KYRA [Fantastique / SF]

Postez ici tous vos écrits qui se découpent en plusieurs parties !

Votre narrateur préféré ? (2 choix max)

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louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 16 juil., 2023 12:18 pm Hi~

LA TENSION ! C'était super bien géré, j'étais pas bien avec Frey dans la voiture hehe.
On a enfin le contact entre nos 4 personnages ! J'ai bien hâte de voir comment Kass et Chika vont gérer papi Charles (qui est toujours aussi con) et les Corneilles.
Clairement, Nour est perturbée (pour le coup, ce serait intéressant d'avoir à nouveau son pdv), on va voir comment elle va gérer ça (ou comment elle ne va pas le gérer haha aled ça va piquer).

Encore un bon chapitre !

La bise~
Hellooo

Yay contente que t'aies été prise dans la scène ! J'étais contente de ce chapitre 7, entre la tension et les croisées de personnages :D
Nour est totalement paumée :? Et il est prévu d'avoir d'autres de ses points de vue :D Soon soon 8-)

Encore un grand merci pour ton commentaire ♥
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Interlude



Kyra entra tête basse dans le véhicule arrêté sur le bas-côté. Un chauffeur au visage plongé dans l’ombre fumait une cigarette par la fenêtre ouverte. L’odeur arracha un froncement de nez à Kyra. La pluie fine qui tombait sur la campagne anglaise faisait déjà ressortir les relents peu agréables accumulés dans les sols. Et voilà qu’il devait supporter le fumet âcre du tabac…
— Bonsoir.
Kyra prit soin de refermer la portière avant de se tourner vers l’homme qui avait pris la parole. Son teint pâle ressortait dans la pénombre de l’habitacle. Comme d’habitude, les cheveux de Zakka étaient impeccablement coiffés. Seule une mèche rebelle – celle près de la tempe gauche – s’échappait pour retomber sur son front.
— Bonsoir, répondit docilement Kyra en serrant ses petits poings sur ses cuisses.
Son mentor tira sur la manche de sa veste de costume pour consulter sa montre.
— Tu n’as pas mis longtemps. Qu’est-ce que je dois en déduire ?
Des fourmillements naquirent dans le ventre de Kyra, qui s’arc-bouta. Au cours des deux dernières semaines, il avait échoué par trois fois à se débarrasser des Ancesteel.
— Je n’ai pas pu, s’entendit-il répondre d’une voix sourde.
— Pas pu ? Tu n’as pas intercepté le véhicule des Ancesteel ?
— Si. Mais… il y avait les Corneilles.
Un soupir franchit les lèvres minces de Zakka, qui tapota le cuir de la banquette entre eux deux. Il n’avait pas la colère explosive. Shiva ne l’aurait jamais choisi pour s’occuper de Kyra si la moindre contrariété lui faisait perdre ses moyens.
Kyra l’admirait pour ce contrôle qu’il s’imposait à lui-même. Il aurait aimé avoir le même, surtout ces derniers jours. Tant de variables lui avaient échappé. L’avaient mené à l’échec cuisant qu’il devait à présent affronter.
— Freyja Agou et Jayden Ancesteel de Sauvière sont donc si compliqués à vaincre pour toi ? Personne ne peut t’arrêter, Kyra.
L’intéressé pinça les lèvres, avant de regretter. La balle qui lui avait lacéré la bouche lors de son attaque du manoir avait nécessité quelques points de suture. Même si la cicatrisation se déroulait sans encombre, Kyra devait éviter certains mouvements.
— C’est Jayden, souffla Kyra avec un mélange de contrariété et de curiosité. Je ne sais pas comment il fait. Je n’arrive pas à orienter mes vagues quand il est là.
Les vagues. Le nom poétique associé aux champs électriques qu’émettait Kyra pour atteindre les muscles de ses adversaires et les tuer.
— Le magnétisme des Ancesteel, expliqua posément Zakka. Je t’en avais parlé, Kyra. C’est donc pour cela qu’aucun des leurs n’est… mort ce soir ? Pour la même raison que ton précédent échec ? (Une tension palpable gagnait progressivement la voix de son mentor.) Je t’ai pourtant trouvé cette opportunité, avec Louise et June Ancesteel isolées de leur famille et de leurs chiens de garde. C’était le moment ou jamais. Et tu as raté cette opportunité.
— Je sais. Je suis désolé, Zakka.
L’homme soupira de nouveau, repoussa sa mèche rebelle. Kyra zieuta son visage à la recherche de cette déception qu’il haïssait tant. Ne pas être à la hauteur était sûrement sa plus grande peur. Il ne comprenait pas l’échec. Ne saisissait pas la possibilité de se retrouver face à un obstacle insurmontable.
— Il y a autre chose, n’est-ce pas ?
Un tressaillement des épaules de Kyra le trahit avant qu’il puisse répondre. Comme le regard de Zakka – gris en temps normal, noir dans la pénombre du véhicule – pesait sur lui, Kyra déglutit.
— C’est… il y avait d’autres personnes. Des étrangères. Elles ont dit des choses bizarres.
— Quel genre de choses bizarres ?
— Elles ont dit que je m’appelle Nour. Que j’ai une maman.
Le silence de Zakka fut éloquent. Kyra devina qu’il avait écarquillé les yeux à la sclérotique blanche qui apparut brièvement dans l’obscurité.
— Tu sais qui c’était ?
— Il y en a une qui s’appelle Ichika. L’autre, Kassandra.
— Des noms de famille ? (Comme Kyra secouait la tête, il demanda d’un ton pressant : ) Autre chose ?
— Ichika est brune et petite. Sûrement Asie de l’Est. Kassandra est blonde et un peu plus pâle que moi. Sûrement Européenne. Toutes les deux des Mutabilis Pourvues.
Zakka claqua la langue. Il avait appris depuis longtemps à son élève à pouvoir caractériser les gens d’après leur apparence, leur origine, leur statut ou leurs pouvoirs. Mais ces quelques informations ne lui apprenaient pas grand-chose.
— Zakka, souffla Kyra d’une petite voix, inhabituellement craintive. C’est vrai ? Ce qu’elles ont dit ?
— Enfin, Kyra, je te l’aurais dit si tu avais des parents.
L’intéressé haussa mollement les épaules. Zakka lui avait maintes fois répété qu’il était le Mutabilis le plus puissant sur Terre. Que rien ne pouvait l’arrêter.
Mais, là, il se sentait si déstabilisé que tous ces mantras disparaissaient, emportés par les quelques mots que deux inconnues lui avaient lancés sous la pluie.
— Écoute, mon enfant, reprit Zakka d’un ton adouci, je crois qu’il est temps de repenser notre mission. Les Ancesteel sont une cible inaccessible pour nous en ce moment. Alors nous allons changer de terrain.
La surprise fit dresser le cou à Kyra. Avait-il déçu les attentes de Zakka – et par extension celles de Shiva – à ce point ? La honte qui en découla le figea sur son siège.
— Reprends-toi, ordonna Zakka sans brusquerie. Tu dois te préparer pour la suite.
— On va où, maintenant ?
— Il faut qu’on quitte le Royaume-Uni, les Corbeaux nous collent de trop près. On part pour l’Europe continentale. Continuer ce qu’on a commencé.



