S.U.I - Special Units of Intervention [Young Adult / Contemporain / Action]

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louji

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Re: S.U.I - Special Units of Intervention [Young Adult / Contemporain / Action]

Message par louji »

Un petit chapitre qui fait écho à ce que Maria dit dans le précédent chapitre bonus et qui rappelle aussi les événements du recueil Love & Legacy !


- Guitare et poussière -

Entre les chapitres 8 et 9



Dimanche 12 juin 2022, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


L’éclairage faiblard du sous-sol les empêchait de percevoir la serrure dans la pénombre. Comme Ethan grimaçait en fouillant avec la clé, Jeremy enclencha la lampe-torche qu’il lui avait confiée avant de quitter l’appartement. Des volutes de particules s’agitèrent dans le faisceau jusqu’à ce que Jim le braque sur la serrure. Ethan y enfonça la clé pour de bon avant de forcer.
— Je viens tellement rarement que ça s’est grippé, remarqua ce dernier d’un ton préoccupé.
Il batailla encore quelques secondes avant qu’un « clac » libérateur s’élève dans le silence du sous-sol. Les garages se situaient sous la résidence où vivait son père. Un gain de place pratique en ville, mais contraignant pour l’accessibilité. Pour preuve, Ethan s’y rendait une à deux fois par an seulement.
Les rails devaient être aussi récalcitrants que la serrure, car l’homme eut un mal fou à soulever la porte métallique. Jeremy enfonça la lampe-torche dans la poche de son jogging pour lui venir en aide. Une série de couinements leur vrilla les tympans jusqu’à ce la porte soit calée sur les rails au-dessus de leurs têtes. Ethan récupéra la lampe-torche pour balayer le mur près de l’entrée. Après avoir trouvé l’interrupteur, il l’enclencha.
Rien ne se passa.
— Et merde.
L’injure s’échappa des lèvres d’Ethan avec tant de naturel que Jim en rit. Son père jurait rarement, ne se mettait pas en colère pour des broutilles et s’efforçait toujours de garder la tête froide. C’était rassurant de l’entendre dire des gros mots comme le reste de la famille.
— Désolé, ajouta Ethan après coup. On aurait dû prendre deux lampes.
— J’ai mon portable.
Jeremy activa la lampe-torche de son téléphone avant de la braquer devant lui. L’entrée du garage était inoccupée, on aurait pu y garer un deux-roues. Au fond s’entassaient des cartons, des vieux meubles et des étagères de rangement. L’adolescent s’était attendu à plus de bazar ou vielles affaires en attente d’être triées ou jetées.
— Fais attention où tu marches, souffla Ethan en le précédant vers le fond du garage.
Comme Jim était simplement venu pour lui prêter main-forte, il le laissa volontiers mener les opérations. Ethan commença par balayer toute la pièce de son faisceau, sans repérer ce qu’il cherchait.
— Je pensais la trouver directement, regretta l’homme en poussant un carton du pied. Elle doit être dans sa housse, normalement.
— T’es sûr que tu l’as pas donnée ? Ça fait quand même un bail que tu joues plus de ta guitare.
Ethan secoua la tête en décalant d’autres cartons pour dessiner un accès plus ou moins étroit vers le fond du garage. Il avait déjà les mains couvertures de poussière épaisse et collante.
— Jamais je l’aurais donnée. (Il se tourna vers son fils pour lui adresser un sourire de connivence, sans être certain qu’il le remarquerait dans la pénombre.) J’ai trimé des semaines à l’École pour me l’offrir. C’est l’un des rares trucs que j’ai possédés à titre personnel avant ma majorité.
Dans son dos, Jeremy fit la moue en zieutant ce qui l’entourait. Certains meubles, trop encombrants pour l’appartement de son père, étaient entreposés ici. Ce devait être le mobilier de leur ancienne maison, celle qui était à moitié partie en fumée. Il n’imaginait sinon pas pourquoi son père aurait acheté tout ça sans pouvoir s’en servir.
— J’ai arrêté de jouer après l’incendie, reprit Ethan et Jim frissonna du lien avec ses propres pensées. Mais je suis sûr et certain de l’avoir rangée ici.
Pendant que l’homme déplaçait cartons et petits meubles pour fouiller le débarras, Jeremy s’approcha de l’une des étagères. Elle était remplie de dossiers et classeurs. De la paperasse administrative ? Ethan était protocolaire sur certains sujets, l’adolescent n’aurait pas dû être surpris qu’il conserve autant de documents.
Jim s’empara d’un classeur au hasard, frotta le dos pour en lire l’étiquette.
« Photos 1992 – 2000 »
Persuadé qu’il venait de tomber sur un trésor, Jim s’assura que son père ne remarquait pas son manège. Il n’eut aucun souci à se faire : Ethan était penché par-dessus un buffet, à fouiller ce qu’il se cachait derrière.
— On va la retrouver, mon grand, lança-t-il, sa voix étouffée par sa position courbée. Je comprends que tu veuilles essayer la guitare électrique. C’est quand même différent de la guitare sèche.
Pour ne pas alerter son père, Jeremy lui répondit de manière évasive. Ses parents lui avaient acheté une guitare pour fêter son anniversaire avec quelques mois de retard. En remarquant qu’il maîtrisait déjà bien l’instrument, Ethan lui avait proposé de lui donner sa vieille guitare électrique.
Mais il y avait à priori d’autres trésors dans ce garage. En s’efforçant à la discrétion, Jeremy déposa le classeur sur une vieille commode poussiéreuse. Il cala son téléphone sur l’étagère, la lumière orientée vers le meuble, et commença à tourner les feuilles plastifiées. Une page de garde manuscrite énonçait sobrement « Photos de l’école de S.U.I – Années 1992 à 2000 »
Il se prit comme un coup de poing au plexus en découvrant les premières photos. S’il se fiait aux années, Ethan devait avoir dix ans sur celles-ci. Il en paraissait moins. Ou beaucoup plus. Son regard était fuyant, comme celui d’un jeune enfant peu habitué aux objectifs. Et quand il parvenait à regarder la caméra, ses yeux n’étaient pas ceux d’un garçon qui n’est pas encore entré au collège. D’une écriture fine et précise, Ethan avait agrémenté certaines photos de brèves indications. Sous l’une d’elles, où il présentait une mine défaite, était noté « 1er jour au foyer après le départ de la maison ». Le cliché d’à côté le montrait avec Edward. « Quand Ed m’a rejoint au foyer après l’hôpital ». Si celui-ci n’avait pas eu la jambe dans le plâtre, Jeremy aurait été incapable de les différencier. Ils se ressemblaient encore plus dans l’enfance qu’à l’âge adulte.
En dessous, on les voyait de nouveau côte à côte. Jeremy reconnut sans mal la pièce où ils avaient été photographiés : la salle d’attente de la direction à l’École. Là, son père avait commenté un simple « 1ère photo de nous à l’école de S.U.I ». Sur celle d’après, Jim ne put s’empêcher de retrouver le sourire. Mike n’avait pas attendu le XXIème siècle pour prendre des selfies. Dans un angle aussi douteux que la qualité de l’image, Michael s’était pris en photo, les jumeaux derrière lui : « 1er selfie de Mike ».
Et, page après page, Jeremy fit défiler la vie de son père à l’École. Il le vit passer d’un garçon timide et discret à un adolescent narquois et provocateur. Ses sourires réservés et ses yeux fuyants laissèrent place à des grimaces et des gestes obscènes. Les clichés n’étaient pas nombreux : moins d’une dizaine par année de scolarité. En dehors de son groupe d’amis, il n’y avait eu personne pour le photographier.
Ethan avait conservé les photos plus officielles utilisées pour son dossier scolaire. Jim se fia à celles-ci pour le voir grandir année après année. Pas de grimace, pas de doigt d’honneur, pas de langue tirée ou de clin d’œil. Rien qu’un garçon en train de devenir un jeune homme, an après an. En dehors de ses traits qui s’affirmèrent, de son regard qui s’éclaira, pas de changement notable. Depuis tout jeune, Ethan avait conservé ses courts cheveux bruns et un style vestimentaire décontracté.
— Jem ?
Conscient que ça ne devait pas être le premier appel de son père, Jim grimaça. Avec une moue penaude, il releva le nez du classeur. Ethan avait passé la housse d’une guitare à son épaule. Avec une expression perplexe, il déplaça sa lampe jusqu’au classeur encore ouvert.
— Oh, tu es tombé là-dessus.
Ethan s’avança jusqu’à lui, fit basculer la guitare pour la caler contre la commode.
— C’est tout bon ? lâcha Jeremy dans l’espoir de détourner le sujet de sa trouvaille. Elle est en bon état ?
— On regardera à l’appartement, sous une vraie lumière, répondit l’homme sans quitter le classeur des yeux. Tu as trouvé ça où ?
— Juste ici.
Ses joues à présent chaudes, Jim recula de quelques pas. Dire qu’une semaine plus tôt, Maria lui avait suggéré de demander à Mike ou Ethan de lui parler de leur adolescence. En tombant sur le classeur, Jeremy n’avait pas pu s’empêcher d’y jeter un œil. Et il s’en sentait vaguement coupable.
— La vache, fit son père après quelques secondes à feuilleter les pages. Ça me rajeunit pas. Bon sang, quand je pense que j’avais ton âge, là…
Il venait de glisser les doigts sur des photos du milieu du classeur. Avec un sourire aussi doux que triste, il extirpa l’un des clichés de la feuille plastifiée.
— Tiens, me voilà avec la guitare.
Comme Ethan lui tendait la photo, Jim s’avança de nouveau. Pas de réprimandes. Pas de regard désapprobateur ou de claquement de langue agacé. Il s’en sortait bien, finalement.
— Je vous reconnais, Mike et toi, commenta Jeremy, la lampe de son téléphone orientée sur la photo. Mais c’est qui la fille ?
— Grace. On sortait ensemble à l’époque.
Grace, la maman de Jason et la marraine de Thalia. Jim passa de côté l’information qu’il jugea embarrassante et observa le cliché encore quelques secondes. Son père était assis au bord d’un lit d’une chambre de l’internat, son instrument sous le bras. Grace était calée contre son épaule, un doux sourire aux lèvres. Quant à Mike, il s’était assis à même le sol et adressait un V des doigts à la caméra.
— Et tu as pas de photo avec maman ?
Ethan secoua la tête avec un sourire gêné avant de récupérer la photographie.
— Non, on ne se fréquentait pas. Elle a un an de moins, donc on se croisait pas en cours et je la connaissais pas personnellement. Je pense qu’Edward lui a plus parlé que moi à l’époque.
Cette fois, Jeremy afficha clairement une expression déroutée. Il peinait à emboîter ces informations dans son esprit et à les faire concorder avec les images qu’il avait des adultes en question. Face à son air confus, voire dubitatif, Ethan rit tout bas.
— Ça doit te faire bizarre. En réalité, j’ai commencé à fréquenter ta mère deux ans après mon diplôme.
Jim haussa les épaules ; il connaissait vaguement la suite. Ses parents avaient fini par s’installer ensemble dans l’appartement que son père occupait encore aujourd’hui. Puis il avait débarqué dans leur petite vie tranquille. Comme le désir d’un deuxième enfant pointait le bout de son nez, Maria et Ethan avaient quitté le petit appartement citadin pour une maison de banlieue. Sa sœur était née quelques semaines plus tard.
Et tout était parti en cendres.

Jeremy déglutit, traversé de frissons. Des images acides et brûlantes envahissaient son esprit. Son dos le démangeait. Le souffle court, il opéra un demi-tour et s’éloigna dans l’allée principale. L’air chargé de poussière et d’humidité ne lui fit pas grand bien.
— Jem ? l’appela son père depuis le garage. Ça va ?
— Ouais, ouais.
Pendant que Jeremy frottait ses bras pour chasser la chair-de-poule, il se demanda s’il arrêterait un jour de mentir à Ethan. Avec Maria, c’était différent. Elle connaissait son parcours, ses failles, ses angoisses. Avec Ethan, il avait tout juste abordé le sujet, un an et demi plus tôt. Et il avait encore bien trop l’impression qu’ils étaient des inconnus pour s’en ouvrir librement auprès de lui.
— Tu es sûr ?
Jeremy n’avait pas entendu l’homme arriver. La guitare était de nouveau accrochée à son épaule. Et, à sa surprise, il avait glissé le classeur sous son bras. Jim se précipita sur cette distraction.
— Tu le prends ?
— Oui, j’aimerais montrer les photos à Thalia. (Un sourire peiné étira les lèvres de l’homme.) Elle a tellement peu de souvenirs de notre vie avant l’incendie. Et la seule photo qu’elle a vu de moi pendant des années, c’est celle que vous aviez dans la cuisine à Seludage.
Jim se retint d’asséner qu’il avait à peine plus de souvenirs que sa sœur. Agé de tout juste cinq ans au moment de l’incendie, Jeremy avait conservé quelques images brumeuses de son père pendant son enfance. Pas assez pour ne pas être décontenancé quand ils s’étaient retrouvés.
Sans compter que Thalia était à présent bien plus proche d’Ethan que lui. Même si cela, Jim ne pouvait le reprocher qu’à lui-même et à ses émotions embrouillées par des années de machinations et secrets de famille.
— Au fait, j’ai enlevé celle-ci du classeur… si tu veux la garder. Comme il y a Mike en gros plan dessus, je me suis dit qu’elle te plairait.
Lèvres plissées de méfiance involontaire, Jeremy récupéra la photo. Comme promis, Michael était au cœur de la photo. Bras dessus-dessous avec Ethan, ils souriaient tranquillement à l’objectif.
— Mike a quand même bien changé, murmura l’adolescent en abaissant ses murailles. Il a tellement l’air gamin sans sa barbe.
Ethan acquiesça d’une voix légère avant de noter le trouble sur le visage de son fils. Il tendit la main pour lui presser l’épaule.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien. C’est juste que… ça me fait bizarre. J’ai l’impression de pas te connaître vraiment. Sur les photos, tu… on dirait que tu détournes l’attention de quelque chose. Et, plus les années passent, moins tu as de photos avec Edward. Vous avez commencé à vous éloigner à cette époque ?
Derrière son expression maussade se cachait plus de déduction qu’Ethan ne l’aurait cru. Il ajusta la position du classeur sous son bras avec un soupir.
— C’est à cette époque, oui. Petits, on était le cliché des jumeaux fusionnels. Puis on est devenu ados, on a développé nos propres goûts musicaux, vestimentaires, etc. On a changé, on s’est affirmé chacun de notre côté et… il y a eu des différends, des choses qu’on a pas pu se pardonner l’un et l’autre et on a fini par quasiment plus se parler.
La moue renfrognée de Jim ne le quittait plus. Sans oser regarder son père dans les yeux, il maugréa d’un ton amer :
— Si vous vous étiez pas autant éloignés, on aurait évité toute la merde d’il y a deux ans.
La remarque enfonça un clou entre les poumons d’Ethan. En dehors des reproches, il y décela plusieurs sous-entendus. Sans le plan tordu d’Edward, Jim, Maria et Thalia auraient continué paisiblement leur vie. Il n’y aurait jamais eu d’enlèvement, de vies suspendues et morcelées, de Ghost Society et de secrets familiaux qui volent en éclats. Il n’y aurait pas non plus eu de retrouvailles avec ses enfants.
— Je sais, Jeremy. J’ai une part de responsabilité dans ce qui s’est passé. Je me suis tellement éloigné dans le désir de vous protéger, Thallie et toi, que j’en ai perdu de vue d’autres choses.
Son fils émit un grognement étouffé en guise de réponse. Comme l’adolescent ne disait plus rien, Ethan se tourna pour baisser la porte du garage. Une fois la serrure récalcitrante de nouveau verrouillée, ils prirent le chemin du retour.
Dans les escaliers qui les ramenaient à l’immeuble d’Ethan, Jim ne décrochait pas les yeux de la photo. Il était plus touché par l’attention qu’il ne voulait le montrer. C’était la première fois qu’on lui confiait une photographie comme ça. D’autant plus qu’il y avait les deux hommes qu’il considérait comme ses figures paternelles dessus. Le père de cœur qui avait toujours été là. Celui de sang avec lequel il renouait, jour après jour.
— Merci, au fait.
Ils venaient de grimper les premières marches en direction des étages. Jim s’empourpra à l’idée qu’il avait laissé son père se tordre dans la poussière pour lui dénicher sa vieille guitare sans même le remercier. Ni pour ça, ni pour la photo.
— Pas de soucis, Jem, ça me fait plaisir.
Jeremy pencha le nez sur le cliché une nouvelle fois pour masquer son embarras. Quand il se trouvait avec Ethan, ses pires penchants ressortaient. La méfiance, la véhémence, l’égoïsme. Spontanément, il était incapable de l’affection, de la tendresse et de la confiance qu’il dédiait à Maria, Thalia ou Mike. Une part de lui le regrettait, une autre en avait honte et une dernière assurait que c’était justifié.
Comme ils parvenaient au deuxième étage, Jeremy leva le nez de sa photo. Pendant qu’Ethan tournait les clés dans la serrure, il s’amusa à comparer l’homme qui se tenait devant lui et l’adolescent figé sur du papier glacé. Sa silhouette s’était affirmée et épaissie, ses traits s’étaient marqués, ses cheveux s’étaient parsemés de gris. Son regard aussi avait quelque peu changé.
S’étant figé sur le pas-de-porte, Ethan lui adressa un haussement de sourcil inquisiteur. Jim se ressaisit avec une grimace, glissa derrière la porte avant de refermer derrière lui, le cœur battant la chamade.
Son attitude avait dû attirer l’attention de sa sœur, car Thalia s’extirpa du canapé pour venir passer les bras autour de sa taille.
— Ça va, Jimmy ?
Jim leva les coudes pour se contorsionner et se positionner face à sa sœur. Il pressa les paumes des deux côtés de son visage pour écraser ses joues et sourit.
— Ouais, t’inquiète, p’tit clown. Papa a retrouvé sa guitare.
Les paupières de sa sœur se plissèrent. Avant que Jeremy ait pu réaliser, elle lui chipa ce qu’il retenait au creux de sa main et recula en sécurité derrière leur père. Déclarant sa défaite avant même de chercher la bataille, Jim roula des yeux et s’adossa à la porte.
Un rire généreux éclata dans la petite cuisine, où Thalia s’était perchée sur une chaise, la photo sous son nez.
— Mike, il a une tête de bébé !
— Et pourtant il faisait déjà plus d’un mètre quatre-vingt-dix, commenta Ethan en passant un coup de chiffon sur la housse de guitare grisâtre de poussière.
— Papa, toi aussi t’as une tête de bébé, répliqua Thalia sans se laisser démonter.
Un œil fermé et l’autre plissé, la jeune adolescente leva la photo à hauteur du visage de son frère. Après une série de grimaces, elle déclara d’un ton qui ne souffrait aucune répartie :
— Tu ressembles vraiment à papa.
Jeremy n’avait certainement pas besoin du rappel, le miroir le lui confirmait tous les matins. Avec un soupir, il retira ses baskets et rejoignit sa sœur et son père dans la cuisine. Ethan avait terminé de dépoussiérer la housse. Il tira une chaise pour s’installer correctement le temps d’extirper l’instrument de sa protection. La housse avait joué son rôle : le manche et la caisse étaient visiblement en bon état. Des éraflures étaient visibles ici et là, mais elles relevaient du passage du temps plutôt que de dégâts causés lors de son stockage. D’un mélange classique de noir et de blanc, elle avait la particularité d’être mate plutôt que brillante.
— Trop belle, souffla Jim en quittant pour de bon sa moue boudeuse.
— Waouh, lâcha Thalia en grimpant à moitié sur la table pour une meilleure vision. T’as appris à jouer avec cette guitare ?
— Oui. (Ethan passa une main délicate sur le manche, l’air ailleurs.) Bon, il faut sûrement un petit coup de nettoyage, changer les cordes et vérifier que les branchements fonctionnent.
— Je m’en occuperai, lui assura Jim en s’accroupissant pour observer la guitare de plus près. Tu l’as déjà retrouvée dans la garage, je vais faire le reste.
Comme les yeux de son fils se remplissaient d’étincelles enthousiastes, Ethan se leva et l’invita à s’asseoir à sa place. Ni une ni deux, Jeremy se laissa tomber sur la chaise et récupéra l’instrument. C’était si différent de la guitare sèche. Moins encombrant, mais plus lourd. Il fit glisser ses doigts sur les cordes ternies par les années, bidouilla les mécaniques par automatisme avant de relâcher un souffle fébrile. Passer à la guitare électrique était une nouvelle étape dans son apprentissage de la musique. Et, comme pour la première fois où Rebecca lui avait confié son instrument acoustique, il se sentait aussi impatient qu’apeuré.
— Je pourrais t’apprendre les bases, si tu veux.
Avec un clignement des paupières, Jim réintégra la cuisine, réalisa que sa sœur et Ethan ne l’avaient pas quitté des yeux une demi-seconde. Il rougit de son égarement avant de hocher la tête. La gorge nouée, l’adolescent se força à bredouiller :
— O-Oui, je veux bien.
Un sourire apaisé étira les lèvres d’Ethan. Il quitta son fils des yeux lorsque Thalia lui tira sur la manche. Elle avait braqué ses pupilles brillantes sur lui, l’air concentré.
— Oui, ma puce ?
— T’es tout plein de poussière, papa.
Elle bondit sur une chaise, arrachant à l’homme quelques battements de cœur inquiets, pour passer une main sur son crâne. Un rire narquois s’échappa de ses lèvres.
— T’as même des toiles d’araignées dans les cheveux, berk.
Ethan soupira, fit descendre sa fille de la chaise puis se tapota la tête. Des filaments vaporeux lui restèrent entre les doigts. Après s’être frotté le nez et le front, ses ongles revinrent gris.
— Je vais aller prendre une douche. (Il tapota le classeur qu’il avait posé plus tôt sur la table.) Si tu veux voir plus de photos de Mike et moi avec nos « têtes de bébé » tu en as plein dedans, Thallie.
— Génial !
Une fois sa fille penchée sur l’album photo et son fils sur sa guitare, Ethan se dirigea vers la salle de bain. Ses enfants finiraient par avoir sa peau, un jour.



