Bonjour à tous ! J'ai un week-end très chargé, désolé du (presque) retard... mais je trouve enfin le temps de vous poster la seconde partie du chapitre 8 ! Enjoy !
J’écris avec l’aide précieuse d’Enora (Chouquette, Minuitensanglante, DremBookeuse, etc.) qui me relie, me corrige, et me conseille avec merveille ! Allez suivre son blog, c’est du bon !
CHAPITRE 8 : les voies du pirate, part. 2
Le bruit de leurs pas s’élançait en avant et en arrière, suivant les inclinaisons irrégulières des parois du souterrain. La plante des pieds de la fille de l’amiral pouvait sentir tous les défauts du dallage approximatif de ces galeries que plus personne n’empruntait depuis des décennies. Par endroit, il y avait des éboulements, des poutres ayant cédé, ce qui imposait à chacun de la vigilance et quelques efforts supplémentaires. Ils n’y verraient rien sans la lanterne décrochée du mur que portait Taylor, et ils se perdraient sans Angora qui, à chaque croisement, leur indiquait la voie à suivre.
Si, dans la cage, les Corsaires lui avaient paru parler à tout-va et sans discipline, leur fuite en avant dans le souterrain lui prouvait qu’ils pouvaient se révéler extrêmement méthodiques et organisés lorsque cela devenait nécessaire.
Ils n’étaient qu’une quinzaine, les autres ayant accompagné Ashä à la caserne. Devant, Taylor ouvrait la route. A l’allée, Yulia s’était déplacée sans lampe, se fiant à Angora qui semblait y voir parfaitement, et en avait récolté quelques bleus ; aussi était-elle contente d’avoir à présent un peu de lumière pour éviter de se cogner dans les gravats et les éboulis. A la suite du Capitaine, donc, venait leur groupe où chacun paraissait avoir chargé sur son dos des sacs, des outils, ou des affaires. Car oui, les Corsaires n’avaient rien laissé dans leur cellule : ils avaient remballé leurs cartes, leurs couvertures, tout ce qu’ils avaient emmené avec eux derrière les barreaux ; mais il y avait aussi eu un bref débat pour savoir s’ils pouvaient également emporter la table basse et les bancs dont le cachot était pourvu. La fille de l’Amiral aurait bien protesté contre ce vol, mais elle ne s’en était rendu compte que dans la galerie : trois des pirates transportaient sur leur dos la table et les bancs. Face à son regard accusateur, l’un d’eux avait simplement haussé les épaules et argumenté :
— Notre réfectoire manque de mobilier, sur l’Eclat…
Il était très étrange pour Yulia de se retrouver physiquement mêlée aux Corsaires. Elle qui avait tout fait pour ne pas les fréquenter ces dernières semaines, voilà qu’elle marchait à leur côté dans un but commun !
Contre toute attente, aucun ne paraissait lui être hostile ou menaçant malgré la scène qu’elle avait faite à la prison. Était-ce parce qu’elle était la fille de l’Amiral qu’on lui pardonnait, ou parce qu’elle accompagnait Angora ? A vrai dire, les hommes ne se préoccupaient même pas d’elle, chacun concentré sur l’objectif : rejoindre l’Eclat. Ils ne la considéreraient que plus tard, sans doute, lorsque leur préoccupation principale –sortir en un seul morceau– quittera leur esprit.
La jeune fille ne put s’empêcher de détailler les pirates l’entourant. Il y avait, bien sûr, Hellshima, –avec son grand manteau de laine passé au-dessus d’un harnais de cuir et d’un pantalon à rayure grises– qui semblait ne jamais vouloir quitter son large chapeau, et encore moins son style vestimentaire si particulier. Apercevant que Yulia l’observait, il lui adressa un sourire, et elle détourna la tête.
A observer les trois pirates transportant le mobilier, elle en conclut qu’ils étaient de mèche car ils portaient à peu près le même accoutrement : des haillons d’anciens mineurs recousus de toute part et des culottes longues ; sans doute étaient-ils originaires du même coin. Sur son flanc gauche, là où les ombres s’étiraient, elle pouvait apercevoir Irïllan, le jeune Voltigeur qu’elle et Dick-Tale avaient observé la nuit de son anniversaire ; les peintures sur son torse et ses bras étaient à présent presque effacées –la faute sans doute à l’humidité du cachot et à la nuit entière passée en prison– mais gardaient leur petit côté mystérieux que la jeune fille aimait bien. Le suivait une jeune femme, d’allure frêle, à la peau aussi noire que l’Eclair de Jade, dont la tunique légère était ceinturée par un certain nombre d’épais tissus la couvrant du ventre aux genoux. Le visage creusé, le crâné rasé et tatoué d’un symbole en triangle, elle parlait à Irïllan à voix basse. Si Yulia ne pouvait comprendre ce qu’ils se disaient, elle s’aperçut que la femme parlait avec un cheveu sur la langue, alors que le jeune Voltigeur aux yeux pétillants lui répondait avec un accent indéchiffrable.
