CHAPITRE 9 : Entre les Mondes. (part.2)
Pouvant sentir que leur vitesse augmentait et entendre les ordres qui s’échangeaient, Yulia ne pouvait ignorer que les choses se précipitaient au-dehors, et elle voulait être utile ! Reste en fond de cale était impensable pour celle qui était finalement au centre des enjeux du navire. Ils allaient partir rejoindre l’Amiral, pourrait-elle le regarder dans les yeux si elle restait entre les bancs, les hamacs et les cordes, à chouiner pendant que les Corsaires et Angora se battaient ? Non ! Elle était une Mangora, comme sa mère et son père ! Elle devait être utile ! Il devait bien y avoir quelque chose qu’elle puisse faire, à son petit niveau…
La jeune fille quitta son observation de l’atelier –là-dedans, Käsh et Leoda se suaient encore pour souder à l’armure ses blindages– et laissa aussi derrière-elle l’infirmerie de Simon –qui ne désemplirait probablement pas de la nuit. La petite gardait en tête l’ordre d’Angora : elle devait rester en sécurité, et cela voulait sûrement dire hors du pont supérieur, quelque part où on ne lui tirerait pas dessus…
Elle grimpa donc les escaliers, pour se retrouver avec les mousses, au pont inférieur, alors qu’ils vérifiaient les attaches des canons. Un peu intimidée mais pas dissuadée pour autant, Yulia s’adressa directement au ventru Kurd Bawn qui semblait en charge de diriger cet étage.
— Je veux aider, dit-elle un peu fort.
L’homme à la jambe de fer eut l’air un peu surpris.
— T’es pas censée rester en bas toi ? demanda-t-il, se grattant la panse, circonspect.
— Je peux servir ! plaida la fille de l’Amiral. Je sais plein de choses sur les navires, et je suis débrouillarde !
Les trois mousses commencèrent à la regarder de travers. La fille aux cicatrices résista même mal à son envie de rire. Kurd recentra tout le monde sur la tâche en haussant la voix :
— Oh, vous reprenez l’travail, oui ? Saön, si ça t’fais tant marrer, tu d’vrais venir récurer les canons plus souvent !
Puis, agacé, il se retourna vers Yulia qui attendait sa réponse, mal à l’aise. Le regard de l’artificier se fit pensif, et il finit par lui dire :
— Si tu veux te rendre utile, vas d’abord vérifier les bragues.
— Les
quoi ?
— Les cordes, celles qui maintiennent les canons contre les bords du navire !
— Tou… Tout de suite !
Elle s’exécuta, le rouge aux joues. Elle pouvait presque entendre Kurd maugréer qu’elle ne connaissait pas tant de choses que ça sur la marine finalement… Quelle idiote ! Elle aurait dû mieux écouter Senex quand il lui faisait apprendre son vocabulaire, voilà qu’elle passait pour une sotte !
Souhaitant se rattraper, elle mit du cœur à l’ouvrage, et parcourut le pont de batterie –elle se rappelait que c’était ainsi que l’on appelait les ponts servant à l’artillerie– en inspectant les canons –de fières pièces en fonte de près de trois mètres, arrimées par des nœuds gros comme des bras. Comme tout lui semblait opérationnel, elle revint trouver Kurd, qui distribuait aux mousses des pains de poudres. Il hésita une ou deux secondes avant de lui en confier deux et de l’accompagner charger la rangée tribord.
L’Eclat ne comptait que douze canons, six de chaque côtés pouvant être repositionnés dans de nombreux sabords disposés dans toutes direction sur le pont de batterie, mais Yulia n’aurait jamais cru qu’il faille si longtemps pour tous les charger ! Glissant leur main par la bouche et déposant la poudre sous le regard attentif de l’artificier, ils mirent plusieurs minutes à accomplir leur tâche, et la jeune fille avait à présent les bras couvert de résidus noirâtre.
— Et maintenant les boulets ! On a déjà perdu trop de temps !
Ces derniers étaient rangés dans des coffres dédiés, disposés à côté de chaque pièce et fermement arrimés au sol. La jeune fille pouvait voir au sol des rigoles cernées de rails, aux dimensions des boulets… Ne devraient-ils pas les disposer là, afin de les avoir plus rapidement à disposition pour recharger ?
— Et que des sphères de 12 kilo commencent à voler dès qu’on va commencer à plonger et dresser lors des batailles ? pesta l’artificier. Non merci ! On utilise les rails seulement quand on bombarde de loin en restant immobile… mais arrête de poser des questions et bouge-toi !
Elle fit la moue, mais aida un des mousses à sortir assez de boulet pour charger tous les canons. C’était le jeune homme plutôt rond, dont la couleur de peau lui rappelait Ashä : ses habits carmins dissimulaient ses mains, même lorsqu’il tenait quelque chose. Il remercia la fille de l’Amiral et, alors que les deux autres courraient accomplir leur travail, il se pencha vers elle et lui chuchota :
— Tu es Yulia, c’est ça ?
Elle hocha la tête rapidement. Il parlait d’une voix très douce et claire, contrairement à la plupart des hommes qu’elle avait rencontrés.
— On nous a beaucoup parlé de toi, continua-t-il après avoir vérifiait que Kurd ne les surveillait pas, enfin, Taylor surtout. Moi, je m’appelle Jun, de la tribu Mphu, et c’est normalement moi qui m’occupe des nouvelles recrues… J’aurais aimé t’accueillir dans de meilleures circonstances mais, comme tu le vois, la situation est plutôt tendue, non ?