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Dernière modification par louji le dim. 24 nov., 2024 10:03 am, modifié 1 fois.
louji

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Re: S.U.I - Special Units of Intervention [Young Adult / Contemporain / Action]

Message par louji »

Je sais qu'on a pas beaucoup vu le duo Alex/Dimi dans le T2 et ils reviendront plus en force dans le T3. D'ici là, je vous laisse avec un bonus Alex-Jim.


- Recrue et recruteur -

Entre les chapitres 9 et 10



Mercredi 6 juillet 2022, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


Jim suffoquait sur son vélo. Un après-midi estival sans pitié s’écrasait sur le centre-ville. Et plus il approchait des tours qui s’élevaient au-dessus des bureaux d’entreprise et des chics immeubles d’habitation, moins il croisait de verdure.
Un feu rouge lui accorda une courte pause pendant laquelle il consulta son portable pour s’assurer qu’il prenait la bonne direction. Plus que trois croisements avant sa destination. Jeremy chassa la sueur de son visage avec le col de son t-shirt – noir, mauvais choix – puis repartit.
Il haletait inhabituellement lorsqu’il plaça l’antivol de son vélo, quelques minutes plus tard. Il ne s’était pas encore réacclimaté à la météo californienne. Coincé dans les bâtiments climatisés du centre de formation de la Ghost, Jim n’avait mis le nez dehors que pour ses escapades en compagnie de Rebecca. Et le climat d’un parc national n’avait rien à voir avec un centre-ville californien en plein été.
Avant de se rendre à son point de rendez-vous, Jim extirpa sa gourde de son sac-à-dos pour la vider de moitié. Après quoi, il essuya la sueur rémanente sur son front avec un mouchoir. Les yeux plissés à cause de la lumière, il traversa la rue jusqu’à la tour qui s’y dressait. Grâce à ses nombreuses fenêtres, elle miroitait à en agresser les rétines. Planté face aux imposantes portes vitrées, Jeremy grimaça. Ce n’étaient plus seulement la chaleur et l’effort qui lui coupaient le souffle. C’était la première fois en dix ans qu’ils mettaient les pieds au siège de S.U.I.
L’adolescent s’engouffra par les portes battantes avant que l’angoisse prenne le pas sur ses pensées. La clim déposa un voile frissonnant sur sa peau chauffée par le soleil. Alors qu’il progressait vers le comptoir d’accueil d’un blanc nacré, Jim nota la sobriété du hall d’entrée. La hauteur sous plafond mettait en valeur d’imposants lustres contemporains et des murs où grimpaient des plantes d’intérieur. On ne pouvait s’empêcher de se sentir petit en pénétrant ici.
Soudain mal à l’aise, Jeremy répéta mentalement plusieurs fois son discours. À deux mètres du comptoir, il farfouilla sa poche pour en extirper la carte de scolarité temporaire fournie par l’École. Son admission à la deuxième session d’examens lui avait permis d’obtenir plusieurs papiers, mais il lui en manquait encore pour finaliser son inscription. C’était l’objectif de sa venue au siège de S.U.I – même si Jeremy se serait bien passé de cette étape administrative.
— Bonjour.
La secrétaire installée derrière le comptoir l’avait précédé dans les salutations. Jim avala péniblement sa salive puis marmonna :
— Bonjour, j’ai rendez-vous avec l’agent Maas.
— Oui, votre nom s’il vous plaît.
Comme il le déclinait, la femme fouilla le planning des rendez-vous externes sur son ordinateur. Après une brève vérification, elle adressa un sourire poli à l’adolescent.
— Vous avez la feuille d’admission ou la carte scolaire temporaire de l’École, M. Wayne ?
Jeremy tressaillit. M. Wayne. C’était bien la première fois qu’on lui servait du monsieur. Il étouffa l’envie pressante de rire et plaqua sa carte sur le comptoir. La secrétaire s’en empara, effectua de nouvelles saisies sur son clavier puis lui rendit.
— Très bien, c’est tout bon pour moi. (Elle lui indiqua du bras une zone d’attente avec sofas et fontaine à eau.) Je vous laisse attendre l’agent Maas là-bas, il va venir vous chercher.
— OK. Merci, madame.
Jim se força à pincer les lèvres de crainte qu’on l’entende pouffer dans le silence du hall d’entrée. Tout était si formel, ici. Noir et blanc, minimaliste, un peu froid, mais pas trop. Juste ce qu’il fallait d’œuvres murales, de tableaux, de plantes, pour conserver un pseudo aspect accueillant.
À l’image d’Alexia Sybaris, fondatrice de S.U.I et génitrice de son père.

Jeremy avait rempli deux gobelets d’eau et feuilleté nerveusement quelques magazines sans grand intérêt. Que fabriquait Alex ? C’était lui qui avait donné l’heure, dans un premier temps. Agacé, Jim se leva et tourna nerveusement dans l’espace d’attente. Il n’appréciait pas ce calme, cette formalité, cette froideur.
Le passage de deux employés engagés dans une discussion animée lui offrit une brève distraction. Puis ce fut de nouveaux le silence. Dépité, Jim se laissa choir sur le sofa et se tourna face au couloir qui menait aux escaliers et à l’ascenseur.
Cinq minutes plus tard se présentait un Alexander aussi nonchalant que d’habitude. Jeremy éprouva un vague élan de peine à l’égard de son recruteur : malgré la chaleur, il était vêtu d’une chemise à manches longues et d’un pantalon noir. Il avait quand même délaissé la cravate à l’effigie de la A.A.
— Salut, p’tit punk, lâcha Alex en s’arrêtant à sa hauteur, les mains dans les poches.
— Salut, Alex. T’es en retard.
— Excusez sa majesté, grinça l’homme en plissant ses yeux noisette. Jim Pierce serait-il en train de monter sur ses grands chevaux ?
Non sans rouler des yeux, Jeremy se leva en s’emparant de son sac-à-dos.
— T’es encore là-dessus ?
— Ouais, grommela Alexander d’un air renfrogné. Si tu m’avais dit ton vrai nom dès le début, je t’aurais sûrement retrouvé dans les bases de S.U.I. J’aurais fait les liens et je me serais jamais retrouvé embarqué dans cette histoire de Recrues.
Le visage de l’adolescent se ferma tandis que l’homme l’entraînait vers la sortie. Alex avait toujours été honnête : c’était par dépit qu’il avait recruté Jim. Parce que Dimitri l’avait vivement incité à le faire et parce qu’il y trouvait des avantages professionnels. La situation personnelle de Jeremy à l’époque – qu’il se retrouve sans nouvelles de sa famille – n’avait été qu’une épine dans le pied de l’homme. Une blessure qui s’était infectée, avait gêné Alex jusqu’à ce qu’il plie pour l’adolescent. C’était dans cette faille que Jim s’était engouffré pour manipuler son recruteur et l’impliquer malgré lui dans son deal avec Edward.
Malgré leur désir mutuel de revenir sur des bases plus saines, ces événements restaient amers dans leur esprit. Amenaient parfois des pensées intrusives à propos de la stabilité de leur collaboration.
— Ça te dirait qu’on se pose dans un café pour les dernières broutilles ?
Jim avait suivi Alex sans trop se poser de questions. Il acquiesça, soulagé de ne pas rejoindre les bureaux de la section d’Alexander. L’adolescent ne se sentait pas encore en mesure d’affronter le malaise qui l’envahissait à l’idée que sa famille possède en majeure partie l’agence de S.U.I.
— T’as toutes les feuilles qu’on doit remplir ?
— Ouais, dans mon sac. (Jim jeta un œil à son vélo, fondu dans la masse des bicycles sur le parking dédié.) On peut éviter de trop s’éloigner ? J’ai laissé mon vélo ici.
— T’inquiète, je t’emmène pas loin, gamin. Y’a un café que j’aime bien à l’angle de la rue.
Dans son dos, Jim fronça le nez. Gamin. Ça non plus, il ne l’était plus vraiment. Quinze ans, c’est trop vieux pour être un enfant. Trop jeune pour être adulte, aussi. Assez pour être presque aussi grand qu’Alex. Loin d’être suffisant pour l’égaler en assurance et en prestance.
Gamin, peut-être un peu, alors.
À la prochaine intersection, Jim suivit Alexander sur le passage piéton puis sous le porche d’un petit café aux murs enduits à la chaux. Une ardoise calée contre la vitrine leur annonçait les suggestions du jour. Une partie était rédigée en alphabet cyrillique.
— C’est un café à thème ?
— Oui et non. Le patron est juste fan de la culture russe.
Jeremy s’arracha à la contemplation de la carte pour suivre son recruteur à l’intérieur. Un fond musical dans une langue qu’il ne comprenait pas tournait dans la salle de restauration. Une demi-douzaine de petites tables complétait des banquettes et coins cosy débordant de coussins. Les poutres apparentes au plafond étaient assaillies de paysages et villes enneigés en sépia et d’affiches écrites en russe.
Alex indiqua une table à l’adolescent puis se dirigea vers le bar. Jim obéit sans rechigner et étala le contenu de son sac sur le plateau. Le temps qu’il trie les feuilles par sections, Alex revint avec deux mugs fumant.
— Je t’ai pris un chocolat chaud.
— Tu me prends vraiment pour un gamin.
— Quoi, t’aimes le café maintenant ? le nargua Alexander en levant sa boisson.
— Nan. (Jim récupéra son mug, nez plissé.) Merci.
Il goûta avec prudence le chocolat, grimaça. Bien trop chaud, surtout avec la climatisation qui ne fonctionnait pas bien dans la salle de restauration. En face de lui, Alexander déboutonna les premiers boutons de sa chemise. Une chaîne à maillons fins luisait contre sa clavicule.
Curieux, Jim poussa de côté sa boisson et inspecta le collier. Si pendentif il y avait, il disparaissait sous le tissu de la chemise.
— Qu’est-ce que tu mates, p’tit punk ?
— Ton collier, répondit l’adolescent sans détour. Je me rappelais pas que t’en avais un.
Par automatisme, Jim tira sur le sien, glissé comme d’habitude sous le col de son t-shirt. Pendant qu’il roulait les perles jumelles entre ses doigts, Alex délogea son bijou. Au bout brillait bel et bien un pendentif : un anneau en or finement ouvragé.
— Bague de mariage, expliqua Alex en perdant sa moue moqueuse.
Comme un coup de poing dans la gorge de Jim. Il laissa tomber son collier, manqua renverser son mug en écartant le bras dans un geste brusque.
— Tu t’es marié ?
— Oui. Tu te rappelles de Lauren ?
— Mais oui ! Vous étiez fiancés.
— Eh bien, on est passé à l’étape d’après, souffla Alex avec l’ombre d’un sourire narquois.
Stupéfait, Jeremy dévisagea l’anneau, Alex, puis l’anneau encore une fois. Il peinait à y croire. Plus que ça, il est était gêné. Presque blessé. Un peu coupable. De ne pas avoir interrogé son recruteur à ce sujet plus tôt. D’avoir raté cet événement, coincé entre les serres de son oncle.
— Vous avez fait une giga fête ?
— Pas du tout, ricana Alexander en laissant retomber son collier. Petit comité seulement. Lauren et moi, on était d’accord là-dessus. Nos familles proches respectives, nos meilleurs amis et basta. On a trouvé un joli domaine à l’extérieur de la ville, assez grand pour trente personnes. Puis on a célébré ça tranquillement.
Un sourire avait pointé sur le visage de Jim. Le mariage, ça ne lui parlait pas franchement. Ses parents n’avaient jamais franchi le pas et sa grand-mère était divorcée. Ça ne l’empêchait pas d’imager une belle villa décorée, des bouquets de fleurs, un banquet ravissant et son recruteur au bras de la femme qu’il aimait. C’étaient des images simples, sereines.
— J’suis content pour toi, Alex. (Jeremy accentua son sourire pour chasser les regrets qui s’attardaient dans son cœur.) Dimitri et Ryu y étaient ?
— Ouais, bien sûr.
Alex avala une gorgée de café, rangea la chaîne et l’anneau en sécurité sous le col de sa chemise.
— Je le porte pas à la main, j’ai trop peur de le perdre ou de l’abîmer sur le terrain.
Coincé entre la joie et la peine, Jim poussa les feuilles vers son recruteur. Une part de lui était attristée que leur relation reste froidement professionnelle. Et il était trop intimidé pour imaginer une évolution différente.
— Voilà, je t’ai tout trié.
— Top, merci.
Alex lança quelques mots en russe en propriétaire du bar. Jim resta interloqué une demi-seconde. Il avait même oublié que son recruteur avec appris cette langue, notamment pour collaborer avec Dimitri.
Le gérant s’avança vers leur table avec un mince sourire, stylo et gomme en main. Ils échangèrent quelques paroles en russe avant qu’il retourne derrière son bar.
— Vous avez dit quoi ? chuchota Jim en se penchant.
— Rien de folichon. On a parlé de la météo. Il apprend le russe depuis quelques années et il sait que je le parle. Quand on vient avec Dimi, on l’aide à s’entraîner.
— OK, c’est cool.
Alexander plongé dans la lecture des documents, Jim récupéra son mug de chocolat chaud. Buvable, cette fois.
Le temps d’avaler quelques gorgées, entrecoupées par les questions d’Alex, Recrue et recruteur avaient quasiment terminé de remplir les feuilles. Alex retint son stylo au-dessus de la case de la signature finale, adressa un rictus à l’adolescent.
— Alors, toujours partant pour être ma Recrue ?
— Bah oui.
— Tu promets de faire des efforts, de pas t’embrouiller avec les Réguliers ?
Comme un ombre tombait sur le visage de Jim, Alex ricana puis apposa sa signature.
— Je plaisante. (Tandis qu’Alexander lui retournait le document et le stylo, il ajouta plus doucement : ) Et même s’il t’arrive des problèmes, je suis là.
Jim s’empara du stylo de la main gauche, griffonna un semblant de signature dans la case qui lui était destinée. Son cœur lui remontait dans la gorge.
— Pour de bon, cette fois, ajouta son recruteur en lui serrant l’avant-bras. Je te le promets, Jeremy.
Le concerné finit par acquiescer, même si une lueur prudente dansait toujours dans son regard. Avec une expression satisfaite, Alexander rassembla les feuilles et les rendit à l’adolescent.
— Eh bien, content d’être à nouveau ton recruteur, Jim Pierce.
— Oh, arrête.
— Pardon, Jeremy Michael Wayne… Sybaris Hunt ? Comment je dois t’appeler ?
— P’tit punk, c’est très bien.
Un franc sourire scinda en deux le visage d’Alex. Il observa l’adolescent d’un air pensif pendant qu’il rangeait les documents dans son sac. Même s’il avait indéniablement mûri et pris en assurance, Alexander le sentait à fleur de peau. Instable, avide d’approbation, de repères. Son soutien à l’École ne serait vraiment pas de trop.
Une notification se déroula sur l’écran de son portable. Lauren.
« Ton rendez-vous avec Jeremy se passe bien ? Propose-lui de manger à la maison ce soir, ça me ferait plaisir de le rencontrer ! »
Alex prit le temps de réfléchir, échangea un regard avec Jim. En l’invitant chez lui, il lui ouvrirait les portes de sa vie personnelle, de son havre d’intimité.
— Y’a un problème ?
— Non. (Alex soupira, croisa les bras.) Laure te propose de manger à la maison ce soir.
Des étincelles s’éveillèrent dans les yeux vairons de l’adolescent. Un gamin, de nouveau. Le gamin qu’il n’avait jamais vraiment pu connaître, à l’époque de leur rencontre. Il était alors aux abois, sur la défensive, embrouillé par l’angoisse et la confusion. Alexander n’avait qu’entraperçu l’adolescent plus apaisé, passionné par la musique, loyal jusqu’aux os, affectueux avec ses proches que Jim était en privé.
— Ce serait super cool, souffla Jeremy en masquant difficilement un sourire enthousiaste.
Puis Alex se rappela que, un an et demi plus tôt, il n’avait jamais autorisé Jim à construire un pont entre leurs berges. L’avait sciemment laissé à distance de sécurité, de peur de s’empêtrer dans la boue entre les deux rives. Il ne lui avait accordé aucune des sorties en ville, des invitations à dîner ou des séances de cinéma que Dimitri avait proposées à Ryusuke.
— Je t’envoie mon adresse par message, lâcha Alexander avant de changer d’avis. Te tracasse pas à amener quelque chose, on va gérer avec Lauren.
— Merci beauco…
— Sois à l’heure, l’interrompit Alexander pour masquer l’embarras qui le gagnait. Dix-neuf heures trente. Allez, je retourne bosser. À tout à l’heure, p’tit punk.
Alex termina son café d’une rasade, abandonna un billet de dix dollars sur la table avant de saluer le patron en russe. Jim resta un moment planté sur sa chaise, une vague de chaleur le traversant de la tête aux pieds. Et ce n’était pas le chocolat chaud.



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Un p'tit chapitre kiki 🥹🫶


- Tatouages -

Après le chapitre 40



Dimanche 3 mars 2024, Californie, États-Unis d’Amérique.


La chambre d’hôtel était traversée de pâles rayons de lumière quand Ethan se réveilla. Le silence relatif lui apprit qu’il était le premier à émerger : Maria respirait doucement depuis le deuxième lit simple, aucun bruit ne parvenait de la chambre attenante et les oiseaux chantaient à l’extérieur.
Le cœur apaisé, Ethan s’autorisa à s’éveiller en douceur. Même s’il n’aurait changé cela pour rien au monde, son quotidien était devenu une course depuis que ses enfants étaient revenus dans sa vie. Rares étaient les matins où il pouvait rester au lit cinq minutes de plus après le réveil, sans même parler d’une grasse matinée. La semaine, le décompte entre la sonnerie du téléphone et le cliquetis de la clé dans la serrure de la porte ne lui laissait aucun répit. Le week-end, il se laissait entraîner par l’intendance de l’appartement et par les activités de ses enfants. S’il était habitué à tirer Jeremy du lit depuis quelques mois, Thalia avait de plus en plus besoin d’un peu d’encouragement. La puberté s’était emparée de la jeune fille et bousculait assurément sa régulation hormonale.
Alors qu’Ethan se levait pour jeter un coup d’œil entre les rideaux tirés, il esquissa un sourire pensif. Même les semaines où ses enfants étaient avec Maria, il suivait un rythme à peu près similaire. Les joies du métier de professeur. Il laissa volontairement un rideau plus écarté que l’autre pour éclairer son lit. Il était trop tôt pour réveiller la tribu, mais trop tard pour qu’il espère se rendormir. Après avoir retrouvé son roman de poche en cours dans son sac, Ethan retourna se blottir sous la couette. Sur sa droite, Maria remua et marmonna quelques paroles inintelligibles. Ethan la contempla en se retenant de rire. Certaines habitudes ne changeaient pas. D’ailleurs, elle bavait toujours dans son sommeil.

— Maria ?
L’intéressée émit un geignement plaintif alors qu’une main lui pressait gentiment l’épaule. Elle roula sur le ventre, enfouit le nez dans son coussin. En vain : la main et la voix reprirent leur assaut impitoyable.
— La salle du petit-déjeuner va bientôt fermer, on devrait y aller.
D’une façon ou d’une autre, les mots s’imbriquèrent dans son cerveau. Elle dressa le nez de son oreiller, observa la tête de lit en bois ouvragé sans se rappeler où elle se trouvait puis grogna.
— Je sais, soupira Ethan en croisant les bras. Mais je crois que ton humeur sera encore plus massacrante si tu rates le petit-déjeuner. (Comme Maria se tournait sur le dos en se frottant les yeux, Ethan ajouta tout bas : ) Celle de Thalia aussi, d’ailleurs.
— Va réveiller les enfants, lui intima Maria d’une voix rauque. Je file à la salle de bain.
Ethan la regarda s’extirper du lit avec la grâce d’un zombie puis s’aventura jusque dans la chambre attenante. L’odeur qui y régnait lui coupa en partie l’appétit. Il traversa la pièce d’un pas rapide jusqu’aux rideaux, qu’il tira d’un mouvement énergique. Comme aucun son ne s’élevait dans son dos, Ethan ouvrit les fenêtres et les bloqua.
Après avoir tourné les talons, il observa l’enchevêtrement de coussins, draps, plaids et corps sur le lit double. Si Jeremy avait plus ou moins réussi à rester dans son coin, une jambe passée par-dessus la couette, Thalia avait transformé le couchage en zone de guerre. Elle dormait sur le ventre, en diagonale, un oreiller sous une cheville et un autre sous le bras. Elle n’en avait tout simplement pas mis sous sa tête.
— Debout, lança Ethan en commençant par secouer sa fille par l’épaule.
Thalia ouvrit un œil, le referma puis gémit. Ethan dégagea en douceur les coussins avant de s’asseoir au bord du matelas. Sa fille s’était tournée dos à la lumière, recroquevillée.
— Ma puce, c’est l’heure de se lever.
— Dix minutes papa, marmonna-t-elle, la tête repliée sous son bras.
— OK, tu préfères quoi : dix minutes de sommeil en plus ou un petit-déjeuner ?
Les mains plaquées sur ses yeux, sa fille daigna se tourner sur le dos.
— À ton avis ? grommela l’adolescente en bâillant.
Pendant qu’elle se redressait péniblement, Ethan se pencha en arrière pour presser la cheville à découvert de Jim. Comme il n’obtenait aucune réaction, l’homme se résigna à se lever pour contourner le lit. À en croire le filet de salive sur le menton de son fils, il dormait encore profondément.
— Debout, s’pèce de tocard !
Ethan lui-même tressaillit quand Thalia se pencha vers l’oreille de son frère pour crier. La méthode était plutôt brutale, mais efficace : Jim sursauta et manqua tomber du lit, empêtré dans la couette et les plaids. Ethan recula à temps pour éviter les dommages collatéraux.
— Quoi ? lâcha Jeremy en dévisageant sa sœur. Y’a quoi ?
— Rien, j’ai faim.
Sans plus d’explications, Thalia s’extirpa du lit, enfila ses chaussons et sortit de la chambre. Jim braqua des yeux stupéfaits vers son père, qui haussa les épaules en retour.
— Prépare-toi, on va petit-déjeuner.
Cette fois certain qu’il n’y avait aucune urgence, Jeremy relâcha un souffle crispé et se frotta le visage. Son démon de petite sœur finirait par lui déclencher une attaque, un jour.
Comme Ethan ne faisait pas mine de sortir, Jim lui jeta un regard perplexe. Avait-il dit ou fait quelque chose sans qu’il s’en souvienne ? N’y tenant plus, son père esquissa un sourire.
— Bon anniversaire, mon grand.
— Oh merde.
Ethan rit et recula d’un pas quand l’adolescent quitta le lit, l’air confus. Profitant de son état groggy, Ethan l’étreignit plus longtemps qu’à l’accoutumée. Il poussa même l’audace jusqu’à l’embrasser sur la tempe. Comme un grognement montait du fond de la gorge de son fils, il le relâcha et sortit de la chambre.
— Papa, vite ! s’exclama Thalia, qui avait enfilé son jeans de la veille et enfoncé son haut de pyjama dedans. Hors de question de rater le petit-déj.
— Ça fait une heure et demie que je vous attends, je te signale.
À ces mots, Maria sortit la tête de la salle de bain pour lui adresser un sourire penaud.
— Désolée, j’ai trop dormi. (Elle donna un dernier coup de brosse à sa chevelure.) Jim dort encore ?
— Non, il est réveillé, il se change.
Maria se positionna près de la baie vitrée pour admirer le paysage au petit matin. Quand la porte de la chambre attenante s’ouvrit sur un Jeremy à peu près présentable, elle bondit dans sa direction. Comme Maria le serrait contre elle à lui en faire mal aux côtes, il lui tapota le dos en riant tout bas.
Buon compleanno, tesoro mio.
Même si Ethan ne parlait pas italien, le sens était assez clair. Rappelée à l’ordre par le souhait de Maria, Thalia se précipita hors de la salle de bain pour se joindre à l’étreinte. Dans sa brume matinale, elle en avait oublié l’anniversaire de son frère.
Le temps que tout le monde se chausse, Ethan répondit à un SMS de Mike qui s’enquérait du déroulé de ce week-end familial. Il joignit la photo qu’il avait eu le temps de capturer de ses enfants enlaçant Maria pour appuyer ses propos.

