Cold sheets
But where's my love ?
I am searching high
I'm searching low in the night
T'avais un joli prénom.
C'est ton prénom, qui m'a plu en premier.
Je l'avais jamais entendu, et tout ce que j'avais pas connu était bon à prendre.
Sept.
Ça sonnait bien, ça sonnait beau.
Je sais, tu l'aimais pas. Mais t'imagine même pas à quel point je le chérissais, là-bas, tout au fond de moi.
Tu voulais pas que ça soit ça qui te fasse. Mais moi j'dis que si tu t'étais pas nommé Sept, t'aurai pas eu cette rage en toi, et sûrement que j'aurai même pas eu l'envie de te parler, que j'aurai pas été démangée par la curiosité au point de plus te lâcher, et sûrement qu'encore moins, je t'aurai aimé.
Moi, c'était rien qu'un vieux truc sorti de nul part, un mix de deux prénoms qu'on avait pas su départager. Ils voulaient pas savoir le sexe du bébé, ils aimaient bien Jessica, ils aimaient bien Isaiah. Ils ont fini par trancher en deux, et ça a donné ce petit bout de moi : Jesaïa.
Melvin, c'est ce qui suivait mon prénom. Ça avait pas beaucoup d'importance. C'était juste ce truc qui me reliait à papa et maman, et qui faisait de nous une famille.
Je crois que ça fait vingt ans que mon cœur il est dans une sorte de sommeil. Un sommeil qu'on doit pas perturber. Toi, bien sûr tu l'as fait. Deux ans sur vingt ans, c'est pas grand chose. Mais ça a été suffisant.
Tu l'as regretté, de l'avoir réveillé, mon cœur, pas vrai ? Hein, tu l'as regretté ?
Did she run away, did she run away, I don't know
If she ran away, if she ran away, come back home
Just come home
Je comprenais pas ce qui clochait chez moi, quand j'étais gosse, tu sais ? Je me bouffais les ongles en cherchant des réponses. Tout se passait bien à l'intérieur, le sang il pulsait dans mes veines, mon cœur il battait, les oreilles, les yeux, les cordes vocales, tout ça, ça marchait. C'était dans ma tête, c'était forcément dans ma tête. Plein de fois, j'ai eu l'impression que j'allais chuter, tomber, me fracasser, me rétamer, sans que personne ne m'aide jamais à me relever.
J'étais là, la gosse bizarre du village, le vernis écaillé, les ongles écorchés, les doigts plein de peinture, parce que oui, je peignais. Le soir, j'étais dans ma chambre, et j'entendais toujours maman dire « c'est qu'une artiste notre gamine, ça lui passera en grandissant », et dans sa voix, je pouvais entendre l'espoir que je devienne normale. Mais y'avait trop de bugs dans ma tête. Je te dis pas que y'avait des voix, ça non, certainement pas. Y'avait rien qu'un tas de problèmes. Un tas de questions. Et je voulais des réponses.
Ça t'aies déjà arrivé, de dire « je t'aime » sans même le penser ? Moi je le pensais, seulement, ressentir c'était différent, plus compliqué. Je voulais aimer maman. Je voulais aimer papa. Ils respiraient pour moi. Mais ma tête elle voulait pas. J'ai essayé de la forcer, de lui dire « non mais allez », de la cogner, fort contre le mur, mais ça faisait rien d'autre que du rouge, du bleu, du jaune et une bosse sur mon front. Maman elle arrivait en courant, elle gueulait pas, elle gueulait jamais maman, elle prenait juste ma main et elle m'emmenait dans la salle de bain. Elle mettait du froid sur ma tête, ça me gelait le cerveau, mais il a jamais été aussi froid que mon cœur. Papa il la regardait, je voyais bien qu'il était inquiet. « c'est qu'une artiste ? » il disait. « ça va lui passer », maman elle répétait avec un ton qui lui disait de la fermer. Pendant qu'elle me soignait, je jouais avec ses cheveux, à maman. Ils étaient longs, ondulés, noirs corbeau. Elle elle me fixait, de ses beaux yeux verts, de magnifiques yeux verts. C'était une vrai déesse. Je crois que papa, lui, c'était un ange, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus. Il aurait pu sortir une paire d'ailes de derrière son dos que j'aurai même pas étonné. C'est pour ça, que je croyais que ma place au Paradis elle était assurée. Je voyais déjà mon nom sur les listes. Mes parents, ils m'auraient pas laissé aller ailleurs, tu comprends? Maman elle respirait doucement, moi fort, je sais même pas pourquoi. Je suis restée longtemps dans ses bras, sans bouger, juste à respirer. J'avais mal à la tête, mais c'est tout. Pourtant, ce truc qui fonctionnait pas bien, il était toujours là-dedans, à l'intérieur, et il voulait pas sortir. Je l'ai toujours senti, et je le savais, qu'il devait pas être beau à voir, du style vraiment moche, vraiment très moche. Après maman elle me laissait, et c'est papa qui allait me coucher. Je la soupçonne d'avoir été se cacher pour pleurer. J'aurai voulu lui dire de pas pleurer. Elle avait plus l'âge de pleurer, maman, c'était une grande. Même moi j'étais grande, j'avais huit ans quand même, j'avais mal, et pourtant, non moi je pleurais pas. J'avais les yeux aussi secs que le cœur derrière cette grande barrière. Au moins cinq mètres de haut, si tu veux mon avis. Une immense palissade : cinq mètres de haut. J'arrivais pas à grimper. J'espérais juste en silence que quelqu'un le pourrait. L'espérance elle part jamais très loin, tu sais ? Faut juste savoir bien la chercher, parce qu'elle est toujours là, nicher quelque part, un coin de paradis perdu. L'espoir je pouvais ni le toucher, ni le voir ou ni l'atteindre, mais je le sentais, et ça me rassurait.