Derrière eux venait Nadejda, celle qu’on lui avait présentée comme une traitre à l’armée, toujours dans sa combinaison militaire délavée, affublée de son triste matricule. Inexpressive, elle transportait un sac d’outils avec elle, et se retournait de temps en temps pour surveiller la progression du Paladin Klane et de Käsh Noir-Corbeaux. Le fauteuil roulant du vieil homme n’aurait jamais pu progresser dans les galeries –pas avec tous les débris et les éboulements– et personne n’attendait de l’artisan qu’il gambade à leur vitesse, aussi Klane l’avait-elle pris sur son dos. C’était quelque chose, cette Leoda Klane : presque deux mètres de haut, des bras musclés montés sur un corps imposant et fort. La femme qui prétendait au titre de Paladin était fière et costaude. Elle appartenait au groupe d’assaut –avait cru comprendre Yulia– mais avait consenti à porter le maître Engrenagier jusqu’au navire. La fille de l’Amiral se souvenait l’avoir aperçue, lors du débarquement de l’Eclat, invectiver le Chirurgien.
D’ailleurs, Simon Gaybrush était aussi là : les longs cheveux noués en une queux de cheval, la chemise propre, il essayait visiblement de deviner leur direction mais, lorsque Angora les réorienta, il comprit qu’il n’y était pas arrivé. Bon joueur, il haussa secoua la tête et reprit comme si de rien n’était, tapotant l’épaule d’un petit homme portant une fine paire de lunette et un bonnet de laine. Ce dernier, très pâle, lui répondit rapidement et la jeune fille put voir qu’il lui manquait trois doigts à la main gauche, remplacés par de grossières prothèses à vis.
Gros Tom avançait parmi eux également, avec sa carrure impressionnante et son air absent. Yulia se demanda un moment pourquoi ce n’était pas à lui qu’on avait confié Käsh, jusqu’à ce qu’elle remarque que le grand homme devait marchait voûté pour ne pas s’esquinter le crâne, et ne pouvait sans doute pas joindre les deux mains derrière le dos, alors s’il avait à porter le vieil homme en plus…
La composition de leur groupe intriguait cependant Yulia, dans le sens où les éléments qui lui semblaient les plus "forts" –ceux qu’elle n’avait pas envie de défier à la bagarre– étaient avec eux, et n’accompagnait pas l’Eclair de Jade, pourtant partie récupérer leurs armes sûrement au prix de quelques échauffourées. La fille de l’Amiral Ford accepta de ravaler un instant sa fierté pour satisfaire sa curiosité :
— Taylor, l’appela-t-elle, c’est quoi exactement cette "escouade d’assaut" dont vous parliez tout à l’heure ?
Le Capitaine Corsaire, soulevant un sourcil, ne ralentit pas mais prit le temps de lui répondre :
— Sur le navire, tout le monde à un poste ; mais quand on part à l’abordage, tout le monde ne saute pas sur le pont adverse. Ashä est ma Première Epée sur l’Eclat : ça veut dire que c’est elle qui dirige les assauts, et elle a composé son petit groupe pour : elle les entraîne, les maintient en forme, et les dirige au combat. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Vous voulez dire que vous-même, Hellshima, ou le gros Tom ne vous battez pas ?
— On peut combattre, bien sûr ! Mais nous avons d’autres rôles plus importants sur le navire : je dois garder la barre et piloter pendant qu’on se bat, Tom transmet mes ordres sur le pont, Hellshima est à la vigie ou sur le pont et dirige nos tireurs ; quant à Luce, Gribouille, Crapaud et Vert-de-Terre, ils manœuvrent généralement les canons et s’assurent que les cordages tiennent les chocs. Nous avons aussi des membres qui ne servent pas lors des batailles : Simon et Käsh, par exemple.
— Et donc, pourquoi avoir envoyé si peu d’hommes pour récupérer vos armes ? insista la petite.
— Ashä est habituée à les diriger. Ils doivent aller vite, et être efficaces ; en envoyer plus, et des hommes qu’elle n’a jamais commandés en combat, n’aurait fait que la gêner. D’autant plus que…
Il finit à voix basse :
— Tout mon équipage ne lui fait pas encore confiance.
Yulia n’eut pas le temps d’en demander plus : Angora leur indiqua une nouvelle direction alors qu’ils arrivaient à un croisement, et Taylor repartit les éclairer. Ils s’arrêtèrent un peu plus loin :
— Voilà, exposa Angora, vous y êtes presque : suivez ce couloir jusqu’au bout, et vous ressortirez dans les caves d’une résidence tout près du quai où est stationné l’Eclat. Votre Ballon à Voile est-il prêt ?
— Il nous a été rendu réparé seulement hier, répondit Taylor, il nous faudra une dizaine de minutes pour finir de l’attacher, de le monter, et de lui faire prendre le vent… Y-a-t-il des soldats sur les quais ?
— Probablement, mais je ne sais pas combien ils peuvent être, avoua la Dragon. Il vaut mieux attendre la diversion de l’Eclair de Jade.
Tout l’équipage hocha la tête.
— Attendez… hésita Yulia, quelle diversion ?
— Nous avions prévu que, lorsque nous sortirions, Ashä et l’escouade d’assaut se servent de notre poudre pour faire sauter un bâtiment, expliqua le Capitaine Corsaire, placide. Les soldats devraient logiquement se diriger par là-bas, ce qui laissera le temps d’atteindre et de préparer l’Eclat. J’ai mis au courant Angora, et elle y consent.
— Ça a des chances de marcher, admit la femme aux cheveux rouges. Une explosion devrait s’entendre parfaitement d’ici, ce sera le signal.
Yulia dévisagea la Dragon, le sang quittant son visage et la laissant blanche. Faire sauter quelque chose à Cathuba… faire exploser un bâtiment de son père ! Elle serra les dents. Sans doute n’avaient-elles pas le choix, mais ces méthodes de pirates ne lui plaisaient pas du tout ! Si Marisa était là…
La jeune fille ouvrit grand les yeux.