La salle de restauration était presque vide quand ils s’y installèrent. Comme ils avaient prévu de partir en randonnée pour la journée et de pique-niquer au passage, Ethan préféra une simple assiette d’œufs brouillés avec du bacon et un thé à la menthe. Maria avait opté pour un double expresso, deux tranches de pain grillé avec du beurre et une banane coupée dans du fromage blanc.
Comme leurs enfants tardaient à les rejoindre, passant d’un présentoir à un autre, ils échangèrent un regard peu rassuré. Leurs soupçons se confirmèrent quand Thalia et Jim revinrent tous deux chargés d’une assiette sur chaque main. Pendant qu’ils s’installaient à table avec eux, Ethan grimaça.
— Vous allez rouler pendant la randonnée, pas marcher.
Maria sourit par-dessus son café, sans avoir le cœur à les réprimander. C’était le week-end d’anniversaire de Jeremy, ils pouvaient bien se permettre des écarts. Tous deux avaient opté pour un méli-mélo de céréales, salade de fruits, tranches de pain beurrées ou tartinées de confiture, œufs brouillés et bacon, yaourts et chocolat chaud.
— J’ai la dalle, maugréa Jim en guise d’explication.
— J’espère que tu comptes pas pousser encore, lui glissa Maria avec un demi-sourire. T’es assez grand comme ça.
Son fils se contenta de rouler des yeux avant d’enfourner une cuillerée de céréales.
— Moi aussi, je dois grandir, marmonna Thalia entre deux bouchées de pain.
— À n’en pas douter, murmura sa mère en la couvant d’un regard amusé. Régalez-vous, parce que c’est moi qui ai prévu le pique-nique tout à l’heure.
Sur ces paroles, ses enfants se figèrent au milieu de leur repas. Pâles, ils dévisagèrent Maria jusqu’à ce qu’elle éclate de rire.
— Non, quand même, je vous infligerais pas ça, surtout pour un anniversaire. C’est papa qui s’en est occupé.
Visiblement soulagés, Jeremy et Thalia reprirent leur petit-déjeuner. S’il y avait bien une personne sur laquelle ils ne comptaient pour cuisiner, c’était leur mère.

Chacun dégustait son repas en silence. Thalia fut la première à le briser quand elle demanda à son père :
— Papa, t’as quoi sur le poignet ?
Ethan termina sa gorgée de thé avec une moue pincée. Après avoir reposé sa tasse, il contempla la bande de peau exposée par la manche de sa veste. Il n’avait pas prévu de montrer ses tatouages aussi rapidement à ses enfants. Une part de lui était toujours persuadée que leur réaction ne serait que malaise ou, pire, indifférence.
C’était sans compter sur le sens de l’observation de sa fille.
Avec une expiration fébrile, Ethan remonta ses manches et exposa ses poignets aux regards curieux des deux adolescents. Jeremy réagit en premier, sa cuillère à mi-chemin de sa bouche :
— C’est nos anniversaires.
Tandis qu’un mince sourire étirait les lèvres de Maria, spectatrice silencieuse, un « o » se forma sur le visage de Thalia. Elle reposa ses couverts pour saisir la main gauche de son père et mieux regarder le « 5.5 ».
— C’est tatoué ?
— Oui, oui, acquiesça Ethan avec un pâle sourire.
— Mais c’est génial ! s’exclama Thalia en levant un regard pétillant vers l’homme. Mille fois mieux que le code PIN de Jim.
— Eh, lâcha celui-ci en fronçant les sourcils.
— Papa, ça date de quand ? (Les joues de Thalia avaient rosi de la découverte.) C’est adorable, merci beaucoup.
Jeremy avait repris sa dégustation de céréales, mais ses yeux dépareillés ne quittaient plus le poignet droit d’Ethan, où un « 3.3 » s’était glissé entre ses cicatrices de brûlure.
— Deux semaines. Je… je voulais attendre un peu avant de vous montrer, je voulais pas que vous le preniez mal.
— Pourquoi on le prendrait mal ? s’étonna sa fille avec une moue peinée. Au contraire, c’est…
Les mots la fuirent, mais les larmes trouvèrent sans mal ses yeux. Mortifié, Ethan récupéra son sac-à-dos pour chercher des mouchoirs. Thalia se contenta de récupérer la serviette propre que lui tendait Maria pour se tapoter les joues.
— Pardon, murmura l’adolescente en remontant les genoux sur sa chaise. Je suis tellement reconnaissante, papa.
Comme la boule dans sa gorge ne s’arrêtait pas de grossir, Thalia entoura ses jambes de ses bras et y enfuit le nez. Elle poursuivit d’un ton étranglé :
— Pendant des années, je pensais que j’avais juste pas de père. Et puis, maman et moi on a été kidnappées et… après, on a pu se rencontrer. Cette période a juste été horrible pour moi, parce qu’on m’a enlevé mon chez-moi, mon frère, mes amis, mon école… Mais, ça a pas été que horrible. C’était pas horrible du tout de passer du temps avec toi, papa. C’est l’une des choses que je préfère au monde. Ç’a été super facile de t’aimer, mais j’avais peur que ce soit pas facile pour toi. Alors, je suis heureuse que tu m’aies laissé entrer dans ta vie.
Dans le cocon de ses bras et jambes emmêlés, Thalia ne perçut plus que le cliquetis lointain des couverts, des échos de discussions en provenance des autres tables, le bourdonnement de la machine à café.
Puis un raclement de chaise. Le bras de son frère autour de ses épaules, son souffle près de son cou. Il lui chuchota à l’oreille :
— C’est malin, tu fais pleurer les parents le jour de mon anniversaire.
À en croire les trémolos dans sa voix, Thalia pariait que leurs parents n’étaient pas les seuls à retenir leurs reniflements. Elle pressa les mains contre ses orbites, inspira trois grands coups puis redressa le nez. Maria se mouchait, Jim essuyait discrètement ses joues. Ethan la contemplait avec autant de reconnaissance que de peine. Il avait encore des sillons de larmes sur la peau, zigzags brillants entre l’arête de son nez, les commissures de ses lèvres et la pointe de son menton.
Avec un sourire que Thalia apercevait tous les matins dans le miroir, son père lui tendit la main. L’adolescente mêla ses doigts aux siens en expirant un rire-sanglot de soulagement.
— C’est moi qui te remercie pour m’avoir laissé entrer dans ta vie, Thallie. C’est toi qui avais toutes les raisons du monde pour être méfiante, pour refuser de me voir. Et quand j’ai appris qu’Edward était parvenu à mettre la main sur Jem, tu as été mon dernier rayon de soleil. Tu le seras toujours, ma puce. Tu n’imagines pas à quel point tu as réchauffé mon cœur et mon foyer. (Il échangea un coup d’œil avec Maria et Jeremy, qui l’écoutaient respectueusement.) Je pense pouvoir dire aux noms de maman et de Jem que nous t’aimons tous très très fort.
Quand de nouveaux hoquets soulevèrent la poitrine engourdie de Thalia, son frère joignit ses mains. Ethan lui glissa un regard soucieux, auquel Jim répondit par un sourire affable. Maria, quant à elle, s’était levée pour étreindre sa fille.
Deux bonnes minutes s’écoulèrent avant que chacun retrouve son calme. L’estomac noué, Thalia fit le tri dans son petit-déjeuner et grignota le reste, le cœur et le cerveau en suspension. Profitant du silence, Jim se frotta le nez puis marmotta :
— Ça me touche aussi, p’pa.
Ethan préféra témoigna sa reconnaissance et sa tendresse par un regard et un sourire plutôt que se risquer à l’exprimer de vive voix. Il craignait de se remettre à pleurer en public.
— Tu veux un autre thé ? lui proposa Maria, accoudée sur sa droite avec un sourire taquin. J’ai comme l’impression que tu as vidé toute l’eau de ton corps.
— Parle pour toi, grommela Ethan en lui rendant son regard. Mais, oui, volontiers. Je te remercie.
La femme ricana tout bas avant de se diriger vers une bouilloire laissée à disposition. Comme ses enfants étaient retournés à leur petit-déjeuner, Ethan tourna ses mains paume vers le haut. Les tatouages, qui lui avaient semblé peser lourd ces deux dernières semaines, lui tirèrent un sourire. À présent, c’était comme s’ils avaient toujours été là. Une part de lui indélébile, encrée sur sa peau, ancrée à son âme. Une preuve, un rappel, un témoignage pour lui-même. Comme une provocation envers celle qui lui avait légué la chair, mais aucune chaleur pour l’animer.
Ethan réajusta ses manches, tendit sa tasse à Maria qui revenait avec la bouilloire. Dans son cœur reposaient le rire et les larmes de sa fille, les étincelles et les petits gestes de son fils. Toutes ces lueurs qui éclaircissaient l’orage de son esprit.
L’odeur du thé vert à la menthe détendit les muscles de son cou. Ce n’était qu’un petit-déjeuner, dans un gîte en montagne à une centaine de kilomètres de Modros. Ce n’étaient que Maria, Thalia, Jeremy. C’était le SMS de Mike qui attendait une réponse, le mail de son père qu’il n’avait pas encore eu le courage d’ouvrir. C’étaient les cicatrices et les tatouages, les brûlures qu’il avait subies et celles qu’il avait choisies.
Et toutes ces petites choses, c’était son monde.



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Message par louji »

Ce chapitre bonus il est clairement pas de trop pour apporter plus de contexte au rapprochement Maria-Ethan. (Je l'aime beaucoup ce bonus d'ailleurs, bien doux-amer comme j'aime ✨)


- Cicatrices -

Après le chapitre 43



Vendredi 2 août 2024, Mona, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


La lune se dévoilait par intermittence entre le feuillage des arbres. Une brise soufflait dans le jardin, apportait un peu de frais à cette chaude soirée d’août. Étendue sur l’une des chaises longues à l’arrière de la maison des Empkin, Maria contemplait la piscine. L’eau ressortait d’un bleu limpide grâce aux éclairages, l’invitait à une dernière baignade nocturne.
Avec un soupir, elle décolla une mèche humide de sa nuque. À l’intérieur, la clim tournait, promesse d’une bouffée de fraîcheur. La soirée était si douce, la lune si belle, que Maria ne trouvait pas le courage de quitter le bain de soleil. Une bouteille de bière vide trônait sur la table d’appoint qui séparait les deux chaises longues. Dommage qu’il lui faille traverser le jardin et la maison pour rejoindre la cuisine ; l’idée d’une autre bière n’était pas pour lui déplaire.
D’un geste machinal, Maria consulta son téléphone. Jeremy lui avait envoyé une photo de coucher de soleil quelques heures plus tôt. Ryu et lui avaient profité de leur dernière soirée de vacances au Point Reyes National Seashore pour une balade sur la plage. Quelques minutes plus tard, c’était Ryu qui l’avait bombardée de clichés : de lui avec du sable dans ses cheveux sombres, de Jim avec sa casquette de travers, d’eux deux qui adressaient des sourires rayonnants à l’objectif.
À les voir tous les deux bras dessus-dessous au fil des photos, des étincelles dans le regard et des fossettes dans la peau, les yeux de Maria s’étaient mouillés. Ces dernières années, et pour de multiples raisons, elle avait craint que leur amitié s’effrite, que cette tendre connivence qu’ils avaient construite depuis leurs huit ans s’effiloche. Même si son cœur s’était apaisé depuis deux ans, cette série de clichés la rendait aussi fière que nostalgique. D’une certaine façon, elle reconnaissait à peine les jeunes hommes qui posaient au bord de l’océan, juchés sur leurs vélos ou en pleine randonnée. Dimitri n’avait pas été avare en photos, sûrement aussi avide que Maria de documenter l’adolescence de son fils adoptif.
Après avoir regardé de nouveau la trentaine de clichés des vacances des garçons, Maria reposa son téléphone. Tout était si silencieux. Le quartier de Mona s’était presque endormi ; elle percevait les échos diffus d’une soirée à quelques maisons d’ici. Grace et Jason étaient partis en week-end prolongé, abandonnant la maison à Maria. Même Thalia n’était pas là ce soir : Maria l’avait déposée dans l’après-midi chez l’une de ses copines du collège.
Elle n’était pas seule pour autant. Avec un nouveau soupir, Maria bascula la tête en arrière. Elle avait proposé à Ethan de venir manger avec elle. Il leur avait cuisiné un délicieux gratin de légumes accompagné de viande saisie au barbecue. Ils avaient ensuite passé un moment devant la télévision, à suivre une comédie romantique qui avait fait glousser Maria et lever les yeux au ciel à Ethan.
Ils avaient partagé une bière au bord de la piscine, puis deux, puis trois. Comme il sentait l’alcool lui monter à la tête, Ethan était parti s’allonger un moment. Il avait dû s’endormir, car une heure et demie s’était écoulée depuis.
Maria s’extirpa du bain de soleil quand des insectes se mirent à bourdonner près de sa tête. Elle retira ses claquettes avant de rentrer pour éviter de faire du bruit. Une fois dans la cuisine, elle tira avec précaution une bouteille de bière du bac de légumes. Il n’y avait que la hotte et des appliques murales dans le salon comme sources lumineuses.
Maria avala quelques goulées de bière blonde délicieusement froide avant de s’approcher du séjour. Ethan s’était bel et bien endormi, étendu de tout son long sur le canapé en cuir blanc. Avec un sourire pour elle-même, Maria avança jusqu’à distinguer le visage de l’homme. Il avait l’air serein, un bras enroulé autour d’un coussin. Sous le coton de son t-shirt noir, elle distinguait une respiration lente et profonde.
L’amertume de sa bière gagna en intensité. Maria s’adossa au fauteuil, attendit que ses yeux s’habituent à la pénombre. Détail par détail, elle corrigea le portrait mental qu’elle avait d’Ethan. L’âge, et une bonne dose d’angoisse parentale, avait creusé ses joues. Mais ses cils étaient toujours aussi longs et sombres – elle en avait grommelé d’injustice à l’époque de leur relation. Ils jetaient des ombres pareilles à des coups de pinceaux minuscules sur ses pommettes. Des ridules s’étaient établies aux coins de ses yeux, entre ses sourcils, aux commissures de ses lèvres. Elle devinait le gris qui se mêlait au brun sombre de ses cheveux au niveau des tempes, comme des tracés de comètes dans un ciel nocturne.
Oh, Maria aurait aimé le voir sourire. À leur rencontre, elle s’était étonnée du fossé entre la douceur de son sourire et l’acidité de sa rancœur envers le monde. Mois après mois, Ethan lui avait témoigné les fragments de sa personnalité, dévoilé la profondeur de sa dévotion et de son affection. L’acidité s’était dissolue au fil des années. Et son sourire n’avait jamais vraiment changé.
Quand sa bouteille fut à moitié vide, Maria baissa le bras. Elle se sentait si seule, à cet instant. Plus vraiment certaine de ce qu’elle fabriquait ici, à regarder dormir cet homme pour qui elle avait tant ressenti. Leur précédente soirée en duo avait soufflé les dernières flammes de rancune et de colère entre eux. Et Maria appréhendait de savoir ce que cela avait dévoilé, en dessous.
Avec une boule dans l’estomac, elle quitta le séjour pour retrouver le baiser tiède de l’extérieur. Maria se débarrassa de son short en jean et de son t-shirt pour descendre les marches d’accès à la piscine. C’était le moment de se féliciter de n’avoir pas quitté son maillot de bain. Une fois certaine qu’il ne restait plus une goutte au fond de la bouteille de bière, elle la reposa et s’installa au bord de la marche. L’eau lui montait jusqu’à mi-ventre, apaisait la brûlure au fond ses tripes. Les paupières closes, Maria se laissa bercer par les infimes courants provoqués par la brise. Des papillons de nuit attirés par les éclairages extérieurs tournoyaient dans le jardin. Elle écouta leurs battements d’ailes et le vent de minuit jusqu’à s’engourdir tout entière.