Papa il voulait me lire des histoires, celles qu'on lit aux gosses pour qu'ils s'endorment. Il me montrait même les images : « tiens, là, regarde », mais jamais j'ai pu fermer l’œil de la nuit. Maman et papa je les adorais, c'était normal. Mais le truc, c'est que j'étais là, dans mon lit rose gamine, à entendre la pluie à l'extérieur, et j'attendais juste que le ciel il me tombe sur la tête, pour voir si ça réglerait mon problème. Fallait peut-être que ça soit un truc de la taille du ciel, qui me tombe dessus, pour réparer ce truc qui fonctionnait plus. J'attendais le lendemain, en espérant qu'il fasse beau, pas un nuage, que je puisse me brûler les rétines à fixer le soleil. Je réfléchissais, tout le temps, ça fusait dans ma tête, tout le temps. La solution je l'avais peut-être. Suffisait que j'échange. Si je donnais mes yeux, que je pouvais plus voir, je ressentirais peut-être. J'ai jamais réussir à tenir assez longtemps. Ça me faisait serrer les poings, les ongles qui s'enfonçaient dans les paumes de la main. Maman elle arrivait toujours à temps, elle me disait « mais met ça ! » et elle me posait une paire de lunettes de soleil sur le nez, l'air épuisée. « Faut l'emmener voir quelqu'un, la gamine », papa il répétait le soir, et maman, de plus en plus, elle semblait l'écouter. Peut-être qu'il aurait fallu, oui. Parce qu'en attendant le sommeil, je me disais « et si demain, tu rentres de l'école, et qu'ils sont morts ? ». T'sais, en faisant des calculs, c'était fort probable. Y'a un tas de trucs qui pouvaient arriver. La mort elle est subite, impulsive, elle fait les choses sur un coup de tête, sans réfléchir, sans justice. Elle s'en tape que t'aies des projets, que tu sois pas prêt, qu'il y ait encore de la place là, dans le caveau de famille. Elle s'en fout pas mal d'où tu vas croupir. Accident de voiture, fuite de gaz, cambriolage qui tourne mal, rupture d'anévrisme, crise cardiaque, incendie, explosion, crash d'avion... T'avais remarqué, qu'on est jamais en sécurité ? Même à la maison, y'a le toit qui peut s'effondrer. Dehors, tu peux te faire renverser.
J'en faisais des tableaux, des magnifiques tableaux, comme les images dans ma tête, quand je voulais savoir ce que ça ferait, si maman et papa, ils étaient plus là. Une voiture, retournée, toute cabossée. Une dame qui est passée au travers du pare-brise, le corps dans une position pas trop belle à voir, des bouts de verres partout, même dans la tête. Des traces d'ongles, des griffures, elle a essayée de se retenir : ah bah madame, fallait peut-être mettre votre ceinture. Ah, attends, c'est maman. Un monsieur sur le siège conducteur, la nuque brisée, les yeux ouverts, tout rouges et qui coulent, une mine effrayée qui s'en ira plus jamais. Ah, c'est papa. Tu vois, j'y ai mis du mien, faut pas croire. L'imagination, après tout, j'en manquais pas. Mais mes yeux ils sonnaient toujours pareil : secs.
Mon cœur il a jamais manqué un battement, il s'est jamais compressé douloureusement. Mon estomac il s'est jamais retourné, pas une fois. Qu'ils soient morts, ça aurait été du gâchis. Une déesse et un ange, ils étaient plus utile sur terre, je pense. Et puis maman, elle était trop belle pour finir sous la terre. Je me suis dit que si maman mourrait, t'inquiète pas, je la conserverais. Je vais garder sa beauté. Mais c'était même pas tant l'idée qu'ils crèvent qui m’attristait. A vrai dire c'était même pas de la tristesse. Tu veux que je te dise ce que c'était ? De la flemme.
De devoir partir de la maison, de faire mes affaires, de ranger ma chambre, tout mettre dans des cartons. Tu sais comment on aurait fait pour transporter mon chevalet dans la voiture, toi ? Non parce qu'il était grand mon chevalet, beaucoup plus grand que moi. Puis rouler, longtemps, et sans musique, pour le deuil, tu comprends ? Aller chez grand-mère, si elle veut bien de moi, peut-être ? Ou du coup, devoir traîner de foyer en foyer, sans jamais pouvoir me poser. Je peux pas laisser mes toiles derrière. Est-ce que t'as déjà demandé à une mère de laisser ses gosses derrière ?
L'enterrement, aussi, devoir se tenir là, premier rang, pas pouvoir sortir un seul sanglot, être entourée de tous ces gens, qui eux ont plus de huit ans, et qui pourtant pleurent comme des mômes, plus que toi, merde, c'était leurs parents ?
Ils sont pas morts, maman et papa, et tant mieux, parce que tout ça, ça m'aurait fait chier, vraiment fait chier.
I got a fear, oh in my blood
She was carried up into the clouds, high above
La vie, c'est ennuyant, quand tu ressens rien, quand y'a une défaillance dans le système. Vite, j'avais plus trop de chose à peindre, parce que les gens ils étaient paumés, autant que la ville elle l'était. J'avais déjà fait le tour : les paysages, les portraits. Y'avait la sortie du samedi, c'était rien que les courses, mais j'étais pas vraiment du style Andy Warhol. La sortie du jour d'après, c'était chez mamie. Comme mamie elle était vieille, y'avait beaucoup de gens qui mourraient autour d'elle. C'était ça, les conversations du dimanche. C'était de nouvelles listes, je sais pas si eux ils avaient leur entrée pour le Paradis. Du coup, le dimanche, je peignais des lits de mort. Et je les offrais à mamie. Ça ferait joli sur leurs tombes, tu devrais leur déposer, je disais, mais je suis pas sûre qu'elle le faisait. Peut-être qu'elle les stockait pour elle. Peut-être qu'elle les aimait bien mes peintures. Je suis pas trop sûre, à la manière dont elle les prenait du bout des doigts, le nez un peu plissé, comme s'il était dégoûtée, inquiétée. Bah t'en fais pas, je voulais dire, t’ira pas en enfer juste pour ça, surtout si moi j'y vais pas. Je peux pas me résoudre à croire que mamie elle balançait mon travail et mon attention dans le feu. Mon travail il méritait mieux que de périr dans le feu.
Les autres jours c'était école, avec tous les gosses. J'avais des amis, pas beaucoup, mais j'en avais. Je dis pas que je les aimais, ni même que je les appréciais, mais j'avais pas envie de les taper. Ils étaient là, c'est tout, un élément de déco par défaut, pour pas que je sois toute seule, pour pas qu'on vienne me voir, qu'on me dise « pourquoi t'as pas de copine ? » et que maman elle se ronge encore les ongles, et qu'elle fasse les cent pas dans la maison, et que papa il dise mais c'est pas possible, on l'a pas bien fini, c'te gosse. Ben il aurait pas eu tort, papa. Mais même s'il l'a déjà pensé, il l'a jamais dit, parce que peu importe ce qui clochait en moi, il m'aimait, papa. J'aurai voulu être au moins à la hauteur de ça.
