. Ils étaient passés à chacune des adresses relevées sans aboutir à quoi que ce soit. Logements fermés, abandonnés ou habitants méfiants de voir des inconnus ralentir devant chez eux les avaient accueillis.
Vers midi, Nicolas avait proclamé une pause. Morts de faim et ébranlés de fatigue, les trois jeunes gens s’étaient tus le long de la route jusqu’au village principal. Sur place, un tour à la supérette leur avait permis de faire le plein de provisions pour deux jours, au cas où. Ils avaient ensuite mangé sur une table de pique-nique à l’abri du vent montagnard et piqué un somme rapide dans la voiture.
Maintenant bien réveillé et passablement agacé, Jay fouillait les images enregistrées sur son portable. Comme il ne trouvait aucune réponse dans les clichés qu’il avait déjà étudiés une dizaine de fois, il relança l’application. Après s’être localisé, il parcourut les hameaux voisins à la recherche d’une habitation qu’il aurait ratée.
— Alors, tu trouves quelque chose ?
Son père venait de se planter près de lui, une bouteille d’eau à la main. Le haut de ses oreilles avait rougi sous l’assaut des brises.
— Pas vraiment. J’ai l’impression d’avoir relevé toutes les habitations assez grandes sur dix kilomètres à la ronde.
L’air songeur, Nicolas avala une nouvelle goulée d’eau avant de marmonner :
— Avec Ichika, vous avez eu raison de cibler les grandes propriétés. Mais on a pu faire fausse route. Leurs événements caritatifs sont peut-être organisés en petit comité.
Il revissa le bouchon avant de donner un coup de menton vers le téléphone de son fils.
— Essaie de voir pour des habitations un peu moins grandes et excentrées du village principal. Ils peuvent aussi avoir un sous-sol où ils organisent les réceptions.
— La vache, j’y avais pas pensé.
Pour la première fois depuis des heures, un mince sourire pointa sur le visage fatigué de Nico.
— C’est bien pour ça que je suis là, Jay.
Une dizaine de minutes plus tard, Jayden avait relevé quatre nouvelles habitations, toutes situées dans des hameaux voisins. De retour d’une petite balade dans le village typique de Lauterbrunnen, Kassandra et Ichika se hâtèrent sur la banquette arrière pour reprendre la route. Les deux premiers arrêts furent aussi décevants que leurs essais du matin.
Après s’être rangé sur le bas-côté de la route enneigée, Nicolas étudia les deux dernières adresses que son fils avait notées. Il rentra l’une d’elles dans le GPS de la voiture, les traits tendus.
— C’est l’adresse la plus excentrée du village-même de Lauterbrunnen. J’ose croire que les Goel ont pas spécialement envie qu’on remarque l’attroupement chez eux quand ils organisent des célébrations.
Tandis qu’ils avançaient en direction de la haute vallée de Lauterbrunnen, Jayden zieuta par la fenêtre. Il n’avait pas réellement pris le temps d’observer le paysage. Il avait bien entendu remarqué la majesté des lieux, de cette vallée enclavée entre les montagnes aux arêtes sévères, sans s’arrêter aux détails. La neige qui coiffait les sommets, saupoudrait de sucre glace les forêts de sapins et s’accrochait aux falaises de roc. Tout avait un air de carte postale : les chalets typiques qui parsemaient la lande, l’océan de blanc qui forçait à plisser les yeux dès que le soleil l’effleurait, les cascades qui s’éveillaient de l’hiver dans un concert de craquements.
Moins d’une demi-heure plus tard, ils ralentirent dans le hameau de Sichellauenen. Jay agrippa nerveusement la portière alors que le 4x4 s’engageait dans un chemin partiellement recouvert de neige. Une centaine de mètres plus loin, il échangea un regard entendu avec Nicolas : trois véhicules étaient stationnés devant un chalet, isolé entre des champs recouverts de blanc nacré. La carte n’affichait aucune fiche d’établissement sur cet emplacement : c’était bien une propriété privée anonyme.
Alors que Nico garait le 4x4 à côté des autres voitures, Kassandra s’enquit d’une voix pincée :
— Comment on se présente ? Et comment on leur explique qu’on pense que Shiva elle-même est à leur recherche ?