Maria aurait été incapable d’estimer combien de temps il s’était écoulé quand un clapotement la tira de sa rêverie. Elle considéra avec étonnement Ethan, qui s’était installé sur les margelles pour tremper ses jambes. Des lignes striaient sa joue droite ; le coussin sur lequel il s’était endormi n’avait pas été tendre.
— Désolé, je voulais pas t’abandonner comme ça.
— J’ai toujours mieux tenu l’alcool que toi, le nargua Maria en agitant les pieds dans l’eau.
— Disons que je suis plus sage.
Maria sourit sans oser le regarder. Pour être sage, il l’était devenu. Ça la surprenait encore, parfois. Plus de vingt ans qu’ils se connaissaient et Maria n’aurait jamais parié qu’Ethan s’apaise autant. Le monde semblait rembourré de coton quand il était là. Il s’exprimait d’une voix mesurée, prudente. Les émotions s’échouaient sur lui plutôt que de se réverbérer avec frénésie. Il n’était pas exempt de coups de colère ou d’abattement, mais il le laissait beaucoup moins deviner.
— Tu veux que je me pousse ?
Maria indiquait la marche sur laquelle elle s’était installée. Ethan contempla un moment les clapotis de l’eau avant de soupirer. Il retira son t-shirt, hésita en s’attaquant à son bermuda. En le remarquant, Maria ne put s’empêcher de le charrier.
— Ethan, t’es pas à poil là-dessous, rassure-moi ?
— Mais non, grogna-t-il en dénouant la boucle de sa ceinture. J’ai juste pas de maillot de bain.
— Comment t’as pu oublier ? soupira Maria en se poussant sur la marche de la piscine. Si besoin, Jem doit en avoir dans sa chambre. T’as qu’à aller voir.
— Ça fera l’affaire.
Il avait décidé de se baigner en boxer, donc. Maria retint un rire – elle avait décidément trop bu – et s’accouda au rebord de la piscine. La brise chatouillait sa peau exposée. L’eau lui monta brièvement jusqu’au sternum quand Ethan s’assit à côté d’elle. Comme elle frissonnait, déstabilisée par le contact, Ethan s’enquit :
— Tu as froid ? Tu veux une serviette ?
— Non, t’inquiète. (Elle remonta les genoux vers sa poitrine puis croisa les bras autour.) Ça ira bien comme ça.
Ils restèrent silencieux, suffisamment longtemps pour que l’eau redevienne étale autour d’eux. Même le vent s’était calmé. Craignant qu’un poids impossible à chasser s’installe entre eux, Maria frôla l’avant-bras d’Ethan.
— Les tatouages tiennent bien. Tu fais quand même gaffe à pas trop les exposer ?
— Oui, je fais attention, sourit-il en levant les bras pour dévoiler les « 3.3 » et « 5.5 » inscrits dans la chair délicate de ses poignets.
Maria les observa un instant avant de s’enquérir avec entrain :
— Maintenant que t’as franchi le pas du premier tatouage, tu en as d’autres en tête ?
— Pas vraiment. (Ethan frotta distraitement les chiffres à son poignet droit.) C’était surtout pour les enfants, à la base. Pendant longtemps, j’ai cru que je ne pourrais jamais les revoir. Quand j’ai fini par comprendre que, c’est bon, je pouvais profiter de ma vie de famille, j’ai marqué le coup.
— Littéralement, souffla Maria avant d’étendre les jambes devant elle. J’aimerais bien m’en faire aussi. Mais pas vraiment dans le même objectif.
Comme Ethan la sondait avec curiosité, Maria se pencha en arrière. De l’index, elle dévala la ligne pâle d’une dizaine de centimètres au niveau de son bas-ventre. Ethan détourna pudiquement les yeux avant que son ongle glisse sous le tissu de son maillot.
— J’aimerais masquer un peu cette cicatrice. (Maria se redressa, soudain gênée.) Pendant des années, je l’ai cachée et celle sur ma cuisse aussi. Aujourd’hui, j’en ai plus honte.
— Même si elle est porteuse d’un sens très fort pour nous, répondit Ethan d’une voix douce, je comprends que ça puisse te mettre mal à l’aise. On peut pas vraiment dire que la naissance de Jem se soit passée comme on s’y attendait.
— Ah ça, lâcha Maria d’une voix lasse. M’enfin, tu as mis les mots sur ce que je ressens. J’en ai plus honte, mais je suis pas encore complètement à l’aise. Alors, je pensais à la mettre en valeur d’une autre façon. J’ai pensé éventuellement à des fleurs pour l’entourer.
— Ce serait très joli, acquiesça Ethan avant que son sourire se ternisse. Je suis navré de ces cicatrices, Maria. Je sais que j’ai plus que ma part là-dedans.
— Ne dis pas ça. C’est pas toi qui as mis le feu à notre maison.
Elle jeta un œil à la cicatrice qui lui barrait le bas du ventre, ourla ses lèvres d’un sourire narquois.
— Même si t’es à moitié responsable de celle-ci.
Comme ses lèvres se courbaient de nouveau, Maria poussa l’audace jusqu’à lui poser une main à la base de la nuque. Une brûlure depuis longtemps cicatrisée s’étirait du haut de son omoplate droite jusqu’à la moitié du cou.
— Ça t’a quand même laissé plus de marques qu’à moi.
— En vérité, je les ai acceptées assez rapidement. C’était beaucoup plus facile à gérer que d’être séparé des enfants et de toi.
Ces mots réveillèrent les bulles amères de la bière au fond de son estomac. Maria retira sa main pour croiser de nouveau les bras sur sa poitrine.
— Et puis, ajouta Ethan d’une voix distante, j’ai jamais connu mon corps sans cicatrices. Ça a toujours été une part de moi. (Il enserra son poignet brûlé avec un regard plus apaisé.) Celles-ci, au moins, c’est moi qui les ai choisies. Pour protéger ce qui m’était cher.
En réaction, Maria ne put s’empêcher de glisser sur les petites taches blanches, les plis et les accrocs qui traçaient une histoire sordide dans la chair d’Ethan. Il en avait quelques-uns sur les jambes, mais la plupart se concentrait sur son buste.
— On est un peu tout cassé, finit-elle par lâcher dans un rire étranglé.
— Oui. (Il coula un regard bourré de reconnaissance dans sa direction.) Mais c’est toujours rassurant de se dire que certaines personnes connaissent déjà nos cicatrices. Celles qu’on voit et celles qu’on ne voit pas.
Comme elle maintenait le contact visuel, déstabilisée par la gravité de sa voix, Ethan flancha en premier. Avec un pli maussade sur les lèvres, il se détourna et se plongea dans la contemplation de l’eau.
— Ethan, tu… tu m’aimais encore, hein ?
Il tressaillit – Maria s’en rendit compte à la façon dont l’eau frémit autour de lui – mais n’articula pas un mot en retour. Après avoir inspiré l’air nocturne chargé de l’odeur de chlore, Maria précisa :
— Quand Jem a pris notre place dans le chantage d’Edward. Qu’on s’est tous retrouvés. À ce moment-là, j’ai eu l’impression que tu avais encore des sentiments.
— Tu as eu une bonne impression.
À percevoir sa tristesse amère, résignée, enserrée d’auto-condescendance, Maria remonta les genoux à sa poitrine. Elle s’était déchargée de tant culpabilité lors de sa dernière discussion sérieuse avec Ethan. Maintenant, ça lui revenait en pleine face. Une immense claque sans impact, sans bruit, sans accusation.
— Mais ne t’inquiète pas, ajouta promptement Ethan d’un ton plus rauque. J’ai vite compris que j’étais amoureux d’un souvenir de toi. Que tu étais devenue quelqu’un d’autre. Tout le monde sauf moi, en fait. Ça a été difficile à avaler, mais je l’ai accepté maintenant.
— Oh, Ethan, toi aussi tu es différent. (Comme son visage se crispait, Maria clarifia avec hâte : ) C’est pas un reproche. Loin de là. Tu… tu es encore plus attentionné et patient qu’avant. Je vois bien que… que tout ça t’a brisé. Et que tu as réussi à te reconstruire, au moins un peu.
Son air dubitatif ne quittait plus Ethan. Il agita les jambes dans l’eau, reprit d’une voix sourde :
— Sincèrement, ça m’a fait tomber de haut, Maria. J’étais encore plein de désillusions. Sur mes retrouvailles avec les enfants, sur les personnes qu’ils seraient devenus, sur… sur la façon dont tu me considérerais. (Comme elle ne disait rien, pâle à la lueur de la lune, Ethan en profita : ) Jeremy m’a déjà mis deux-trois claques mentales quand on s’est revu. J’ai fini par comprendre pourquoi – et ne t’inquiète pas, je t’ai pardonnée, comme je te l’ai dit. C’est simplement que ça s’est enchaîné ensuite avec Thalia et toi. Thallie a été adorable, mais…
— J’ai été exécrable ? suggéra Maria avec un rictus malaisé.
— Un peu.
Le dos rond, Maria enfouit son visage entre ses mains. Elle ne prenait aucun plaisir à se remémorer cette période. La honte et la douleur d’apprendre que son fils avait accepté le marchandage d’Edward. Le rejet de ces sentiments sur son entourage, la chute rocailleuse qui avait suivi. Pour la deuxième fois de sa vie, accepter de perdre un autre membre de sa famille, son foyer, son travail. Et tout recommencer.
— Pardon, Ethan. Encore une fois. Tu mérites mieux que des souvenirs, des fantômes et des espoirs étouffés dans l’œuf. Tu mérites tellement mieux.
— Toi aussi, tu méritais mieux, Maria. (Ethan posa une main légère sur son épaule.) Je suis désolé de ne pas avoir vu la perversité de Will, au début de votre relation. Comme c’était tendu entre nous, je voulais surtout pas me mêler de ce qui me regardait pas. Plusieurs choses me dérangeaient à propos des enfants, mais, pour le reste…
— Non, t’as pas à porter cette responsabilité. Tu t’en veux déjà bien assez comme ça. C’est moi qui ai fermé les yeux sur des comportements toxiques. Je me suis laissé glisser dans cette relation, parce que j’avais enfin l’impression de me retenir à quelque chose.
— William t’a énormément manipulée dans cette histoire. Toi aussi, tu dois te défaire de cette culpabilité.
Le retour de bâton la blessait plus qu’elle ne s’y attendait. Un rire incertain lui chatouilla les gencives. Ethan avait gagné en perspicacité, en plus du reste.
— Tu crois qu’on arrivera à refaire confiance, un jour ? À montrer nos cicatrices – celles qu’on voit et celles qu’on voit pas, comme tu dis ?
— Je sais pas, murmura Ethan en retirant sa main de son épaule. J’ai essayé, moi aussi. J’ai pas réussi.
Après quelques secondes de silence, Ethan remarqua que Maria avait braqué un regard pétillant de curiosité dans sa direction. Un sourire déstabilisé lui tira les lèvres.
— Oui, je me suis mis en couple après notre séparation. Ça a jamais duré bien longtemps. Il y a juste eu une exception. On est resté un an et demi ensemble.
— Tu m’as jamais dit, grommela Maria en se redressant.
Un air penaud gagna les traits d’Ethan. Il ne masqua pas un léger ressentiment en répondant :
— En même temps, ça fait que quelques mois qu’on arrive enfin à discuter normalement.
— Pas faux, marmotta Maria avant de balayer le sujet d’un geste de la main. Alors ? raconte !
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Bah, un an et demi, c’est pas rien… Qu’est-ce qui s’est passé, au final ?
— Elle voulait avoir des enfants.
Une main glacée descendit le long de sa colonne vertébrale. Mal à l’aise, Maria déglutit avec peine avant de réagir :
— C’était… impossible à envisager pour toi ?
— J’avais déjà pas réussi à garder mes deux premiers enfants auprès de moi, Maria. J’allais pas reprendre de risques.
Comme les yeux verts de Maria se vidaient de toutes leurs étincelles, Ethan s’agita dans l’eau. Il finit par quitter la marche pour s’installer sur le rebord de la piscine.
— Je suis sûre que tu pourrais trouver quelqu’un de bien, reprit Maria en levant un regard tendre vers lui. Un homme aussi affectueux et généreux que toi, ça court pas les rues. En plus, t’es stable maintenant.
La pique arracha un sourire furtif à son ex-compagnon. Le reproche lui avait souvent été fait de la part de la mère de Maria à l’époque de leur couple.
— Sûrement. Je ne sais pas trop si j’aurais le courage de tout reconstruire. De tout expliquer. J’aimerais simplement avoir cette compagnie, sans devoir faire tous les efforts nécessaires au début d’une relation. Et puis, ça fait peur de s’engager en se disant que tout peut disparaître du jour au lendemain.
— T’as tout dit, grommela Maria en fermant les yeux. Je me sens tellement seule aussi, parfois.
Les yeux ombragés, Ethan contempla la silhouette de Maria au bord de la piscine. Il avait un pincement aux tripes. Un sentiment d’urgence logé entre les poumons. Une vérité qui lui cognait dans le cœur.
— Maria, je…
La brise emporta son courage. Maria ouvrit une paupière, l’interrogea en silence. L’eau jetait des reflets indistincts sur son visage et sa gorge.
— La dernière fois, quand Thalia fêtait son anniversaire et que je suis venu ici…
Ses lèvres s’écrasèrent l’une contre l’autre. Face à son désarroi, Maria se redressa puis se déplaça sur la marche jusqu’à son épaule frôle sa jambe.
— Quoi ?
— Tu m’aides pas beaucoup, marmonna Ethan en se renfrognant.
— Oh, j’adore cette tête, se gaussa Maria en s’accoudant à la margelle.
Ethan percevait sa respiration. Maria perçut son trouble.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu t’en doutes pas ?
— Si, avoua Maria avec un demi-sourire.
Le marron des yeux d’Ethan se gorgea d’ambre quand la lumière d’une applique murale glissa sur lui. Sa peau se nacra de reflets dorés. Maria se hissa sur la marche supérieure. Sa tête arrivait à hauteur du coude d’Ethan, à présent.
— Tu veux qu’on en parle ?
— De quoi ? rétorqua l’homme en clignant des yeux confus.
L’hésitation repoussa Maria en arrière. La gorge nouée, Ethan s’empara de sa main.
— Tu as quelque chose à me dire ?
— Je t’ai déjà dit beaucoup, tu sais.
Les yeux de Maria papillonnèrent jusqu’à se remplir de larmes. La dernière bière avait été de trop. Son cœur hurlait sans filtre. Son corps parlait pour elle.
— Je suis pas sûre de pouvoir t’en dire beaucoup plus, Eth’. Je peux rien te promette. Je sais même pas ce dont je suis capable. Ce que je peux offrir sereinement.
— Moi non plus, en toute sincérité.
Il lui agrippait de plus en plus fort les doigts. Ils n’étaient sûrs de rien. De rien d’autre que cette chaleur au creux de leurs paumes jointes. Que ces ténèbres au fond de leurs yeux, qui suppliaient pour un peu de lumière.
Dans un geste précautionneux, elle logea sa main à la jointure de sa mâchoire. Ethan remonta ses doigts jusqu’à son épaule en réponse.
— Je sais que tu peux pas trop m’en dire, murmura Ethan dans un filet de voix, mais est-ce que je peux t’embrasser ?
— Oui.
C’était juste un mot, facile à prononcer en dépit de tout. Maria descendit la main à l’arrière du cou d’Ethan pour se relever plus facilement. Elle se cogna le genou contre la margelle, mais les lèvres d’Ethan scellèrent la plainte de douleur avant qu’elle ne s’échappe. Elle avait un goût de chlore et de sel, lui une saveur de fin d’été et de regrets. Ethan ne tarda pas à passer un bras en travers de son dos pour l’attirer plus près, pour l’étreindre plus fort.
Les doigts de Maria longèrent ses épaules, ses bras, ses flancs. Elle devina sous sa pulpe les cicatrices qu’elle connaissait par cœur. Appréhenda celles qui étaient apparues entre temps. Alors que ses baisers descendaient le long de son cou, Maria réalisa qu’elle avait oublié certaines choses. La tiédeur de sa peau, la volupté de ses lèvres, la façon dont il maintenait les yeux à demi-clos, comme s’il craignait d’ouvrir les yeux sur un mirage.
Ni lui ni elle n’en étaient. Des milliers de souvenirs éclataient sous leurs caresses, sous leurs baisers et leurs soupirs. Et s’ils avaient craint d’étreindre des fantômes pendant un moment, tout doute disparut à sentir la chaleur l’un de l’autre.



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- Famille de cœur -

Entre les chapitres 43 et 44



Mercredi 4 septembre 2024, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


À l’ombre, la température n’était pas suffocante. Ryu profita d’une table de pique-nique libre, à l’abri du préau du Centre, pour avancer son devoir de littérature. Même s’ils n’avaient repris les cours que depuis quelques jours, les profs ne plaisantaient pas. C’était leur dernière année de lycée, après tout.
Cette pensée ne réconforta pas le cœur lourd de l’adolescent. Depuis quelques mois, sa vie était un tumulte éreintant ou un labyrinthe qu’il traversait au ralenti. Le printemps dernier, Ryusuke se sentait encore maître de sa propre vie, épanoui sur tous les plans. Il plafonnait toujours en tête du classement, coude à coude avec Emily Hobs. Son groupe d’amis proches l’avait implicitement désigné comme leur leader pendant les exercices d’EPSA, boostant une confiance en soi qui n’avait pas toujours été son fort. Jeremy s’était révélé très compréhensif et encourageant sur son projet d’étude. Sans compter que Dimitri mettait tout en place de son côté pour que ses rêves de fac deviennent réalité. Thalia avait toujours une petite attention pour lui quand ils se croisaient dans les couloirs de l’École. Un biscuit qu’elle avait spécialement mis de côté, un origami plié par ses soins quand elle s’ennuyait en étude, une énigme dénichée sur Internet et couchée sur un post-it pour qu’il la résolve d’ici leur prochaine rencontre.
Cette année, ils avaient de nouveau Ethan comme prof d’EPSA. Même si Ryusuke avait toujours respecté et admiré Manuel Cross, il avait plus d’affinité avec le père de son ami. C’était un homme tout aussi observateur et prompt à prodiguer des conseils, la rudesse et les métaphores animalières en moins.
Mais, le printemps dernier, il y avait encore Lily. Lily et ses blagues sur les figures historiques. Lily et sa passion bizarre pour les reportages true crime. Lily et ses petits mots qu’elle abandonnait dans son casier. Son amour du violet, de ses vêtements à ses bijoux, de ses lacets à ses cahiers. Le lilas sur les murs de sa chambre, où ils avaient visionné des heures de films et séries, débattu de leurs meilleures lectures et partagé la chaleur de leurs corps. L’indigo sur les pointes de ses cheveux noirs, assorti à ses yeux couleur bleuet.
Lily, qu’il avait trouvé drôle, saisissante, rusée et dotée de valeurs qui résonnaient avec les siennes. La bienveillance, le partage, la rigueur. L’envie de faire mieux, de donner le meilleur de soi-même, de protéger ses proches. Tout cela, il avait fallu un peu de temps pour le découvrir. Plusieurs séances de révisions conjointes, même si elle était dans le parcours général et lui dans celui de S.U.I. Plusieurs discussions au-dessus des stands de cakes salés et sucrés que Lily et ses camarades avaient tenus pour organiser un voyage linguistique. C’était comme ça qu’ils s’étaient connus, quand Lily avait organisé sa première récolte de dons lors de l’événement de Noël.
Ça avait été une évidence, pour elle. Un peu moins, pour lui. Rendu prudent par ses précédentes expériences – ou occasions ratées, plutôt – Ryusuke avait peiné à ouvrir son cœur. Lui qui avait l’habitude de tendre la main en premier, il s’était reposé sur Lily pour le prendre par le bras et l’entraîner sur un chemin commun.
Cheminer ensemble, ça avait été beau, tendre, vivifiant. Un cœur résonnait avec le sien, pour de vrai, sans faux bond, sans illusions. Embrasser sans crainte d’être rejeté. Prendre sa main sans crainte d’être jugé. Ça avait été simple, par biens des côtés. Rassurant.
Et voilà que Ryu était en couple depuis trois mois. Son groupe d’amis l’apprenait, lui souhaitait le meilleur. Quatre mois. Il introduisait Lily à Dimitri, dans les rires embarrassés et les sourires de connivence. Six mois. Ils projetaient de voyager pendant une semaine. Sept mois, les vacances tant attendues ensemble. Sept à jour collés l’un à l’autre, perdus dans la cambrousse de la Californie. Sept fois à se poser des questions, à questionner son intuition. Huit mois. Les doutes.
Les doutes, malgré l’affection qui avait allégé son cœur. Malgré la douceur des premières fois, des heures à discuter sans s’ennuyer une seconde. Les doutes, morsure dans les tripes, brouillard dans l’esprit. Puis une plage. Jeremy. Un soleil couchant. Donner corps à ces doutes, les exprimer, chercher à les comprendre. Y parvenir, ou pas trop.
Prendre une décision. Quelques jours avant la rentrée, proposer de boire un verre à Lily. Amener les choses en douceur, avec sa subtilité habituelle. Expliquer, avec des mots, avec des gestes, avec des cris qui ne s’entendent pas et des regards qui ne se voient pas.
Puis les larmes, bien visibles, bien sonores, de Lily. Un cœur qu’on brise, en face de soi. Un deuxième, au fond de soi.