— Angora ! s’exclama-t-elle. Marisa ! Senex ! Ils doivent encore être à la maison ! On ne peut pas s’enfuir sans eux ! Il faut aller les chercher !
Taylor se retourna et protesta :
— Quoi ? Mais tu n’es pas sérieuse ! On a pas le temps de…
Angora hésita, Yulia le vit clairement dans ses yeux. La Dragon baissa le regard, et passa machinalement les doigts sur le métal de son bras droit alors que les Corsaires se perdaient en démêlés. La petite ne comprit pas ce qui se passait, et se rapprocha d’elle.
— Angora ? ça… ça va ?
La femme au bras mécanique se redressa alors.
— Ça va, assura-t-elle fermement. Tu as raison. Je vais aller les chercher. Allez-y au signal, je reviendrai à temps.
Tous furent interloqués. Avant que Taylor n’ait pu argumenter, la Dragon s’était élancée dans une galerie obscure.
Personne ne se risqua à partir à sa poursuite, certains de se perdre dans ce labyrinthe. Les Corsaires s’assirent donc, et se résignèrent à attendre la diversion d’Ashä, en espérant le retour de la guerrière aux cheveux rouges qui les avait guidés jusqu’à présent.
Yulia, elle, était soucieuse. Angora avait parlé trop vite et ne l’avait pas regardée dans les yeux. La petite en garda une sourde angoisse dans le creux de son ventre, alors que les minutes s’écoulaient.
Ainsi commença l’attente, tendue, le calme avant la tempête. Seul au milieu des Corsaires, Yulia caressait son pendentif pour se donner du courage.
…
Un incendie se propageait dans le quartier des Galeries. Sortie des souterrains abandonnés à proximité du Puit, Angora, couverte d’une toile qu’elle avait arrachée à la devanture d’une échoppe, ne put qu’observer le sinistre depuis son point d’observation.
Une lueur sortait d’une des bouches, et la Dragon n’eut pas besoin de compter les étages pour savoir que c’était bien dans cette galerie que se situait l’appartement de l’Amiral. Elle relisait le télégramme en boucle dans sa tête :
— Élimination de cinq citoyens dans l’appartement de l’Amiral Ford.
Une petite larme s’échappa, roula sur la joue de la femme aux cheveux rouges, coula jusqu’à la pointe de son menton, et se laissa tomber dans le grand vide.
Angora avait connu beaucoup de gens qui aujourd’hui étaient morts. Elle en avait tué presque autant. Mais elle appartenait alors au champ de bataille, et chacun en suivait les règles du jeu. Ici, sur Cathuba, elle avait cru trouver un havre de paix, un lieu où même la mort serait suspendue… Comprenant qu’il n’en était rien, elle pria à voix basse.
A Marisa Van Zun-same, adoptée Marisa Ford, fille de l’Empire, elle dédia la prière que l’on réserve aux amis chers :
Puisses-tu être, dans la Vapeur, aussi bonne que tu l’as été sur Terre et dans les Airs.
Mon âme accompagne la tienne, puisse-tu trouver la paix dans l’Ether et renaitre à l’infini dans l’eau qui nous nourrit.
Bénie sois-tu, que la Vapeur t’honore.
A Senex Varadah, érudit de l’Empire et homme de savoir dont elle devinait l’athéisme profond, elle préféra murmurer une comptine, une des rares qu’elle connaisse, ce qui en faisait un bien précieux :
Sept petites fées embuées se penchèrent sur un garçon.
La première fée le fit beau,
Afin qu’il soit aimé de par le monde.
La seconde lui donna un nom,
Pour que partout on le reconnaisse.
La troisième lui chuchota son surnom,
Réservé à ses amis dont il ferait la joie.
La quatrième lui offrit famille et foyer,
Qu’il ait toujours un lieu où rentrer.
La cinquième, pensive, en fit un poète,
Afin qu’il manie les mots et charme une dame.
La sixième s’assura qu’il soit sain d’esprit,
Pour qu’il ne se perde jamais lui-même.
La Septième, qui n’aimait pas ses consœurs,
Lui fit don de la science.
Et le petit ne crut jamais plus aux fées.
Il partit découvrir le monde.
Angora se souvint également de Juno et de Smath, à qui elle rendit un hommage égal. Parmi les prières que l’on enseignait aux futurs Dragons Impériaux lors de leur enfance, il y en avait une que la guerrière au bras d’acier aimait particulièrement. Elle chanta :
La Vapeur chérie ses enfants. Tu as fait le bien, âme de vertu, et aujourd’hui Vapeur t’accueille en son sein. Par-delà les Surplombs, par-delà les montagnes, par-delà les déserts de Contrebas, ton nom ne sera pas oublié. Tu étais Smath Orneels. Tu étais Juno Vakarian. Aujourd’hui tu es Vapeur. Et nous t’aimons à jamais.
Se baissant, elle saisit une poignée de terre poussiéreuse, qu’elle mêla à un peu de son sang. Jetant la poignée, elle dispersa le mélange aux grès des vents, solennelle.
En bas, l’armée était en train d’évacuer les citoyens. L’assignation à résidence avait trouvé une exception, et c’était une petite marée humaine qui remontait l’escalier du Puit, alors qu’ils étaient toujours plus nombreux à sortir des galeries, craignant la propagation du feu.