Tu sais, les gens ils étaient pas intéressants, même pas les grands. Et c'est fou d'à quel point j'avais besoin d'un truc pas ennuyant, pour savoir si là-dedans ça allait un jour se mettre à fonctionner correctement. Au final, je me suis dit que peut-être je les aimais, mes parents, ma famille et mes copains. Peut-être juste que l'amour, c'était pas aussi fort qu'on le disait. Peut-être qu'on ressentait tout ça, à l'intérieur, un grand vide, viscéral, profond, tout noir. Peut-être que c'était un immense mensonge que tous on se racontait, parce qu'on avait peur d'être différents, alors qu'on était tous pareils, dans la même galère. C'est seulement après que j'ai compris que moi j'osais ressentir le vide parce que je valais mieux qu'eux, et je valais mieux que cette ville paumée, et ça me rendait dingue d'y être coincée. Mais la cuisine de maman, ça allait me manquer au bout d'un moment, forcément. Fallait juste qu'elle m'apprenne, que je trouve comment avoir de l'argent, parce qu'il fallait forcément de l'argent. Moi je voulais aller dans les grands endroits, tu vois ? Je voulais être une grande dame. Je voulais qu'on me reconnaisse dans la rue, qu'on sache mon nom, qu'on dise mon nom, qu'on se retourne sur mon passage. Je voulais accomplir un tas de trucs. Je voulais être quelqu'un dans un monde trop grand et trop peuplé de gens. On valait au moins ça, moi et ma différence. Mes peintures elles méritaient de se vendre des millions, d'être exposées. On aurait même dû créer un musée, rien que pour moi, rien que pour elles. Pas le musée Melvin, Melvin ça voulait dire la famille, et sans doute que y'avait plein d'autres Melvin. Jesaïa, ça, c'était un peu plus unique. Moi j'en avais jamais croisé, des Jesaïa, et je continuais à espérer que ça soit juste moi.
Mais en attendant, j'étais là.
Et j'étais là avec le vide.
T'sais, au collège, je traînais beaucoup avec Kristine. Kristine avec un K, ouais. Et elle le portait bien son K, Kristine. Elle avait que quatorze piges qu'elle avait connue plus de garçon que sans doute maman dans toute sa vie. Elle disait que ça faisait un bien fou, d'être avec les garçons. Ce qu'elle préférait, c'était les bisous dans le cou. C'est elle qui me l'a confié, et elle me disait : rappelle moi pourquoi t'as pas essayé ? J'avais haussé les épaules : pas eu l'envie, c'est tout. Elle a dit « ah ok », et je crois même qu'elle me croyait pas. Le lendemain, elle aurait eu l'occasion de me dire « eh bah tu vois ». Parce que quand je suis rentrée à la maison ce soir-là, j'ai voulu peindre. Si je pouvais pas peindre l'amour, je pouvais au moins peindre le représentant de l'amour. Le contact physique, s'en était un. Mais c'était dur de faire vivre ma peinture comme d'habitude, parce que d'habitude, à travers les coups de pinceaux, je savais ce que ça représentait. Je savais comment transcrire l'odeur de la terre mouillée, même la sensation de la toucher. Je savais comment donner l'impression qu'il allait pleuvoir avant même l'orage et je savais aussi faire bouger les feuilles dans le vent, parce que je savais comment elle bougeait, les feuilles, peu importe la direction du vent, nord, sud, ouest, est, peu importe. Mais ça, ça non je savais pas. Alors quand je suis revenue au collège, j'ai dit Kristine faut que j'embrasse un garçon. Et le mot embrasser il sonnait bizarre dans ma bouche, et c'est presque s'il avait déjà un goût. Elle était toute contente de choisir mon prétendant. Je l'ai laissé faire, en lui disant juste que je voulais pas que ça soit dégoûtant. Elle en a trouvé un, je crois qu'elle a dit qu'il était intrigué, parce que j'étais la fille bizarre de la ville paumée, tu te souviens ? Il voulait savoir ce que ça cachait. Le truc c'est que mon pauvre, justement, y'avait rien à cacher. Mais j'ai rien dit, parce que je voulais qu'il m'embrasse, il fallait qu'il m'embrasse. Il était plus petit que moi, et il a dû se mettre sur la pointe des pieds. Ça m'a embarrassée. J'ai penché la tête, j'ai tendu les lèvres, et alors que lui il fermait les yeux, prêt à s'abandonner, moi je les ai gardés ouverts. Je voulais voir la scène. Je voulais tous les détails, pour les mouvements du pinceau, pour les couleurs. C'était bizarre. Au début il a juste posé ses lèvres sur les miennes et je me suis dit ah bah d'accord, si c'est que ça, ça va, je rate pas grand chose. Mais après il a ouvert la bouche, et ça a été humide, désagréable et j'ai juste voulu en finir. J'ai essuyé ma bouche pendant trois jours et son haleine m'a suivit partout. Le soir j'ai pas peint une scène de bisou, le soir j'ai peint une fille au teint blafard, prête à être malade. Kristine elle m'a dit «mais t'es bizarre, t'es sûre que t'es pas lesbi ? » et j'ai dit « mais n'importe quoi, je suis pas lesbi ». Comment je pourrais aimer les filles, si j'aimais même pas les garçons ? C'était ça, la question.
Les questions dans ma tête, elles doublaient de volume au fil des heures, des jours et des années. Ça commençait à s'accumuler, à cogner et à gueuler. C'était insupportable, tu sais ? La ville paumée ça me suffisait plus. Fallait que j'aille marcher, que je quitte ces rues, que j'abandonne tout, que je cours.
Une fois, j'ai couru. Jusqu'à vider l'air dans mes poumons, jusqu'à avoir le corps qui brûle, les jambes qui tremblent, presque les pieds en sang. Je me suis arrêtée, ce jour-là, une seconde, pour reprendre mon souffle, mes esprits, mon cœur aussi. Puis t'as déboulé. Au loin je t'ai vu arrivé, sur une moto, t'avais l'air de tout dominer. T'as brisé le calme avec les rugissements du moteur et de plus en plus tu t'es approché. T'étais une tâche noir sur un fond vert, et qu'est-ce que ça m'a fait du bien, de voir un autre noir que le mien. Une fois, longtemps après ça, je te l'ai dit, comment je fonctionnais. J'ai repris un truc que James Dean disait, que ce que je portais en moi c'était ce que je suis réellement, que c'était comme le principe de la pellicule, parce qu'une pellicule elle a besoin de noir pour exister. Y'avait rien dans ton regard qui ressemblait à un jugement. T'étais un peu sceptique, forcément, mais en tapant dans un sac de boxe, alors que j'étais sur le banc de touche, tu m'as dit « tu sais ce que Mike Tyson dit, lui ? Que chacun a sa tactique de jeu, jusqu'à ce qu'il prenne un direct du droit dans la tête ». T'as voulu être mon direct du droit dans la tête, je le sais. Peut-être même bien que tu l'as été.