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Dernière modification par louji le sam. 05 août, 2023 11:15 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Hiello~

C'est pas folichon :v
Bichette, Nour, elle est tellement paumée (intéressant de voir que son identité de genre est aussi changée !)
Zakka pue, Shiva pue, le changement d'objectif pue, bref on va s'amuser quoi :D

La bise~
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 23 juil., 2023 10:41 am Hiello~

C'est pas folichon :v
Bichette, Nour, elle est tellement paumée (intéressant de voir que son identité de genre est aussi changée !)
Zakka pue, Shiva pue, le changement d'objectif pue, bref on va s'amuser quoi :D

La bise~
C'est bien résumé :lol:

(Pour l'identité de genre, je suis pas encore sûre de moi à 100%, mais oui il y a aussi de ça dans la confusion autour de son identité, manipulée aussi du côté de l'UOM...)

Mercééé
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

On attaque une sorte de "deuxième partie" alors l'ordre des points de vue change ;)


Chapitre 8
Chaud et froid


_ _ _ _ _



Ichika



Février avait adouci l’hiver qui sifflait sur la campagne du centre de l’Espagne. Ayant passé toute sa vie dans l’île la plus méridionale du Japon, Ichika était plus habituée aux hivers doux et aux étés étouffants. Même si elle attendait le retour d’une météo plus clémente, elle était déjà reconnaissante d’avoir quitté le gris pluvieux de l’Angleterre.
Deux semaines qu’elles s’étaient installées chez les parents de Kass. Leur voyage en Europe aurait dû être terminé depuis un moment et les jeunes femmes de retour dans leur appartement de Fukuoka. Mais Kyra en avait décidé autrement. L’UOM en avait décidé autrement.
Les Ancesteel les avaient cuisinées deux jours durant. Ils avaient fini par connaître leur nom, avaient envoyé des Corbeaux chez les Jordana suite aux explications des jeunes femmes puis les avaient libérées. Heureusement, Kass avait eu le temps de prévenir ses parents en amont, qui avaient mis Amel Zahab en sécurité.
L’identité de Sam était encore protégée. Ichika et Kass étaient parvenues à orienter la source de leurs informations sur les rumeurs qui circulaient dans les Bureaux des Mutabilis. Ce n’était d’ailleurs qu’une moitié d’excuses, car les jeunes femmes faisaient effectivement jouer leur réseau. Les Jordana avaient de nombreuses connaissances en Europe et en Afrique du Nord. Quant à Kassandra et Ichika, les services qu’elles avaient rendu dans divers Bureaux de Kyūshū leur permettaient aujourd’hui de faire passer des messages en Asie.
L’UOM avait commencé ses agissements en Europe, mais le Conseil et les Corbeaux en cherchaient l’origine dans une autre partie du monde. Après tout, si Kyra et Zakka étaient des surnoms qui pouvaient faire écho à diverses cultures, Shiva avait un sens bien plus fort. Le chef de l’UOM s’était paré du nom de la divinité hindou aux cinq grands visages. Une partie des recherches étaient donc tournés vers les Mutabilis indiens, notamment ceux qui avaient pu se faire remarquer des Corbeaux.

Midi était passé. Ichika était installée sur l’une des causeuses du salon des invités, réconfortée par l’écho lointain de la radio dans la cuisine. Kassandra s’y était enfermée avec son père quelques minutes plus tôt pour préparer le repas.
En face d’Ichika, Alba pianotait sur un ordinateur portable. La mère de Kassandra s’était plongée dans d’intenses recherches. Envoyait des mails, prenait contact avec des Mutabilis autrefois croisés, que ce soit il y a un mois ou il y a dix ans. Ichika observait le rythme énergique de ses doigts, la course de ses yeux vifs entre l’écran de son ordinateur et celui de son téléphone. La jeune femme était quelque peu fascinée par Alba, par cette rigueur qu’elle avait adoptée en quelques jours pour aider une inconnue.
La générosité des Jordana n’était pas volée. Le dévouement de cette famille trouvait un écho en Ichika. Un écho complètement inversé. Les Juko, famille d’origine d’Ichika, avait eux aussi un dévouement. Celui de sacrifier qui l’on était, ses désirs personnels, son identité même, pour le bien de la famille. Ichika avait été sacrifiée pendant des années pour répondre aux attentes des Juko. Pour satisfaire les traditions et ne pas porter la honte en son foyer.
— Ichika ?
La jeune femme se retira de ses pensées, réintégra le salon des Jordana. Alba avait viré ses yeux noisette sur elle, le front plissé.
— Excuse-moi, j’ai reçu la réponse d’un ami japonais, mais je ne le lis pas alors…
Elle parlait en anglais pour s’exprimer avec elle. Ichika hocha la tête et contourna la table basse pour s’installer à côté de l’Espagnole. Avant de lire le contenu exact du message, elle fut attirée par la signature, rédigée à la fois en kanji et en rōmaji. Le nom lui disait vaguement quelque chose.
— Si ce n’est pas indiscret… qui vous a envoyé ce mail ?
— M. Tanaka, le responsable du Bureau de Tokyo.
Ébahie, Ichika n’eut pas la présence d’esprit de répondre. Au-dessus des touches de l’ordinateur, ses doigts frémirent.
— C’est… Vous êtes certaine que je peux lire le message ? Tanaka-san est une légende. Il a fait beaucoup pour les nôtres au Japon. J’ose à peine poser les yeux sur l’écran, ajouta-t-elle avec un rire nerveux.
Alba la couvrit d’un regard à la fois surpris et amusé.
— Ichika, tu es la seule à pouvoir lui répondre. Je t’en prie.
— Kass pourrait aussi. Ou votre mari… Si vous souhaitez garder votre échange confidentiel, ce serait peut-être mieux.
— Allons, je l’ai contacté pour faire passer notre message dans les grands Bureaux asiatiques. Cette affaire te concerne également.
Rassurée, Ichika soupira puis se pencha sur le mail. Il était succinct, sobre et formel, mais avec des touches qui laissaient suggérer qu’il connaissait déjà Alba.
— Tanaka-san explique qu’il a transmis le message comme convenu à plusieurs bureaux de mégalopoles d’Asie.
Alba acquiesça avant de se pencher vers elle. Ichika se surprit à apprécier son parfum avant d’en comprendre la raison : Kassandra portait le même. Elle sourit en imaginant sa copine piquer l’eau-de-parfum de sa mère à l’adolescence.
— Est-ce que tu peux répondre pour moi ? Je te dicte et tu marques comme il faut en japonais ?
— Bien sûr, je vous écoute.