Angora profita de cette foule. Il était temps qu’elle reparte, elle avait déjà perdu trop de temps.
Au loin, elle aperçut une silhouette jouer des coudes. Ce gamin, qui remontait le courant, criant à s’en arracher les cordes vocales, c’était le petit Dick-Tale.
— Yulia ! Yulia ! criait-il.
— Halte ! l’arrêta un soldat. Un incendie est en cours, tu ne peux pas passer !
— Mais mon amie habite là-dedans ! On doit la sortir de là !
— La zone est bouclée ! Qu’est-ce que tu ne comprends pas là-dedans, sale gosse ?
Dick-Tale lui passa sous les jambes alors qu’il tentait de l’attraper. Les injonctions ne suffirent pas à l’arrêter.
— Yulia ! Yulia ! criait-il.
Angora hésita un bref instant. Un bref instant seulement, car elle devait retourner auprès de sa protégée. Elles devaient quitter Cathuba. Elles ne devaient pas regarder en arrière.
La Dragon se détourna, s’enroulant dans la toile, et disparut dans les ombres.
Elle retrouva l’entrée des souterrains, en dégagea les caisses qui la couvrait, et la déverrouilla en silence. Au loin, les cris paniqués des civils fuyant le feu couvraient à peine le son des bottes des soldats de l’Inquisition quadrillant le quartier alors que l’orage et la pluie surplombaient encore la ville.
On aurait pu croire que tout ce raffut, provenant de partout à la fois, la rendrait moins vigilante, moins attentive aux autres sons. C’était faux.
Elle se retourna soudain, au crissement des griffes contre la pierre, et aperçut une terrible silhouette, détourée par un éclair.
Il était là, encapuchonné, sombre et distordu.
— Tu nous quittes déjà, Angora ? fit-il, de son ton métallique et rouillé.
La Dragon en eut des frissons, alors que déjà son sang circulait à toute vitesse.
— Toi, fit-elle… Je comprends mieux maintenant : "l’agent S", c’était toi, Sagaryne ! Est-ce donc ainsi que l’on masque la présence d’un Dragon Impérial dans une mission de l’Inquisition ?
Derrière son masque de cire, elle fut certaine de le voir sourire.
— En vérité, fit-il, je travaille régulièrement avec les Inquisiteurs ; mais les Dragons de second rang tels que toi ne sont pas autorisés à le savoir…
Angora porta la main à son sabre.
— Et qu’est-ce que tu vas faire alors ? Assassiner tous les serviteurs de l’Amiral Ford, jusqu’à sa propre fille ? Tout ça pour obéir aux ordres de ces vieux fourbes du Sénat ?
Il ricana.
— Et qui pourrait m’en empêcher ? Toi ?
— J’y compte bien.
Il se jeta sur la combattante alors qu’elle dégainait. L’acier s’entrechoqua : Angora para une griffe avec son sabre de Dragon, l’autre avec son bras mécanique. Il y eu trois éclairs, et une terrible explosion.
Les deux Dragons se séparèrent, et s’immobilisèrent, se menaçant toujours de leurs armes. Ils jetèrent tous deux un coup d’œil au loin : sur une des collines, près du fauconnier, une colonne de fumée s’élevait déjà, et on pouvait apercevoir les flammes consumer les restes d’un bâtiment qu’Angora pouvait identifier comme la Caserne des Gardes.
Elle devait faire vite ! Voilà que le signal d’Ashä venait d’être donné ! Elle devait rejoindre les Corsaires avant leur départ…
— Voilà qui est intéressant, fit observer Sagaryne… Des amis à toi, peut-être ?
Elle serra les dents, et raffermit sa prise sur son épée. Du coin de l’œil, elle vérifia l’entrée du souterrain : là, dans la ruelle, la trappe était déjà dégagée ; si seulement elle pouvait gagner quelques secondes…
L’autre lui sauta dessus, selon un angle différent cette fois. Ses pieds prirent appuis contre le mur, et il partit en vrille, les griffes en avant, engageant tout son corps. Angora se courba, et sur sa lame crissèrent les griffes d’acier du Dragon alors qu’elle glissait sur les pavées battus par la pluie. Sagaryne roula, et repartit à l’assaut presque immédiatement.
Gênée dans ses mouvements, la Chasseuse Impériale se débarrassa de la toile dont elle s’était couverte. L’attrapant à une main, elle s’en servit comme d’une de ces capes que l’on utilise en combat : de son bras mécanique, elle l’agita, de sorte à lui masquer son bras d’épée.
Sagaryne comprit vite qu’il devait se débarrasser de la toile, et s’y attaqua à grand coups de griffes : il voulait la taillader, la réduire en charpie ! Mais, alors qu’il s’attendait et se préparait à ce qu’Angora le frappe de son sabre, celle-ci raffermit sa prise sur l’étoffe et, accélérant ses mouvement, l’enroula dedans.
Soudain attaché, pris au piège du tissu, ses griffes immobilisée, l’envoyé du Sénat vit rouge. Il croisa le regard d’Angora, qui mit la main sur son sabre. Je vais te découper ! semblaient crier ces yeux ! Traversé d’un puissant élan de survit, Sagaryne frappa le sol de ses deux pieds, et bondit en l’air, esquivant un coup tranchant qui –il s’en rendit compte trop tard– n’était en réalité jamais parti.
Angora, ayant lâché la toile, bondit vers la trappe, qu’elle ouvrit d’un coup de pied.
