L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes

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caribou33

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L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes

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de l'ouvrage: L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes

Chapitre XXIX du tome II

En cheminant un pied devant l’autre, deux jours après la sortie du bois, Don Quichotte et Sancho arrivèrent aux bords de l’ Èbre. La vue de ce fleuve causa un grand plaisir à Don Quichotte. Il contempla, il admira la beauté de ses rives, la pureté de ses eaux, le calme de son cours, l’abondance de son liquide cristal, et cet aspect charmant réveilla dans sa mémoire mille amoureuses pensées. Il se rappela surtout ce qu’il avait vu dans la caverne de Montésinos , car, bien que le singe de maître Pierre lui eût dit que ces choses étaient en partie vraies, en partie fausses, il s’en tenait plus à la vérité qu’au mensonge, bien au rebours de Sancho, qui les tenait toutes pour le mensonge même.
En marchant de la sorte, il aperçut tout à coup une petite barque, sans rames et sans aucun agrès, qui était attachée sur la rive à un tronc d’arbre.

Don Quichotte regarda de toutes parts, et ne découvrit âme qui vive.
Aussitôt, et sans plus de façon, il sauta à bas de Rossinante, puis donna l’ordre à Sancho de descendre du grison, et de bien attacher les deux bêtes ensemble au pied d’un peuplier ou saule qui se trouvait là.
Sancho lui demanda la cause de ce brusque mouvement, et pourquoi il fallait attacher les bêtes.

« Apprends, ô Sancho ! répondit Don Quichotte, que directement, et sans que ce puisse être autre chose, ce bateau que voilà m’appelle et me convie à y entrer pour
que j’aille par cette voie porter secours à quelque chevalier ou à quelque autre personne de qualité qui se trouve en un grand embarras. Tel est, en effet, le style des livres de chevalerie, et des enchanteurs qui figurent et conversent dans ces histoires.

Dès qu’un chevalier court quelque péril, dont il ne puisse être tiré que par la main d’un autre chevalier, bien qu’ils soient éloignés l’un de l’autre de deux ou trois mille lieues, ou même davantage, les enchanteurs prennent celui-ci, l’enlèvent dans un nuage, ou lui envoient un bateau pour qu’il s’y mette, et, en moins d’un
clin d’œil, ils l’emportent par les airs ou sur la mer, à l’endroit où ils veulent et où l’on a besoin de son aide.
Sans nul doute, ô Sancho
!
Cette barque est placée là pour le même objet, cela est aussi vrai qu’il fait jour maintenant, et, avant que la nuit vienne, attache seulement Rossinante et le grison, puis à la grâce de Dieu, car je ne manquerais pas de m’embarquer quand même des carmes déchaussés me prieraient de n’en rien faire.

- Puisque il en est ainsi, répondit Sancho, et que votre grâce veut à tout propos donner dans ce que je devrais bien appeler des folies, il n’y a qu’à obéir et baisser la tête, suivant le proverbe qui dit :
« fais ce qu’ordonne ton maître, et assieds-toi à table auprès de lui. »
Toutefois, et pour l’acquit de ma conscience, je veux avertir votre grâce qu’il me semble que cette barque n’est pas aux enchanteurs, mais à quelque pêcheur de cette rivière, où l’on prend les meilleures aloses du monde
. »

Sancho disait cela tout en attachant les bêtes, qu’il laissait à l’abandon sous la protection des enchanteurs, au grand regret de son âme. Don Quichotte lui dit :

« ne te mets pas en peine de l’abandon de ces animaux,celui qui va nous conduire par de si lointaines régions aura soin de pourvoir à leur subsistance.

- Je ne comprends pas ce mot de lointaines, dit Sancho, et ne l’ai pas ouï dire en tous les jours de ma vie.

- Lointaines, reprit Don Quichotte, veut dire éloignées.

Il n’est pas étonnant que tu n’entendes pas ce mot, car tu n’es pas obligé de savoir le latin, comme d’autres se piquent de le savoir, tout en l’ignorant.

-Voilà les bêtes attachées, dit Sancho, que faut-il faire maintenant ?

- " Que faut-il faire ? répondit Don Quichotte, le signe de la croix, et lever l’ancre, je veux dire nous embarquer et couper l’amarre qui attache ce bateau."