Allongée dans le lit de Kass, Ichika écoutait les bruits de la maison. Le repas avait été moins morose que d’habitude. Si le propre directeur du Bureau des Mutabilis de Tokyo faisait passer le message, alors il y avait des chances que les choses avancent.
L’espoir avait redonné des couleurs et de la joie à Kassandra. Une fois le repas terminé, elle avait entraîné sa copine à l’extérieur pour une balade dans les jardins. Les arbres dénudés côtoyaient des résineux d’un vert sombre, des buissons épineux aux baies d’un rouge toxique et des carrés de fleurs rebelles à l’air froid. Même si le vent avait glissé ses doigts glacés contre les côtes et les joues d’Ichika, la jeune femme s’était surprise à sentir de la chaleur au fond de son ventre. Les jardins, bien que décolorés par l’hiver, avaient été une pause bienvenue dans leur quotidien étriqué d’angoisse.
Et, bien sûr, il y avait Kassandra. Le bruissement de ses jupes longues quand elle bondissait d’une dalle glissante à une autre. Le rose de ses joues, de ses lèvres. La danse de ses boucles blondes, de ses doigts gantés pour lui indiquer une corneille dans les arbres. Son rire de fillette prise en flagrant délit de vol de friandises.
Avant de rentrer, elles s’étaient embrassées sous le porche, à l’abri du vent et protégées du regard des colombes gravées sur la porte. Avec son nez collé au sien, Kass avait caressé la mâchoire d’Ichika. Le velours de ses gants avait dressé les poils sur la nuque de la jeune femme. Elle serait restée des heures à écouter la respiration de Kassandra et le pépiement des oiseaux. Puis sa copine s’était plainte du froid et elles étaient rentrées.
Pour mieux de blottir sous la couette, un sachet de chocolats posé entre elles. Ichika n’avait pas trop eu le choix du film, mais Kass lui avait promis en retour de ne pas lui en vouloir si elle s’endormait.
Et elle s’était endormie, la main de Kassandra posée doucement sur sa nuque.

Ichika était réveillée depuis une dizaine de minutes quand Kass fit son retour. Elle avait dû courir dans les escaliers et les couloirs car elle respirait bruyamment. Ses yeux alertes tirèrent Ichika des draps.
— On a une piste, lança la jeune Espagnole en traversant la chambre pour la rejoindre. Sur Shiva.
Le sommeil complètement chassé de son corps, Ichika bondit à moitié du lit pour attraper sa copine par les bras.
— Un Bureau nous a contacté, ajouta Kassandra d’une voix troublée. Celui de Mumbai. Un Mutabilis voudrait nous parler. Il dit qu’il sait qui est Shiva.




Jayden



Il neigeait de nouveau. Collé au radiateur poussiéreux, Jayden examinait les jardins. Leur immobilité était à son image : trois semaines qu’ils patientaient, lui et Freyja, dans l’attente d’une nouvelle attaque, d’informations, de quelque chose. Mais rien. Rien que l’impatience grandissante, que la frustration sous-jacente. La culpabilité, l’impuissance.
Un début de migraine l’incita à se décoller du radiateur pour dégourdir ses jambes. Il n’était plus habitué à tant d’immobilité, de calme. Tout s’était enchaîné si vite pour lui depuis le lycée. Après son baccalauréat passé en France, il avait intégré les Corbeaux afin d’y être formé. Au bout de trois ans, avec d’excellents résultats en poche et l’appui de plusieurs aînés, il avait rejoint le programme de formation spéciale des Corneilles. Y avait rencontré Freyja. Puis les missions avaient commencé, s’étaient enchaînées.
Il enfila un sweat avant de sortir de sa chambre. Certaines parties communes du manoir retenaient mal la chaleur. Avant de rejoindre le rez-de-chaussée, il traversa l’aile où l’on l’avait isolé avec Frey pour rejoindre la principale. De la musique classique s’échappait de l’une des chambres.
Jayden s’y dirigea par automatisme, poussa la porte sans vraiment y réfléchir. Des habitudes, un peu impolies, de son enfance. Il savait déjà qui il allait y trouver.
Ses yeux glissèrent sur la silhouette repliée de sa cousine. Elle dessinait, sur un papier cartonné à peine plus petit qu’elle. Ses cheveux étaient retenus en arrière par un chouchou en satin qui luisait à la lumière de la lampe à pied rétro. Un mix de couleurs lui faisait comme des mitaines aux mains.
Un vague sourire aux lèvres, Jayden la quitta des yeux pour observer le tourne-disques. June et ses vieilleries. June et ses robes à fleurs, même en hiver. June et ses lunettes rondes, trop grandes, qui lui mangeaient le visage.
La poitrine du jeune homme se réchauffa alors qu’il traversait la chambre de sa cousine pour se poster près de la fenêtre. Des rideaux en dentelle masquaient en partie le paysage ensommeillé. Elle n’avait toujours pas remarqué sa présence. Plongée dans son esquisse, isolée par la musique classique.
— Eh, fit-il en récupérant un mug abandonné sur le rebord de fenêtre. T’as laissé refroidir ton thé.
Avec une moue confuse, June quitta son dessin.
— Jay. Désolée.
— T’inquiète. (Il lui indiqua la tasse froide entre ses mains.) Tu veux que je descende réchauffer ton thé ?
— Je veux bien, acquiesça-t-elle avec un sourire.
Avant de s’en aller, Jayden approcha pour voir ce qu’elle dessinait. Un champ de blé, dans le soleil couchant. Elle avait commencé à y dessiner des silhouettes.
— C’est très beau.
— Merci. Juste pour le plaisir des belles couleurs, ça a pas forcément de sens. Et puis, ça me fait oublier l’hiver.
Jay rit tout bas en se redressant.
— C’est clair que l’été me manque. Les balades dans les bois. Les soirées autour du feu.
Aussi mélancolique que lui, June hocha distraitement la tête. La lumière se reflétait dans les verres de ses lunettes, empêchait Jayden de deviner ses émotions exactes.
— J’aimerais qu’on soit à nouveau des enfants, parfois, murmura-t-elle en reposant son crayon. Que ce soit l’été et qu’on ait toutes les vacances devant nous.
Les souvenirs soudains, bourrés de rires enfantins, de courses dans les jardins, ancrèrent Jayden dans la pièce. Il ne voulait plus la quitter, casser la douceur de réminiscences communes. Il y avait peu de personnes avec lesquelles il pouvait partager un bout de son passé sans tomber dans le drame.
— Faudra qu’on remette ça, June, souffla-t-il après quelques secondes de silence. Un été ici. Pleins de films à regarder, des chamallows à griller sur le feu.
Les lèvres de la jeune femme s’ourlèrent de joie. Elle tendit son crayon à son cousin, qui en agrippa l’autre extrémité.
— Promis, énoncèrent-ils de concert.
Une fois que June eut récupéré son crayon, Jayden opéra un demi-tour. Le thé n’allait pas se réchauffer seul.