— Tu… t’occupes des nouvelles recrues ? demanda-t-elle, un peu perdue.
— Oui, exactement ! rayonna-t-il. Je ne sais pas me battre et je ne suis pas agile, alors je suis resté mousse et c’est moi qui les introduis au navire. Tu vois ces deux-là ? Lui, c’est Jonattan Hock, il a grandi dans les colonies du nouveau monde ; Elle, c’est Jasmine Saön, et elle vient du Sud. On les a pris à bord le mois dernier, et je leur apprends la vie à bord, je supervise leur travail et m’assure qu’ils s’intègrent bien !
Il paraissait rondement fier de lui, et Yulia était dubitative.
— C’est pour ça que tu veux faire ami-ami avec moi ? suspecta-t-elle en fronçant les sourcils. Tu crois que je suis la nouvelle mousse ?
— Oh, non ! s’empressa-t-il de la rassurer. Je sais que tu es trop noble pour devenir mousse !
Elle s’agaça. Qu’essayait-il de lui dire ? Qu’elle était trop bien pour eux ? Pour un superviseur des jeunes, il s’exprimait bien maladroitement !
— Assez rêvassé ! Tous à vos postes ! hurla Kurd Bawn. Mphu, lâche la gamine, tu lui f’ras l’école un autre jour ! On est pas là pour enfiler des perles !
Le jeune homme, hocha précipitamment la tête, et les mousses se positionnèrent aux canons. Yulia les regarda un instant faire, avant que l’artificier ne l’invite à les assister. La petite prit sa tâche au sérieux. Enfin, elle faisait quelque chose d’utile !
Angora redescendit sur le pont. L’Eclat avait encore gagné en vitesse, et devant eux les deux navires avaient adapté leur allure et leur angle pour lancer un abordage. Les nuages se creusaient de sillons sous les courbures des coques alors que le vent furieux rugissait à leurs oreilles et agitaient les flots montant et descendant.
— Est-ce que tout est paré ? mobilisa Taylor, de toute sa stature de Capitaine de cet équipage de cinglés.
— On a bientôt fini les cordages stabilisateurs, lui crièrent les gabiers, le Ballon se décrochera pas !
— Parfait ! Courrez remplacer les mousses aux canons dès que vous en avez terminé ! Tout le monde est prêt ? On ne pourra pas plonger avant d’avoir livré bataille si on veut s’échapper, alors je compte sur vous ! On y est !
Et, en effet, ils y furent.
Angora s’accroupit derrière un bastingage, la carabine dans les mains, le sabre dans le dos. L’Eclat traça, et Taylor tourna sa barre à roue d’un coup sec, criant au gros Tom :
— Feu !
Celui-ci abaissa le bras en direction du pont inférieur, et la femme aux cheveux rouges put entendre, sous les planches, Kurd Bawn répéter l’ordre aux mousses. Les canons tirèrent, tout le pont en trembla, et alors que leur première salve prit à dépourvue les deux navires de ligne qui se positionnaient encore, Taylor le Sans-nom redonna un coup de barre à roue, attrapant ses cordelettes et tirant sur les valves du Ballon. L’Eclat s’éleva d’une dizaine de mètres en moins d’une seconde, collant tout le monde au plancher.
Les sens aiguisés de la Dragon ne perdirent rien de l’action : les tirs de l’équipage avaient perforé les flancs des Impériaux, lesquels avaient tiré en réaction mais trop précipitamment car les Corsaires avaient déjà pris les hauteurs. Au lieu d’être pris sous deux feux, ils prenaient l’ascendant et leurs ennemis s’étaient mutuellement infligés des dégâts par leur tir croisés, semant la panique et l’incompréhension dans le camp des poursuivants.
Angora le savait : une bataille navale se gagnait dans les trois dimensions du champ de bataille. Et le Corsaire était loin d’être mauvais à ce petit jeu.
— Youhou ! s’écria-t-il, jubilant, avant de redonner de la barre.
On plongea, passant au-dessus d’un navire et se positionnant sur son autre flanc, alors qu’il devenait évidement qu’ils cherchaient à se dissimuler au regard du Cuirassé. Ils avaient besoin de quelques secondes, ils allaient donc les arracher.
L’équipage sortit de ses couverts, et ouvrit le feu sur les soldats ennemis. Angora prit à peine le temps de viser. En face, c’était un pont Impérial : on y distinguait une cinquantaine de soldat sur le qui-vive et des gradés aux commandes. Leur première salve n’en tua que quelques-uns, mais força les autres à se coucher au sol. Ils se remirent à couvert pour recharger. D’instinct, la Dragon sût que c’était l’instant parfait pour effectuer le grand plongeon…
Un vrombissement familier fut sur eux.
Merde, comment avaient-ils put l’oublier ? s’horrifia Angora alors que l’aéronef frôlait l’Eclat, et qu’une forme sombre en était larguée. La combattante perdit quelques instants à s’interroger : cet aéronef les avait attaqués une fois puis avait disparu lorsque le Cuirassé avait surgi. Où était-il passé jusqu’à présent ? L’Equipage ne s’en était plus préoccupé, pourquoi réapparaissait-il maintenant ? Quelle était la mission de ce dernier appareil ?
Alors qu’elle se relevait, dirigeant le regard vers la cabine et le poste de pilotage, les réponses s’imposèrent violemment.
L’aéronef était parti chercher Sagaryn.
Largué depuis les airs, le Dragon Impérial atterrit sur leur bastingage arrière. Pris au dépourvu, Taylor se retourna, face à face avec la silhouette sombre et distordue Celle-ci fit étinceler ses griffes. Agora avait bougé avant tous les autres, mais ne réussit pas à sauter sur la cabine avant que l’envoyé du Sénat ne porte son coup.