— Coucou !
Deux mains claquèrent sur les épaules de Ryusuke. Il quitta ses réminiscences dans un sursaut accompagné d’un petit cri. Décontenancé, il n’eut pas la présence d’esprit de rendre à Maria la bise qu’elle déposa sur sa joue.
Avec un sourire en coin, elle s’assit à côté de lui. Son cœur toujours furieux, Ryu repoussa son cahier en lâchant un rire malaisé.
— Pardon, Maria, j’étais dans la lune.
— Quelle drôle d’idée pour un soleil comme toi.
La remarque lui tira un sourire, apaisa son rythme cardiaque.
— Comment tu as réussi à rentrer ? Le poste de contrôle est fermé depuis une heure. Ils rouvrent que ce soir.
Avec des étincelles dans les yeux, Maria se pencha à son oreille.
— J’ai demandé à Ethan de placer un rendez-vous de suivi à Jim. Ça m’a donné une justification pour entrer.
L’adolescent rit, s’accouda à la table de pique-nique.
— Tu ne travailles pas, cette après-midi ? Tu es venue chercher Jim et Thallie ?
— Ma patronne m’a donné mon aprèm, j’ai fait pas mal d’heures sup’ la semaine dernière pour des bouquets de mariage. (Maria s’accouda à son tour pour faire face à Ryu.) Je récupère les enfants dans une heure, je leur ai dit de profiter de leur après-midi sans cours pour leurs activités.
Comme Ryusuke acquiesçait, un mince sourire sur les lèvres, la femme embraya :
— Je suis venue plus tôt pour te voir, mon grand.
— Pour moi ?
Il venait de se redresser.
— Oui. Jim m’a dit que ça allait pas fort, depuis quelques temps. On… on passe beaucoup moins de temps ensemble depuis tu es rentré à l’École, alors j’arrive plus vraiment à suivre tes peines et tes joies.
— M-Maria, t’en fais pas, bredouilla Ryu, les joues chaudes.
— Mais mon fils est pas complètement un meilleur ami en carton, il m’a parlé de toi.
Elle semblait déterminée à ignorer la gêne de Ryu. L’adolescent prit sur lui tandis qu’elle enchaînait, d’une voix à la fois douce et ferme :
— Au retour de vos vacances avec Dimitri, il m’a expliqué tout ce que tu lui as dit. Sur la fac, le fait que tu te sentes perdu et… il m’a dit pour Lily.
Trois épines venaient de s’enfoncer l’une après l’autre dans son thorax. Ryusuke agrippa nerveusement sa feuille de brouillon, remarqua à peine qu’il la froissait au point de ne plus réussir à lire ses notes.
— Je… quand tu me l’as présentée pour ta fête d’anniversaire en juin dernier, je vous ai trouvés adorables. Tu avais l’air tellement heureux. D’une joie que je t’avais jamais connue. (Maria poussa son bras jusqu’à couvrir celui de Ryu.) J’étais soulagée que tu t’épanouisses de ce côté aussi. Quand tous nos amis autour de nous commencent à se mettre en couple, ça peut être dur d’être le dernier célibataire.
Ça sentait le vécu. Ryu retint une grimace, papillonna en direction du bâtiment nord, où les multiples vitres reflétaient le soleil d’après-midi. Un tumulte de glace et de feu agitait sa poitrine.
— Jim m’a un petit peu expliqué pourquoi tu as voulu mettre fin à votre relation. Dans le fond, ça regarde que toi. Je voulais simplement te dire que je suis là pour t’aider ou te remonter le moral si besoin.
— Je sais, Maria, je te remercie.
La femme esquissa un bref sourire. Il régnait toujours une ombre préoccupée dans son regard.
— Je pense que tu as bien fait de suivre ton instinct. Tu es à une année charnière de ta vie, c’est pas pour la passer avec une fille sans trop savoir si tu es heureux.
Ryu plissa les lèvres sans oser lever le nez. Ça ne faisait qu’une dizaine de jours que Lily et lui n’étaient plus ensemble. Pas assez pour qu’il cesse de se demander s’il avait fait le bon choix. Qu’il ne se sente plus comme un enfant égoïste qui casse ses jouets car ils ne correspondent pas exactement à ce qu’il imaginait.
Voilà, c’était ainsi que Ryusuke se percevait. Comme un gamin à qui on a tout donné, enveloppé d’amour et d’attention, et qui pique une crise de colère. Qui déchire, crache, repousse. Lily ne méritait pas ça. Tous les efforts qu’elle avait fournis depuis l’hiver dernier pour creuser à travers le mur de briques de Ryu et atteindre son cœur. Toutes ces heures passées à le rassurer, à le valoriser, à le mettre en lumière. Qu’avait-il fait, lui ? Il l’avait aimée sans pouvoir y mettre tout son cœur. Il l’avait accompagnée dans ses projets sans s’y dédier entièrement. Un amour sage, prudent, qui n’était pas mauvais en soi.
Mais qui avait été si facile à détruire le temps de quelques semaines de doute.
— Je mérite pas ton soutien, marmonna Ryu après coup d’une voix rauque. C’est moi qui l’ai quittée. C’est elle qui a le cœur brisé.
— C’est pas parce que votre séparation est de ton fait que tu en souffres pas, mon grand.
Un bout de sa feuille se déchira. Maria le remarqua, glissa les doigts entre les siens. Elle préférait qu’il passe ses nerfs sur elle plutôt que sur ses devoirs.
— Et un premier amour est pas forcément celui d’une vie.
À ces mots, Ryusuke laissa s’échapper un petit rire nerveux. En toute vérité, Lily n’avait pas été son premier amour. Sa première vraie relation, oui, et un énième échec amoureux.
— C’est pas… il y a eu d’autres personnes avant.
Oh, qu’il s’engageait en terrain glissant. Il n’y avait que Valentina et Dimitri qui connaissaient la vérité, en plus du concerné. Soulagé de fuir ses responsabilités sentimentales lors du départ de Jim pour la Ghost Society, il avait enfoui sous le tapis ce sujet épineux.
— Ah bon ? Je suis désolée de ne pas l’avoir remarqué.
La peine creusait un pli sur le front de Maria. Ryu s’en détourna, non sans presser gentiment leurs doigts liés ensemble. Même avec ses proches, il pouvait être tellement secret. Enclin à montrer le meilleur de lui-même, ce qu’il y avait de plus beau, de plus stable, de plus logique. Et, surtout, cacher tout ce qui pouvait paraître étrange, hors norme, non standard. De bien des façons, il s’éloignait déjà des carcans sociétaux. Fils d’immigrés japonais, naturalisé Américain au bout de quelques années, enfant prodige d’un quartier sensible, adolescent brillant dans une école spécialisée. Son physique et son nom le ramenaient constamment à ses origines, pour le meilleur et pour le pire. Une part de lui s’était depuis longtemps promise de ne pas surperformer dans les matières scientifiques, rien que pour s’éviter les stéréotypes ethniques.
Ryusuke s’était toujours efforcé de rester sur un bon équilibre, de ne pas décevoir son oncle, puis Maria puis Dimitri. D’être un bon ami, mais de ne pas prendre trop de place. De réussir à l’école sans trop attirer l’attention à lui. De découvrir son corps, la puissance et la souplesse qu’il pouvait en tirer, mais de ne pas en abuser.
Et il y avait eu cette annonce d’Akira. Un compte à rebours. Puis le ding-dong fatidique. Deux semaines de déni, à cacher la vérité. Quelques jours après la rentrée, un sort funeste avait manqué le faucher lorsqu’un criminel de Sludge l’avait pris en chasse en compagnie de Jim. Jim, qu’il avait cru perdre tant de fois. Jim, dont il était à l’origine du surnom. Jim, qui était devenu son dernier repère et sa première vraie brume sur une voie bien éclairée. Un brouillard dans lequel Ryusuke avait avancé tête baissée de crainte de mettre des mots sur ce que ça signifiait réellement. S’interdire de voir à quel point cela le déviait du droit chemin, de la route sans accrocs, cage dorée de la normalité.
Toujours plus enfoncé dans cette purée de pois, Ryu s’était laissé glisser sans plus s’accrocher. Puis Jeremy avait brutalement dressé une muraille entre eux. Et Ryusuke n’avait plus été que lui et lui-même, perdu dans le brouillard, le cœur en déroute, l’esprit en pagaille.
— Ne t’excuse pas, soupira Ryusuke en portant sa main libre à son front. C’est moi, je… je me suis caché derrière un tas de choses pour éviter certains sujets.
— Et si tu veux pas en parler, c’est ton droit.
Le tumulte naviguait de sa poitrine jusqu’à sa gorge. La comprimait. Incapable de savoir si extirper la vérité de sa gorge lui ferait réellement du bien, Ryu en resta pétrifié. Ne devait-il pas cette vérité à Maria, au moins ? On parlait de son fils, après tout. Et, même s’ils partageaient moins qu’avant, c’était le sourire de Maria auquel Ryusuke pensait quand on lui demandait s’il avait une maman.
Des larmes dans l’encre de ses yeux. Maria se pencha aussitôt vers lui, glissa une main sur son épaule. Comme tout était encore trop compact, trop lourd, pour être énoncé, Ryu s’étrangla, balbutia, échoua. Il se retrouva sans tarder à renifler dans l’épaule de Maria. Elle sentait la terre fraîche, le café, les fleurs.
— Mon grand, murmura-t-elle en passant une main dans ses cheveux. Ryu, laisse-toi aller.
Maria était solide, même s’il la dépassait d’une tête. Il se laissa aller contre elle, s’abandonna. S’enroula dans la mélopée de mots doux qu’elle lui confia, dans la douceur de ses gestes, dans la certitude qu’elle y mettait. En grandissant, Ryu s’était machinalement éloigné de ce genre de tendresse. Il s’était contenté d’échanges de SMS avec Maria, de photos, de petits mots. Il regrettait, à présent. Dès que Jeremy l’avait présenté à sa mère et à sa sœur, Ryu s’était senti adopté, intégré à un foyer qui n’avait pas peur de l’amour. Nouer des liens avec Maria et Thalia avait été plus simple qu’avec Jim lui-même.
— Pardon, gémit l’adolescent en se redressant.
Les yeux brillants, les traits crispés de se retenir de pleurer à son tour, Maria secoua la tête. Elle vida la moitié de son sac à main sur la table de pique-nique pour trouver des mouchoirs. Elle essuya elle-même le visage mouillé de Ryu avant de lui tendre un mouchoir propre.
— Tu te sens mieux ?
Il haussa les épaules, profita que Maria tapotait ses yeux et se mouchait pour conserver le silence. Un peu moins tendu, peut-être. Mais encore trop lourd. Trop coupable.
Comme le chignon de Ryusuke s’était à moitié défait pendant l’étreinte, il tira sur l’élastique pour refaire le tout. Ses cheveux détachés arrachèrent un sourire impressionné à Maria. Elle se saisit de l’une de ses mèches souples.
— Tu as vraiment de beaux cheveux. Et tu les portes aussi bien attachés que détachés. C’était une super idée de les laisser pousser.
Ryusuke accepta le compliment en rougissant. Pendant qu’il rassemblait ses mèches en catogan – il faisait trop chaud pour les laisser libres – Maria ajouta d’un ton amusé :
— Si tu pouvais donner quelques cours de coiffure et de style à Jim, je serais pas mécontente.
Après avoir ri, Ryu souffla d’un ton affable :
— Il a pas des cheveux faciles, pour sa défense.
— Eh, il a les miens, je te signale, grommela Maria en pointant sa propre chevelure.
Ryusuke zieuta le chignon à moitié défait de Maria, d’où s’échappaient des mèches ondulées.
— Oui, mais il les porte trop courts pour que ça rende comme les tiens. Puis il se coiffe jamais, c’est une cata.
— Mon fils est une cata tout court, soupira Maria d’un air dramatique. Mais c’est pour ça qu’on l’aime, hein ?
Ryusuke sourit pour acquiescer, mais ses lèvres ne suivirent pas complètement le mouvement. Il agrippa nerveusement le bord de la table, serra les dents. Maintenant ou jamais ? Maintenant.
— Maria, je… je dois te dire quelque chose.
Elle hocha la tête sans avoir l’air surprise. Ryusuke avait-il donc eu l’air à ce point aux abois ? Il réprima la vague de mépris envers sa propre personne, s’obligea à poursuivre d’une voix qui n’était pas très stable :
— Quand Jim et moi on a été recrutés et intégrés à l’École, j’ai… C’était le bazar, je venais de perdre mon oncle, j’avais failli perdre Jimmy aux mains d’un tueur en série et lui, il… il vous avait perdues vous. J’ai un peu dérapé dans ma tête à cette époque.
— Et tu avais toutes les raisons du monde, intervint Maria avec une caresse sur son bras. Jim et toi… Vous aviez que treize ans. C’est pas un âge pour affronter ce que vous avez vécu.
— Et pas que dans ma tête, reprit Ryu en fermant les yeux. J’étais perdu et je me posais beaucoup de questions. Sur mon rapport aux autres, sur ma notion de la famille, surtout qu’Akira était décédé. Sur moi et sur la façon dont j’imaginais l’avenir. Je me faisais plein de films, juste pour oublier ce qui se passait vraiment autour de moi. Et… et puis, avec Jimmy, c’était… c’était noir et blanc, c’était compliqué et si simple.
— Il a pas dû être facile à vivre à ce moment-là, souffla Maria avec prudence. Il souffre d’anxiété depuis son hospitalisation et tous ces événements ont dû l’exacerber. Sans parler de tout ce qu’il a découvert sur nos secrets de famille. Alors, je veux bien croire que ta relation avec lui en été impactée.
Ryusuke rouvrit les yeux, pinça les lèvres. Avec le temps, la colère qu’il avait éprouvée envers Jeremy à l’époque s’était détournée dans sa propre direction. Comment avait-il pu en vouloir à son ami de ne pas avoir décelé les signes, de ne pas avoir lu entre les lignes, alors que Ryu lui-même n’avait compris que tardivement ce qui se tramait dans son cœur ? Sans compter que Jim n’était alors sûrement dans la capacité émotionnelle d’encaisser tout ça. Ryusuke avait été égoïste et c’était cela qu’il ne parvenait pas à se pardonner malgré le passage des années.
— Ça a pas impacté notre relation comme tu l’imagines, avança Ryu d’une voix blanche, un peu pincée. On avait jamais été aussi proches l’un de l’autre. Pour le meilleur et pour le pire. On s’est jamais autant engueulé qu’à cette époque. Et… j’ai commencé à… à beaucoup l’aimer. (Il marqua une pause, envoya une prière à il ne savait pas trop qui.) Tu vois ?
Hébétée, Maria prit soin de ne pas répondre sur le qui-vive. Oui, elle avait compris. Et ne savait pas trop quoi faire cette patate chaude, qui oscillait entre ses mains et celles de son fils de sang et de son fils de cœur.
— Je vois, finit par murmurer Maria, le visage grave. Je… j’espère que Jeremy ne t’a pas blessé.
— Je veux pas te mentir, soupira l’adolescent avec un sourire torve. Mais, pour sa défense, je l’ai blessé aussi. Aujourd’hui, rassure-toi, on est au clair tous les deux. On en a parlé à son retour. Je tenais à ce qu’il sache que je l’aimais toujours énormément comme un frère et un ami.
Maria lui saisit la main, la pressa. Cette situation était inattendue pour elle. Elle ne savait pas tellement comment la traiter.
— Merci de m’avoir dit la vérité, mon grand. Je suis surtout désolée que vous ayez eu à traverser tout ça, tous les deux. Vivre une telle violence, une totale perte de repères à si jeune âge... Il y avait de quoi remettre beaucoup de choses en question.
— J’essaie de tirer du positif de tout ça. Même si ça s’est fini aussi rapidement que ça a commencé, quelque part Jimmy a été mon premier amour. Et puis, il m’a fait comprendre que j’étais pas si…
— Hétéro ? suggéra Maria avec un demi-sourire. Oh, Ryu, tu peux parler librement avec moi.
— Oui, pas si hétéro, affirma l’adolescent avec un petit rire. J’ai la chance de l’avoir découvert tôt, donc ça m’a permis d’essayer plusieurs trucs plus tard. Et… (Ryusuke se tourna pleinement vers la femme, lui sourit avec plus de douceur.) Merci de m’avoir inclus dans ces sujets quand tu discutais relations amoureuses avec Jim et Thallie. Akira… ce n’est pas le genre de chose dont on parlait à la maison.
— Je m’en doute. (Maria prit les mains de Ryu entre les siennes, les serra.) Je pense que mon fils te l’a déjà dit, mais tu mérites mieux qu’une romance à sens unique ou dans laquelle tu es pas épanoui. Et si ça doit prendre encore du temps pour trouver la bonne personne, alors essaie d’être patient.
— C’est ce que je me dis aussi. (Bien qu’il ait encore les bras retenus par la femme, il s’inclina brièvement face à elle.) Merci du fond du cœur, Ma.
Elle haussa les sourcils face au diminutif. Une fois redressé, Ryusuke la considéra avec appréhension. Avant qu’il puisse lui donner corps, Maria énonça d’un ton rapide :
— Je t’empêcherai jamais de te sentir comme mon fils, Ryu. Bien au contraire, mon chat. (Elle tendit la main pour lui caresser la joue.) Tu peux m’appeler Ma ou comme tu veux. Sache que je t’aime très fort et que je suis là pour toi.
Ryu récupéra la main de Maria avant qu’elle ne retombe entre eux. Y puisa la chaleur et la force qui y reposaient. Elle était tellement sereine et sûre d’elle-même en disant cela. Lui donnait son amour et sa confiance sans une once d’hésitation, alors que Ryusuke se cachait derrière un « Ma » qui pouvait se décliner de bien des façons.
— Moi aussi, je t’aime. Pardon de pas l’avoir dit plus souvent.
— Oh, t’en fais pas, j’ai déjà deux p’tits monstres qui l’oublient souvent, gloussa Maria en lui caressant le poignet. Jamais deux sans trois, comme on dit.
Ryusuke acquiesça avant d’inspirer longuement. Voilà, c’était parti. La culpabilité, le poids, la honte. Presque complètement. Ça ne le serait jamais vraiment, au fond, car on ne pouvait pas affronter des épreuves sans être marqué, tailladé. Mais on pouvait vivre avec.



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J'aime beaucoup Giulia, mamie rigolote 🫡


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Entre les chapitres 43 et 44



Vendredi 6 septembre 2024, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


L’enceinte portative posée sur la coiffeuse d’Ivana crachait la dernière chanson pop-rock en vogue. Elle parcourait sa leçon d’économie du jour en chipant dans l’assiette de cookies qu’elle avait cuisinés la veille. Il fallait bien nourrir un cerveau qui avait déjà fonctionné toute la journée.
Planté devant sa bibliothèque, Jeremy explorait sa collection des yeux et des mains. Sans qu’Ivana devine ce qui motivait son choix, il s’emparait parfois d’un livre pour lire le résumé et le feuilleter.
— S’il y en a un qui t’intéresse, te gêne pas pour le prendre, lui lança Ivana en fouillant sa trousse à la recherche d’un feutre.
Jim se tourna vers elle avec un sourire contrit. Il s’était coupé les cheveux pour la rentrée. Même si passer les mains dans sa tignasse lui manquait, Ivana aimait ce petit côté sérieux que ça lui conférait. Il ne pouvait plus cacher ses yeux expressifs derrière ses mèches trop longues.
— J’ai déjà reçu ma liste de bouquins à lire pour les cours, marmonna Jeremy en reposant le livre. Mais je te piquerai sûrement un thriller à un moment donné, j’aime bien en lire de temps en temps.
Après avoir pris le temps de s’étirer comme un chat, il rejoignit Ivana sur le lit. Dans l’ordre de sa chambre, c’était une concentration de bazar. Un fouillis de coussins et peluches de toutes couleurs et formes se baladait entre les oreillers. Sans compter l’assiette de cookies et les cahiers de cours, Ivana avait aussi laissé traîner son casque audio et le carnet où elle griffonnait son roman en cours.
Jeremy dut déplacer des stylos pour s’allonger d’un côté du lit. Pendant qu’Ivana mordillait la pointe de son crayon, concentrée sur sa leçon, il la contempla en toute impunité. Ses cheveux blonds noués en arrière reflétaient la lueur des appliques murales qui encadraient le lit. Ses cils noircis de mascara imitaient les battements d’ailes de papillons. Au fur et à mesure qu’elle relisait ses notes, ses lèvres charnues formaient des mots inaudibles. Jim aurait pu contempler encore et encore la courbe de sa joue, la ligne à la fois douce et affirmée de son menton, les creux et les aplats de sa gorge.
C’était comme si on chatouillait dans l’abdomen de Jim. Quand il avait rencontré Iva, sa beauté lui avait paru magnétique sous le halo des plafonniers industriels du Farfalla. Dans l’intimité d’une chambre, son charme prenait l’authenticité d’une photo sépia. Son expression plus sereine, l’intensité de son regard de velours, la liberté qui prenait le pas sur la mesure des gestes.
Avec une expiration fébrile, Jim se passa les mains sur le visage. Trois mois qu’ils sortaient officiellement ensemble et il sentait encore bouffi de cette fascination béate. Rebecca ne mentait pas en le traitant de fleur bleue. Jeremy se consternait lui-même.
— Prends un cookie.
L’adolescent se redressa de l’amoncellement de coussins avec une moue penaude. Pourvu qu’Iva n’ait pas remarqué son manège. Il craignait de la mettre mal à l’aise ou de l’agacer avec sa fascination de garçon amoureux pour la première fois. Elle débordait d’assurance, de confiance en soi et en ses convictions. C’était déstabilisant pour Jim, qui vacillait encore sur les certitudes de sa propre existence. Il ne pouvait s’empêcher de remarquer à quel point ils étaient mal assortis. S’il y avait de la flamboyance dans leur caractère à tous les deux, elle était le métal qui durcit inéluctablement et lui la braise qui crépite obstinément.
Les entrailles nouées, Jeremy croqua dans un biscuit. Le chocolat et le parfum plus subtil de l’arôme de vanille l’apaisèrent. Ivana était un as en pâtisserie – et sur plein d’autres sujets, à vrai dire.
— T’en as sur la joue.
Les doigts d’Ivana s’attardèrent sur son visage. Tiré de sa rêverie, Jeremy la dévisagea d’un air béat tandis qu’elle essuyait sa main avec de l’essuie-tout. Pas mécontent qu’elle soit dos à lui, l’adolescent piqua un fard. Le moindre geste de tendresse l’intimidait encore.
— Au fait, reprit Jeremy en s’efforçant de stabiliser sa voix, t’es sûre que ton père rentre tard ?
— Oui, t’inquiète pas. Il est avec Jihane à une conférence ce soir.
Sa copine se tourna à demi vers lui avec un sourire narquois. Le cœur de Jeremy accéléra. Cet air mutin, cette étincelle de défi dans les yeux, ce pli entre les lèvres, c’était ce qui l’avait fait chavirer avant tout le reste.
— C’est bien pour ça que je t’ai proposé de venir après les cours, mon étincelle.
Une expression penaude tomba sur le visage de Jim. Et voilà, un pauvre surnom et c’était comme si son cœur lui fondait entre les côtes. Cela n’échappa pas à sa petite-amie, cette fois. Elle repoussa son cahier et ses feutres, s’accouda près de lui. Ils échangèrent une œillade complice puis un sourire. Sourire qui ne tarda pas à muer en baiser tendre, un peu hésitant. Les mains en coupe autour du visage de l’adolescent, Iva se redressa. Lorsqu’ils avaient appris à se connaître date après date, Jim avait affirmé que l’automne était sa saison préférée. Ivana n’en avait pas été étonnée : il appréciait les romans noirs, les films d’horreur, Halloween et ses tonnes de bonbons, la chaleur qui s’apaise et le retour des vêtements sombres. Pourtant, l’été allait si bien à son copain. Le soleil avait mêlé ses cheveux châtain de reflets blonds et cuivrés, fait éclore sur son nez et ses pommettes quelques taches de rousseur, ciré sa peau d’un bronzage de surfeur californien.
Ivana effleura de son pouce sa cicatrice à l’arcade sourcilière, s’étonna de nouveau de la longueur de ses cils puis lui pressa les lèvres. Elles étaient encore tachées de chocolat. Comme elle se penchait pour en effacer les dernières traces, sa main glissa sur le cou de Jeremy. Sa peau était chaude, son pouls complètement affolé. C’était grisant de constater à quel point elle le déstabilisait.