Il n’y avait personne dans la cuisine quand Jayden y descendit. C’était encore un peu tôt pour préparer un plateau de thé et de scones. Ça ne tarderait sûrement ; d’ailleurs les petits gâteaux attendaient sous une cloche en verre. Jay les lorgna sans grande conviction. Même si elles étaient plus grasses, il avait toujours préféré les viennoiseries françaises.
— Jayden.
L’intéressé s’éclaboussa avec le thé à présent bouillant de sa cousine. Il n’avait pas entendu son oncle arriver. James lui adressa un sourire contrit puis lui tendit un torchon.
— Merci, marmonna le jeune homme en essuyant les gouttelettes sur ses doigts.
— Je ne voulais pas te faire peur, s’excusa l’homme en reposant le chiffon sur un plan de travail. Comme tu restes beaucoup dans ta chambre ces derniers temps, j’ai sauté sur l’occasion de te parler…
Perplexe, Jay reposa le mug brûlant. Comme James avait l’air de vouloir papoter, autant éviter de se faire mal aux doigts.
— Je… j’ai été accaparé ces derniers temps, ajouta James en se frottant la nuque. Avec le boulot, Kyra, le deuil de Lou... Je n’ai pas pris le temps de te remercier.
— Pour avoir été incapable d’arrêter Kyra ?
Le ton défait du jeune homme tira une grimace à son oncle.
— Pour avoir sauvé ma femme et ma fille, le corrigea James avec gravité.
Jayden se retint de justesse de rire. Décidément, les hommes de cette famille avaient le chic pour se faire des idées. De fausses idées.
— Lou aurait peut-être pas été en mesure de se défendre, déclara Jay en lorgnant de nouveau les scones. Et encore, j’en sais rien. Je suis sûr qu’elle est plus forte qu’elle le laisse croire. Mais June ? Elle aurait capable comme moi de repousser Kyra. Elle maîtrise tout aussi bien le magnétisme. Voire mieux.
Un mélange de circonspection et de curiosité scintilla dans les yeux bleus de son oncle. Il soupira, croisa les bras sur sa poitrine.
— Tu as sûrement raison, Jayden. Je suis désolé de te paraître aussi… protecteur envers June et Louise.
— Charles t’a sûrement élevé dans cet esprit, grommela Jay en se grattant le bras de nervosité à l’idée d’énoncer ceci tout haut. Il prenait ma mère pour une fillette. Même quand elle était adulte.
Cette fois, une réelle surprise froissa les traits réservés de James.
— Jayden, sans vouloir être mesquin, tu… tu l’as à peine connue. Tu avais huit ans quand Kat est…
Il se tut. Sans que Jayden ait eu besoin de le fusiller du regard. Peut-être restait-il encore un peu de décence dans son sang.
— Ce que je veux dire, reprit son oncle avec une gêne manifeste, c’est que je ne crois pas que mon père a traité Kathleen comme ça. Depuis toute petite, elle s’est montrée indépendante. Elle a toujours fait comprendre à notre père qu’elle ne voulait pas de ses leçons ou de sa protection.
— Je sais, lâcha le jeune homme d’une voix cassante. Et tu devrais respecter Louise et June de la même façon. Arrêter de t’écraser face à ton père.
Le regard de son oncle se durcit, mais il préféra rester silencieux. Jayden ne savait si c’était sa passivité qui reprenait le dessus ou s’il considérait vraiment les paroles de son neveu.
— Mais, je te remercie pour ton soutien, ajouta Jay d’une voix plus mesurée. Pas beaucoup de monde remercie les Corbeaux, en temps normal. Encore plus dans cette famille.
Le sous-entendu était clair et arracha un rictus navré à James. Il décroisa les bras, tapota l’épaule de son neveu. Considéra le mug laissé de côté sur le plan de travail. Sa fille y avait dessiné à la main des oiseaux et des lapins.
— Merci pour elle, chuchota-t-il avant que Jayden ne sorte de la cuisine. Tu n’imagines pas le bien que tu lui fais. Notre famille est compliquée.
— Faisons en sorte qu’elle le soit moins, alors, contra le jeune homme avec mordant.
Il s’empara de la tasse et s’éloigna sans se retourner.