T'étais pas du village, toi. Je l'ai deviné à peine t'avais retiré ton casque. T'étais beaucoup trop beau pour être vrai, beaucoup trop grand. Je voulais être aussi grande que toi. T'avais de beaux cheveux noirs, épais, les côtés rasés, un grand mandala tatoué sur le crâne. « ça fait mal ? » j'ai demandé. T'as haussé les épaules, désinvolte : « pas tellement ». Tu disais que j'avais un drôle de sourire, comme si rien n'avait d'importance. C'est parce qu'avant toi, Sept, rien n'était important, peut-être même que maintenant je souris différemment. On avait échangé que deux mots que je savais que tu serais mon ticket de sortie. Me demande pas comment, je savais. Moi t'sais, je crois au destin. Les choses qui arrivent, elles doivent arrivées. T'auras beau essayé de les changer, ça te rattrapera toujours, juste que ça se fera différemment. Je sais pas ce que moi j'étais pour toi, mais tu m'as dit « je t'offre un truc à boire ? » et j'ai dit avec plaisir, viens, je connais un café. Y'en avait que un, de café, dans notre petite ville. J'ai prié pour pas qu'il y est maman, pour pas qu'il y ait papa. Mais ils travaillaient. On s'est installé, t'as demandé un bourbon et ils te l'ont pas refusé. C'est vrai, faut dire que t'étais un peu plus âgé. Moi j'étais pas encore majeure, oh tu sais ça prendrait que quelques jours encore. Mais toi t'étais déjà parti pour être un bel homme, du haut de tes vingt-trois ans. Ça m'impressionnait, si, je te jure. T'étais pas d'ici, rien que ça, c'était impressionnant. Moi j'ai demandé un chocolat froid, ça t'as fait sourire, et qu'est-ce qu'il était beau ton sourire aussi, avec ta façon de coincer ta langue entre tes dents, un peu arrogant. Y'avait Kristine, dans le café, sur les banquettes du fond. Elle m'a fait de gros yeux, et je l'ai senti, sa jalousie, grandir et venir jusqu'à moi. Ça m'a plu. Tu peux être jalouse, je me disais. Si j'avais été comme toi, j'en serai pas là. Kristine, elle, elle t'aurait jamais intéressée. Tu m'as demandé mon nom, j'ai dit Jesaïa, t'as dit c'est très jolie, comme toi. Et je me suis sentie jolie, à ce moment-là. Et toi ? T'as dit je m'appelle Sept. Sept ? J'ai redemandé parce que j'étais pas sûre d'avoir bien entendu. Ah non, ça c'est sûr, tu venais pas de là. Sept, j'étais persuadé que t'avais le même destin que moi. Ouais, t'as dit mais t'en avais pas l'air fier. J'ai dit comment elle a eu cette idée, ta mère ? T'as plus répondu. Du coup, moi aussi, je me suis tus. Et j'ai bu. Le truc, c'est que je pouvais pas m'empêcher de les regarder, tes lèvres. Elles étaient un peu sèches, je me suis dit peut-être qu'avec un peu de ma salive elles le seraient moins. T'avais ce petit éclat dans le regard, moqueur, il brillait fort. La lumière du café, c'était rien à côté. J'ai ressenti un truc. Là, tout là-bas, dans ma poitrine. Puis dans le bas de mon ventre. Je me suis dit c'est pas possible, c'est pas possible. C'était dingue, je voulais me lever et crier c'est bon, je suis plus bizarre, je suis juste peintre. Mais tu m'as retenu en plein dans mon élan et tu m'as fait y rester rien qu'en disant « Si t'en as envie, pourquoi tu le fais pas ? » « envie de quoi ? » « de m'embrasser » et quelque chose en moi a palpité. Dans ce café bondé, je me suis penchée. Et au final, c'est toi qui l'a fait. J'ai fermé les yeux, et tu sais ce que j'ai vu, sous mes paupières ? Un putain de feu d'artifice. Mes doigts ils me démangeaient. C'était trop beau pour pas que je le peigne. Mais tes lèvres c'était autre chose, ta bouche c'était autre chose, la sensation de ta barbe c'était autre chose. Ce baiser là il avait rien à voir avec le baiser de gamin du collège. Ce baiser là, c'était de la sorcellerie, de la magie, irréaliste. Kristine elle avait les yeux comme des soucoupes, tout le monde nous regardait dans le café, la mine étonnée. Ça alors, ça a tout dépassé. C'était trop bon, de faire partie de quelque chose, un truc auquel ils avaient accès, peu importe leurs efforts.
J'avais pas besoin de te connaître plus que ça pour partir avec toi. On est passé à la maison, prendre deux trois trucs. T'étais en moto, y'avait pas la place pour mon chevalet, pour toutes mes toiles. Tout ce que je pouvais prendre, c'était quelques fringues. Ça m'a brisé le cœur. J'ai dit mais non je peux pas tout laisser là comme ça. T'as dit mais si, ça fera un beau souvenir de toi. L'idée me plaisait, dans le fond, qu'on admire mon travail en me regrettant. Avec ce qu'ils allaient perdre, ils pouvaient bien regretter. Puis, t'as dit, là où je vais t'emmener, tu pourras même peindre sur les murs. Il m'en a pas fallu plus. On est parti, dans le même rugissement avec lequel t'étais venu. J'ai pas laissé de mots. J'ai pas dit au revoir. Ni à maman la déesse. Ni à papa l'ange. S'ils me gardaient ma place au Paradis, on s'y reverrait sans souci. Peut-être bien qu'ils m'ont cherchés, qu'ils m'ont pleuré. Ça me plaît, d'imaginer les policiers à la maison, entrain de poser un tas de questions. Où est-ce que je suis ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? On m'a kidnappé ou j'ai fugué ? Est-ce qu'on va me retrouver ? Pourquoi, surtout ça : pourquoi ? Parce que je ressens, parce que je suis vivante, voilà pourquoi, maman. Mais mes mots sans doute qu'ils se sont perdus dans le vent, et qu'elle a jamais pu les entendre. Peut-être qu'ils ont fouillés tout le village, et puis le village voisin, et le voisin du voisin, et encore le village d'à côté. Peut-être qu'ils ont jamais arrêtés de chercher, jamais oubliés. Tant mieux, Jesaïa, un prénom comme ça, dotés de mes doigts, ça s'oublie pas.