Aussitôt il sauta dedans, suivi de Sancho, coupa la corde, et le bateau s’éloigna peu à peu de la rive.
Lorsque Sancho se vit à deux toises en pleine eau, il se mit à trembler, se croyant perdu, mais rien ne lui faisait plus de peine que d’entendre braire le grison et de voir que Rossinante se démenait pour se détacher.

Il dit à son seigneur : « Le grison gémit, touché de notre absence, et Rossinante veut se mettre en liberté pour se jeter après nous.
Ô très-chers amis, demeurez en paix, et puisse la folie qui nous éloigne de vous, se désabusant enfin, nous ramener en votre présence.

À ces mots il se prit à pleurer si amèrement que Don Quichotte lui dit, impatienté :

« De quoi donc as-tu peur, poltronne créature ?

Pourquoi pleures-tu, cœur de pâte sucrée ?

Qui te poursuit, qui te chasse, courage de souris casanière ?

Que te manque-t-il, besogneux au milieu de l’abondance ?

Est-ce que par hasard tu chemines pieds nus à travers les monts

Riphées ?

N’es-tu pas assis sur une planche comme un archiduc, suivant le cours tranquille de ce fleuve charmant, d’où nous entrerons bientôt dans la mer immense ?

Mais nous devons y être entrés déjà, et nous avons bien fait sept ou huit cents lieues de chemin.

Ah ! si j’avais ici un astrolabe pour prendre la hauteur du pôle, je te dirais les lieues que nous avons faites mais, en vérité, si je m’y connais un peu, nous avons
passé déjà ou nous allons passer bientôt la ligne équinoxiale, qui sépare et coupe à égale distance les deux pôles opposés.


- Et quand nous serons arrivés à cette ligne que dit votre grâce, demanda Sancho, combien aurons-nous fait de chemin ?

- Beaucoup, répliqua Don Quichotte , car, de trois cent soixante degrés que contient le globe aqueux et terrestre, selon le comput de Ptolémée, le plus grand cosmographe que l’on connaisse, nous aurons fait juste la moitié, une fois arrivés à cette ligne que j’ai dite.

- Par Dieu, s’écria Sancho, vous prenez à témoignage une gentille personne : l’homme qui pue comme quatre, ou quelque chose d’approchant. »

Don Quichotte sourit à l’interprétation que donnait Sancho du comput du cosmographe Ptolémée.

Il lui dit :

« Tu sauras, Sancho, que les Espagnols et ceux qui s’embarquent à Cadix pour aller aux Indes Orientales regardent comme un des signes qui leur font comprendre qu’ils ont passé la ligne équinoxiale que les poux meurent sur tous ceux qui sont dans le vaisseau, et qu’on n’en trouverait pas un seul sur le bâtiment, le payât-on au poids de l’or.

Ainsi donc, Sancho, tu peux promener ta main sur une de tes cuisses, si tu rencontres quelque être vivant, nous sortirons de notre doute , sinon, c’est que nous aurons passé la ligne.


- Je ne crois rien de tout cela, répondit Sancho, mais je ferai pourtant ce que votre grâce m’ordonne, bien que je ne conçoive pas trop la nécessité de faire ces expériences, car je vois de mes propres yeux que nous ne sommes pas à cinq toises du rivage, et que nous n’avons pas descendu deux toises plus bas que ces pauvres bêtes .
Voilà Rossinante et le grison dans le même endroit où nous les avons laissés, et, prenant la mesure comme je la prends, je jure Dieu que nous n’avançons point au pas d'une fourmi.

- Fais, Sancho, dit Don Quichotte, fais la vérification que je t’ai dite, et ne t’embarrasse pas d’autre chose. Tu ne sais pas un mot de ce que sont les lignes, les parallèles, les zodiaques, les écliptiques, les pôles, les solstices, les équinoxes, les planètes, les signes, les degrés, les mesures dont se composent la sphère
céleste et la sphère terrestre.
Si tu connaissais toutes ces choses, ou même une partie, tu verrais clairement combien de parallèles nous avons coupés, combien de signes nous avons parcourus, combien de constellations nous laissons derrière nous.
Mais, je le répète, tâte-toi, cherche partout, car j’imagine que tu es plus propre et plus net à cette heure qu’une feuille de papier blanc. »
caribou33

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Re: La fameuse aventure de la barque enchantée

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