— Jayden et moi avons nos matricules de Corneilles, ça nous permet une approche officielle. On expliquera que vous êtes des civiles impliquées exceptionnellement dans l’enquête sur l’UOM.
À présent qu’ils étaient plantés face au chalet à un étage, aux mignons volets d’un rouge bordeaux, les entrailles de Jay se nouèrent. Il regretta presque d’avoir avalé un bout, persuadé qu’il souillerait la neige immaculée avant d’atteindre l’habitation. Le jeune homme n’aurait su dire ce qui exacerbait à ce point sa nervosité.
Sûrement l’idée de perdre un nouvel être cher.
— Eh bien, lâcha Nicolas en coupant le moteur, allons annoncer la bonne nouvelle aux Goel.
Ichika
La patience ne figurait pas parmi la liste des qualités d’Ichika.
Après une demi-heure à négocier avec les Goel, à leur exposer la situation et le danger qu’ils encouraient, la jeune femme s’était isolée sur le porche arrière du chalet familial. On les avait accueillis avec des sourires tièdes et des regards aussi glacés que le vent qui sifflait dans la vallée. Pour une rare fois, la riche famille Goel s’était réunie en petit comité: uniquement les membres de leur branche principale. L’interruption de leur séjour alpin, où ils buvaient du chocolat chaud sur les canapés recouverts de plaids en fourrure, le poêle à bois ronronnant dans le salon, n’avait pas été très bien acceptée.
Quand Nicolas et Jayden avaient exhibé leurs papiers et exigé à vérifier chaque pièce du chalet, les messes basses avaient fusé. Ichika ne parlait pas hindi, mais l’expression irritée de Kassandra avait traduit pour elle. L’habitation disposait en effet d’un sous-sol, comme l’avait soupçonné Nicolas, qui leur permettait de recevoir une vingtaine de convives lors de leurs galas de charité.
Accoudée à la rembarre en bois saupoudrée de neige, Ichika se perdait dans la contemplation du flanc de la montagne qui s’élevait au-delà. Si sa main tremblait à l’idée d’être impliquée dans un combat, elle était incapable de s’aventurer dans la bataille qui faisait rage à l’intérieur. Cette partie de négociations, de diplomatie et d’explications, c’était le domaine de Kassandra. Elle avait un peu pitié pour Nicolas et son fils, obligés de la seconder. Leur présence était indispensable : jamais les Goel ne leur auraient ouvert si Ichika et Kass s’étaient présentées seules.
La morsure du froid et de l’attente eut raison d’elle. À peine la porte passée, Ichika fut assaillie par les plaintes irritées des Goel. Après s’être déchaussée, la jeune femme contourna une cloison et s’appuya contre le chambranle. Elle avait une vision panoramique du salon cossu, de la famille indignée et de ses partenaires dépassés. Installée sur un fauteuil rembourré, Kass s’exprimait dans un anglais fluide. Elle aurait pu s’adresser aux Goel en hindi, mais Nicolas et Jayden auraient été aussi perdus qu’Ichika.
Un homme se leva de l’un des canapés disposés en U. Ses cheveux formaient une couronne aussi blanche que le paysage autour d’un crâne fripé par les années. L’air sévère, ses yeux noirs enfoncés dans les orbites, celui qui devait être le patriarche des Goel entonna dans un anglais teinté d’accent :
— Vous manquez de preuves, Corneilles. Sur de simples soupçons, vous…
— Ce sont pas juste des soupçons, l’interrompit Jay en ouvrant les bras.
— Laissez-moi finir, jeune homme. Nous n’avons reçu aucune consigne particulière du Conseil. Mme Agou n’aurait pas manqué de nous informer du danger si elle l’avait estimé fondé. En fait, on a gardé l’info pour nous, songea Ichika dans son coin.
— Nous avons souhaité ébruité le moins possible notre enquête, avança Nicolas de son habituelle voix impassible. Il y a sûrement des taupes parmi les Corbeaux.
Une expression ombragée plissa le visage du patriarche.
— Kamala a avancé ses pions aussi loin dans le Conseil et sa milice ?