Toi et moi ça avait beau être épique, j'ai su que plusieurs mois après pourquoi t'étais Sept. Y'avait eu Nino et Côme, les jumeaux, ils étaient costauds. Après y'avait eu Malik, Avery et Mina. Ta mère elle choisissait de beaux prénoms. Puis elle a encore attendu des jumeaux. L'accouchement il avait était difficile, elle avait été alitée dès le quatrième mois. C'est ton frère qui est sorti le premier, mais il était mort né. Faut croire que la tristesse de le perdre l'a emporté sur le bonheur de t'avoir. Ouais, toi t'es sorti mais elle était déjà faite par les pleurs et le deuil. Ta vie, elle avait pas tant d'importance que ça. C'est la mort, qui fait toujours le poids. Mais il te fallait un nom, à toi, qui arrêtait pas de brailler dans les bras de l'infirmier sans la laisser pleurer son garçon en paix. Elle a pas réfléchi, pas autant qu'elle l'avait fait avec les autres. « Sept », elle a sorti comme ça, en toute logique, parce que t'étais son septième enfant. Moi j'aurai dit Six, dans ce cas-là. Mais comme je l'ai dit, la mort elle, elle s'en va pas. Ta mère elle voulait pas oublier son sixième gosse, elle pouvait pas te laisser sa place juste en un claquement de doigts. Il paraît que c'est surtout Côme, après ça, qui s'est occupé de toi. Mais t'sais, Sept, c'est pas comme si tu t'en souvenais. Peut-être que c'est arrivé, que ta mère elle t'ai pris dans ses bras, seulement, c'est ça : tu t'en souviens pas. Puis, Côme, peut-être qu'il avait été conçu pour ça. Moi, Côme, quand tu m'en parlais, il me faisait penser à Cosimo Ier de Médicis. Peut-être pas toujours tendre, mais il t'aimait, tu sais ?
A drop in the ocean,
A change in the weather,
I was praying that you and me might end up together
On est passé par plein d'endroits, toi et moi, en moto, en plein dans le vent, en plein dans la vie et la lumière. On a fait Paris, avant de s'envoler, vraiment s'envoler. Berlin, Barcelone, puis Los Angeles, Miami, Las Vegas, Washington... C'est vrai qu'on avait pas toujours de quoi manger correctement, mais la vue elle dépassait tout, le froid, la faim, l'incertitude. Mais Rome et Florence, ça, ça avait vraiment pas de prix. A Florence j'y aurai eu ma place. Mes tableaux aussi. Ils auraient dû faire de la Cathédrale Santa Maria del Fiore mon propre musée. T'as promis que tu ferais ce que tu pourrais, là, tout contre mon oreille, et je me suis sentie enflammée.
T'imagine pas comme c'était fort en moi. La passion, l'envie, parfois même la haine et la colère. Oui, t'avais beau être l'amour de ma vie, Sept, y'a des fois où tu me tapais sur le système. T'avais quand même grandi principalement entouré de garçons, élevé par l'un d'entre eux, ça te rendait un peu macho. Moi, l'art, je l'avais trouvé dans autre chose que la peinture, avec le temps. C'était aussi les vêtements, et le maquillage. J'en faisais n'importe quoi, sur mon visage. Tu disais « mais tu vas pas sortir comme ça, quand même » et qu'est-ce que c'était désagréable, quand t'avais honte de moi. Parce que ressentir, s'échapper au vide, ça voulait dire vraiment tout ressentir. Et c'était pas forcément toujours bon. Moi t'sais bien qu'on me dit pas quoi faire, alors je le fais même si ça va pas te plaire. Mais toi fallait que tu insistes, toujours, et moi la colère elle prenait la couleur du noir, et en moi ça grandissait sans arrêt. Ça aurait été la couleur de mon sang, si tu l'avais fait coulé. On disait toujours tout haut ce qu'on pensait même pas, ça gueulait, et ça gueulait, aussi fort que dans ma tête autrefois. Tu fais honte à mon nom, tu criais et moi je me sentais humiliée. J'étais persuadée que tout le monde nous attendait. Comment ça, je fais honte à ton nom ? T'as pas besoin de moi pour ça, te faire honte. Dégage, je disais, j'avais les poings qui serraient, les mains qui tremblaient. Putain ça me faisait pitié, ces mains qui tremblaient. Depuis petite elles faisaient ça, mes mains, que trembler, trembler, trembler. Il suffisait que je sois un petit peu contrariée, une trace de peinture qui était pas au bon endroit sur mes tableaux, et ça me faisait pété les plombs. Mais là, là c'était pas que de la contrariété. Là, j'étais énervée, vraiment énervée. Dégage, je disais, dégage avant que je te fasse mal, parce que je l'aurai vraiment fait. Je sais pas ce que ça aurait donné, si on s'était battu. Toi avec ta boxe, moi avec ma peinture. Ça aurait fait un sacré foutoir. Je sais pas qui aurait gagné. Peut-être qu'au final en libérant la rage on aurait fini par se calmer, on aurait sali les draps et puis voilà. Mais là, là rage elle sortait pas et ça pouvait être des jours comme ça, où je te laissais même pas mettre un pied dans la chambre d'hôtel.
Mais tu revenais. Pendant deux ans t'es revenu. Tu revenais toujours, avec rien qu'un baiser, et comme c'était des jours après, ça me donnait ce fourmillement au creux du ventre. J'aimais bien le fourmillement, alors je te laissais m'embrasser, encore et encore. Au creux de mon oreilles tu promettais des choses, de belles choses. Et les promesses de ta bouche, celles qui avaient le son de ta voix, c'est elles qui me faisaient continuer à avancer. Tu me promettais l'éternité, notre éternité, et je te croyais, tu sais ? Parce que t'étais le seul. Parce que mon cœur il battait en rythme avec le tien, copieur c'est vrai, mais t'avais été le déclencheur. Parce que t'étais la source de mon inspiration, et je t'aurai dédié une centaine de tableaux sans vaciller. Les muscles de ton dos, saillants, les tatouages sur ta peau, excitant. Tout ça, pendant deux années, c'était le travail de mes journées. Dans ma tête y'avait plus de questions, c'était plus que des chuchotements, et les murmures ils disaient ton nom.