Au milieu de leur baiser plus long, plus appuyé, Jim entendit en premier les pas. Dans la confusion de son cœur en ébullition, des soupirs d’Iva entre leurs bouches, il crut avoir mal entendu. Et ses poumons se vidèrent pour autre chose qu’Ivana quand on frappa à la porte de la chambre.
— Iva, je peux entrer ?
— Oh merde.
Sa copine se redressa en urgence, les joues rouges et les cheveux emmêlés. Passé l’instant de panique, l’adolescente retrouva l’inflexibilité qui la caractérisait. Elle pointa du doigt la porte à l’opposée en soufflant d’une voix pressée :
— C’est ma grand-mère, elle a les clés de la maison. Va te cacher dans la salle de bain.
Jeremy avait bondi du lit avant qu’elle termine sa phrase. Il s’empara de son sac-à-dos et de ses Converse puis se précipita vers la pièce attenante. Alors qu’il refermait le battant, il eut le temps d’entendre sa copine s’exclamer en italien :
— Mamie, entre, je t’en prie !
Le souffle court, Jeremy se laissa tomber sur la cuvette fermée des toilettes. La salle d’eau sentait la parfum d’Ivana, son gel douche, son shampoing. Malgré sa cage thoracique compressée par l’anxiété, il inspira goulûment.
De l’autre côté de la porte, Ivana rassemblait ses feutres d’un air impassible. Après avoir entassé ses cahiers et sa trousse sur son bureau et coupé la musique, elle étreignit sa grand-mère. Giulia Costello, plus petite d’une tête, lui tapota le dos en souriant. Après quoi, elle retint sa petite-fille par les épaules. De Giulia, Ivana n’avait pas physiquement hérité grand-chose ; essentiellement de son regard de velours brun clair, intelligent, brillant. Derrière les apparences, grand-mère et petite-fille partageaient un esprit vif, enthousiaste, et une aisance sociale qui les rendait charismatiques.
Les années avaient tassé Giulia, blanchi sa longue chevelure et ridé son visage charmant. Mais les années n’avaient rien enlevé à son sens de l’observation et à sa perspicacité.
— Où as-tu caché ton amoureux, ma douce ? lui murmura-t-elle en italien. Sous ton lit ? Dans ta salle de bain ?
Face à l’air rieur de la vieille femme, Ivana se contenta de froncer les sourcils.
— De quoi tu parles ?
La main de Giulia s’éleva jusqu’à son visage encore rouge, lui caressa la joue.
— Tu ne rougis jamais, même face aux actionnaires de l’entreprise.
— J’ai pris un coup de chaud en cuisinant les cookies, expliqua Iva en indiquant l’assiette encore posée sur son lit.
— Ils ne sont pas d’aujourd’hui, rétorqua sa grand-mère en les observant, un vague sourire aux lèvres. Je suis passée par la cuisine, ça ne sentait rien. Par contre, il y a une odeur que je n’ai jamais sentie dans ta chambre.
— Mamie, tu te fais des idées, soupira l’adolescente en se laissant choir sur sa chaise de bureau, bras croisés. Je révisais mes cours.
Une étincelle s’éclaira dans l’œil de sa grand-mère. D’une voix portante, affirmée, elle lança à la cantonade en anglais :
— Mon garçon, tu peux sortir de ta cachette.
Iva se crispa sur sa chaise, s’obligea à ne pas dévier le regard de la silhouette de sa grand-mère. Elle serra les dents tandis que les secondes s’écoulaient en silence. Avec un sourire de connivence, Giulia s’installa dans le fauteuil qu’Ivana déplaçait près de sa coiffeuse ou de sa bibliothèque en fonction de l’activité prévue.
— Tu as déjà eu des copains et même un que tu nous as présenté, reprit sa grand-mère en italien. Alors pourquoi tu veux cacher celui-ci ?
— Je ne cache rien, mamie.
Avec un gloussement, sa grand-mère s’empara d’un livre mal rangé dans les étagères bien alignées de sa petite-fille. Un thriller.
— Il aime les polars ?
— Mamie, gronda Ivana en fronçant les sourcils. Tu deviens intrusive.
— Il suffit de me dire que ça ne me regarde pas, sourit l’intéressée en posant le roman sur ses cuisses. Si c’est un amant et pas un petit-ami officiel, tu sais bien que je m’en fiche parfaitement.
Comme Ivana levait les yeux au ciel, le sourire de Giulia s’affaissa quelque peu.
— Ton père et Jihane ne sont pas au courant, c’est ça ? (Le regard de la femme se fit plus soucieux.) Si tu as peur de fréquenter un garçon à cause de la pression qu’ils te mettent, je peux discuter avec eux. Leur dire de te lâcher la bride et de te laisser vivre ta vie de lycéenne.
— Ce n’est pas ça, souffla Ivana en croisant les jambes de nervosité. Mais, effectivement, ils ne sont pas au courant.
Après avoir esquissé un rictus agacé, Iva se leva et se dirigea jusqu’à la salle de bain. Toujours assis sur la cuvette des WC, Jim interrogea silencieusement sa copine du regard. Lèvres pincées, yeux ombragés, Ivana marmonna :
— Tu peux sortir, ma grand-mère nous a grillés.
Son sac sur l’épaule et ses chaussures au bout des bras, Jeremy la rejoignit dans la chambre avec une moue penaude. En apercevant la vieille femme installée sur le fauteuil, le roman contre son giron, Jim s’empourpra. C’était sa faute si les mensonges d’Ivana n’avaient pas fonctionné.
— Bonjour, madame.
Iva glissa une main dans la sienne pour l’inciter à se rapprocher. Giulia l’inspectait du même regard déstabilisant qu’Ivana. Son sourire avenant s’écroula alors qu’elle se redressait, blême. Tournée vers sa petite-fille, elle reprit dans un italien pressé par la consternation :
— Ivana, mais c’est… c’est le garçon à qui tu as posé des problèmes il y a un an !
Comme la concernée gardait bouche close, le front plissé, Giulia émit une exclamation dépitée.
— Je comprends mieux pourquoi tu n’as rien dit à ton père. Il serait furieux.
Jim observait toujours la grand-mère de sa copine sans trop savoir sur quel pied danser.
— Tu ferais mieux de laisser ce garçon tranquille. Tu lui as déjà causé des ennuis et… tu connais ses liens avec…
Même si elle s’exprimait en italien, Giulia préféra ne pas nommer les Sybaris. Peu importe la langue, Jeremy reconnaîtrait le nom et comprendrait la tournure de la discussion.
— Il vaut mieux les éviter, soupira Giulia en reposant le roman sur l’étagère. J’ai réussi ces cinquante dernières années à ne pas les confronter, ce n’est pas pour que tu… sortes avec le petit-fils de cette femme.
Giulia s’était retournée vers les adolescents en terminant sa phrase. Ivana ouvrit la bouche, les traits plissés de colère, pour répliquer. Jim fut plus rapide. Après s’être avancé d’un pas, une main sur la poitrine, il souffla :
— Mme Costello, je vous promets que je ne causerai pas d’ennuis à Iva. Je ne suis pas en contact avec les Sybaris. Je déteste ma grand-mère et j’ai coupé les ponts avec mon oncle. Vous n’avez rien à craindre de moi.
Alors qu’Ivana jetait un regard mi-reconnaissant mi-surpris à son petit-ami – il s’exprimait avec bien plus de politesse et de prévenance en italien – Giulia s’étrangla.
— Tu nous as comprises ?
— Oui, sourit le jeune homme d’un air désolé, comme si c’était lui le fautif. Ma mère parle italien, elle me l’a appris.
Une expression coupable s’empara du visage affaissé de Giulia. Après s’être passé une main devant les yeux, elle gloussa puis se laissa tomber dans le fauteuil rembourré.
— Bien sûr, tu es de la famille des Amati.
Devant la moue hébétée de l’adolescent, le sourire de Giulia se teinta de douceur nostalgique.
— Nos familles ont immigré à Modros en même temps. À l’époque, il y avait un café italien dans le centre-ville. On a fait connaissance là-bas, avec Caterina et Antonio. Je suis ravie qu’ils aient réussi leur vie ici.
Soulagé de parler d’une partie de sa famille maternelle – et surtout de ne pas mentionner de nouveau les Sybaris – Jim acquiesça avec un sourire.
— Je regrette simplement que Caterina ait choisi S.U.I, ricana Giulia en croisant les jambes avec un air satisfait. Mais Antonio nous a tous gâtés en fondant le Farfalla.
— Et c’est là-bas qu’on s’est rencontré, précisa Iva en serrant plus fort la main de son copain.
Embarrassé par les souvenirs, les regards qui pesaient sur lui et la perspective qu’on ait découvert son petit secret, Jeremy rougit un peu plus. Sa tête tournait. La chaleur des baisers d’Iva, l’angoisse de l’attente dans la salle de bain, la perspective de ce qui s’annonçait pour la suite.
— Ça va ?
Ivana venait de lui lâcher la main pour enlacer son épaule. Il grimaça un rictus, jeta chaussures et sac-à-dos au pied du lit d’Iva, souffla une excuse pour Giulia puis se dirigea vers la salle de bain. Après s’être aspergé le visage, il rencontra l’expression inquiète de sa copine dans le miroir.
— Je vais rentrer, déclara l’adolescent en enfonçant les mains dans ses poches pour en masquer les tremblements. J’ai dit à mon père que j’avais une répèt’ avec Wyatt, il va pas tarder à se demander ce que je fais.
— Bien sûr, mon étincelle.
Iva engloutit les mètres qui les séparaient pour l’étreindre. Au creux de leurs respirations, elle chuchota :
— Tu as des anxiolytiques sur toi ? Je peux te conduire chez ton père si tu te sens pas de rentrer en vélo.
— J’en ai, oui. Et t’inquiète pas, ça me fera du bien de prendre l’air.
Bien qu’elle acquiesce, Ivana rechigna à quitter la tiédeur de ses bras. Elle percevait les échos de son cœur à travers son t-shirt, sa respiration encore perturbée. L’idée de le laisser partir dans cet état lui déplaisait au plus haut point.
— Je te promets que ma grand-mère ne dira rien, murmura l’adolescente en s’extirpant de l’étreinte. On en parlera à nos parents respectifs quand on se sentira de le faire.
Un mince sourire pointa sur les lèvres de Jeremy. Une vague de chaleur déferla dans sa poitrine, en chassa le froid asphyxiant, quand Iva l’embrassa. Jim déposa un dernier baiser sur son front puis quitta la pièce. Giulia s’était éclipsée pour leur octroyer cet instant d’intimité.
Après avoir ramassé ses affaires et chaussé ses baskets, Jeremy salua sa petite-amie. Dans le salon, il croisa Giulia, occupée à se verser un décaféiné.
— Bonne soirée, Jeremy. (Elle lui adressa un clin d’œil complice.) Tu passeras le bonjour de ma part à ta grand-mère et à ton grand-oncle, la prochaine fois que tu les vois.
— Oui, madame. Bonne soirée.
Alors qu’il s’éloignait dans le couloir, elle le rattrapa à petits pas rapides. Mal à l’aise, Jim prit sur lui pour écouter ses dernières doléances :
— Merci de permettre à Iva d’avoir une vie en dehors du lycée, des entraînements avec Jihane et des affaires de famille. Tu es une bouffée d’oxygène pour elle.
Jeremy regretta de ne pas se tenir de l’autre côté de la porte, prêt à enfourcher son vélo. Il n’avait aucune idée du genre de réponse que Giulia attendait. Face à son expression crispée, la vieille femme soupira en reculant d’un pas.
— Je ne te retiens pas plus longtemps. Garde ton cœur en sûreté, mon garçon.
Sur ces paroles nébuleuses, Jim lui salua, s’engouffra par la porte d’entrée et récupéra son vélo. Dans la circulation urbaine de début de soirée, son cœur s’apaisa enfin.



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- Halloween -

Entre les chapitres 44 et 45



Vendredi 25 octobre 2024, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


Thalia s’était donnée à cœur joie pour transformer l’appartement de son père le temps d’une soirée. Banderoles bicolores de citrouilles et chauve-souris égayaient les murs, polaroids mystérieux et angoissants remplaçaient les photos de famille au-dessus de la télé, fausses toiles d’araignée envahissaient les recoins et des fantômes de papier hantaient le mobilier.
Une playlist sinistre concoctée par Jim tournait sur l’enceinte portable de l’adolescent, occupé à la cuisine avec son père. Pendant que Thalia installait des plaids et des coussins sur le canapé en prévision de la soirée film, ils terminèrent de préparer les biscuits, petits-fours, cupcakes et mini-pizzas sur le thème d’Halloween. Quant à Maria, elle s’était chargée des deux saladiers de punchs, l’un avec alcool, l’autre sans. Dans les deux tournoyaient des yeux globuleux injectés de sang.
— On pourra laisser les décos jusqu’à la semaine prochaine ? s’enquit Thalia en les rejoignant dans l’espace cuisine. Comme on fête Halloween en avance ?
— Bien sûr, ma puce, souffla Ethan en levant le nez de sa planche à découper.
— Ça te dérange pas, tu es sûr ?
— Non, non. En plus, tu vas le fêter ici avec tes copines. Tu auras pas besoin de refaire la déco.
Ravie, l’adolescente contourna la table pour enlacer son père. Elle avait réservé son véritable week-end d’Halloween avec ses copines depuis plusieurs semaines. Comme son frère avait aussi prévu de le fêter avec ses amis le jour-J, Maria avait suggéré qu’ils le célèbrent en famille avec un peu d’avance.
— Je commence à installer.
Thalia s’empara d’un saladier de pop-corn couvert de sucre coloré en rouge pour le disposer sur la table-basse. Jim ne tarda pas à la rejoindre avec des plateaux de pizzas et petits-fours. Les deux adolescents poussèrent la table d’appoint à côté du canapé pour combiner les surfaces. Vu toute la nourriture et les boissons qu’ils avaient prévues, il faudrait au moins ça.
Attiré par les odeurs du séjour, Snowball pointa le bout de ses moustaches depuis la chambre de Thalia. La queue dressée, il remonta le couloir jusqu’aux genoux de sa maîtresse, qu’il escalada à moitié pour renifler les snacks.
— Pst, fit Thalia en le repoussant sans brusquerie. Pas pour toi, gros vilain.
Irrité, le matou se détourna de la jeune fille pour se diriger vers les adultes dans la cuisine. Ethan se montra tout aussi intransigeant. Pendant que Snowball se frottait aux jambes de Maria dans l’espoir d’amadouer le dernier membre de la famille, Thalia le mitrailla de photos.
Alors qu’ils apportaient le reste de la nourriture et des boissons, Ethan et Maria intimèrent à leurs enfants de s’installer sur le sofa, déplié en canapé-lit. Thalia s’était accaparé la place du milieu, son frère l’angle de la méridienne. Il avait beau apprécier les films d’horreur, Jim avait la fâcheuse habitude de s’endormir avant l’arrivée du générique. Maria affirmait qu’il tenait ça de son père.
Par habitude, Ethan s’assit à l’autre bout du canapé et Maria se glissa entre ses enfants. Une fois chacun installé, Thalia lança le film en streaming. La petite famille ne tarda pas à faire passer les plateaux et les bols de main en main. Comme Thalia se servait un verre de punch, Jeremy supplia sa mère de goûter à la version alcoolisée.
— Sale gosse, grommela-t-elle en lui remplissant un gobelet. Un seul, je te préviens.
— Deux, contra aussitôt Jim après avoir trempé les lèvres. C’est super bon, je pourrai pas en boire qu’un seul.
— Pour qui tu me prends ? Je suis peut-être une cata en cuisine, mais je me défends en cocktails.
Thalia, qui venait de goûter sa propre boisson, se pencha vers sa mère.
— La version sans alcool est super bonne aussi ! Trop forte, maman.
Maria sourit avant d’enlacer les épaules de sa fille. Thalia tira le plaid pour le partager avec sa mère et se lova dans le creux de son bras. La chaleur et la présence de Maria ne seraient pas de trop avec le film. L’horreur, ce n’était pas tellement son truc.

La moitié du film était bien entamée. Sonné par la fatigue, la nourriture et l’alcool, Ethan menaçait de s’endormir d’une seconde à l’autre. Maria était scotchée à l’écran, prise au jeu du suspense et des screamers, et servait occasionnellement de doudou géant à sa fille. Quant à Jeremy, après avoir fait les yeux doux à sa mère pour qu’elle lui masse le crâne, il consultait son portable pour se forcer à rester éveillé. Le film ne lui faisait pas franchement peur.
Maria zieuta vers le visage de son fils, éclairé par l’écran de téléphone, et y décela les creux de ses fossettes. Elle enfonça un doigt dans sa joue, lui glissa d’une voix taquine :
— Qui te fait sourire comme ça ?
— Personne, grogna l’adolescent en se poussant de côté. C’est juste Ryu.
— Contente de savoir qu’il te donne l’air bêta d’un garçon amoureux.
Tandis que son fils roulait des yeux, Thalia gloussa sous son bras. Son rire mua en inspiration hachée lorsque les protagonistes à l’écran manquèrent se faire découper par le tueur. Comme sa grippe se resserrait sur le bras de Maria, sa mère l’attira tout contre elle.
— On peut arrêter si ça te fait trop peur.
— Nan, marmonna l’adolescente, moue boudeuse et sourcils froncés. Je regarde jusqu’au bout.
Quarante intenses minutes plus tard, durant lesquelles Maria avait cru perdre son bras, Thalia expira de soulagement. Le générique se présentait à l’écran. À côté d’elle, Snowball délaissa le flanc d’un Ethan endormi, où il s’était lové, pour réclamer à manger. Mère et fille s’extirpèrent du canapé, l’une pour se démaquiller, l’autre pour nourrir son chat éternellement insatisfait.
Après avoir versé des croquettes dans la gamelle de Snowball, Thalia retourna s’installer en tailleur à côté de son frère. Il avait passé la soirée à pianoter sur son portable.
— Tu parles jamais autant à Ryu, d’habitude.
— J’ai parlé à mes potes aussi. On organise la soirée pour le week-end prochain.
Les yeux plissés, Thalia renifla puis s’enquit d’un air suffisant :
— Et tu vas te déguiser comment ?
— Pff, j’sais pas. Je verrai bien ce que je trouve.
— Espèce de tocard, siffla Thalia en se penchant vers lui. Je suis sûr que Ryu et tes potes ont des déguisements trop bien.
Agacé, Jeremy finit par tourner le cou vers la jeune fille.
— Mêle-toi tes oignons, tu veux ? Tu l’as ton déguisement, toi ?
— Bien sûr. (Thalia tendit une jambe et un bras dans une imitation suspicieuse de position martiale.) Je vais être un chat-momie-karateka.
Ahuri, Jim la dévisagea bouche bée. Puis il aboya un rire.
— C’est Mike qui t’a donné l’idée ou quoi ? C’est complètement moisi.
Comme l’idée était née des pièces éparses de déguisement retrouvées dans les affaires d’Ethan et de Maria, Thalia piqua un fard. Avec une exclamation hargneuse, elle enfonça son poing dans les côtes de son frère.
— C’est toujours mieux que toi, gros benêt.
Elle profita que Jim laissait tomber son portable pour le récupérer et taper son code – facile, c’était la date d’anniversaire de Thalia. La dernière conversation montrait plusieurs photos des amis de Jeremy en essais déguisements. Elle reconnut Ryusuke, encore plus pâle que d’habitude, avec des traces rouges sur le menton et des canines qui pointaient de ses lèvres exsangues.
— Ryu en vampire ! s’exclama-t-elle alors que Jim se redressait sur un coude. Ça lui va trop bien, il est trop classe.
Avec un demi-sourire, Jeremy la laissa défiler le reste des photos. Valentina avec une robe bouffante de princesse et un maquillage soigné. Seules taches au tableau : l’imitation d’une gorge tranchée et des flots d’hémoglobine qui coulaient sur la dentelle et les froufrous du vêtement. Si Tess avait opté pour une version plutôt sexy d’une sorcière, Kaya s’était décidée pour une momie. Face à la photo, Thalia éclata de rire : on ne voyait que des mèches folles d’un blond pâle dépasser des bandelettes de tissu. En remontant les clichés, elle trouva Jason avec un masque de clown terrifiant. Quant à son frère, il n’avait pas dit toute la vérité : les derniers messages de la conversation l’incitaient à se déguiser en épouvantail. Ryu affirmait qu’il avait déjà la touffe de cheveux ébouriffée nécessaire.
— Ça t’irait très bien, acquiesça Thalia en fermant les yeux pour s’imaginer le résultat.
Elle rouvrit les paupières quand le téléphone vibra entre ses mains. Une notification se déroula en haut de l’écran, afficha une partie d’un message en provenance d’Iva.
« L’épouvantail t’irait très bien, mon étincelle. Le film était bien ? »
Le sang de Thalia se figea dans ses veines. Elle plaqua un sourire innocent sur ses lèvres avant de rendre son téléphone à son frère. En un coup d’œil, Jim perça à travers son masque.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, rien.
Dubitatif, Jim déverrouilla son portable pour s’assurer que sa sœur n’avait pas envoyé de message dans sa conversation avec ses amis. Comme il naviguait sur sa messagerie, il remarqua le SMS d’Ivana. Comprit aussitôt.
Face au regard noir planté sur elle, les lèvres de Thalia s’étirèrent avec une lenteur infinie. Elle inspira avant de murmurer d’une voix mielleuse :
— Mon étincelle.
— Espèce de petite fouine !
Comme Jim se jetait sur elle pour lui passer un savon, Thalia le rua de coups de pieds en criant tantôt de rire, tantôt de protestation. Leur agitation tira Ethan de son sommeil dans un sursaut. L’air hagard, il considéra les adolescents qui se balançaient des coussins au visage.
— Eh, lâcha-t-il en tendant un bras, on se calme.
Il reçut un coussin en pleine face en guise de réponse. Trop fatigué pour leur tenir tête, Ethan capitula et se rassit au bord du canapé. Quelques secondes plus tard, ce fut au tour de Maria de débarquer. Elle esquiva un coussin perdu avant de claquer bruyamment ses paumes l’une contre l’autre. Ses enfants cessèrent aussitôt de se mitrailler pour la considérer avec appréhension.
— Jeremy, Thalia, je veux connaître la raison de la dispute, qui a commencé, qui pense être dans son bon droit et qui est assez mature pour accepter d’avoir pris le dernier coup.
Comme ses enfants abaissaient leurs armes de ouate et de tissu en se toisant en chiens de faïence, Ethan soupira.
— J’appellerai votre mère la prochaine fois, c’est clairement plus rapide.
Maria lui adressa un clin d’œil en se dirigeant vers le canapé. Elle arracha les coussins aux grippes de ses enfants avant de les étudier l’un après l’autre. Le vert tendre de ses iris avait pris une nuance sapin dans la pénombre.
— Alors ?
Jim ouvrit la bouche, mais Thalia fut plus rapide :
— Jimmy a une copine, je l’ai découvert, il était pas content, il a voulu être méchant, je me suis défendue, ça l’a amusé et moi aussi et voilà où on en est.
Comme l’adolescente avait tout déclaré à brûle-pourpoint, ses parents accusèrent le coup en silence. Penaud et abattu, Jeremy se laissa tomber dans l’angle du canapé et se couvrit le visage d’un bras. Tant pis pour son désir de garder sa relation secrète encore quelques mois.
— C’est vrai, mon chéri ?
L’air bougon, Jeremy souleva son bras pour observer sa mère. Il finit par hausser les épaules.
— Ouais, ça fait quelques mois. (Comme il coulait un regard accusateur en direction de Thalia, elle se détourna avec une grimace.) Je voulais pas en parler tout de suite. Tant pis.
Maria hocha la tête avant de soupirer. Elle ramassa les coussins tombés par terre puis s’installa entre le frère et la sœur. Elle leur tapota à chacun une jambe.
— Ma puce, si tu as fouillé dans le portable de ton frère, tu sais que c’est ma…
— J’ai pas fouillé ! se défendit aussitôt Thalia en croisant les bras. Le message est apparu sur l’écran quand j’ai regardé des photos.
Thalia soutint le regard de sa mère pour lui assurer qu’elle ne mentait pas. Comme Jeremy ne protestait pas, Maria passa à la suite :
— Jim, c’est tout ton droit de garder ton jardin secret. Bon, maintenant qu’on est au courant, on va sûrement t’embêter un peu… mais promis, on se montrera pas intrusifs.
— Je sais bien, maman, soupira l’adolescent en se redressant en position tailleur. C’est juste que… c’est ma première relation, je voulais pas que vous me stressiez avec ça.
— Pourquoi on te stresserait ?
Jeremy haussa les épaules en guise de réponse. Maria lui pressa le genou pour lui signifier qu’elle n’insistait pas puis se pencha vers sa fille pour lui baiser le front.
— Va te brosser les dents et te coucher.
Vidée de ses dernières forces par la bataille de coussins, Thalia embrassa son père, tira la langue à son frère puis fila à la salle de bain. Maria attendit le déclic du verrou pour considérer son fils avec plus de sérieux.
— Je vais te le dire ce soir, parce que c’est mon devoir et mon rôle de maman, et après je t’embêterai plus avec ça, promis. Sauf si tu as des questions, bien sûr.
Sachant pertinemment ce qu’elle s’apprêtait à énoncer, Jim se laissa aller contre le dossier du canapé en grognant. Ils avaient cette discussion chaque année depuis ses douze ans.
— Oui, maman, on va faire attention avec ma copine. On sait dire qu’on est consentant ou pas. La contraception, c’est pas que son souci à elle. (Comme Maria le considérait d’un œil satisfait, il se détourna, les joues chaudes.) De toute façon, on en est pas du tout là, OK ?
— Et y’a aucune pression, ajouta Maria avec douceur. Si tu as des questions ou des doutes, ton père et moi, on est là. Ou n’importe quel autre adulte si ça te met mal à l’aise d’en parler avec nous.
Jim pinça les lèvres en hochant la tête pour lui assurer qu’il avait compris. Ethan lui confia un sourire encourageant avant de se redresser avec une grimace. Le canapé n’avait pas été tendre pour son dos. À l’instant où il s’éloigna dans le couloir, Maria se pencha vers son fils avec une expression conspiratrice :
— J’ai le droit de savoir comment elle s’appelle ?
— Non.
Catégorique.
Maria porta une main à son cœur en expirant un soupir douloureux. Face à l’expression vaguement amusée de l’adolescent, elle lui retourna un sourire espiègle. Ils partageaient les mêmes fossettes.
— Bon, je veux être dans le scoop quand tu voudras en parler.
— Comme si t’étais pas la première personne sur la liste, marmonna son fils en se redressant. Bonne nuit, m’man.
Il déposa un bisou sur sa joue. Maria lui embrassa le front en retour, ravala la boule douce-amère qui lui obstruait la gorge. Était-ce uniquement de la pudeur ou une réelle crainte que ses parents se mêlent de sa vie intime qui retenait les confessions de son fils ?
À l’abri dans sa petite chambre, Jim prit le temps de répondre à Ivana. Jusqu’ici, il ne s’était confié qu’à Ryu. Thalia se doutait de certaines choses – après tout, elle l’avait encouragé à accepter un premier rencard avec Iva. Même si sa sœur l’avait à présent trahi auprès de leurs parents, Jeremy était soulagé qu’elle ne révèle rien à propos de son identité. Il préférait attendre que sa relation avec Ivana se stabilise avant d’annoncer la vérité à Ethan et Maria. Il n’y a pas longtemps encore, ses parents apprenaient qu’il avait été enlevé par les Costello. Les événements des années passées étaient encore trop vifs dans leurs mémoires à tous pour que Jim ne craigne pas de déclencher une crise inter-familiales en avouant tout.
Avant de s’aventurer en dehors de sa chambre pour un brin de toilette, Jim tapa un message rapide à sa sœur.
« Tu dis rien aux parents pour Iva. Je leur dirai moi-même »
« Mais oui tqt »
Jim passa son téléphone en mode selfie, appuya son index contre son nez pour le retrousser et serra les dents dans un rictus grimaçant. Sa sœur lui envoya un selfie tout aussi ridicule en réponse.
Chacun possédait une photo compromettante : tout était pardonné.