Par rélexe, le Sans-nom se jeta à terre, lâchant la barre à roue, et les griffes vinrent se planter dans le bois en un bruit sec. Angora dégaina, et fut sur lui.
L’Eclat, privé de son pilotage, manqua sa fenêtre d’évasion. Les canons adverses crachèrent leurs boulets, et les soldats sautèrent à l’abordage.
— Préparez-vous au grand plongeon ! les prévint Kurd.
Yulia attrapa une corde, et s’y cramponna. Vapeur, faites qu’elle ne vomisse pas !
Le plongeon ne vint pas ; tous se cherchèrent des yeux pendant une seconde. Et puis ce fut le fracas absolu. Des projectiles traversèrent la coque, pulvérisant le bois et envoyant voler des copeaux sur tout le pont de batterie. Elle cria. Un boulet vint frapper un canon, brisant le sabord et rompant net les bragues, envoyant la pièce de fonte se fracasser contre l’autre bord, manquant d’écraser le jeune Jonattan qui se jeta sur le côté au dernier instant. Un autre arracha plusieurs planches qui tombèrent en Contrebas, et ouvrirent leur flan au vide. Yulia, terrorisée, vu leur assaillant de près : les sabords ouverts, les bouches de son artillerie encore fumantes, les deux ponts du navire de ligne Impérial alignaient plus d’une trentaine de canons, et ils continuèrent à tirer !
Des planches au-dessus d’elle explosèrent, et sa vision se brouilla alors qu’elle était projetée au sol.
Sagaryn sauta au cou de Taylor, mais le long sabre d’Angora s’interposa. Le métal crissa contre le métal, et la Dragon repoussa son confrère contre le bastingage d’un coup de pied haut. Elle ne lui laissa pas le temps de se reprendre, et l’enchaina à l’épée.
Une feinte à gauche, une feinte à droite, et enfin un violent coup transversale. Galvaudée par sa haine et la colère de son sang, ses bras bougèrent à la vitesse d’une balle. L’autre encaissa tout, se ramassa, et bondit dans une botte improbable.
Taylor sortit un revolver de sa veste, et vida son chargeur d’un trait, furieux, sept détonations se succédant.
Sagaryne recula, chancelant, mais resta debout. Angora, se plaçant devant Taylor pour le protéger, adopta une garde défensive et reprit son souffle devant le monstre de l’Inquisition.
Fendu, son masque de cire tomba en deux morceaux. Sous ses airs de pantin, la figure de l’envoyé du Sénat présentait une peau sans âge, dénué de tout poil et cheveux, ainsi qu’un sourire déformé par une lèvre distordue, comme si elle avait été déchiquetée et recomposée cent fois. On crut discerner un sourire.
Le Dragon se débarrassa de son manteau et de son capuchon, eux aussi troué d’impacts de balles et déchiré par la lame de sa consœur. Il en arracha les agrafes, et le balança au vent qui l’emmena claquer au loin, dans les nuages. Le corps du guerrier d’élite était semblable à sa gueule : difforme et boursouflé. Son ventre presque squelettique lançait deux épaules de hauteur différentes supportant deux bras démesurément longs. Angora en était effrayé : il n’était presque plus humain. Depuis combien de temps vivait-il ainsi, à régénérer ses blessures et devenant peu-à-peu plus bête qu’homme ?
Il la fixa du regard, comprit qu’il la dégoûtait, que son sabre la démangeait… aussi sourit-il, et pointa d’une griffe son cou, pour parler d’une voix métallique et rouillée :
— Ils ont été nombreux, Angora, ceux à vouloir me tuer…
Il agita ses griffes. Le sang suintant des blessures par balles du revolver du Capitaine ou des longues entailles du sabre de la femme au bras d’acier arrêta de couler. Ses plaies se résorbèrent à vue d’œil, et ne laissèrent bientôt que de petites boursouflures supplémentaires.
— Ils n’y sont pas parvenus, ricana-t-il. A la fin, c’est toujours
moi qui gagne.
Et il repartit à l’attaque.
Ashä bondit : un de ses sabres écarta la baïonnette sur le canon du fusil, l’autre elle le fit tracer de bas en haut, et le sang du soldat vola au vent. Une balle passa juste au-dessus de sa tête, et elle replongea dans le chaos. C’était la bataille, la vrai, l’imprévisible. D’habitude, c’était elle et son escouade qui sautait sur le pont ennemi, semant la panique, désorganisant les défenseurs, frappant là où l’adversaire ne s’y attendait pas. Là, la situation était inverse, et cela fit resurgir dans l’esprit de l’Eclair de Jade les pires heures de son histoire. Elle ne s’en battait que plus férocement.
Prétendre avoir une vue globale de la situation, lorsqu’on était comme elle au centre des combats, aurait été faux. Elle savait qu’Anki était déjà mort, tué d’une balle dans le crâne, mais elle n’avait des autres que des entrevues : impossible pour elle de savoir qui était tombé et qui était vivant ! Hellshima devait bien tout voir, lui, perché dans les cordages ! Ashä espérait juste que leurs tireurs empêchaient suffisamment d’Impériaux de partir à l’abordage, sinon ils seraient vite submergés ici !