Mais tu vois, je crois plus que j'irai au Paradis.
Sûrement que papa et maman ils ont crus que j'y étais déjà, alors ils ont dit, c'est bon vous l'avez, vous pouvez rayer son nom de la liste, mais non je suis toujours là. J'avais l'espoir que Dieu il s'en soit rendu compte, de mon absence. C'était certain, sinon comment j'aurai fait pour arriver jusque-là ? Pour mériter de ressentir un amour si fort que le notre ? Mais t'as merdé, et moi j'ai fait ce truc. Et puis tout à coup, boum. On a fermé les portes, ça a claqué, et j'ai eu beau prier et prier pour racheter mes pêchés, me confesser et dire je suis désolée, tout ce qu'on voyait c'était mes mains tâchées de rouge, et ce rouge là c'était pas de la peinture, et mes mains encore elles tremblaient, et on pouvait pas se permettre de tâcher le blanc du Paradis. Si y'a une chose qu'il faut que tu saches, c'est que je voulais pas atterrir en enfer, surtout pas. J'avais une trouille bleue de l'enfer, et j'y avais pas ma place. En l'enfer, j'y croyais dur comme fer. Tout à coup je me suis sentie comme mamie, quand elle avait mes toiles dans les mains, prêtes à les balancer dans le feu. Je pouvais pas souffrir toute l'éternité pour t'avoir aimé, tu sais ? - un peu trop aimé, c'est vrai, mais tu me connais, j'ai toujours été une passionnée. D'ailleurs c'est grâce à toi, si cette passion, j'ai pu l'exploiter.
Still I can't let you be,
Most nights I hardly sleep,
Don't take what you don't need from me
Alors, Sept, dit moi, dit moi ce qu'elles t'ont dit, les voix dans ta tête à toi, pour que tu fasse ça. Pour tout avouer, et je sais pas si tu le savais, mais les perles, c'est pas aussi rare qu'on le dit. Alors pourquoi il a fallu que tu te jettes sur elle ? Moi j'étais là, prête à être souillée pour toi. Et t'as fait le faux pas. Ce soir-là j'avais mit plein de couleurs sur mes yeux, j'avais fait un beau truc, du bleu, du vert, du rouge, du rose, du jaune. J'avais des longs cils, de beaux longs cils, et pendant une seconde, j'ai regardé le marron de mes yeux, le marron qui virait au noir, mais on dit pas que les yeux sont les fenêtres de l'âme ? J'étais en retard, ce soir-là. Moi j'aime me préparer, m'apprêter, tu le sais. Faut croire que tu le savais, très bien même. Que tu le savais si bien que t'avais pu tout prévoir. Que t'avais compté les minutes, mit un putain de compte à rebours sur ta montre. Sauf que là, la tenue elle était toute choisie. J'avais mit cette belle robe longue, rouge, pas trop décolleté, tu l'aimais bien, cette robe. Je voulais te faire plaisir tu sais ? Ça comptait pour moi, ton plaisir. Mais tu l'avais déjà, ton plaisir. Tu le prenais très bien sans moi. Il t'aurait fallu combien de temps, pour t'en rendre compte, que j'étais là ? A quel moment ta montre elle aurait sonnée, si j'étais pas repartie ? Est-ce que ça aurait été au moment où t'agrippais ses fesses, ou au moment où tu lui mordais la lèvre ?
T'aurai pas dû. Vraiment, t'aurai pas dû. Je pouvais pas te laisser faire ça. T'allais m'abandonner. T'allais me laisser tomber. Et tout ça pourquoi ? Pour une Margot ? Tu veux que je te dise, Sept ? Son prénom il allait pas, il allait pas du tout. Nous deux c'était autre chose. Elle c'était qu'une erreur, une tâche sur la tableau. Fallait que je répare ton erreur, que je gomme la tâche sur le tableau. Et vite. Je pouvais pas. Je pouvais pas. Je pouvais pas. Si tu partais, qu'est-ce qui allait me rester ? Plus rien, d'accord, plus rien ? Pouf, envolé, la passion. Pouf, envolé, le désir. Pouf, envolé, l'amour. J'aurai pas supporté de redevenir vide. Je pouvais pas quitter toutes ces villes, je pouvais pas faire la route inverse, je pouvais pas revenir en arrière. J'étouffais déjà, rien qu'à l'idée de retourner dans ce lit rose gamine, à inquiéter maman, à faire parler papa pour rien. C'était pas envisageable, d'étouffer, faut que tu comprennes bien ça. Mon choix il a été vite fait. Mes tableaux ils allaient être oubliés si je mourrais. Mais toi, toi au final, qu'est-ce que tu laissais ? Ta mère elle allait être soulagée. Mais tu veux savoir surtout, ce que t'allais laisser ? Moi. Tu me laissais moi. Mais t'inquiète pas mon amour, je sais bien que c'était pas vraiment ton choix. Que tu serais revenu vers moi. Si seulement t'avais eu le temps. Si seulement.
Tu sais, ça a été dur, de faire semblant. C'était que des jours, mais c'était dur. Compliqué de jouir alors que tu me faisais l'amour, quand j'avais son visage à elle en tête, et que j'avais beau cligner des yeux, c'était toujours elle, elle, elle. Compliqué de te sourire chaque fois que tu m'appelais et que tu me caressais la joue, alors que j'avais l'impression que c'était son prénom que tu murmurais. Putain c'était dur de te tenir la main, alors que ma peau elle était moite, et que mes doigts ils tremblaient, et que ça démangeait tout en moi, ça grattait, grattait. Ça demandé qu'à sortir. Fallait que ça sorte.