La surprise fit tressaillir Kass. Elle ne devait pas s’attendre à ce qu’il nomme Shiva par son prénom. C’était si personnel, si familier. Était-ce pour appuyer le lien de parenté entre la cheffe de l’UOM et les Goel ? Ou pour faire redescendre de son piédestal cette femme qui faisait trembler les Nobles d’Europe et se rassembler les Sapis d’Asie du Sud-Est ?
— Son propre bras droit était un ancien Corbeau, lui apprit Nicolas.
— Zakka ?
— Lui-même. Bruno Girandeau de son identité civile. Un ancien de la section de surveillance des Mutabilis à haut potentiel. On pense qu’il a repéré Kyra par ce biais.
Le patriarche fit grise mine. Puis eut un geste vague de la main.
— Nous avons appris pour ces meurtres de Nobles européens. Ce que nous ne sommes pas, je vous fais remarquer.
Son épouse, une grande femme sèche à la chevelure grise rassemblée en une épaisse tresse, acquiesça sans ouvrir la bouche. Ses lèvres semblaient scellées l’une à l’autre, incapables de sourire, de rire ou même de discuter. Simplement approuver ou réprouver.
— Il n’est plus question d’Europe ou pas d’Europe, rétorqua Nicolas en se rapprochant de Kass. L’UOM a visé les Nobles européens car il s’agit surtout de Conservateurs qui financent majoritairement le Conseil et les Corbeaux. (L’homme balaya les dix visages tendus qui le toisaient.) Non seulement vous êtes affiliés à ce parti, mais vous vous trouvez dans le périmètre d’action de Shiva. Et j’ai la certitude qu’elle a un grief envers vous.
Les quatre générations de Goel présentes échangèrent des coups d’œil. Le couple aîné se serra la main, leurs deux enfants se raidirent sur les canapés et les fauteuils. Les petits-enfants, un peu plus âgés qu’Ichika, s’agitèrent nerveusement. Quant aux deux bambins, plus jeunes membres de la famille, ils cessèrent de tripoter les franges des épais tapis. Même eux ressentaient l’atmosphère pesante dans le salon.
La matriarche se pencha à l’oreille de son mari, lui susurra quelques paroles frémissantes de colère en hindi. Ichika se tourna vers Kassandra, étudia son expression. Malgré les flammes du poêle qui se réverbéraient sur le nacre de ses joues, elle s’était assombrie.
— Mme Jagan, regretter que votre mari ne soit pas débarrassé d’un nouveau-né est monstrueux, siffla Kassandra en anglais sans attendre qu’ils terminent leur discussion.
— Parce que cette Bâtarde n’est pas monstrueuse ? Ce sont déjà des centaines de morts à son compteur entre l’Asie et l’Europe.
— Parvati… souffla son mari en posant une main par-dessus la sienne. Je sais que je n’aurais jamais dû confier Kamala à l’adoption, nous en avo…
— Si tu n’avais pas fréquenté sa mère dans un premier temps, l’interrompit Parvati Jagan d’une voix proche de la température à l’extérieur, tout ceci ne serait jamais arrivé.
Kass ouvrit la bouche, mais déjà le couple était engagé dans un vive dispute à laquelle Ichika ne comprenait rien. Avec un air dépité, elle se leva du fauteuil, contourna la famille en pleine déchirure et rejoignit sa petite-amie près de la cloison.
— Ils m’épuisent, soupira Kassandra en serrant les mains d’Ichika dans les siennes. J’ai besoin d’une pause. Tu m’accompagnes ?
— Bien sûr, Kassi.
Avec un sourire qui ramena de la chaleur dans la poitrine d’Ichika, Kass l’entraîna dans le couloir.
Kassandra
En remontant le couloir en direction de l’entrée principale, Kassandra cogitait. Elle percevait les échos des voix de Nicolas et Jayden. Ils n’avaient pas abandonné l’idée de pousser les Goel à fuir leur chalet pour fuir avec eux. Sans l’appui formel du Conseil, ils n’avaient pas l’air de vouloir quitter leur cocon de bois et de feu réconfortant.
— Kass ?
Elle s’arrêta, jeta un coup d’œil à Ichika. En remarquant les discrets tremblements de sa petite-amie, Kassandra lui prit les mains.
— Chica, ça va ? Tu trembles.