Furieux, l’encapuchonné se démena avec ses liens, et les déchira férocement. Mais la Dragon avait à présent un temps d’avance, et elle sauta dans le souterrain avant de se mettre à courir.
Sagaryne la suivit, bien évidemment, mais Angora rassembla toute sa force pour porter un coup d’épée. Elle trancha une poutre de soutènement. Pour ce tunnel déjà instable, fragilisé par des années d’abandon et l’infiltration de l’eau, cela suffit à provoquer l’éboulement. Le plafond s’effondra sur trois mètres, occultant complètement le passage.
Angora put apercevoir la colère dans les yeux de Sagaryne, courant vers elle, avant que la roche ne les sépare.
Elle s’autorisa un soupir de soulagement, avant de se remettre à courir. Là-haut, des habitants se réveilleraient sans doute le lendemain en constatant que leur trottoir s’était affaissé de trois mètres mais, dans l’immédiat, Angora avait réussi son coup.
Elle était très inquiète cependant : la présence de Sagaryne à Cathuba était dramatique ! Elle ne l’avait jamais vraiment fréquenté du temps où elle bossait pour le Sénat, mais il y avait autour de ce Dragon distordu plus de rumeurs inquiétantes qu’autour des quatre Etoiles ! Angora ignorait presque tout de lui, elle ne connaissait même pas ses capacités… Elle avait eu de la chance de lui échapper, cette fois, mais il aurait à coup sûr l’avantage sur elle la prochaine fois : la jeune Dragon ne pourrait plus le surprendre, et il devait avoir bien étudié son dossier. Il était préparé pour leur combat, elle non.
Ah, mais quelle idiote elle avait été de se séparer ainsi du groupe ! Senex et Marisa étaient morts, morts, MORTS ! Et elle était au courant ! Pourquoi avait-elle eut besoin d’aller vérifier ?
Au fond, elle le savait, pourquoi. Elle n’avait pas pu soutenir le regard de Yulia, lorsqu’elle avait demandé à voir sa famille. Angora s’était alors pri d’espoir que, peut-être… mais non. Elle n’avait rien accomplit en venant ici. Pire encore, elle s’était mise à la merci de Sagaryne, et à présent le temps jouait contre elle.
La Dragon s’engouffra dans une nouvelle galerie, et accéléra encore.
…
Les Corsaires sortirent au pas de course.
— Allez ! Allez ! Allez ! les poussa Taylor.
L’éclat de la lune perça les nuages alors que la pluie se faisait plus éparse. Les pieds nus de la jeune fille battaient le pavé à un rythme fou. Ils furent sur les quais, et son regard se posa à droite, à gauche, tout au long des berges habillées de pierres blanches. Il y avait quelques navires, arrimés au Surplomb : des corvettes, un clipper marchand, et des vaisseaux de plaisance ou de transports divers. Mais rien qui n’égalait l’Eclat.
— Allez, on se ramollit pas ! cria Taylor. Je veux qu’on appareille plus vite qu’on ait jamais appareillé ! Je veux que le Ballon soit prêt et attaché avant qu’Ashä ne nous rejoigne !
Une telle virulence surprit Yulia, qui jusqu’alors n’avait eu affaire qu’au Capitaine calme et calculateur. Apparemment, cette heure était révolue, et Taylor était à présent le plus dynamique et déterminé des hommes, et cela motivait les autres.
Ils foncèrent vers l’Eclat. La petite distingua quelques lumières s’éloigner au pas de course du navire. Un coup d’œil lui confirma qu’ils se précipitaient vers la colonne de fumée qui s’élevait sur la colline du fauconnier. L’Eclair de Jade et son groupe avaient bien fourni la diversion qu’il leur fallait !
Alors qu’ils cavalaient vers le navire, une balle éclata le pavé à quelques pas de Nadejda. Paniquée, Yulia tourna la tête et vit que les soldats qui s’éloignait quelques instants plus tôt, s’étaient retournés, les avaient aperçus, et compris ce qu’il se passait.
— On continue ! On continue ! leur cria Taylor. On y est presque !
En effet, le temps que l’alerte soit donnée, le groupe avait remonté presque tout le quai, et ils n’étaient à présent qu’à quelques dizaines de mètres de l’Eclat. On leur tira dessus tout de même. Les fusils impériaux étaient imprécis à une telle distance, mais ils étaient nombreux. Les balles ricochaient tout autour du groupe, et l’un d’eux finit par être touché.
Yulia, prise dans la frénésie de la troupe, se retourna un bref instant et aperçut que Simon, le chirurgien, s’était mis à boiter, du sang empoissant son pantalon.
— Tom ! l’appela Taylor.
Le grand et gros homme souleva immédiatement le chirurgien de terre, et le balança sur une de ses épaules, sans arrêter de courir, et sans écouter les plaintes du malheureux.
Ils furent devant l’Eclat, et Yulia s’arrêta une seconde, frappée par la mesure du bâtiment. Il était impressionnant ! Maintenant qu’elle voyait ses planches et ses dorures, elle le sentit bien plus acéré encore que ce qu’elle pensait : sa quille, soulevée par les armatures qui le tenaient à quai, s’élançait tel un dard ; tandis que les courbes de sa coque remontaient jusqu’au pont qu’il couvrait en partie. De là où elle était, elle pouvait voir les bouches des canons poindre du pont inférieur, et elle n’osait les imaginer en action. Le navire s’élevait déjà à une quinzaine de mètres, qu’est-ce que cela serait lorsque le Ballon à Voile y serait monté !