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Re: S.U.I - Special Units of Intervention [Young Adult / Contemporain / Action]

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Ma petite Thallie grandit vite 🥹


- Dix-huit ans -

Après le chapitre 50



Lundi 3 mars 2025, Down-Town, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


Pour célébrer son anniversaire, ils avaient investi la moitié d’une petite brasserie du centre-ville. Déjà embarrassé par l’idée de fêter sa majorité avec autant de monde, Jeremy s’était ratatiné en comprenant qu’on lui avait réservé la place en tête de table.
Il devait reconnaître que la vision d’ensemble que cela lui octroyait sur la tablée n’était pas désagréable. Respectivement à sa gauche et à sa droite, Maria et Thalia s’interrogeaient sur les meilleurs plats de la carte. Venaient ensuite Ethan et Mike, le premier constamment interrompu par les boulettes de pain que projetait le deuxième dans son assiette. À côté de son père, Grace échangeait avec Myrina. Elle alternait entre la mère de Jason, Jason lui-même et Dimitri, installé à sa droite. Aussi indolent que d’habitude, Alex murmurait des messes basses à Ryusuke, non sans zieuter en direction de Jim. À chaque croisement de regard, Alex lui adressait une mimique narquoise.
Et, à l’autre bout de la table, Rebecca. Aussi à l’aise que lui en société, à en croire les mèches nerveuses qu’elle enroulait autour de ses doigts. Jim lui jeta une œillade compatissante, à laquelle elle répondit par un sourire complice. Ce repas ne pouvait que leur rappeler les réunions des Sybaris qu’ils avaient affrontées côte à côte pendant un an et demi. Au moins célébraient-ils quelque chose ce soir, et non pas une nouvelle stratégie pour mieux conquérir la direction de la Ghost Society.

Un serveur intimidé par le nombre de convives commença par prendre les boissons. Après avoir fait les yeux doux à ses parents, Jeremy commanda un verre de punch. Une fois chaque demande notée, Thalia se pencha vers son frère :
— Tu me feras goûter ?
Comme une grimace outrée fleurissait sur le visage de Jim, sa sœur roula des yeux et lui écrasa le pied.
— T’avais quinze ans quand papa t’a fait goûter de la bière. On commence tous quelque part.
— T’as même pas encore quatorze ans ! s’indigna Jeremy en retour. Et laisse tomber la bière, c’est dégueux de toute façon.
— Parle pour toi, roucoula Maria en s’accoudant à la table. De toute façon, je vous ai à l’œil tous les deux. Jem, c’est un verre, pas plus. Thallie, tu pourras tremper les lèvres, mais c’est tout. (Comme Mike tournait la tête vers elle, des étincelles dans ses yeux argentés, elle le devança : ) Michael Lohan, c’est même pas en rêve. Tu convertiras pas mes enfants en monstres de débauche.
— Je voulais juste dire que le gaspacho a l’air délicieux, s’offusqua l’intéressé en dépliant la carte du restaurant.
— Il n’y a pas de gaspacho au menu, lui signala Ethan sans même lever les yeux de la brochure.
Mike fit la moue, mais personne ne lui prêta vraiment attention. Jeremy finit par éprouver un soupçon de culpabilité, lui demanda :
— Eh, Mike, tu vas prendre quoi ? Tu me feras goûter ?
Comme son parrain portait un regard blasé dans sa direction, Jim lui rendit une moue perplexe. Au vu des circonstances, il aurait dû être en train de brailler sur la joie que lui procurait cette tablée et à quel point il aurait la gueule de bois le lendemain.
— Pour quelqu’un qui porte mon prénom, je trouve très irritant que tu n’aimes pas la bière.
Son ton condescendant tira un sourire à Jim. Le jeune homme carra les épaules en affrontant son parrain du regard.
— De un, c’est mon deuxième prénom. De deux, la bière c’est de la pisse de chat macérée.
— Espèce d’insolent, siffla Mike en dressant un index menaçant. Je te préviens, c’est pas parce que t’es majeur que tu restes pas un immense bébé qui doit m’écouter en toutes circonstances.
Comme Jeremy levait les yeux au ciel, Mike se serra la poitrine avec une grimace de douleur. En face de lui, Ethan dressa le nez de sa carte, haussa un sourcil.
— Mike, qui c’est l’immense bébé, là ?
— Moi évidemment, je suis le plus grand.
Avec un sourire las qui portait trente ans d’amitié, Ethan continua sa lecture du menu. Maria lui serra le bras dans un geste compatissant avant de retourner à ses enfants.
— Par rapport à ton cadeau d’anniversaire… Tu nous as demandé des sous pour un projet, mais tu veux pas nous en dire plus ? souffla-t-elle à son fils d’un air curieux.
— Pas tout de suite. (Comme Thalia lui adressait un regard tout aussi désarmant, il se passa une main sur le visage.) Promis, maman, je vous en parlerai. Y’a que Ryu qui est au courant… Mais je dois y réfléchir et me renseigner pour certaines choses.
— Tu lui as dit et pas à moi ? grommela sa sœur en croisant les bras.
Avec un sourire contrit, Jeremy lui ébouriffa la frange. Thalia protesta aussitôt et Maria dut intervenir avant que ses enfants se vident mutuellement leurs verres d’eau au visage.

Au milieu du repas, Jim reçut un message d’Ivana. Sa copine n’avait pas pu venir ce soir, occupée par une activité extrascolaire prévue depuis des mois. D’autres personnes de son entourage étaient absentes, mais Jim ne s’en était pas formalisé. Archer assurait le service du soir au Farfalla avec Antonio. Sa grand-mère était partie en Italie une semaine plus tôt pour rendre visite à de la famille éloignée. Quant à Ellis, il lui avait écrit un mail pendant le week-end pour lui expliquer que son épouse était tombée malade et qu’il avait préféré annuler ses billets d’avion. Ils auraient tous l’occasion de se voir à un autre moment.
Comme Jeremy tapait une réponse à Iva, une notification se déroula en haut de son écran. Un message de Rebecca.
« Je dois prendre l’air, tu veux venir ? »
Il redressa le cou pour lui répondre d’un hochement de tête, d’un bout à l’autre de la table. Jim patienta jusqu’à ce que sa cousine s’excuse poliment auprès de Ryusuke puis se leva à son tour.
— Je reviens, murmura-t-il à l’adresse de sa mère avant qu’elle ne lui pose la question.
Dans le sillage de sa cousine, Jeremy louvoya entre les tables occupées par d’autres clients, esquiva un serveur chargé d’un généreux plateau de boissons. En passant sous une arche en bois, il perçut la chaleur émise par les halogènes qui éclairaient un mur en pierres apparentes au fond de la brasserie.
Rebecca s’était faufilée jusqu’à une porte de secours qui donnait sur la rue à l’arrière du restaurant. Jeremy se glissa par l’ouverture sur la pointe des pieds, incertain de son droit à se trouver ici. La nuit avait enveloppé Modros de sa fraîcheur et de son velours d’un gris infini. De vieilles caisses en plastique aux marques à demi effacées étaient calées contre le mur de la brasserie. Un cendrier traînait sur un rebord de fenêtre. Le repère des serveurs et des cuisiniers en pause.
Avec un soupir de contentement à retrouver un peu d’air, Jim se cala contre le mur. Sa cousine, assise sur l’une des caisses, les mains dans les poches de sa veste en jean, lui adressa un rictus.
— Ça fait du bien de sortir un peu.
— Ouais. (Comme Rebecca prenait une grande inspiration, les paupières closes, Jeremy souffla : ) Comment ça va vraiment, Becca ?
Sa cousine expira, rouvrit les paupières. L’ambre de ses iris accrochait la lueur des lampadaires de la rue à quelques mètres. Ses lèvres s’ourlèrent d’un sourire d’ombres et de moquerie.
— On fait aller. Je t’apprends rien, côtoyer les Sybaris, c’est côtoyer le désert et la banquise. Un coup, ils sont solaires, heureux d’être ensemble et, le jour d’après, ils s’ignorent ou se disputent. J’ai rarement vu une famille aussi unie autour de la discorde.
Jim ricana malgré lui. La tête tournée vers l’avenue principale d’où leur provenaient des ronronnements de moteurs et des éclats de voix, Rebecca ajouta :
— Dans tout ce bazar… les choses se sont un peu apaisées avec mon père. Je crois que ça nous a fait du bien à tous les deux que je devienne Fantôme. Il voit que je me débrouille bien, comme il s’y attendait. Et je trouve mon compte dans l’indépendance que j’ai gagnée.
— Parce qu’il s’imaginait que tu pourrais pas réussir ? grinça Jim avec une grimace cynique.
Rebecca haussa les épaules avant de pousser un caillou de la pointe de sa bottine.
— Il a toujours eu confiance en moi, mais je pense qu’il pouvait pas s’empêcher d’imaginer le pire. Surtout après ce qui est arrivé à ma mère.
Comme une ombre interdite tombait sur le visage de son cousin, la jeune femme enchaîna aussitôt :
— Et puis, mine de rien, ton départ brutal l’a pas mal secoué. Il avait de vrais projets pour toi. Il a dû reconsidérer les choses, accepter que je serais forcément sur le terrain un paquet d’années avant d’accéder à des postes de management.
Même si Jeremy s’était douté que sa fuite avait déstabilisé les plans de son oncle, il n’aurait pas cru qu’Edward s’en retrouve autant impacté.
— C’est à toi plus qu’à lui que j’ai fait du tort en partant, grommela-t-il en croisant les bras.
— Tu as raison, mais… pas complètement non plus. (Devant la moue perplexe de son cousin, Rebecca esquissa un demi-sourire.) Il a vraiment monté son plan dans un objectif initial d’assurer mes arrières et de m’éviter une carrière de terrain où je risquerais ma vie comme ma mère. Mais… tu es resté un an et demi, Jem. C’est pas rien. Je pense que t’avais fini par creuser ton trou dans son cœur.
De surprise, Jeremy en laissa retomber les bras. Il dévisagea sa cousine à la recherche d’une lueur de moquerie, mais les traits de Rebecca étaient aussi mortellement sérieux que d’habitude.
— Il… il s’en foutait de moi, Becca. Je veux dire, en tant que membre de sa famille. J’étais juste son pion, même si je sais qu’il a fait ça pour te protéger et pour améliorer ta carrière.
À ces mots, les traits de Jim se pincèrent un peu plus.
— M’enfin, il aurait fallu commencer par te demander ce que tu voulais vraiment.
Rebecca rit tout bas, sortit les mains de ses poches pour les frotter l’une contre l’autre.
— Il a tellement été paumé toute sa vie que je pense pas qu’il se soit rendu compte qu’il prenait le contrôle de la mienne.
— Tu m’étonnes, grogna Jeremy en faisant la moue. C’est pas pour rien que mon père a coupé les ponts avec lui. Mais bon, au moins, il a compris maintenant.
Comme sa cousine hochait la tête d’un air machinal, Jim s’agita nerveusement. Le verre de punch remuait dans son estomac.
— Mais… tu le penses vraiment ? Ce que tu as dit sur sa façon de me voir ?
— Je le pense vraiment, oui, affirma Rebecca en plantant son regard implacable dans le sien. Au début, t’étais qu’un fardeau pour nous tous. Tu connaissais pas les codes de notre famille, tu parlais à peine notre langue. Puis tu t’es adapté, Myrina t’a pris sous son aile et moi aussi… En un an et demi, on a tous appris à se connaître. Ça m’étonnerait franchement que mon père soit resté de marbre tout ce temps.
— Il a jamais rien montré, pourtant, marmotta Jeremy, le nez tourné vers l’avenue au loin. Il me parlait à peine, sauf à propos des cours et de ses objectifs. Pour quelqu’un qui était censé être mon père, il est resté super distant.
Le brouhaha du restaurant et le ronronnement constant de la ville lui répondirent. Face au silence de sa cousine, Jim se tassa. Il n’avait pas voulu paraître amer et immature. C’étaient pourtant des questionnements qu’il avait nourris lors de son séjour à la Ghost Society. Des incertitudes qui l’avaient accompagné pendant des mois après son départ.
— Tu as vraiment aucune idée ? finit par souffler Rebecca en glissant le menton dans sa main.
— À part qu’il est pas très doué pour les relations humaines ?
— Il est plus subtil que tu le crois.
— Pour être subtil, ça c’est clair, grogna Jeremy, la gorge bizarrement nouée. Pas un mot sympa pour moi en plus d’un an. Juste ses félicitations quand mes notes augmentaient.
— C’est déjà vraiment bien, le nargua Rebecca avant de soupirer. Jeremy, mon père a voulu rester à sa place vis-à-vis de toi.
Agacé par la remarque, l’adolescent se décolla du mur. Comme il avait laissé sa veste à l’intérieur, la chair de poule avait envahi ses avant-bras dénudés.
— Sa place ? Elias Sybaris, c’était censé être son fils. Je sais que ton père est loin d’être un bisounours, mais il a fait vraiment aucun effort pour nouer un lien avec moi.
— C’est ce que tu voulais, au fond ?
Il y avait une sincère curiosité dans la voix de Rebecca. Malgré le froid qui tombait dans la ruelle, une chaleur pleine d’embarras s’empara du visage de Jim.
— Je voulais pas qu’il s’imagine que je lui pardonnais, expliqua-t-il d’un ton bougon. Mais… j’aurais aimé… qu’il soit pas aussi distant. À part toi et Myrina, y’avait pas grand-monde pour me parler.
— Tu sais, mon père est une contradiction vivante. Il a voulu faire de toi son fils, tout en sachant que tu étais son neveu, rien de plus. (Comme Jeremy serrait les dents, Rebecca se leva et se planta sous son nez.) C’est par respect pour tes liens avec ta famille, avec tes parents, qu’il n’a pas cherché à construire quelque chose avec toi. Je suis persuadée qu’il s’est attaché, mais qu’il n’a rien voulu développer. Tu restais le fils de son frère, quoi qu’il en dise.
— C’est tordu.
Un rictus plissa les lèvres de Rebecca. Avec souplesse, elle se glissa à côté de lui contre le mur.
— Ouais, c’est les Sybaris.
Avec un soupir, Jeremy s’adossa de nouveau. Les effluves du restaurant leur arrivaient en pleine face. Nourriture frite, viandes marinées et légumes épicés se mêlaient dans une danse de saveurs.
Les cousins restèrent silencieux jusqu’à une silhouette passe par l’interstice de la porte de secours. Thalia avait enfilé son cardigan à gros pois pour sortir.
— Ça va ?
L’adolescente considéra tour à tour son frère et sa cousine, unis dans un silence pensif et morose.
— On discutait de la famille, expliqua Jim avec un sourire contrit.
Les yeux verts de Thalia perdirent de leur pétillant. Elle serra les pans de son cardigan comme pour se protéger de ce sujet épineux.
— C’est parce qu’on a vu Edward ?
— En partie.
Une moue peinée creusa le visage de Thalia. Rebecca se décolla du mur en premier.
— Désolée, Thalia, je t’ai piqué ton frère pour dire des choses pas très drôles. Mais je te le rends.
L’adolescente ouvrit la bouche pour la rassurer, mais aucun mot ne se forma sur sa langue. Elle aurait menti en affirmant que la départ de table de Jeremy depuis plusieurs minutes ne l’avait pas frustrée.
— Vous battez pas pour moi, soupira Jim en passant un bras autour des épaules de sa sœur. Je te suis, Thallie.
Rebecca les devança à l’intérieur. Avant que Jeremy passe la jambe par la porte de secours, Thalia le retint par le bras. Son regard béait d’inquiétude.
— Ça t’a perturbé de revoir Edward ? Et Rebecca ?
— Oui et oui, avoua Jeremy dans un soupir. Mais t’en fais pas, mon p’tit clown. On en a discuté avec Becca. Et puis, Edward est pas là ce soir. Alors on l’oublie et on fête mon anniversaire comme il se doit, OK ?
Lèvres pincées, Thalia relâcha son frère. Quand serait-elle acceptée au sein des discussions sérieuses de sa propre famille ?
— Thalia ?
Jim lui tenait la porte. Thalia lui jeta un regard peu amène avant de croiser les bras et de planter les talons dans le goudron abîmé de la ruelle.
— T’as le droit de discuter de notre oncle avec moi aussi, Jim. Je te rappelle qu’il nous a gardées enfermées pendant un mois, avec maman. Et j’ai plus neuf ans.
À la façon dont les yeux de son frère se voilèrent, Thalia comprit le poids de ses derniers mots. Un sourire mi-fier mi-triste lui étira les lèvres.
— Je sais, Thallie. Je veux juste t’épargner ces conneries familiales.
— J’y serais confrontée un jour, rétorqua l’adolescente sans sourciller. Même papa se confie plus à moi maintenant. Il m’a dit ce qu’Alexia Sybaris lui a fait subir quand il était petit.
Face à l’expression heurtée de Jim, Thalia s’agrippa nerveusement les mains.
— Je commence à comprendre sa relation avec notre oncle. Mais je comprends pas vraiment celle que tu as avec lui. Et même avec Rebecca ou Myrina, je… je vois bien qu’elles sont sympa, mais… Je voudrais juste faire partie de ça, moi aussi.
Ses yeux la démangèrent alors qu’elle soufflait ces paroles. Son sentiment d’exclusion des sujets capitaux ne datait pas d’aujourd’hui. Être la cadette de sa famille l’avait auréolée de plus de tendresse et d’insouciance, tout en l’entravant dans l’appropriation des difficultés de sa propre famille.
— On… on veut pas t’exclure, tu sais, s’étrangla Jeremy en bafouillant à moitié. C’est juste que… tout te revient pas, Thallie. T’as pas à porter ce poids familial.
— Toi non plus, répliqua-t-elle de but en blanc. Alors laisse-moi porter avec toi, Jimmy.
Cette fois, c’est dans les yeux de Jeremy que se présentèrent les larmes. Thalia déverrouilla ses appuis pour s’engouffrer par la porte de secours et, au-delà, dans les bras de son frère. Il lui coupa à moitié le souffle en l’étreignant, inconscient de la force que cinq ans d’entraînement lui avaient conférée. Thalia enfonça les doigts dans ses épaules pour se hisser à moitié à son cou et réduire la pression. Même si c’était douloureux, elle voulait inscrire cette sensation au plus profond de ses os. Ils partageaient leur sang, leur nom et pas assez de cet héritage familial. Même s’il était toxique, maudit, Thalia désirait plus que tout s’aligner avec son frère pour en récupérer le poids.
Ils ne se lâchèrent que lorsque la voix de Maria s’éleva dans le couloir :
— Il y a un problème ?
Comme ils tournaient des visages baignés de larmes – soulagement, amertume, réconciliation – vers elle, Maria se précipita à leur hauteur. Elle manqua trébucher sur ses escarpins, peu habituée à en porter, puis se stabilisa grâce aux mains que lui avaient tendu ses enfants.
— Mes chéris, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle avait agrippé l’épaule de son fils d’un côté et passé ses doigts à l’arrière du crâne de Thalia de l’autre. Même si Jim la dépassait depuis plusieurs années déjà – et que sa fille ne tarderait pas à le rejoindre – Maria les serra contre elle.
— Ça va, maman, lui assura Thalia en acceptant le bras de sa mère dans son dos. C’est juste que… c’est beaucoup d’un seul coup.
— Beaucoup d’émotions ?
Comme Thalia acquiesçait, Maria leva les yeux vers son fils. Jeremy avait gardé les paupières closes pour juguler ses larmes. Elle passa une main sur sa joue, essuya les vestiges de sa peine.
Ils s’étaient à peine démêlés les uns des autres qu’Ethan les retrouva dans le couloir. À leur vue, l’appréhension palpable sur son visage fondit. Comme ses pieds hésitaient, malgré ce que criaient ses yeux, Maria l’invita à les rejoindre d’un geste de la main.
— J’invoque mon véto, lâcha Maria en serrant les doigts d’Ethan dans les siens. C’est câlin général.
Tandis que Jim soupirait en souriant, Thalia se blottit contre ses parents. Maria saisit son fils par l’épaule pour qu’il l’étreigne en retour. Jeremy grommela des paroles inintelligibles alors qu’il se retrouvait coincé par le bras de son père.
— Joyeux anniversaire, mon grand, murmura Ethan comme la tête de son fils reposait près de son épaule. Promis, maintenant que t’es adulte, on te laissera tranquille avec ça.
— Eh, protesta Maria en enfonçant un doigt dans le flanc de son compagnon, je m’engage pas dans cette promesse. Jim, que tu aies huit, dix-huit ou quarante-huit ans, tu seras toujours mon bébé.
— Sauvez-moi, geignit Jeremy en libérant l’un de ses bras pour se saisir le front.
Sa sœur s’esclaffa et ses parents sourirent d’un air contrit, mais aucun d’entre eux ne fit mine de casser l’embrassade. Ce furent les appels répétés de Mike depuis l’autre bout de la brasserie qui les séparèrent. Maria embrassa ses enfants une dernière fois, déposa un baiser au coin des lèvres d’Ethan puis se dirigea vers la salle de restauration.
Sur le chemin jusqu’à la grande tablée qu’ils occupaient près des baies vitrées, Jim échangea un regard complice avec sa sœur. Les étreintes successives avaient malmené sa coiffure. D’un geste qui évoquait quatorze ans de chamailleries et d’affection, il termina de lui ébouriffer les cheveux.