Freyja



Les Ancesteel avaient grimpé d’un millimètre dans l’estime de la jeune femme quand elle avait découvert leur salle d’entraînement. C’était une pièce éloignée de l’aile principale et guère chauffée. Frey n’avait cessé de frissonner quand elle y avait mis les pieds la première fois. Les voûtes plongées dans l’ombre, la poussière accumulée sur le mobilier et les ampoules nues n’étaient pas très engageantes. Freyja avait donc décidé de s’approprier les lieux. Elle avait écarté les rideaux pour faire entrer la maigre lumière hivernale, donné un coup de chiffon sur les cibles et les poignards dont elle voulait se servir puis apporté une petite enceinte pour rythmer ses entraînements.
Après quoi, elle avait transformé son impuissance rageante et sa culpabilité étouffante en sueur. Avait repris sa routine d’exercices physiques pour obliger son corps à rester occupé. S’était exercée avec les armes à disposition pour permettre à son esprit de se concentrer. Freyja avait appris à manier les armes à feu pendant sa formation de Corbeaux, mais à ses yeux rien n’égalait les lames. C’était pragmatique. Elle était certaine de faire mouche quand l’acier tranchait la chair. S’assurait du niveau de dégâts causé en fonction de l’angle d’attaque et de la profondeur du coup. Les cibles accrochées au mur avaient fait les frais de cet attrait particulier. Freyja les avait martyrisées avec l’énergie dévorante qui grandissait dans ses entrailles. Cette énergie qu’elle n’avait pu dépenser pour arrêter Kyra.
Une énergie qui lui rappelait son échec.

Jayden passait la voir, de temps en temps. Au début, il avait tenté de la réconforter. De les réconforter tous les deux. Et puis son collègue avait fini par comprendre que ses paroles n’étaient qu’un son gênant aux oreilles de la jeune femme. Alors il s’était résolu à simplement s’entraîner avec elle en silence.
Freyja appréciait de ne pas s’exercer seule. Sans compter que Jay était un partenaire qu’elle connaissait bien. Ça avait ses désavantages, car ils finissaient par se lasser de toujours savoir où frapper pour déstabiliser l’adversaire. Pour autant, dans le froid morose du manoir, Jay était un petit soleil miniature. Elle ne l’aurait pas qualifié de solaire, il était bien trop bougon, réservé et sarcastique pour ça, mais il était attentif. Il rendait des services, adressait un sourire sans en attendre en retour, cherchait le positif dans l’obscurité. En toute honnêteté, Frey lui enviait cet optimisme. Sur de nombreux plans, Jayden et elle n’étaient pas si différents. Mais lui acceptait le courant de la vie, se laissait emporter et avisait ensuite d’éviter les obstacles. Freyja avançait à contre-courant dès le début pour esquiver les récifs.
Une façon de vivre qui lui semblait impossible à changer, du haut de ses vingt-trois ans. L’idée de se laisser aller, de prendre le risque de s’écorcher les coudes, de s’emmêler les chevilles, d’avaler la tasse… Comment les gens pouvaient-ils accepter ça ?
Quitte à batailler dès le début, Freyja préférait tourner le dos à la rivière.