Bien sûr, la ville de l’Amiral avait déjà observé des navires plus grands que celui-ci –elle était même monté à bord d’un navire de ligne de la Flotte Impériale il y a quelques années, pour faire le tour du Surplomb– mais l’Eclat avait quelque chose de plus, une certaine aura sauvage.
Hellshima et Irïllan lancèrent des cordes à grappin, qui passèrent par les bouches et se bloquèrent. Déjà les gabiers grimpaient, s’accrochant aux cordes. Taylor saisit Yulia à la taille, et la confia à Irïllan. Le jeune Voltigeur au torse peint la prit sur son dos.
— Accroche-toi à mes épaules, et ceinture mon ventre avec tes jambes, la commanda-t-il.
Bien trop impressionnée par les tirs qui venaient vers eux et par la détermination de ces hommes, Yulia opina du chef et s’exécuta sans réfléchir. Irïllan s’élança, saisit sa corde, et commença à monter. La jeune fille se sentit tomber en arrière, et s’accrocha de toutes ses forces au jeune homme. Avant qu’elle n’arrive à comprendre dans quel sens elle se trouvait, on avait déjà atteint la bouche et on l’avait déposée à l’intérieur. Hellshima l’aida à se relever alors que les autres filaient à travers le navire.
Ils étaient à présent sur le pont inférieur, et Yulia ne savait plus où donner de la tête. En parlant de sa tête, elle touchait presque le plafond ici : il ne devait y avoir qu’un mètre et deux tiers entre le haut et le bas, et les Corsaires avançaient courbés.
On la bouscula car elle était restée dans le passage. Entre les deux bords du navire où s’amassaient canons et tonneaux s’ouvraient deux escaliers, l’un descendait, l’autre montait. La fille de l’Amiral, alors que tous se précipitaient à leur préparation, grimpa sur le pont.
Là, elle vit, sur les planches, le Ballon à Voile de l’Eclat, étalé sur la longueur, entièrement dégonflé.
— Les soldats arrivent ! cria quelqu’un.
Yulia aperçut alors Hellshima remonter, derrière lui trois Corsaires portant à bout de bras trois mousquets. Mais combien avaient-ils d’armes ? s’étonna-t-elle. Ils en avaient planqué aussi à bord de l’Eclat ? Le navire avait dû être fouillé pourtant !
A la réflexion, venant d’individus ayant réussi se faire enfermer avec tout l’attirail pour creuser un tunnel, le fait qu’ils aient pu cacher un armement à bord de leur propre navire sans qu’il soit repéré par la fouille n’avait rien d’étonnant.
Les tirs ricochaient à présent sur le bastingage du pont.
— Combien ils sont ? demanda Taylor qui venait de les rejoindre là-haut.
— Une dizaine seulement.
— Espérons qu’Ashä revienne avant qu’ils ne soient plus nombreux, pria-t-il. Occupe ceux-là le temps qu’on monte le Ballon.
— C’est noté, signifia l’homme au grand chapeau.
Le Rapace et ses tireurs montèrent sur la cabine arrière, et commencèrent à répondre aux impériaux. Dans le même temps, Taylor et Nadejda réunirent d’autres équipiers pour s’occuper du Ballon. Ils attrapèrent de longues perches en bois, équipées d’une terminaison de métal, qu’ils crochetèrent aux arceaux structurant les voiles du Ballon, et commencèrent à les faire monter lentement, à bout de bras. Aussitôt que les voiles s’élevèrent au-dessus du bastingage, le vent commença à les gonfler.
Irïllan vint les rejoindre, un bon paquet de cordes dans les mains, suivit des gabiers. Ils passèrent sous les voiles, et commencèrent à y nouer des cordages tandis que Taylor et son groupe, armés de leurs tiges, faisaient monter le Ballon tout doucement. Yulia devinait pourquoi : il fallait le temps que le vent s’engouffre dans toute la structure, certes, mais il fallait arrimer le Ballon au navire avant qu’il ne soit pleinement gonflé.
Bien qu’à la moitié de son diamètre final, le Ballon commençait déjà frémir, à trembler, à suivre les rafales et les bourrasques de vent que leur amenaient la tempête et l’orage.
— Vous allez trop vite ! se plaignit Irïllan. On n’arrive pas à suivre !
— Ne t’occupe que des cordages forts, lui répondit Taylor, à cran. On fixera le reste quand on sera dans le ciel !
— Si on se montre léger sur les cordages secondaires, le Ballon ne va pas être stable ! protesta le jeune garçon. Il risque de nous emporter n’importe où avant qu’on ne soit prêt à partir !
Yulia avait l’impression d’assister à une de ces réunions de crise, décrites dans les romans, où une nouvelle révélation apparaît à chaque page. Elle retenait sa respiration aux mêmes intervalles que lors de ses lectures.
— Nadejda ! cria Taylor. Laisse tomber ta perche, je te ferai remplacer ! Va t’occuper du poste de pilotage ! Tu vas contrôler le Ballon le temps qu’on finisse de le monter !
— Les cordelettes ne sont pas encore fixées aux soupapes ! opposa-t-elle. La barre à roue ne sert à rien pour l’instant !
— Alors reliez-là au Ballon en priorité ! ordonna le Capitaine. Luce, appela-t-il, aide-la !
La femme de faible carrure à la peau sombre et au crâne rasé abandonna son cordage pour assister la pilote qui délaissa sa perche. Ensemble, elles commencèrent à passer sur le Ballon pour y attacher les fines cordelettes qui permettront d’ouvrir et de fermer ses valves pour le pilotage.