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louji

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Re: S.U.I - Special Units of Intervention [Young Adult / Contemporain / Action]

Message par louji »

Et c'est le dernier chapitre bonus (il était temps) 🎉 L'un de mes préférés d'ailleurs. Je voulais conclure sur quelque chose d'un peu plus doux, même s'il y a du piquant dedans aussi (c'est toujours plus fun). Qui dit dernier chapitre bonus dit temps mort par ici pour un petit moment. Je reviendrai plus tard dans l'année avec le prochain recueil Ashes & Dreams.


- Apaisement -

Après le chapitre 63



Mardi 27 mai 2025, Dourney, Modros, Californie, États-Unis d’Amérique.


Le dernier point d’échange avec la direction de l’école de S.U.I et les Amazones s’était terminé plus tôt que prévu. Sans y réfléchir deux fois, Edward avait quitté le siège social de S.U.I pour se diriger vers leur clinique. Il y était déjà passé quelques jours plus tôt, mais une autre visite ne ferait de mal à personne. Sauf peut-être à son devoir de concilier les intérêts de la Ghost Society avec les accusations de l’École et des responsables des Mino. C’était son propre projet qui avait fini en catastrophe. C’était sur son téléphone que les appels furieux et déconcertés s’enchaînaient. C’était sa légitimité à son poste qui vacillait depuis quelques jours. Et c’était son cœur qui se tordait à défendre ces acquis au détriment des conséquences. Au détriment de son propre neveu, toujours inconscient.
De crainte que son esprit se gorge de ténèbres en conduisant seul dans l’une des voitures de prêt de S.U.I, Edward prit le bus. Une douleur sourde lui monta à l’arrière de la gorge tandis que le quartier où il avait passé son adolescence se déployait de l’autre côté de la vitre. Même s’il n’était pas souvent sorti de l’École à l’époque de sa formation, certains centres commerciaux, cinémas et pâtés de maison émergeaient de ses souvenirs.
L’espace de quelques secondes, Ed s’autorisa à imaginer sa vie s’il avait refusé la proposition de sa mère, le dernier jour de sa scolarité. Quand, son diplôme tout juste en main, Alexia Sybaris était réapparue pour l’inviter sur son échiquier d’ambitions. Pièce maîtresse de son héritage, même si elle était toujours incapable de l’appeler « mon fils » avec tendresse ou fierté.
S’il avait été capable d’accepter que son frère s’éloigne de lui pour son propre bien. S’il avait été capable d’affronter son chagrin après la mort de Lou, son premier amour.
S’il avait été capable de demander de l’aide, plutôt que d’attendre qu’une main pleine d’épines se tende vers lui, l’acculant au bord du précipice.
Edward ferma les yeux, chassa l’expression hébétée d’Ethan quand il lui avait annoncé son départ, la façon dont les taches de rousseur sur les pommettes de Lou se plissaient quand elle souriait, le calcul dans le regard sombre de sa mère, qui ne s’était jamais empli de chaleur pour lui.

La clinique de S.U.I s’était lovée dans un parc comme un chat dans une flaque de lumière. Le parvis en larges dalles était ceinturé de généreux bacs de fleurs multicolores. Des arbustes taillés égrenaient l’allée de chaque côté. Au-delà de la façade principale, on devinait les arbres qui s’élevaient dans le patio intérieur. L’enseigne annonçait sans fioritures la clinique de S.U.I.
Edward ne s’attarda pas près de l’accueil. Sans nouvelles spécifiques de son frère, il savait que Jeremy était toujours en unité de soins intensifs. Quelques volées de marches et tournants plus tard, il s’avança dans le couloir. Une fois devant la porte, il inspira puis frappa. Au bout de quelques secondes de silence, il abaissa la poignée. Ethan et sa famille n’étaient pas encore arrivés.
Le bruit des machines le crispa plus que nécessaire. La journée avait été longue, les cliquetis des doigts sur les claviers ou des stylos-billes sur le papier n’avaient pas cessé, les reproches lui étaient tombés dessus et les visios l’avaient vidé. Une part de lui ne souhaitait rien d’autre que de se laisser aller sous une douche chaude, dans sa chambre d’hôtel. Tout le reste se morigénait dans cette chambre d’hôpital.
Edward contempla la silhouette endormie de son neveu. Les regrets s’accumulaient couche par couche, « et si ? » par « et si ? ».
Et si je ne l’avais jamais entraîné dans mes plans ?
Et si je ne l’avais jamais arraché à sa famille ?
Et si je ne l’avais jamais introduit à la Ghost Society et à ses agents ?
Et si j’avais gardé un œil sur McRoy ?
Et si j’avais prêté plus attention à Akos ?

Avec un rictus amer, Edward contourna le lit puis poussa la fenêtre pour aérer. Un peu d’air lui remettrait les idées en place. En contrebas, on avait une vue directe sur la patio, où des chemins pavés ondoyaient au milieu des bosquets et des parterres de fleurs bien entretenus. Ed songea au coût de cette hospitalisation, aux assurances qui entraient en jeu. Là aussi, les juridictions se tiraient dans les pieds. Les Amazones et S.U.I réclamaient que la Ghost Society prenne en charge les frais de matériel et d’hospitalisation non prévus. La propre direction d’Edward l’invitait à contourner tout ça et à appuyer sur la nature imprévisible de la dernière épreuve du projet Réseau.
Comme si tout ce qu’avait prévu Ed, les montres, les moyens humains, la sécurité, n’avait été que du vent. Comme si ce n’étaient pas Akos et la tornade de ses convictions qui les avaient placés dans cette situation impossible.
Quoi qu’il en soit au niveau des institutions, Edward se fit la promesse de soulager financièrement son frère au besoin. L’hospitalisation de son fils était en partie sa faute, résultat de son manque d’anticipation sur les agissements de leur propre famille.
— Ed ?
Il s’arracha à la contemplation du patio dans un sursaut. Comme à son habitude depuis quelques années, Ethan avait été d’une discrétion déconcertante. Il devait revenir de l’École : il portait un sac sur une épaule et une journée sûrement aussi longue que celle d’Ed tassait ses traits.
— Ça fait longtemps que tu es là ? enchaîna son frère en refermant derrière lui.
— Deux minutes. (Ed nota la façon dont son jumeau le sondait, retint une grimace.) Je peux m’en aller, si tu veux.
— Non, t’inquiète pas. Je… c’est gentil de passer le voir.
Sans savoir quoi répondre, Edward accueillit le silence avec soulagement. Dans une routine manifestement bien huilée, Ethan déposa son sac au pied du lit, jeta un œil soucieux vers les constantes puis ajusta le bouquet de pivoines sur la table de chevet. Après quoi, il passa une main sur la tempe de son fils, évitant le côté où une compresse protégeait l’entaille fraîchement recousue.
— Salut, Jemmy, c’est papa, souffla Ethan en s’asseyant sur l’une des deux chaises en plastique. Edward est là aussi.
La main serrée sur celle du jeune homme, Ethan leva le nez vers le mur qui surplombait le lit. Des notes manuscrites côtoyaient des post-it avec des smileys et des photos de Jim ou de ses proches.
— Alexander a dû passer te voir dans la journée, parce qu’il y a un message passif-agressif signé de sa part qui n’était pas là hier, lui apprit Ethan, la voix teintée d’amusement. Il exige que tu te remettes rapidement pour te passer un savon. Il a épinglé un paquet de bonbons vide avec. Je pense que tu seras gâté à ton réveil.
Le mot « réveil » sonna creux dans la chambre. Edward profita qu’Ethan était tourné vers son fils pour grimacer ouvertement. Nourri et surveillé par les machines, Jeremy était toujours dans le coma. L’hypothermie et l’hémorragie avaient eu raison de ses forces cinq jours plus tôt.
Pendant quelques minutes, aucun des frères ne prit la parole. Ethan avait sorti un livre de son sac et le feuilletait distraitement. Il ne tournait pas une page sans jeter un œil à son fils, comme s’il craignait de rater le moindre changement sur ses traits impassibles. Quant à Edward, il était réduit au silence par la vision du corps figé de son neveu. C’était d’autant plus perturbant que Jeremy avait été une boule de nervosité, de contestations et d’émotions brutes du temps de la Ghost Society. Son visage blême ne se plissait pas de frustration ou de contentement, ses yeux clos n’exprimaient plus la moindre étincelle, ses mains ne s’agitaient pas en signe de fébrilité.

Une intervention extérieure les tira de ce silence étouffant. Sans prendre la peine de s’annoncer, quelqu’un poussa brusquement la porte avant de s’exclamer :
— Désolée du retard, y’a eu un accident sur la route !
Maria s’engouffra dans la chambre sans prêter attention aux personnes déjà présentes. Elle commença par inspecter rapidement l’état de son fils et des moniteurs qui l’entouraient puis sourit à Ethan d’un air compatissant.
— Thallie est pas avec toi ?
— Je l’ai déposée chez une amie pour la soirée, elles devaient terminer un devoir de biologie.
En acquiesçant, Maria nota enfin la présence d’Ed. Elle se figea.
— Edward, lâcha-t-elle d’un ton un peu sec.
Comme il lui adressait un hochement de tête en guise de salut, elle finit par imiter le geste. Les quelques fois où ils s’étaient croisés depuis son arrivée à Modros, la femme avait pris sur elle pour rester courtoise. Si Edward avait évité toute discussion pour ne pas envenimer les choses, il lui était reconnaissant pour sa façade de politesse. Ces dernières années, il s’était questionné sur sa légitimité à lui présenter des excuses pour les torts d’il y a cinq ans. Il n’avait pourtant jamais pu s’y résoudre. Rien n’excusait l’enlèvement d’une femme et de sa fillette pour faire pression sur d’autres membres de leur famille.
— Tu passais voir Jeremy ? finit par s’enquérir Maria d’une voix froide.
— Oui. (Il eut un veste vague vers le lit.) Ça fait plaisir de voir tous les cadeaux et les messages qu’on lui a laissés. À la Ghost, il…
En apercevant l’ombre menaçante dans les iris verts de Maria, Ed se tut. À sa surprise, ce fut Ethan qui se tourna vers lui avec une moue songeuse.
— Tu allais dire quoi ?
Les regards braqués sur lui mirent Edward mal à l’aise. Il avait causé tant de douleur au sein de leur famille. Fracassé le quotidien de Maria et de ses enfants, déchiré un peu plus la vie de son propre jumeau. En même temps, une petite voix au fond de lui ne manquait pas d’affirmer qu’il les avait tous rassemblés, malgré la souffrance.
— Au centre de formation de la Ghost Society, Jeremy était assez isolé. En dehors de Rebecca, il ne s’est pas vraiment fait d’amis. Le contexte de la scolarité n’aidait pas, mais… (Comme les visages de ses interlocuteurs ne se détendaient en rien, Ed ajouta rapidement : ) Ce que je voulais dire, c’est que je suis content qu’il soit bien entouré ici.
— Il a toujours été bien entouré, répliqua Maria d’un ton acide. Tu lui as enfoncé dans le crâne que je m’occupais pas de lui comme il fallait, que je lui ai jamais offert les opportunités dont il avait besoin… et tu avais raison sur certains points, car c’était hors de ma portée. Mais je te pardonnerai jamais le garçon méfiant, blessé et qui regrettait les Sybaris qu’on a récupéré une fois sorti de la Ghost.
— Il était déjà méfiant et blessé quand il m’a rejoint.
Edward comprit que c’était la dernière chose à dire à la façon dont les pommettes de Maria se couvrirent de rose et ses yeux d’éclairs furieux. Même les traits d’Ethan s’étaient fermés.
— Tu es toujours aussi insultant et méprisant, Edward, siffla Maria, ses jointures blanchissant sur l’anse de son sac à main. Peut-être que mon fils pouvait pas rêver du même avenir ambitieux que ta fille, mais au moins était-il entouré et aimé.
— Et c’est moi qui suis insultant ? grinça Edward, la nuque raidie.
— Ne joue pas aux victimes ! gronda Maria en avançant d’un pas. Tu as hérité de l’esprit tordu de ta mère, tu as voulu contrôler la vie de tes proches comme elle a fait avec Ethan et toi. Et quand tu as vu que ça te revenait à la tronche, tu joues aux repentis. C’est pas aussi simple que ça.
— Ça suffit, maintenant.
Ethan s’était levé, une main tendue pour chacun d’eux. Il y avait une forme d’épuisement écœuré dans le regard défait qu’il leur porta tour à tour.
— S’il vous plaît, je veux pas qu’on se dispute dans la chambre d’hôpital de Jem. On réglera nos comptes plus tard.
— Pas la peine, marmonna Maria en se rembrunissant. Je te laisse avec ton frère, il est spécialement venu voir Jeremy.
Alors qu’elle tournait les talons, Edward soupira mentalement. Avant qu’elle ne disparaisse derrière le battant, il lança :
— Pardon si je t’ai blessée, Maria. Je voulais pas… amener encore plus de discorde. Simplement voir mon neveu.
L’air perplexe, elle le toisa pendant quelques secondes avant de hausser les épaules.
— Vu que Jeremy a jamais pu t’en vouloir complètement, je me suis toujours dit que vous aviez dû tisser des liens malgré tout. Je ne vais pas t’empêcher de le voir.
Comme Ed hochait la tête, soulagé, elle se mordilla la lèvre.
— Je vais me chercher un café, tu veux quelque chose ? (Pendant qu’il réfléchissait, elle bascula vers Ethan.) Thé à la menthe ?
— Oui, s’il te plaît.
Comme il demandait un espresso à Maria, Ed retint un sourire. Ethan ne s’était donc toujours pas fait au café. Une fois le battant refermé sur Maria, Edward s’éclaircit la gorge.
— Elle est toujours aussi mordante dans ses propos, mais j’ai l’impression qu’elle se calme plus rapidement.
Ethan était retourné s’asseoir entre temps, son livre abandonné sur ses cuisses. De dos, Ed le vit hausser vaguement les épaules.
— On change tous un peu sur certaines choses.
Comme il ne s’épanchait pas plus, Edward se rapprocha du lit. Il détailla les perfusions et les pansements, les ecchymoses et les cicatrices. Il se sentait brassé, nauséeux. Cette scène lui rappelait les heures pendant lesquelles il avait veillé sa propre fille, hospitalisée quelques années en arrière après une violente chute à cheval.
— Je te promets de pas laisser McRoy s’en sortir comme ça, gronda Edward tout bas.
— Tu es sûr que c’était lui ? Il y avait au moins une dizaine de Fantômes dans le parc.
— Lazos a fini par l’avouer. Et j’ai pas encore eu l’occasion de m’entretenir face à face avec McRoy, mais sa façon d’ignorer mes appels et mes mails en dit bien assez.
Comme une ombre ternissait l’éclat ambré dans les yeux de son frère, quelque chose brûla en Ed. Dans un geste nerveux, il lui agrippa le bras.
— Tu vas pas laisser tomber, hein, Ethan ? Hors de question que cette enflure s’en sorte après le mal qu’il a fait à ton fils.
— Bien sûr que non, soupira son jumeau sans chercher à repousser sa main. C’est juste que je préfère m’attendre à rien. Notre famille mise sur l’impunité depuis tellement longtemps. Est-ce qu’on a eu réparation pour la violence de notre mère ? non. Est-ce qu’on a eu réparation quand elle a brisé ma famille et failli tuer Jeremy ? non. Est-ce qu’on a eu réparation quand tu as fait kidnapper Maria et Thalia puis que tu as mis la main sur Jem ? non.
Il avait levé les yeux sur ce dernier mot. Edward desserra sa grippe, la gorge piquante. S’il y avait bel et bien une ombre dans le regard de son frère, elle ne masquait pas complètement la flamme glacée qui y logeait.
— Le plus important pour moi, c’est que Jem s’en sorte. Qu’il retrouve son quotidien et ma fille aussi. Je vais pas épuiser mon énergie à chercher la vengeance. Ce n’est pas moi, de toute façon.
— Non, mais c’est moi, grinça Edward, dents serrées. Alors, je réitère ma promesse sur le fait que McRoy s’en sorte pas impunément, comme tu dis.
— Si c’est ce dont tu as besoin pour évacuer, alors fais-le.
Ed ravala la frustration de voir son frère si passif et recula de quelques pas. Certaines choses n’avaient pas changé, en revanche.
Avant d’avoir pu reprendre la parole, on frappa à la porte. Comme Ed était debout, il entreprit d’ouvrir le battant – et de le retenir comme Maria s’engouffrait dans la pièce en maintenant trois gobelets serrés les uns contre les autres.
Elle déposa le tout sur la deuxième chaise disponible avant de distribuer les boissons.
— Merci, souffla Edward comme elle lui tendait le café, les yeux plantés dans les siens.
— Ça fera deux dollars.
Devant l’air ébahi de son interlocuteur, elle lâcha un bref rire moqueur puis s’installa sur la chaise à côté d’Ethan. Son propre café à la main, Maria adressa un rictus sarcastique à Ed.
— T’as payé la cantine de mon fils pendant un an et demi, je vais essuyer ta note pour cette fois.
Comme elle n’avait pas l’air d’attendre de réponse de sa part, Edward s’appuya contre le mur, légèrement hébété. Même s’il avait maintenu Maria enfermée pendant plus d’un mois à la Ghost Society, il n’avait pas tellement échangé avec elle. Chaque discussion était un étonnant rappel de leur méconnaissance mutuelle.
Ethan et Maria échangèrent quelques murmures, ponctués de gestes en direction de leur fils. Ed observa la danse de leurs doigts, les regards d’appréhension qui se répercutaient. Oh, Brooke lui manquait. Il aurait aimé parler de Becca avec elle, s’inquiéter pour son avenir à deux, qu’ils lui organisent un anniversaire surprise. N’importe quoi, en fait.
Sa peine fantôme fut rapidement chassée par la vision de la main d’Ethan s’entremêlant à celle de Maria. Il avait noté leur rapprochement en le mettant sur le compte d’une entente parentale enfin arrivée à son terme. D’après leurs doigts liés et les sourires plus tendres qu’ils se confièrent, il y avait un peu plus qu’une entente parentale.
Mal à l’aise, Edward s’éclaircit la gorge.
— Je peux vous laisser.
— On s’est même pas embrassé, Ed, le rabroua Maria en roulant des yeux. Tu es encore pire que Jeremy.
Comme Edward se redressait du mur, incapable de se décider sur un comportement approprié, il croisa le regard de son frère. La flamme de glace avait disparu. Il y régnait toujours une ombre, plus vaporeuse. Un écho du fantôme qu’Edward s’efforçait de chasser.
Un « Je suis désolé » silencieux, un « Je sais qu’elle te manque » qui hurlait sans bruit.
Et face à la compassion sur le visage de son frère, la compréhension sur celui de Maria, le fantôme l’étreignit. Peignit ses souvenirs de son sourire d’étoile filante, de ses taches de rousseur qui rappelaient les constellations qu’elle enseignait à leur fille, de l’éclat doré des bougies dans ses cheveux de nuit. Un parfum de jasmin dansa dans la pièce, le transporta dans la petite maison de plain-pied où leur fille avait grandi, le lova dans le canapé défraîchi où ils avaient passé des soirées blottis l’un contre l’autre.
Edward ressentit le besoin physique de l’étreindre, de faire de ces souvenirs d’étoiles des feux d’artifice dans son cœur, de ce murmure de jasmin un cri de sa chair. Mais ce n’était qu’un fantôme, qu’un écho, qu’une illusion. Et il n’y avait que son désarroi et son chagrin au creux de ses bras.
— Ed ?
La maison, le jasmin, les murmures d’étoiles, tout disparut. Brooke s’évapora de son cœur et de sa chair, ne laissa que des frissons sur ses bras, un regret infini dans son âme.
— Tu veux prendre l’air ?
Ethan s’était levé, l’avait rejoint près de l’entrée. La lueur soucieuse dans ses yeux, ses traits crispés de gêne et d’impuissance… Edward retint un rictus amer, même s’il ne put s’empêcher d’y voir un reflet d’une scène vieille de vingt-cinq ans. C’était auprès de son frère qu’il avait cherché du réconfort à l’époque de la mort de Lou, son premier amour.
Et Ethan n’avait pas su l’accepter, ce jour-là. Creusant le sillon de leur rejet encore un peu plus.
— Pourquoi pas.
La reconnaissance qui perça sur le visage de son frère repoussa les frissons et l’acide. Ethan termina son thé d’une rasade, récupéra le gobelet vide d’Ed et les jeta tous deux à la poubelle. Après quoi, il déposa un baiser sur la tempe de Maria.
— On peut descendre dans la cour intérieure, lui proposa-t-il en le précédant dans le couloir. Maria m’a dit que c’était très bien fleuri.
— Oui, j’ai vu par la fenêtre.
Avant de quitter la chambre, Edward porta un regard à son neveu puis à Maria. Avec l’écho d’un sourire encourageant, elle lui adressa un hochement de tête. Ed fit de même en retour, apaisé.
Ethan l’attendait deux mètres plus loin. Bien vivant, promesse d’un peu plus que des fantômes dans les recoins de son esprit.
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