L'adrénaline, c'était un bon truc à ressentir. Encore une fois, c'est toi qui me l'a apprit. Toi et moi on avait l'habitude d'aller à pleins de fêtes dans différents endroits. Et t'sais, moi, avec mon regard d'artiste, je voyais tout, surtout les trucs pas beaux à voir. Je voyais bien ces filles droguées, qu'on menait à l'étage, tout fier. Je savais bien qu'elles allaient se faire violer, qu'elles se rendraient même pas compte pour certaines, que d'autres elles auraient juste pas la force de crier, juste de se taire. Que demain, elles seraient flinguées. Que demain, elles penseraient plus qu'à ça, à ces mains sur leurs corps qu'elles voulaient pas. Que demain, elles seraient rongées par la culpabilité et le regret. Tu sais, les « et si », ça sauve pas des vies. Et qu'après-demain, elles creuseraient elles-mêmes leurs tombes. Elles auraient tenue une journée. Une putain de journée. Mais bon, moi, c'était pas tant mon problème. C'était aux parents de faire leur boulot, de prévenir leurs gosses, de veiller sur leurs gosses. Moi je pouvais pas sauver le monde. Et ouais, parce que je voyais tout ça, j'ai pas eu de mal, à trouver celui qui refilait ces merdes. Je m'attendais à un truc plus cher. Un truc qui aurait pu me ralentir, me dire t'es sur la mauvaise voie. Mais c'était notre destin. Et je pouvais pas te laisser faire ça. Une main qui se serre et c'était fait. Lui il avait le fric, moi j'avais le cachet. Le glisser dans ton verre, ça non plus, c'était pas compliqué. Au fond de toi tu le savais, que je te devais tout, que je t'aimais. Mais t'aurais pas dû sous estimer mon amour, Sept, ni croire que j'étais prête à retourner au vide. Tu l'avais jamais compris, au fond, mon vide, hein ? C'était que des belles paroles. Après tout, t'avais répondu à du James Dean avec du Mike Tyson. T'étais qu'une brute. Et tu veux que je te dise ? Ton direct du droit, tu l'avais mal mit. Le mien, il allait être beaucoup plus précis.
Mais je t'aimais. Alors je voulais pas que tu sois mal installé. Je t'ai allongé, sur ce lit où tant de fois on s'était abandonné, l'un à l'autre, et que moi je croyais qu'il y aurait jamais de stop. Je t'ai attaché un bras à la tête du lit, les pieds, aussi. Je t'en ai laissé un, et dans la main, je t'ai mit un verre de bourbon. Toi, tu faisais pas la vie sans bourbon. Et j'ai attendu, j'ai attendu que tu te réveilles parce que je voulais voir tes yeux, tes beaux yeux. Ça a été long, et avec tout ce qui se passait dans ma tête, j'ai failli partir et plus jamais revenir. Mais ça non plus, je pouvais pas. « Pourquoi Margot ? » j'ai demandé à peine t'avais reprit connaissance. T'as fait les gros yeux, tu comprenais pas ce qui se passait, t'as essayé de tirer sur les cordes, mais non, je les avais bien attachées. « Qu'est-ce tu fous, Jesaïa ? » et entendre mon nom dans ta bouche m'a fait tressaillir. Tu vois, je voulais pas arrêter de tressaillir. Le vide c'est horrible, mais le vide une fois que t'as ressenti, ça non c'est pas possible. « Pourquoi Margot ? » j'ai répété et je le disais en boucle, en attendant que tu me réponde. Je voyais bien que tu cherchais un mensonge, mais ta poitrine elle se soulevait vite, ton cœur sans doute il battait trop vite, et avec le son de ton propre sang qui pulser dans tes tempes, tu pouvais pas penser correctement. « Je sais pas, j'ai pas choisi, c'est comme avec toi ». ça, ça m'a fait dérailler. T'aurai pas dû dire ça. Comment ça, comme avec moi, j'ai hurlé. Toi et moi c'est le destin, tu peux pas avoir plusieurs destins. Alors tu l'aimes, c'est ça ? Je tremblais, j'avais les dents qui claquaient, pourtant j'étais presque en sueur. C'est à partir de là, que les flammes de l'enfer se sont mises à brûler en moi. J'ai quand même prit le couteau. C'était un couteau de cuisine, celui avec lequel j'avais coupé la viande hier soir, quand on nous avait servi le repas. Je l'avais glissé sous l'oreiller. Et toi, sans doute parce que tu pensais trop à Margot, tu t'en étais pas rendu compte. Tu savais pas quoi dire, tout ce que tu faisais c'était fixer le couteau. Et quand tu m'as regardé, tu t'es mis à me supplier. Mains t'inquiète pas, j'ai dit, et je suis venue me rasseoir près de toi. J'ai repoussé les cheveux de ton front, j'ai glissé ma main dedans et je me suis penché sur ton visage. Je t'ai embrassé, t'inquiète pas, j'ai répété. Je t'aime beaucoup trop, tu le sais, ça, hein tu le sais ? T'as hoché la tête, mais t'as hésité. Si Sept, je l'ai vu, t'as hésité. Putain ça m'a sidéré. Comment tu pouvais douter de mon amour pour toi après tout ça ? J'étais partie de chez moi, pour toi. J'avais ressenti, pour toi. J'avais vécu, pour toi. J'avais peint, pour toi. J'avais respirer, pour toi, tout comme papa et maman le faisaient pour moi. J'ai attrapé ton poignet, tu t'es tendu mais t'as pas bougé. C'était un couteau à dents. La viande ça la coupait bien. Y'avait pas de raison que là ça marche moins. Je l'ai posé sur ta peau, j'ai appuyé et j'ai fait exactement le même mouvement que hier soir, quand je découpais le bœuf piégé dans mon assiette. J'ai du forcer, tellement que j'ai du serrer les dents, et toi t'as commencé à paniquer, à grimacer. Mais qu'est-ce que tu fais, ça va pas ou quoi ? J'ai dit mais calme toi, fait moi confiance, je t'aime, je t'aime. Et je t'aime je l'ai dit jusqu'à voir du sang. Mais t'as fait une seconde erreur. J'étais ton destin, Sept, tu pouvais pas m'échapper. Ça servait à rien d'essayer. Mais parce que je t'aimais trop moi aussi j'ai fait une erreur, celle de vouloir te laisser boire ton bourbon tout en mourant lentement.
A la place de quoi, t'as préféré me balancer l'alcool au visage, lever le bras, abattre le verre sur mon crâne. Ça m'a fait tomber au sol. Tu sais, la douleur dans mon cœur, celle de la trahison, encore une fois, ça a fait encore plus mal que tout ce sang qui pouvait s'échapper. Non, le pire, tu sais ce que ça été ? Le bourbon, dans mes yeux. Je les avais pas fermés assez tôt, et ça brûlait, tellement que j'avais envie de crier. Mais je l'ai pas fait. J'avais beau les cligner, ça voulait pas s'arrêter, et toi je t'entendais tirer, tirer, tirer. Ma tête elle tournait, et soudain j'ai paniqué. Je pouvais pas te laisser t'en aller. Ça devait pas être un choix. M'abandonner, ça devait pas être ton choix. Avec ta main t'as commencé à défaire les nœuds, et j'aurai dû savoir que t'étais habile de tes doigts. La décharge dans tout mon corps, celle de la frayeur, une frayeur qui a pas de nom, elle a été plus forte que toutes les autres. Je me suis relevée, j'y voyais pas bien, j'avais la tête qui tournait, j'étais prête à tomber, mais je devais pas, pas encore. Le liquide chaud que je sentais couler le long de ma tempe aussi il m'a fait paniquer. Si je mourrais, t'aurais le droit de m'oublier et d'aller avec Margot. Ça non plus, je pouvais pas le laisser arriver. On m'oublie pas, moi, tu comprends ?