— Leoda ! interpella Taylor alors que la costaude venait de monter sur le pont, ayant sans doute déposé le vieil homme en bas. Viens prendre une perche et aide-nous !
— Je veux me battre ! protesta-t-elle.
— Tu fais ce que je te dis ! lui cria son Capitaine. Hellshima s’occupe des soldats, là j’ai besoin de toi ici !
Yulia crut un instant que la Paladin allait ignorer son ordre ; pourtant, après avoir poussé un cri de frustration, Leoda Klane vint prendre place aux côtés des perchistes.
Le Ballon était à présent plein aux deux tiers, et il remuait de plus en plus, avec de plus en plus de vigueur, si bien que l’équipe de Taylor suaient et forçaient pour le maintenir droit.
Nadejda sauta sur le pont alors que Luce, toujours sur le Ballon, se retournait vers elle :
— Attend ! On a pas encore relié tous les clapets !
— Si on attend plus, le vent va nous l’arracher ! répondit la pilote avec mordant. On a pas le choix : il faut que je le dirige maintenant !
— C’est de la folie ! Tu n’as pas la moitié des valves opérationnelles ! Et tu seras exposée aux tirs !
— Ça ira ! assura-t-elle d’une voix forte.
Taylor le Sans-nom jeta un regard à la renégate. Ses lèvres articulèrent une phrase, que l’on ne put entendre à cause du vent et des tirs, mais que Yulia déchiffra sans mal :
— Je te fais confiance, vas-y.
Nadejda opina du chef, gravement, monta au poste de la cabine arrière et prit position à la barre à roue. Aussitôt, elle rentra en confrontation avec les vents, en concurrence pour la gouverne du Ballon. Celui-ci se stabilisa un peu, et les perchistes purent continuer à le monter, alors que Luce raccordait les clapets un à un. En dessous, les gabiers et Irïlans nouaient aux arceaux du Ballon de longs câbles en corde résistante –du cuir, du nerf de bœuf ou de l’acier, Yulia n’aurait pu le dire tant la lumière des torches et des lanternes était inégales, personne n’ayant pris le temps de les allumer toutes, mais c’était assurément du solide– et les arrimaient au bastingage et aux accroches présentes sur le pont.
La frénésie de ce travail allait de paire avec la frénésie du dehors, où le vent se déchaînait, où les tirs s’échangeaient, et où, de la cité, montaient à présent plusieurs départs de feux. Qu’est-ce que c’était que cela ? Elle…
— Yulia ! l’interpella Taylor subitement. Ne te relâche pas ! Près de la barre à roue, il y a une longue-vue ! Je veux que tu la prennes et que tu surveilles les alentours : dis-moi ce qu’il se passe sur le Surplomb, et dis-moi si les navires de l’Inquisition bougent !
La gorge nouée, la petite ne répondit pas, mais elle obéit dans la panique. Elle courut, et s’accrocha à l’échelle qui montait sur la cabine. Les bras tremblants, elle escalada, et finit sur le bastingage arrière.
Hellshima, à couvert, rechargeait son mousquet. Il posa sur elle un regard apaisant, qui lui fit reprendre contenance.
— On vient de repousser un assaut, lui dit-il. Dépêche-toi de prendre la longue-vue et redescend.
Un assaut ? quand y avait-il eu un assaut ? D’un coup d’œil, elle vit qu’un des tireurs du Rapace se tenait le flanc, d’où perlait un peu de sang. Le haut du bastingage était par endroit presque arraché, abîmé par les tirs subits. Combien y avait-il de soldats à présent sur les quais, alors que l’Eclat préparait son départ ? A en juger par la situation, bien plus que la dizaine initiale !
Yulia se retourna vers Nadjeda, qui tenait la barre et essayait de maitrisait le Ballon. Elle fronçait les sourcils et grimaçait, une veine battant à son front. La fille de l’Amiral se saisit bien vite de la longue-vue, qu’elle reconnut immédiatement –elle en avait une dans son coffre à jouer de l’appartement– et commença à redescendre. Elle ne s’aperçut qu’à cet instant que la pilote renégate avait l’épaule gauche percée d’une balle, et que sa main en tremblait sans pourtant faillir.
Revenue sur le pont, Yulia se pencha à babord, et déplia la longue vue.
Sur les quais, des troupes toujours plus nombreuses arrivaient des ruelles adjacentes. Ils devaient être une petite centaine à présent, et leur nombre grossissait. Au Surplomb, un incendie ravageait la colline du fauconnier, sans sembler vouloir faiblir. Au-dessus de la ville, l’énorme Cuirassier ne bougeait pas d’un pouce malgré la virulence de la tempête. Quant aux navires encerclant le Surplomb…
— Deux des navires ont bougé ! hurla-t-elle à Taylor. Deux navires de ligne ! Ils ont quitté leur position et viennent vers nous !
— Merde ! jura-t-il. Ashä a intérêt à se dépêcher !
— Je la vois ! lança Hellshima du sommet de la cabine. L’escouade arrive !
— Dégagez-leur un passage !
— Ahah, ils se débrouillent déjà très bien tous seuls ! ria le Rapace avant de commander à ses hommes : Allez, on leur offre un tir de couverture ! Maintenant !
Le concert des détonations redoubla d’intensité, et les perchistes finirent d’élever le Ballon. Ils reposèrent avec empressement leurs tiges, et Taylor se retourna vers Irïllan.