Parant, taillant, feintant et découpant, toujours en mouvement, la jeune femme était insaisissable. Si les Impériaux étaient disciplinés, ils entraient sur l’Eclat dans un moment où les lignes d’infanteries se disloquaient à la faveur d’un chaos organisé digne d’une bataille de pirates. Dans cette configuration, Ashä avait sans aucun doute l’avantage : elle les surprenait, leur tournait autour, ne les frappaient jamais là où ils s’étendaient à la voir venir. Les hommes et femmes de la Marine de l’Inquisition tombaient face à elle sitôt qu’ils avaient posé pieds sur le pont.
Dans la furie des combats, elle se retrouva dos à dos avec Ambel et Karmina. Le couple de pirates, ayant participé à de nombreux raids, montraient des signes de fatigues et accumulaient les petites blessures. Cela n’enlevait rien à leur efficacité : l’Eclair de Jade avait toujours été admiratrice de leur style de combat coopératif, qu’ils perfectionnaient depuis leur naissance. Ce fut cinq fantassins qui les assaillirent et, si Ashä en bloqua deux de front, les deux pirates les prirent en tenailles et, à coup de sabres et de pistolets, les poussèrent les uns contre les autres pour qu’ils se gênent, se déséquilibres, et ils les achevèrent. Un coup de baïonnette avait cependant entaillé assez sévèrement la cuisse d’Ambel, et il se mit à boitiller.
— Ils sont trop nombreux, souffla Karmina avant de replonger dans le combat, on ne tiendra pas le pont pendant une heure !
Ashä, en sueur, voulut lui répondre, mais ne sut quoi dire. Et merde, assez rêvassé ! elle avait des vies à prendre ! Si elle tuait suffisamment, peut-être pourrait-elle soulager ses hommes !
Les tirs s’enchainaient d’un côté comme de l’autre. Les armes n’ayant généralement qu’un seul coup, on essayait de tirer, puis on chargeait à l’arme blanche. Heureusement pour les Corsaires, la bataille groupée avait lieu sur leur pont, et les Impériaux ne se risquaient pas à potentiellement abattre un des leurs. Par contre, les tireurs de l’Eclat ne se privaient pas d’arroser de plomb les fantassins ennemis qui sortaient à découverts pour partir à l’assaut. En retour, on visait les tireurs avec les fusils, mais il suffit à la jeune femme de lever la tête pour constater qu’aucun des gabiers n’était encore tombé. Hellshima, s’étant noué une corde à la ceinture, se balançait juste au-dessous du Ballon, maniant à deux mains sa carabine à long nez, tirant six coups –qui perçaient chacun la tête d’un Impérial– puis rechargeant d’une main experte.
Elle se concentra pour bloquer une nouvelle charge. Karmina avait raison : ils étaient trop nombreux ! Dom Corto, une hache de guerre à la main, tenta de couper les grappins retenant l’Eclat, mais il fut déborder par six soldats, qui le prirent à la baïonette. Ashä se précipita, rompant son duel avec un jeune Impéral, mais le chauve venu du nord tomba, l’abdomen transpercé trois fois. Elle stoppa les soldats alors qu’ils avançaient vers les escaliers descendant aux ponts inférieurs : elle en sabra un avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit, et se positionna, prête à en découdre. Faulh la rousse vient l’aider : son révolver tira six coup, dont trois frappèrent un soldat, faisant reculer les autres. Ashä en profita pour les charger, et ses sabres en ouvrirent le ventre de deux d’entre-eux, le dernier cherchant à s’enfuir avant d’être abattu par un des gabiers.
L’Eclair de Jade aurait aimé monter sur la cabine, aider Taylor et la Dragon ; mais on eut besoin d’elle sur le pont de toute urgence. Ayant bondi depuis le navire adverse et atterri dans un terrible son de bois fendu, son poids colossal suffisant à inspirer la crainte, une armure se redressa lentement, lâchant des soufflés de vapeur, un symbole d’épée ailée sur le plastron.
— Un Chevalier de l’Ardre ! cria Clef. Attention !
L’Eclair de Jade resserra sa prise sur ses sabres, et courut rejoindre le centre du pont. Le Chevalier, grand et massif dans son armure d’acier, sortit sa masse : un gigantesque marteau à pistons hydrauliques, dont les dégâts devaient être ravageurs. Clef lui tira dessus avec son pistolet. La balle rebondit sur les blindages du colosse qui balaya un large cercle avec son arme : il faucha deux soldats Impériaux, mais toucha également le Corsaire basané à l’œil de verre dont les côtes explosèrent sous la force augmentée par la vapeur du Chevalier. Ses boyaux se déversèrent sur les planches et l’Eclair de Jade, hurlant de rage, se jeta sur l’homme en armure.
Deux passes, et ils se séparèrent à nouveau. La Dragon, l’épaule droite sévèrement entaillée par une griffe, fit passer son sabre dans sa main de chair. Elle devait faire très attention : sa régénération était beaucoup moins rapide que celle de l’envoyé du Sénat ! D’ailleurs, il ne lui laissait aucun repos, aucun temps-mort : la cabine était un lieu exigu pour un combat, et pourtant il se glissait partout, sautant, tournoyant, se jetant à terre pour mieux se relever en frappant depuis un angle improbable… Tout le temps, il essayait de frapper Taylor, voyant bien qu’Angora essayait de le protéger, ce qui ne rendait le combat que plus inégale pour elle.
Et il la provoquait :
— Comme c’est pathétique, ma petite Angora ! Toi, qui es censée être une guerrière d’élite, te voilà poussée à bout par une vielle fouine telle que moi ! L’ordre des Dragons est plein de surprise, pas vrai ? Allez, pourquoi tu n’utilises pas tous tes atouts ? Si tu continues comme ça tu vas vraiment te faire tuer !