— J’ai juste froid, la rassura Ichika en haussant les épaules. Je suis pas habituée à la neige et à un froid pareil.
— C’est clair que l’hiver serait plus doux à vivre à Fukuoka, sourit Kass en serrant les mains de sa copine contre elle. Je pense qu’à ça. Notre retour à la maison. Te suivre en vélo pendant que tu cours. Qu’on se dispute sur le fait de travailler bénévolement.
— On remplira pas notre frigo comme ça, confirma Ichika avec un sourire tendre.
Les yeux sombres de la jeune femme luisirent un instant. Celui d’après, elle se penchait vers Kass, déposait ses lèvres contre les siennes. Kass libéra l’une de ses mains, la glissa à l’arrière de sa nuque. Le froid, la mélancolie ou la peur de l’après, elle ne savait pas ce qui avait motivé Ichika, mais elle acceptait de bon cœur cette tendresse.
Le cœur de Kass se replia sur lui-même alors qu’Ichika approfondissait le baiser. C’était si rare qu’elle soit aussi entrepreneuse. Encore plus dans un environnement qui ne leur était pas spécialement intime.
Les lèvres d’Ichika tracèrent un sillage de feu et de velours sur la peau de Kass. Contournèrent sa bouche, grignotèrent sa mâchoire avant d’enflammer son cou. Dans l’élan, Ichika poussa Kassandra contre la cloison, lui agrippa la taille. Ses doigts bataillèrent un moment avec la fermeture éclair de la doudoune de sa copine. Un bref son métallique plus tard, la bouche d’Ichika se déposait au creux de sa gorge, où la chaleur de Kass, son odeur de noix de coco, la fureur de son cœur créaient un tumulte.
— Chica, murmura Kassandra, le nez à moitié dans les cheveux de sa petite-amie. Ichika, regarde-moi.
Les lèvres d’Ichika étaient d’un rose sombre à se damner quand elle releva la tête. Kass lui prit le visage en coupe, tempéra le désir de la couvrir de baisers, de réchauffer ce nez et ces joues rougis par le froid.
— Avant que…
Kass ne savait pas exactement ce qui les attendait. Un affrontement ? Psychologique, physique ? Une attente interminable ? Des drames, encore une fois ?
— J’ai… quelque chose à te demander.
Kass repoussa les mains de sa copine avec douceur. La silhouette d’Ichika s’était rigidifiée, suspendue entre deux instants. De crainte qu’elle referme ce qu’elle venait d’ouvrir pour elle, Kassandra reprit vivement :
— Je dois aller chercher quelque chose dans la voiture. Je fais vite, promis.
Après un petit hochement de tête de la part de sa copine, Kassandra referma sa doudoune et remonta le couloir jusqu’à la porte d’entrée. En rentrant dans le chalet, Jay lui avait confié les clés de la voiture.
La jeune femme grimaça sous l’assaut du froid. Dire qu’avril approchait. Elle n’osait imaginer les températures ici au cœur de l’hiver. Après avoir déverrouillé le 4x4, elle récupéra son petit sac-à-dos dans le coffre. Puis l’écrin de bois qu’elle avait soigneusement caché dans une chaussette épaisse.
Après avoir refermé le coffre, Kass inspira longuement. L’air lui cingla les bronches, lui remit quelques idées en place. Elle se sentait à fleur de peau. Terriblement nerveuse.
Elle observa le petit compartiment en bois gravé, les colombes aux yeux dorés peintes dessus. Elle avait de quoi être fébrile. On ne demandait pas en mariage son partenaire tous les jours.
Kass accueillit la chaleur à l’intérieur avec soulagement. Comme elle passait près du séjour, elle y risqua un coup d’œil. Une bonne partie des Goel avait disparu, sûrement partis s’isoler dans les chambres. Ne restaient que Mahesh et Parvati ainsi que leurs enfants.
En s’arrachant à son poste d’observation, Kass ravala l’acidité qui lui piquait la gorge. Kamala était de leur famille. Tout du moins, elle en avait le sang et les dons, à défaut du nom. Et elle était prête à se mettre en danger, à faire vaciller les fondations de l’UOM, pour s’octroyer la vengeance. Qui d’autre que les êtres avec qui on partageait son sang pouvaient déclencher une telle haine ?