Le soleil était couché, l’enceinte avait crachoté quelques dernières notes avant de tomber à court de batterie. La peau de Frey était couverte d’une pellicule de sueur sous son sweat et son jogging. Ses poumons la brûlaient, ses doigts se crispaient. Pourtant, elle continuait. Assénait coup sur coup, se baissait pour éviter des attaques imaginaires. Roulait sur les tapis pour améliorer ses chutes.
L’épuisement finit par avoir raison de son corps. Après s’être réceptionnée, son pied glissa du tapis et se tordit. Frey poussa un juron en se laissant tomber sur le côté. Dents serrées pour renvoyer la douleur vers l’intérieur, elle se saisit de sa cheville pour l’inspecter. Ça n’avait pas craqué et elle pouvait encore bouger le pied sans geindre de douleur. Ce n’était sûrement même pas une entorse.
Alors qu’elle tendait les jambes devant elle en soupirant, la porte s’ouvrit. La jeune femme inclina le cou, leva la main pour saluer son ami. Elle baissa le bras à temps en constatant que ce n’était pas Jayden.
— Nico, lâcha-t-elle avec surprise. Salut.
— Bonsoir, Freyja. Je ne te dérange pas ?
Frey trouvait mignonne la manière dont il rendait son anglais très formel pour compenser son accent et sa prononciation imparfaite. Comme elle secouait la tête en guise de réponse, il referma derrière lui et s’avança dans la pièce.
Sa posture était droite, sérieuse, mais pas rigide. On devinait sous sa carapace de Corneille toujours aux aguets un homme plus détendu, avenant. Freyja aurait beaucoup aimé connaître cet autre pan de sa personnalité. Mais elle savait que Nicolas serait toujours une Corneille en sa présence. Tant que l’affaire Kyra ne serait pas terminée, du moins.
— Tu vas bien ? s’étonna l’homme en remarquant la main que Frey gardait posée sur sa cheville malmenée. Tu t’es blessée ?
— Rien de grave, juste tordu la cheville. Je vais mettre de la glace.
— Oh, d’accord. (Il zieuta la salle d’un air sombre.) Les Ancesteel n’entretiennent pas cette pièce, alors fais attention. Je ne sais pas trop sur quoi tu pourrais tomber.
— Vous inquiétez pas, on s’entraîne ici depuis plusieurs jours avec Jay. On s’y est bien fait. Et puis, il y a pas mal d’équipements.
Nicolas l’observa un instant avant de sourire.
— C’est bien, que vous vous entraîniez ensemble. Vous serez plus à l’aise sur le terrain pour les prochaines fois.
À ces mots, Frey pinça les lèvres de frustration et ramena les bras contre sa poitrine. Maintenant qu’elle avait arrêté de bouger, le froid grimpait le long de sa peau.
— Face à Kyra, je suis inutile. Je veux juste pas être un fardeau pour Jayden.
— Tu n’es pas inutile, contra-t-il avant de s’asseoir à côté d’elle sur le tapis de réception. Freyja, tu es vive, rusée et courageuse.
— J’accepte le compliment, souffla Frey avec un sourire en coin, mais ça change pas la vérité sur mon impuissance face à Kyra.
— Nous sommes deux, tu sais, soupira Nico en réajustant sa montre d’un geste machinal. Je suis votre responsable, à Jay et toi, mais je suis aussi inoffensif devant cet enfant. Sans possibilité de l’approcher pour le toucher, je ne peux pas accéder à son cerveau.
Freyja hocha la tête de compréhension avant de soupirer lourdement, la tête entre les bras. Les facultés psioniques des De Sauvière leur permettaient de provoquer des hallucinations mentales. Un pouvoir précieux, mais bloqué par la nécessité d’avoir un contact direct avec la victime.
— On doit lui faire confiance, marmonna Frey entre ses bras. Une partie de moi a aucun problème avec ça. Une autre… je suis désolée de dire ça de votre fils, mais une autre partie de moi y arrive pas. Jayden est quelqu’un de formidable, mais il est à moitié cassé.
— Je sais, répondit tranquillement son aîné. Et je suis désolé de t’imposer ça. Nous avons réfléchi à plusieurs profils pour la mission Kyra et il n’y pas beaucoup de Mutabilis capables de bloquer Kyra. Jay fait partie des rares.
La jeune femme se mâchonna les dents pendant quelques secondes. Elle finit par se redresser pour planter les yeux dans ceux de Nicolas. Il avait des cernes marqués.
— C’est vous qui avez proposé mon profil ? Ou ma mère ? Elle m’a dit que c’étaient les Corneilles, mais elle a pu mentir.
La grimace qui s’afficha sur son visage réveilla en Frey une vieille colère. Même si elle n’appréciait pas les émotions trop fortes, un bon coup de rage lui permettrait de faire abstraction des sentiments amers qui l’habitaient depuis des jours.
— Elle fait ça depuis que je petite, maugréa Frey en massant sa cheville qui pulsait de douleur au même rythme que sa colère. Elle tire des fils dans l’ombre pour m’aider à progresser, puis me fait croire que c’est uniquement grâce à moi.
— Nous avions sélectionné plusieurs profils, dont le tien, Freyja, expliqua Nicolas d’une voix posée. Nweka a eu un droit de regard. D’abord, elle a voulu t’écarter. (Comme la jeune femme haussait les sourcils, il enchaîna rapidement : ) Nous nous sommes concertés entre Corbeaux puis nous t’avons choisie au final.
— Pourquoi m’écarter ? Elle se doutait que je serais incompétente ?
— Non, du tout, la rassura-t-il d’un air compatissant. Elle avait peur pour toi. Parce que Kyra représente une menace comme nous n’en avons pas connue depuis un moment.
Agacée, Frey gronda entre ses dents puis secoua la tête. Sa vie ne lui avait jamais vraiment appartenu. Pas avec une mère aussi protectrice et puissante que Nweka.
— Alors, si c’est vous qui avez choisi, reprit-elle dans l’espoir d’orienter sa colère sur quelque chose de plus concret, qu’est-ce qui a fait pencher la balance ?
Le visage de Nicolas s’assombrit. Elle décela la culpabilité dans son expression fermée, mais il la regarda en face pour répondre :
— Pour être honnête avec toi, c’est parce que Jayden était l’autre profil retenu.
— Hein ?
— Parmi les candidats, tu étais la seule à le connaître. (Devant la moue circonspecte de sa cadette, Nicolas agita vaguement la main.) Tu as déjà travaillé avec lui sur de courtes missions. Vous avez étudié ensemble. Vous connaissez vos failles et vos forces. Et puis… il fallait quelqu’un capable de le motiver, sans l’écraser pour autant.
Elle ricana. Freyja n’avait trouvé d’autre réaction adéquate.
— Je suis là pour jouer les coachs ou quoi ? C’est pas censé être votre rôle ?
— Si, tu as raison, tempéra Nicolas sans perdre son calme. Mais la différence entre toi et moi, Freyja, c’est que Jay te respecte et te tient en haute estime.
Désemparée, Frey attira ses genoux contre elle. Elle se sentait gênée de recevoir de tels compliments, sachant qu’elle les volait quelque part à celui qui les prononçait.
— Alors je compte sur toi autant que je compte sur lui, conclut Nicolas en se relevant. Jayden peut potentiellement arrêter Kyra. Mais, vu son caractère et ses doutes, c’est toi qui as la carte maîtresse en main.
Il lui adressa un sourire penaud tout en lui tendant la main. Après un instant d’hésitation, Frey l’accepta. Elle avait oublié la douleur de sa cheville, la chaîne de son impuissance. Pesait à présent sur ses épaules quelque chose de bien plus lourd.