Elle ne devait pas céder. Elle ne savait rien des pouvoirs de Sagaryn, il avait un avantage énorme. Elle devait attendre le bon moment, elle devait le surprendre, et ne pas lui donner l’occasion de la surprendre elle.
Taylor, ayant dégainé son sabre court, se releva, et voulu aller reprendre le pilotage de l’Eclat. Sagaryne bougea les épaules, et Angora tira le Capitaine en arrière juste avant que les griffes du Dragon ne tranchent l’air, interdisant l’accès à la barre à roue.
— Pas si vite, siffla l’envoyé du Sénat. Vous ne quitterez pas ce Surplomb vivant, alors inutile de se débattre : laissez-nous simplement vous éradiquer !
La femme au bras mécanique serra les dents, et envoya son sabre de Dragon dans un grand coup de taille. L’autre se coula sous la lame, et son acier imprima ses marques sur le plastron de sa consœur.
— Sans tes misérables protections, tu serais morte trois fois déjà ! lui rit-il au visage. Regarde-moi : nous sommes supérieurs au premier humain venu, alors pourquoi nous battre comme eux ? Je me suis forgé des griffes, et mon corps est unique ! Maintenant regarde-toi : tu te caches derrière des pièces d’armures, et tu utilises ton sabre pour défendre…
Son sourire distordu se déforma alors un peu plus, et elle put jurer ne jamais l’avoir vu si fier de lui.
— Si tu es si peu combative, pas étonnant que tu aies laissé Vicmarr te battre.
Elle attaqua immédiatement. L’instant clé était venu, et elle ne pouvait plus supporter ce qui sortait de cette bouche. Elle voulait le fracasser, le déchirer, le tuer. Son épaule régénérée, elle agrippa son sabre à deux mains, et sauta sur le Dragon Inquisiteur.
Ce dernier ne fut guère surpris. La femme aux cheveux rouges crut un instant l’avoir touché, mais il s’effaça au dernier moment, et la lame s’enfonça de trois paumes dans les planches de la cabine.
Sagaryn n’attendait que ça : il tenta de lui porter un coup, que la Dragon para avec son bras d’acier. Elle lâcha la poignée de son sabre –impossible de l’extraire rapidement, il était planté trop profondément– et recula précipitamment.
L’envoyé du Sénat attaqua, toutes griffes dehors. C’était le moment qu’il attendait ! La chienne était muselée ! Sans son sabre, sa consœur ne pouvait plus le blesser, et il l’achèverait vite !
Angora passa une main dans son dos. Taylor y glissa son sabre court.
Sagaryn fut sur elle. Elle brandit la lame du Capitaine et, d’un geste fluide, s’ouvrit le bras gauche, du biceps à la base de la paume. Un torrent de sang en jaillit alors que la Dragon parait les griffes de sa main mécanique maniant le petit sabre.
Elle lut alors dans les yeux de Sagaryn qu’elle avait gagné. Tout s’était joué en un quart de seconde.
Réunissant son pouvoir, elle cristallisa son sang sous la forme d’une longue lame ciselée, saisit par sa main de chair. De l’autre, elle ouvrit la garde de l’être distordu, et abattit son sabre sanguin, de bas en haut, avec toute sa force.
Cette fois-ci, ce fut les fluides de l’homme qui giclèrent. Angora trancha à la base de son épaule, et la lame qu’elle avait solidifiée, coupante comme le verre, traversa les muscles et les os.
Le bras droit du Dragon distordu tomba sur les planches, et il tituba en arrière, stupéfait.
Il palpa son épaule, découpée net dont dégoulinaient des flots de sang noirâtre, l’air plus surpris que peiné. Angora n’en revenait pas. Ne ressentait-il donc pas la douleur ?
— Stupéfiant… stupéfiant, répétait-il à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même…
Il contracta ses muscles avec une grimace, et son hémorragie cessa alors que ses pouvoir régénérant entraient en action. Il se força à sourire, par automatisme, et du regard examina sa consœur.
— Tu es stupéfiante, Angora, annonça-t-il d’une voix tranquille. D’ordinaire, les Symbiotes mobilisent leur pouvoir plusieurs secondes avant de l’utiliser ; leur organisme n’est pas entièrement optimisé, tu comprends ? Toi, l’activation de tes pouvoirs est presque instantanée, c’est stupéfiant…
Angora adopta une garde plus agressive. Allait-il tenter quelque chose ? Rendait-il les armes ?
— Comment fais-tu pour savoir ça ? l’interrogea-t-elle, méfiante. C’est quoi ton pouvoir ?
Il rit, d’un rire nerveux. Son crâne galbe, cabossé et couru de cicatrices oscilla de droit à gauche avant que ses lèvres ne se mettent en mouvement, ponctuées de rictus digne d’une bête :
— Moi, je
sens les choses. Bien qu’il soit assimilé à ton organisme, je peux
sentir l’
artefact qui est en toi. Je trace les gemmes, je les renifle, je sais qui a été en contact avec, je sais qui les
porte.
Angora serra la mâchoire à s’en faire mal.
— Alors tu es bien là pour me traquer, en déduit-elle. Qu’est-ce qui a motivé le Sénat à venir me chercher maintenant ? Est-ce que cela valait le coup de ravager le Surplomb de l’Amiral Ford ?