À proximité du couloir où elle avait abandonné Ichika, son cœur lui martela les côtes. Devait-elle s’agenouiller ? Prononcer un discours ? Kass s’était décidée sur un coup de tête, elle n’avait rien prévu de tout ça. Si Alba ne lui avait pas légué son bijou de fiançailles, Kassandra n’aurait pas songé au mariage avant des années.
Ichika s’était approchée d’une fenêtre pour observer les environs. À part les autres chalets à proximité et les flancs des montagnes, il n’y avait pas grand-chose d’autre à voir. Mais c’était un spectacle inhabituel, Kassandra devait le reconnaître.
— Mi pequeña pantera… amorça Kassandra avec douceur.
Elle avait croisé les bras dans son dos. Ichika l’étudia un instant, plissa les yeux. Un sourire troublé lui tordit les lèvres.
— Mi cariña… lui retourna-t-elle dans un soupçon de voix.
C’était au tour de Kass de trembler. D’impatience, d’effroi, d’une joie débridée. Elle avança à pas prudents, rejoignit Ichika contre les carreaux de la fenêtre. L’endroit aurait pu être romantique, s’il n’y avait pas eu une famille en danger et une épée de Damoclès nommée Shiva près d’elles.
Tant pis pour le romantisme. Ichika ne s’en formaliserait sûrement pas, de toute manière.
Kassandra zieuta brièvement à l’extérieur avant de sonder le visage qu’elle avait tant appris à aimer ces dernières années. Les arêtes âpres de ses pommettes saillantes, de sa mâchoire volontaire. La petite bosse sur son nez, les taches de rousseur sur ses joues, l’encre envoûtant de ses iris. La façon dont ses courts cheveux noirs dégageaient ses tempes, son front, sa nuque. Tous ces endroits que Kass voulait toucher, embrasser, soudainement.
— J’ai quelque chose pour toi. (Ichika ne cilla pas tandis que Kass amenait l’écrin de bois entre elles deux.) Tu veux bien… vieillir avec moi ?
Des éclats d’étoile, de neige, de soleil, dans les yeux d’Ichika. Elle les baissa sur les compartiments en bois que Kass venaient de tirer pour révéler le pendentif de jade. Les releva, incrédules, vers le visage de sa copine. Le rouge de ses oreilles glissa à ses joues.
— Kassi… Oh, j’arrive pas à le croire…
Ichika ouvrit et referma plusieurs fois la bouche. Le corps envahi de vagues de chaud et de froid, Kassandra patienta. Avec une prudence qui démentait les cicatrices sur ses doigts, Ichika s’empara du collier. Elle le leva à la lumière, le tourna et le retourna.
— C’est magnifique. (Comme Ichika abaissait le bijou, elle tomba sur le visage crispé de sa copine.) Oh, mi cariña, évidemment que oui. Je veux vieillir avec toi.
Sans lui laisser l’opportunité de répondre, Ichika jeta les bras à son cou. L’étreignit avec force, se gorgea de sa chaleur, de son parfum sucré, de ses rondeurs aussi douces que l’arrivée du printemps. Alors que des larmes de soulagement roulaient sur les joues de Kass, Ichika les embrassa, les sécha une par une.
— Attache-le, l’implora Ichika d’un ton nerveux.
Trop émue pour parler, Kassandra hocha la tête et contourna sa copine. Elle dut s’y prendre à plusieurs reprises, car ses mains tremblaient beaucoup trop. Elles échangèrent quelques rires nerveux puis, enfin, le fermoir fut en place.
Une main sur l’épaule d’Ichika, Kass se repositionna en face d’elle. Le collier reposait en-dessous de sa gorge, goutte de vert tendre sur la peau halée de sa copine. Ichika le serra dans sa paume, les trais apaisés. De l’autre main, elle agrippa celle de sa copine, la porta à ses lèvres.
— Ensemble, Kassi. On affronte tout ensemble.
— Oui. (Kass se laissa aller contre l’épaule de sa petite-amie, soulagée d’un poids invisible.) Je t’aime, Ichika.
— Je t’aime aussi, Kass. Ne l’oublie jamais.