L'effort de me mettre à quatre pattes il était déjà beaucoup trop grand, et toi t'étais déjà sur tes pieds, et je savais pas si t'allais m'achever. Mais t'as fait un truc, ce truc que moi j'avais eu toute la nuit pour ne pas faire : hésiter. Sous mes doigts, dans la moquette, j'ai senti un morceau de verre. Je l'ai planté dans ta cuisse, la droite, parce que la cuisse ça saigne beaucoup, et c'est surtout ça que je voulais ; du sang. T'as crié, de surprise, de peur, de douleur. Je sais pas. Ça bourdonnait dans mes oreilles, mais je me suis tenue à toi. J'ai reprit le morceau de verre, coincé dans ta chair, et cette fois je l'ai enfoncé dans ta gorge. Là aussi, ça saignait beaucoup. Je t'ai entendu t'étouffer avec ton propre sang, tu sais ? Ça m'aurait presque fait vomir. Je les ai vu, tes yeux écarquillés, à me supplier. Chut, j'ai chuchoté, pour te rassurer. Je t'ai recouché dans notre lit, et toi t'avais la main pressé contre ta gorge. J'ai enlacé tes doigts aux miens. Retiens pas ça, fait moi confiance, j'ai dit. Je t'aime, et tu me connais, parce que je t'aime, je te laisserai pas mourir pour rien, je vais t'offrir une belle mort, une magnifique mort. On retiendra ton nom, je te promets. Peut-être que t'as voulu parler, me dire merci et me dire que tu m'aimais, toi aussi, mais le seul son que j'entendais, c'était celui de ton sang qui s'écoulait, de toi qui essayait vainement de respirer, de ta langue qui commençait à lâcher. Alors comme tu pouvais pas le dire, j'ai dit je sais, t'inquiète pas, je sais. Et je t'ai embrassé, une dernière fois. Ça m'a fait un mal de chien. Je t'ai pleuré, Sept, faut pas croire. T'étais l'amour de ma vie. Mais je préférais la douleur de ta mort au vide. J'avais le goût de ton sang dans la bouche, c'était bizarre, mais je t'ai embrassé encore, et c'est qu'après que je me suis relevée. J'ai attrapé une toile, une qui traînait dans un coin de la chambre, derrière les valises, qui avait un peu prit la poussière parce qu'en ce moment je peignais surtout sur les murs de la ville que tu me montrais. J'ai prit un pinceau, je me suis installée en tailleur à tes côtés, je t'ai fait poser la main sur ma cuisse, longtemps je t'ai regardé. J'aurai pu te fermer les yeux, effacer ce regard effaré. Mais c'était de l'art comme j'en avais jamais vu. Il allait être là-dedans, mon succès. J'ai passé mon pinceau contre ta gorge, là où y'avait tout ce sang qui coulait abondement. Est-ce que ça t'a chatouillé ? Et puis j'ai voulu peindre, peindre sans m'arrêter, parce que tu m'avais toujours inspiré. Mais y'avait un truc qui clochait. Je voyais pas bien, c'était de plus en plus flou, autant que c'était fouillis dans ma tête, et je crois que je me suis endormie. Quand je me suis réveillée, le sang il avait séché et noircit. Ma tête elle faisait toujours mal, mais un peu moins, et après tout ça, c'était supportable. Ça sentait mauvais, dans la chambre. J'ai dû ouvrir les fenêtres, les cheveux au vent, parce que j'avais besoin de sentir l'air. Tu sais moi ce que j'aimais, dans mes toiles ? C'était l'azur du ciel, le rosé du matin, l'orange du couché du soleil. Le jour, il était magnifique le jour. Mais là, là j'allais faire la nuit, la nuit avec ton sang, et ça, ça allait être incroyable.
C'était pas normal. Qu'est-ce que tu m'as fait Sept ? Qu'est-ce que tu m'as fait ? Je voyais plus les couleurs, celle de la toile à peine commencée. Je voyais que l'obscurité, et j'avais peur que mon esprit soit livré. Je sais pas à qui, je sais pas à quoi, mais en tout cas il était pas là. Mes coups de pinceaux ils étaient instables, mais d'habitude, mes coups de pinceaux, ils étaient ordonnés, tu le sais. J'ai toujours aimé peindre, et j'ai toujours peint. J'ai peint une première fois et des milliers d'autre fois. J'ai toujours été douée, ça t'avait même étonnée. Où t'as appris ça, tu m'avais dit, et j'avais répondu dans ma tête, il s'en passait beaucoup de choses dans ma tête. Beaucoup de fois ? T'avais demandé. Oui, j'avais dit. Tu le fais encore ? T'avais demandé. Oui, j'avais dit. Je te peignais toi. Je donnais même des noms. Ça pouvait pas être la dernière fois. J'étais à deux doigts du succès, du chef d’œuvre de ma vie, ça pouvait pas se passer comme ça. Mais les tâches noires dans mes yeux elles voulaient pas partir. Je te voyais, mais pas en entier. Et pas entier, ça suffisait pas. J'ai voulu attraper ma palette, mais je voyais que les contours, les couleurs qui avaient séchés sur le bord. Je voyais pas le centre. Et le centre, c'était le plus important. C'était ta faute, ça. C'était l'alcool. Et l'alcool tu l'avais lancé dans mon visage. Je t'ai giflé, fort. Tu le méritais. Je crois que j'ai encore pleuré. Je t'ai pleuré. Et j'ai aussi pleuré mon succès. J'ai pleuré les sentiments que tu m'avais donné, ceux que tu m'avais repris, ma peinture en prime.
T'as fait une erreur Sept. Mais je te la pardonne. C'est pas de ta faute, si t'as dû me quitter. Je t'aimerai pour l'éternité, et la douleur, je vais la surmonter, je te le promets.
Tu sais, Sept...
Valait mieux que ça soit toi, que moi.
Les yeux, ça doit se guérir. La mort, en revanche, je crois pas.