Sagaryn haussa une arcade –à défaut d’un sourcil– et se gaussa d’elle :
— Je te pensais pas si nombriliste, Angora ! Laisse-moi t’apprendre quelque chose…
Il arrondit le dos, et elle le sentit bondir à l’instant où il tentait de lui trancher la gorge. Son épée sanguine dévia le coup, porté du seul bras qu’il lui restait. Lors de la manœuvre, leur regard se croisèrent, et il lui murmura à l’oreille :
— Il y a une autre gemme sur ce navire, une gemme qu’on nous a cachée...
Yulia toussa, et reprit difficilement ses esprits. Devant ses yeux dansaient les étoiles, et elle mit un instant à se souvenir où elle était.
Ce fut la douleur qui la réveilla complètement : dans sa cuisse, un gros éclat de bois s’était planté. Elle grinça des dents, l’attrapa d’une pleine main, et l’arracha. Heureusement, il n’était pas rentré très loin dans sa chair, et elle ne saigna qu’un peu…
Alors que tout se mélangeait dans sa tête, elle entendit distinctement, au-dessus d’eux, le bruit des armes et des bottes en nombre. Ils étaient abordés ! La jeune fille, paniquée, chercha Mphu du regard, lequel peinait à se relever après avoir pris une poutre –arrachée par les tirs adverses– sur le crâne. Les deux autres mousses reprenaient leurs esprit, mais Kurd Bawn était introuvable.
A présent que la coque de l’Eclat était percée d’impacts, le vent du dehors –glaçant et furieux– s’engouffrait, et elle pouvait également avoir un aperçu des scènes du dehors : ces nuages qui défilaient à grande vitesse, ce navire immense presque collé à eux, ainsi que ces dizaines de soldats qui sautaient d’un pont à l’autre, au moyen de grappins, d’échelles ou de pontons lancés entre les deux vaisseaux.
Qu’est-ce qu’ils étaient nombreux ! L’équipage des Corsaires ne pourrait jamais tenir face à autant de soldats ! Son ventre se serra. Tomberaient-ils finalement entre les griffes de l’Inquisition ?
Ce fut alors que, du fond de cale, monta l’écho d’une lourde marche. Bondissant sur le pont de batterie, un colosse de métal, une gigantesque épée de fer dans les deux mains, montait à l’affrontement. Yulia, ébahie, en lâcha le boulet qu’elle venait de ramasser par terre.
— Lâchez les canons, vous autres ! leur cria Leoda à travers son casque. Ils ont engagé l’abordage, on a besoin de nous sur le pont !
Les mousses sortirent alors leurs sabres, brulant d’en découdre. Jonattan, le crâne entaillé sur la longueur d’une paume, ne se préoccupa pas du sang empoissant ses cheveux ras, et se releva, ses boucles et anneaux brillant le long de ses oreilles et de sa nuque, un sourire haineux sur le visage. Jasmine, les yeux sombres, sortit son pistolet et le chargea d’une balle, l’air tout aussi féroce. Suivant la Paladin, ils montèrent sur le pont de l’Eclat.
Alors que les vents et les éclats de la bataille emplissaient le monde autour de Yulia, Mphu la prit par la main, et ils descendirent s’abriter dans la cale.
L’Eclair de Jade, ce surnom qu’on lui avait donné au court de ses batailles, elle le devait à sa vitesse et sa dextérité. C’était un titre dont elle était fière, le seul qu’elle ait gagné par elle-même. Ses deux sabres aussi, elle les avait conquis, arrachés aux cadavres qu’elle avait laissés dans son sillage. Il y avait celui à la garde d’ivoire et à la lame aux reflets bleutés, et celui au pommeau d’ambre, à l’éclat d’argent. Tous deux entrèrent dans leur danse, elle-même au centre, insaisissable et féroce.
Le Chevalier agitait sa masse dans tous les sens, et elle devait sauter, glisser, se couler à droite, à gauche, alors tout volait autour. Les soldats, ayant assistés au sort de leurs camarades s’étant trop avancés, se tenaient à l’écart. Ils formaient un cercle à la fois admiratifs et menaçant autour de la Première Epée, fine et légère, et du Chevalier, gigantasque et redoutable. Personne n’osait approcher, il était tout à elle. Allez, viens coco, que je te transperce !
Il balança les bras, d’un grand mouvement accompagnant son marteau. Elle en profita pour se redresser, bondir, ses pieds prenant appuis sur sa genouillère puis son épaulière, et elle fut derrière lui. Un coup de sabre. Deux coups de sabre. Il cria, et un de ses bras se mit à pendre, comme mort. Elle avait glissé ses lames dans les interstices de ses blindages, lui tranchant les muscles de l’épaule droite. Bonne chance pour manier son énorme marteau d’une main, maintenant !
Il se crispa, et sa machinerie expulsa beaucoup de vapeur, forçant pour mettre en mouvement le poids énorme de l’armure et de l’arme. C’en était presque comique.
Soudain, précédé du fracas des armes, apparut un second Chevalier, dans une armure tout aussi massive. Ashä recula, et se retrouva coincé entre eux-deux. Elle fit tourner ses sabres dans ses paumes, et se prépara à combattre, inquiète.
C’est alors qu’une autre armure à vapeur fit son entrée, sortant de la cale. Leoda !
— Je vous avais dit que vous feriez moins les malins quand j’aurais mon armure ! hurla-t-elle en guise de cris de guerre.
Une énorme épée à la main, elle fonça sur le Chevalier qui chargeait Ashä. Cette dernière n’attendit pas d’en savoir plus pour se retourner, et entreprit d’en finir avec monsieur marteau. Il se débattit, mais elle lui tourna autour, lui sectionnant les tendons, un à un, jusqu’à ce qu’il s’écroule sur les genoux. Les Corsaires se ruèrent sur lui, lui arrachant son arme, son casque, avant de l’égorger sauvagement.