Kassandra



Dès qu’Ichika avait su pour la nouvelle du Bureau de Mumbai, elle s’était précipitée hors du lit. D’un commun accord, les jeunes femmes avaient rejoint le salon où Alba discutait énergiquement au téléphone.
— Comment tu as dit qu’il s’appelait ? souffla Ichika en plantant un regard sombre, sérieux, dans celui de sa copine.
— Anil Kumari. Il dit qu’il fait partie du Bureau de Mumbai et qu’il a côtoyé Shiva.
Alba, qui venait de les remarquer, écourta sa discussion en anglais pour annoncer leur venue. Elle salua son interlocuteur puis tendit le portable à sa fille.
— Kass, je vous laisse prendre la suite de la conversation. Vous saurez mieux expliquer.
L’intéressée acquiesça avant d’inviter sa petite-amie à la rejoindre sur le petit canapé. Une fois assises côte à côte, Kassandra activa le haut-parleur et entama :
— M. Kumari ? Je suis Kassandra, la fille d’Alba.
— Enchanté, Kassandra. Vous pouvez m’appeler Anil.
Il avait la voix d’un homme mûr, un peu rauque, mais pas très grave. Son fort accent indien ne l’empêchait pas d’être compréhensible. Ou alors Kass était-elle trop habituée à parler de multiples langues pour être bloquée par cela.
— Je vous remercie pour votre appel rapide, enchaîna-t-elle avant que le silence s’installe.
— Le message d’Alba était pressant et inquiétant. Quand j’ai fait le lien entre ce Kyra et l’UOM… Je savais que je pourrais au moins vous renseigner.
— Nous n’avez pas idée à quel point vous allez peut-être pouvoir nous aider, ajouta Kassandra d’un ton soulagé. Ma petite-amie et moi avons l’impression de tourner en rond depuis des semaines. D’ailleurs, elle est avec moi en ce moment-même. J’espère que ça ne vous dérange pas qu’elle suive notre conversation ?
— Bien sûr que non ! Bonjour à vous également.
— Bonjour, prononça Ichika distinctement, comme si elle craignait de mal se faire comprendre.
Après un silence, leur interlocuteur émit un petit bruit de bouche gêné.
— J’espère que mes informations vous seront utiles. Si j’ai bien compris, vous cherchez avant tout à en savoir plus sur l’un de leurs membres, Kyra ?
— À la base, c’est pour Kyra que nous faisons nos recherches, oui. Mais retrouver sa trace est difficile. On suppose qu’elle a quitté l’Angleterre, mais on en sait pas plus. C’est pour ça qu’on recherche des informations sur les membres éminents de l’UOM. Voire à contacter certains d’entre eux.
L’homme grommela quelque chose dans sa barbe avant d’énoncer plus clairement :
— Vous êtes prêtes à prendre le risque d’infiltrer leurs rangs ?
Kassandra et Ichika échangèrent un regard avant de répondre. Si cette solution n’avait pas été envisagée au moment où Amel avait requis leur aide, ce n’était plus le cas maintenant. Kyra avait disparu depuis trois semaines, mais la menace de ses attaques planait toujours au-dessus de l’Europe. Les jeunes femmes étaient condamnées à attendre le prochain meurtre.
Ou elles pouvaient creuser le réseau de l’UOM dans l’espoir d’approcher des décisionnaires.
— Nous sommes prêtes, oui, acquiesça Kass d’un air catégorique.
— Eh bien, soupira l’homme au bout du fil, je vous trouve admirables. Un courage qui plairait à Kamala. Si ce n’est pas indiscret, pourquoi faites-vous autant pour ce Kyra ? C’est une connaissance à vous ?
— Pas vraiment. Mais la propre mère de Nour est venue nous voir. (Kassandra fit une brève grimace.) Ça ne vous dérange pas qu’on l’appelle Nour ? Je trouve Kyra déshumanisant.
— Oh, non, bien sûr que non. Je ne savais pas qu’elle s’appelait Nour. Alors, c’est sa mère qui vous a contactées ?
— Oui. Enfin, elle est venue voir ma famille en Espagne. Pour avoir notre aide. Ichika et moi… nous nous sommes mises d’accord pour faire quelque chose. Nour n’a que dix ans. Et le Conseil veut l’abattre.
— Pauvre enfant, souffla Anil d’une voix défaite. Dire que Kamala en est arrivée là. Ça me fait beaucoup de peine.
Ichika tapota le poignet de sa copine pour attirer son attention. Kassandra fronça les sourcils, hocha la tête pour la laisser reprendre la conversation.
— Anil, ça fait deux fois que vous parlez de Kamala. Est-ce que c’est le vrai nom de Shiva ?
Le Mutabilis indien laissa échapper une respiration nerveuse, ponctuée d’un silence de plusieurs secondes. Comme il n’avait pas l’air de vouloir reprendre et que la patience d’Ichika s’effritait, elle insista :
— Shiva s’appelle Kamala, donc ? Kamala, c’est un prénom féminin, non ? Quel est son nom de famille ?
— Kamala Jagan, lâcha Anil dans un souffle tendu. Oui, c’est une femme. Une Bâtarde des Goel, des Nobles capables d’altération mentale.
Les jeunes femmes échangèrent un regard stupéfait. Elles détenaient sûrement plus d’informations que les Corbeaux eux-mêmes, à présent – même s’il était possible que le Conseil cache bien son jeu.
— Anil, reprit Kass d’un ton mesuré, je suis désolée de poser cette question, mais… Pourquoi n’avoir rien dit, toutes ces années ? Même si l’UOM fait beaucoup plus parler d’eux depuis quelques mois avec Nour, ils existent depuis plusieurs années.
— Votre question est légitime, soupira-t-il d’un ton fataliste. Pour être honnête, je n’étais même pas certain que Shiva soit Kamala. Je l’ai fréquentée un moment, mais on ne se connaissait pas intimement. Et puis, vous savez, l’Inde est un pays particulièrement instable pour les Mutabilis. Tous les jours, nous mourrons dans l’anonymat et la misère. Les Nobles s’en sortent au milieu des hautes castes, mais pour les Sapis, c’est une autre histoire. On subit les mêmes troubles que le reste de la population. Mais nous devons en plus nous cacher. Tout ça pour dire que les mouvements Mutabilis contestataires et violents sont assez monnaie courante, chez nous. Ils sont même vus comme…
— Des héros ? suggéra Ichika.
— Oui. (Anil s’éclaircit la gorge avant de reprendre avec un embarras manifeste : ) Moi-même, j’ai admiré Kamala pour la force et la volonté qu’elle mettait dans ses actes. Nos chemins ont fini par se séparer, mais je me suis toujours dit qu’elle accomplirait de grandes choses.
Ichika glissa un regard songeur vers sa copine, qui haussa les épaules. La voix éraillée de cet homme lui serrait le cœur.
— L’UOM n’est pas arrivée sous cette forme, en Inde, reprit-il. À Mumbai, nous avons toujours été proches de l’UM. Leurs membres bénévoles nous ont beaucoup aidé, pour défendre nos droits ou pour nous fournir des vivres. Pour Kamala, c’était pas assez. Pas assez concret. Pour elle, impossible d’avoir du changement en se contentant de vivre dans la boue, à attendre la fin de sa vie. Alors, elle est partie.
— Vous n’en savez pas plus ? s’étonna Kassandra avec dépit.
— Je vous l’ai dit : je n’ai fréquenté Kamala que quelques années. Nous étions en désaccord concernant ses actes. Notre Bureau ne s’était pas attiré les mauvaises grâces des hautes castes et je ne voulais pas que ça change. Comme j’avais un poste plus important que celui de Kamala à l’époque, elle a dû se plier à mes limites.
Le téléphone grésilla quand le Mutabilis soupira lourdement.
— J’ai cru qu’elle avait compris. Et puis, j’ai découvert un jour qu’elle recrutait au sein du Bureau. Elle cherchait des gens qui pensaient comme elle, qui seraient prêts à réaliser des actions plus offensives.
— Qu’est-ce qui s’est passé, ensuite ? intervint Ichika, pendue aux révélations de leur interlocuteur.
— Je l’ai chassée. Je n’avais plus d’autre choix. Les Nobles de notre pays auraient pu nous anéantir s’ils avaient su que certains d’entre nous étaient prêts à les attaquer. J’ai joué la carte de la sécurité. J’ai ordonné l’exil de Kamala dans un autre Bureau – voire un autre pays si ça lui chantait. Elle est partie avec d’autres Sapis et Bâtards. J’imagine que c’est comme ça qu’elle a fondé l’UOM, même si je n’ai entendu ce nom que longtemps après.
Kassandra s’enfonça dans le dossier du petit canapé, pensive. Ichika ne tarda pas à se blottir contre elle. Comme la tête de Kass était à la fois trop pleine et trop vide, Ichika eut le bon sens de reprendre l’échange :
— Anil, nous avons besoin d’en savoir le plus possible. Ça ne vous dérangerait pas de reprendre depuis le début ? Quand vous avez rencontré Shiva pour la première fois ?
— Ça ne me dérange pas, répondit Anil d’une voix plus apaisée. Et tout ceci remonte à une trentaine d’années…



Suite
Dernière modification par louji le dim. 27 août, 2023 7:13 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Bonsoir~

Damn, c'était vraiment un bon chapitre ! Il était rempli d'infos, c'était super.