— Les cordages forts sont en place, annonça celui-ci. On bosse sur les cordages secondaires là !
— Parfait, continuez ! Nous, on va dégager la route pour Ashä ! Nadejda ! Fais pivoter l’Eclat !
A présent, Yulia pouvait se rendre compte de la démesure des Ballons à Voiles. Il faisait, une fois déplié et gonflé, près de deux fois la taille du navire ! Les cordages s’élevaient sur plus d’une dizaine de mètres avant d’atteindre les voiles ; et les gabiers, l’armant sans relâche, s’enduisant les mains et les pieds de pègue, sautaient de l’un à l’autre avec une agilité et une assurance qu’elle n’avait jamais vue. Elle regarda Irïllan, le plus vif de tous, descendre sur le pont, saisir une corde entre ses dents, et remonter le long d’un épais cordage, à la seule force de ses bras, puis s’agripper au Ballon et, avec les mains, avec les pieds, avancer, la tête en bas, jusqu’à la prise qu’il souhaitait atteindre, pour y attacher d’un nœud solide son bout. C’était un ballet, une danse contre le vent et le vide, où ils risquaient leurs vies sans avoir l’air de s’en rendre compte.
En bas, Taylor, Laoda et les perchistes descendirent au pont inférieur. Yulia resta les bras ballants, ne sachant que faire, alors que Nadejda, là-haut, fit tourner la barre à roue. La jeune fille sentit, sous ses jambes, le navire s’animer d’une volonté propre, renverser ses cales, flottant au-dessus du sol, et pivoter lentement.
Hellshima et les tireurs sautèrent sur le pont, et prirent position aux bastingages.
— Cache-toi derrière les caisses, lui prescrit-il. Ça va canarder grave sous peu !
Au poste de pilotage, Nadejda laissa échapper un cri de douleur. Avait-elle était touchée par un nouveau tir ? Yulia craignit le pire, mais elle écouta le tireur au chapeau et se mit à couvert derrière les caisses qui, sanglées au pont, s’amassaient sur l’autre bord.
L’Eclat pivota entièrement, et son bâbord fit face aux quais.
La jeune fille sentit le bois sous ses pieds trembler alors que de terribles coups de canons perçaient ses tympans. Risquant un œil hors de sa cachette, elle eut vue sur la scène : l’artillerie du navire faisait feu sur les troupes impériales, et les tirs s’échangeaient de toute part. Sur le port de Cathuba, les pavés blancs volaient alors que les façades des bâtiments éclataient sous le fracas des boulets.
Yulia s’horrifia : c’étaient les bâtiments de son père ! Il y avait peut-être encore des gens à l’intérieur ! Les combats risquaient de tuer des innocents ! Mais avaient-ils vraiment le choix ? La petite serra les dents et replongea sa tête à l’abri des tirs.
Il ne fallut pas longtemps pour que des cordes soient lâchées en bas, et Yulia put voir monter sur le pont l’Eclair de Jade et sa bande, essoufflés, les armes à la main et de gros sacs sur les épaules, alors qu’une accalmie naissait dans l’échange des coups de feux.
— Ils se replient, dit Hellshima en se relevant pour saluer sa coéquipière.
Yulia sortit de derrière les caisses, et vit pour la première fois l’homme enlever son chapeau pour s’essuyer le front d’un revers de manche.
— Pas pour longtemps, répondit Ashä sur le même ton.
Elle était marquée. Son habit de cuir souffrait de plusieurs entailles, sa peau était tâchée par la poudre comme par le sang, alors que ses cheveux, tressés sur son crâne, abritaient à présent de nombreux éclats de bois et de petits graviers. Cependant, elle semblait rayonner d’une aura plus assurée à présent. Yulia en trouva la raison à sa ceinture : ses deux sabres, longs et féroces, avaient retrouvé leur place à ses côtés.
Taylor remonta sur le pont, et ne laissa personne se reposer :
— Connor, Bawn, Mphu, Soän, allez aux canons ! Remplacez Leoda et les autres, je les veux sur le pont. Hellshima, fais l’inventaire des armes et répartis-les. Ashä, recompose ton groupe. Nadejda, tu es blessée ? Je te remplace, ne bouge pas. On a droit à un peu de temps, mais ils seront bientôt à nouveau là ! Yulia…
Il lui tendit la longue-vue qu’elle avait laissée tomber.
— Surveille les quais, et préviens-moi quand Angora sera là.
La petite rayonna.
— Tu penses qu’elle sera là à temps ? demanda-t-elle, pleine d’espoir.
— En tout cas elle a intérêt à se grouiller, maugréa-t-il. Allez ! Tous à son poste ! On se prépare ! Deux navires de lignes nous arrivent droit dessus, c’est pas du menu fretin ça ! Allez ! Allez !
L’Eclat bourdonna d’activité : ses gabiers voltigeaient au-dessus de leurs têtes, ses artilleurs chargeaient les canons, ses combattants s’équipaient, on répétait les dernières manœuvres, alors que les soldats de l’Inquisition se préparaient à l’offensive sur le port et que le Capitaine, Taylor le Sans-nom, prenait enfin place à la barre de son navire.
Yulia, elle, la fille d’un Amiral à présent au seuil du départ vers l’inconnu, scrutait les quais et les ruelles, à la recherche de sa protectrice.
Angora n’allait plus tarder, et elle la verrait la première !
suite et fin de la première partie au chapitre 9 !