La bataille tournait court à présent : la Paladin Leoda Klane, ayant repoussé le Chevalier jusqu’au bord du bastingage, agitait son arme, repoussant les soldats qui commencèrent à focaliser leurs tirs sur elle –sans grand effet, ses blindages la protégeant des balles. Ashä souffla quelques secondes, et compta les morts. Trop nombreux, les corps sans vies des soldats Impériaux, recouvraient en partie les cadavres de Dominique Corto, mort les yeux ouverts et la hache à la main, celui de Clef Perry, disloqué, et elle devait sans doute compter Dorian, tombé en Contrebas. D’autres, plus nombreux, se traînaient, blessés plus ou moins gravement, au sol : l’asticot Crapaud était tombé des cordages, sa jambe tordue dans un drôle de sens, il se tenait l’épaule gauche ; il y avait aussi gros Tom, touché par quelques tirs –ce qui n’avait rien d’étonnant vu son gabarit– mais qui continuait à essayer de protéger les blessés ; Judith Karano, la midinette, semblait avoir perdu quelques doigts à sa main gauche et restait immobile dans son coin –Ashä pensait qu’elle était simplement évanouie et non morte– ; et il devait y en avoir d’autres descendus entre-temps à l’infirmerie. Ils n’étaient plus que quelques-uns sur le pont, mais ils avaient repoussé la première vague.
Seulement, voilà que l’autre navire de ligne les contournait et semblait vouloir les prendre en tenaille. Ils devaient faire vite…
L’Eclair de Jade se concentra sur la cabine, et le duel des Dragons là-haut.
Angora avait taillé si finement le tranchant de sa lame sanguine, qu’elle défit l’acier des griffes de Sagaryn. Alors qu’il dérapait dans son propre sang, elle brisa son gantelet, et lui prit trois doigts au passage. Il ne hurla pas, grimaça à peine, et se mit à rire.
Elle lui porta un coup de pied dans la bouche, lui faisant ravaler ses dents avec une satisfaction non feinte.
— Taylor, le pressa-t-elle, amorce le plongeon, c’est le moment !
Il se précipita, et défit les nœuds qui bloquaient la barre. Sagaryn continua à rire :
— Ahahah ! Vous pensez
vraiment pouvoir vous échapper ? Mais on ne vous lâchera jamais ! On vous poursuivra toujours ! Vous ne pourrez pas échapper à l’Impératrice !
Elle n’écouta aucune de ses divagations, et repartit à l’attaque. Elle devait vite en finir : ses forces diminuaient, elle avait mis trop de sang dans cette épée !
Sagaryn l’accueillit avec le regard d’une bête livrant son dernier combat.
— Oui, viens à moi, murmura-t-il…
Elle tenta de lui porter un coup en diagonal, souhaitant le trancher en deux une bonne fois pour toute, mais il fit brusquement deux pas en avant, et ouvrit la gueule.
— Je vais t’emmener avec moi, Angora ! rugit-il.
Il la percuta, et elle perdit l’équilibre. Il la mordit au trapèze, et l’entraina avec lui dans sa chute. Ce fut lentement qu’Angora se sentit passer par-dessus la balustrade…
Taylor lui agrippa l’avant-bras, et la retint alors qu’elle tombait par-dessus bord.
— Tiens bon ! lui dit-il, le souffle coupé par l’effort.
Elle cria. Sagaryn, les crocs fermement enfoncés dans sa nuque, pendait dans le vide. Elle put sentir son sang s’écouler dans la gueule du Dragon de l’Inquisition. Réunissant une dernière fois son pouvoir, elle en prit le contrôle. Le fluide se solidifia dans la trachée de son adversaire, et elle l’affûta, le tailla en pointes, pour finalement le faire éclater en millions de petits copeaux ravageurs.
La mâchoire de Sagaryn explosa, sa gorge s’ouvrit, et il lâcha prise, traversé d’un long spasme.
Elle le regarda tomber, comme au ralenti, en Contrebas. Il traversa les nuages et disparut.
Taylor la remonta à bord, et elle tomba à genou, exténuée. L’épée sanguine, tombée un peu plus loin, retourna à son état liquide alors qu’elle relâchait sa volonté.
— Il est… mort ? demanda-t-il, déboussolé.
— ‘sais… pas… Plus… important… Fais… le… plongeon, articula-t-elle difficilement, à bout de force.
Le Capitaine de l’Eclat hocha la tête, récupéra son sabre court, et se redressa. Il lui conseilla de se tenir à la balustrade –ce à quoi elle répondit en levant le pouce– puis s’installa à la barre à roue. Sur le pont, les combats faisaient encore rage, mais il n’y avait plus de temps à perdre. Il vérifia d’un regard la position des autres navires, et cria à son équipage :
— Accrochez-vous !
Yulia, réfugiée dans la cale, contemplait d’un regard vide l’agitation de l’infirmerie. On criait dans tous les sens, on réclamait des soins, et Simon ne semblait plus disposer d’assez de calmant pour tout le monde.
C’est alors qu’elle sentit le navire plonger. Tout autour d’elle se mit à flotter de façon anarchique : les bancs, les paillasses, les cordages… Prise par la fièvre, elle se demanda un instant si elle ne commençait pas à rêver. Mais non, ça y était enfin ! L’Eclat plongeait !
Gros Tom s’encordait précipitamment avec les blessés –y compris Karano qui était inconsciente. Ashä, elle, s’agrippa au bastingage, et regarda, fascinée, les grappins, les poutres et les échelles ennemis basculer dans le vide ou être sectionnés par la force de leur mouvement. Pendant un court instant, ils entrainèrent même le navire de ligne dans leur chute, dont le pont s’inclina dangereusement, ce qui fit tomber de nombreux soldats.
Sur l’Eclat, Leoda, à la faveur de la chute de gravité, donna un ultime coup d’épée qui fit basculer le Chevalier dans le vide, avant de courir empoigner une balustrade. Autour d’eux, les soldats Impériaux tentèrent de s’accrocher à ce qu’ils purent, mais les tireurs d’Hellshima prirent leur temps pour les éliminer, alors que les blessés et les fuyants perdaient pieds, tombant avec le navire des Corsaires.
On traversa les nuages. Ashä n’avait jamais rien vu d’aussi beau et dangereux. Ils flottaient tous, dans un instant irréel, arrachés à la gravité, fonçant droit vers ce qui pourrait être une mort certaine. Elle ferma les yeux. Elle avait confiance en Taylor.
Angora assista à leur chute, et resta accrochée. Lutter contre une force d’une telle violence fit crier de douleur chacun de ses muscles. Le Capitaine Sans-nom, à la barre, menait son navire vers le Contrebas, son manteau claquant au vent.
Et ils sortirent des nuages.
Le Contrebas était dégagé. Il n’y avait pas de Brume.
— Redresse ! cria-t-elle à Taylor.
— J’essaye ! répliqua-t-il, tirant sur toutes ses cordelettes, et braquant à fond la barre à roue.
Le Contrebas, désertique et absolu, venait à eux à une vitesse hallucinante. L’Eclat se mit à trembler, déchiré par deux forces contraires. Le pont vibrait, des planches sautaient, les cordages craquaient, et le Ballon à Voile était parcouru d’un bruit terrible, sur le point de se déchirer.
Les trois secondes que durèrent cet état de tension extrêmes parurent être des minutes pour les Corsaires. Angora fixait le nez de l’appareil, qui ne semblait pas vouloir se redresser, jusqu’à la dernière minute.
Là, par un appel d’air libérateur, le Ballon les arracha aux sols désolés du Contrebas. Le nez se redressa, la gravité revint, et tous retombèrent contre le pont.
Ils frôlèrent le crash, mais en rechapèrent.
…
Le Colonel d’Inquisition Hubert Viral Automne replia sa longue vue. Ainsi se terminait l’histoire des Corsaires de Taylor : écrasés en Contrebas.
Il refit les plis de son costume, et demanda à ses aides de camp de lui apporter un remontant.
— Colonel, lui demanda le Timonier, devons-nous envoyer nos navires en bas ?
— Les Brumes sont interdites aux mortels, Sergent, le sermonna-t-il. Les pirates ont été abattus, nous attendrons le matin et un temps clair pour aller récupérer leurs restes.
Le Timonier salua et disposa. Viral soupira, puis apostropha un autre gradé :
— Toi, là ! Amenez-moi l’Inquisiteur S. dès qu’il est disponible !
— C’est que, Colonel… On nous a signalé que l’agent S. menait l’assaut sur le navire Corsaire, on ne sait pas encore s’il a réchappé de sa destruction…
— Arrêtez de douter, s’impatienta l’Inquisiteur, et obéissez.
Sagaryn était un Dragon Impérial, et les rumeurs disaient de lui qu’il ne pouvait pas mourir. Dès qu’il serait revenu, ils pourraient reprendre leur traque de l’artefact, et ils commenceraient par fouiller l’épave de l’Eclat.
Une pensée triste lui vient : il aurait bien aimé s’amuser avec Yulia Mangora, mais c’était à présent une option éteinte… Il se lécha les babines en pensant à l’expression qu’aurait ce traître de Ford quand il apprendrait qu’ils avaient tués sa fille.
Un plaisir en compense un autre, comme on dit.
Viral claqua la porte de la salle des opérations, et se rendit à ses quartiers pour profiter des dernières heures de la nuit.
…
Yulia monta retrouver Angora.
Les deux filles se serrèrent dans les bras, toutes deux marquées par leurs épreuves. Ce ne fut qu’en cet instant que la Dragon remarqua la perle de plomb enfilée au collier de la petite. Mais l’heure n’était pas aux questions. L’Eclat était ravagé, abimé de toute part, et les Corsaires s’affairaient déjà à réparer les avaries tandis que Taylor pilotait d’une main tranquille.
La protectrice et la fille de l’Amiral se tinrent sur le bastingage arrière, alors que le navire voguait vers l’Ouest. Devant leurs yeux s’élevaient la base du Surplomb de Cathuba : un immense pilier de roche, montant sur des centaines de mètres. Senex aurait dit qu’il s’agissait là des restes d’une cheminée volcanique des anciens temps, lorsque l’eau s’était retirée du monde et que les vents avaient sculpté les Surplombs. Angora, elle, y voyait une œuvre d’art, quelque chose d’insaisissable dans son essence, et pourtant incroyablement beau.
La petite versa une larme. Elle quittait son monde, le monde de son enfance.
Avec Cathuba, elle laissait derrière elle son univers, et plongeait vers l’inconnu.
Elles se retournèrent, et considérèrent l’équipage. Taylor leur offrit un sourire compatissant, le premier qui sembla entièrement sincère à Yulia. Elle essuya ses joues, et les deux filles descendirent se reposer dans la calle.
Le voyage serait loin.
L’Amiral les attendait au Nouveau Monde.
fin de la partie 1 : Cathuba