Ichika : On voit de nouveau l'impact que les traditions familiales ont eu sur elle... Quelle horreur. Kass et elle sont toujours aussi adorables (c'est fou, je ne sais pas pourquoi mais dans ma tête, Kass est rousse et puis basta. J'ai aucune idée d'où ça peut venir). Leurs gestes d'affection me font fondre !
Jayden : JE L'AIME. Voilà. Je l'appréciais déjà pour sa vulnérabilité mais là, pfouah ! La façon dont il a remis James à sa place sur plusieurs sujets, c'était délicieux. Ca fait plaisir de voir son côté plus mordant et ferme. (Le "Arrête de t'écraser face à ton père" c'était une masterclass).
Frey : je l'apprécie de plus en plus au fur et à mesure qu'elle accepte de se révéler (of course c'était le but, mais l'effet est là). Elle est vachement violente envers elle-même, bichette... Elle se met une pression de malade, tout en sachant que ce qu'elle fait est manipulé... Dur. C'est une battante, mais elle risque de se faire trop mal en continuant à lutter contre la rivière (très belle phrase d'ailleurs "Quitte à batailler dès le début, Freyja préférait tourner le dos à la rivière). Ses descriptions de Jay sont très cools, le soleil miniature à moitié brisé. J'espère qu'elle ne se mettra pas trop la pression pour le rôle qu'elle s'apprête à endosser auprès de lui d'ailleurs ! Ca va être chouette de la voir évoluer avec ça en tête. (RIP Nico "La différence entre toi et moi, c'est que Jay te respecte et te tient en haute estime").
Kass : SUPER intéressant ! J'ai hâte d'en apprendre plus sur Kamala (et là, avec son altération mentale, l'état de Nour fait sens !).

C'était super, j'ai hâte de lire la suite !

La bise~
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 06 août, 2023 10:05 pm Bonsoir~

Damn, c'était vraiment un bon chapitre ! Il était rempli d'infos, c'était super.

Ichika : On voit de nouveau l'impact que les traditions familiales ont eu sur elle... Quelle horreur. Kass et elle sont toujours aussi adorables (c'est fou, je ne sais pas pourquoi mais dans ma tête, Kass est rousse et puis basta. J'ai aucune idée d'où ça peut venir). Leurs gestes d'affection me font fondre !
Jayden : JE L'AIME. Voilà. Je l'appréciais déjà pour sa vulnérabilité mais là, pfouah ! La façon dont il a remis James à sa place sur plusieurs sujets, c'était délicieux. Ca fait plaisir de voir son côté plus mordant et ferme. (Le "Arrête de t'écraser face à ton père" c'était une masterclass).
Frey : je l'apprécie de plus en plus au fur et à mesure qu'elle accepte de se révéler (of course c'était le but, mais l'effet est là). Elle est vachement violente envers elle-même, bichette... Elle se met une pression de malade, tout en sachant que ce qu'elle fait est manipulé... Dur. C'est une battante, mais elle risque de se faire trop mal en continuant à lutter contre la rivière (très belle phrase d'ailleurs "Quitte à batailler dès le début, Freyja préférait tourner le dos à la rivière). Ses descriptions de Jay sont très cools, le soleil miniature à moitié brisé. J'espère qu'elle ne se mettra pas trop la pression pour le rôle qu'elle s'apprête à endosser auprès de lui d'ailleurs ! Ca va être chouette de la voir évoluer avec ça en tête. (RIP Nico "La différence entre toi et moi, c'est que Jay te respecte et te tient en haute estime").
Kass : SUPER intéressant ! J'ai hâte d'en apprendre plus sur Kamala (et là, avec son altération mentale, l'état de Nour fait sens !).

C'était super, j'ai hâte de lire la suite !

La bise~
Holaaa

Mercéééé 🥹

Ichika : et encore, elle est loin d'avoir surmonté son trauma bichette (si elle y arrive un jour) donc ça va la hanter encore un moment... :? Que Kass soit rousse ou blonde, ça change pas fondamentalement grand-chose :lol: C'est pas grave si tu la visualises rousse hehe

Jayden : J'suis conteeeente qu'il te plaise, c'est un p'tit chat 🐈 Mais oui il peut avoir ses épisodes de confiance et d'autorité, c'est drôle.

Frey : c'est une giga battante comme tu dis et elle mettra jamais de pression autant que sur elle-même. C'est tout à fait le genre de personnalité que je veux exploiter avec elle. Sa dualité avec Jay, j'adore aussi. La façon dont ils sont chien et chat, tout en étant hyper admiratifs et dépendants de l'autre, quelque part. (RIP Nico par contre, mais au moins il est honnête envers lui-même et dans sa relation avec Jay)

Kass : les infos arriiiivent ouiii

Merci beaucoup pour ton com, ça me fait toujours chaud au kokoro 💖
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Y'a un petit sondage en ligne, si vous voulez y répondre 8-)


Chapitre 9
Mumbai et Bruxelles


_ _ _ _ _



Ichika



Kass mordillait sa lèvre tandis qu’Anil leur comptait sa rencontre avec la jeune femme qui deviendrait Shiva.
— Kamala était encore mineure quand elle est arrivée au Bureau de Mumbai. J’étais âgé de quelques années de plus. Je ne suis pas au courant de tout ce qui lui est arrivé depuis qu’elle a compris qu’elle était une Mutabilis, mais… Vous savez, des personnes courageuses, résilientes et patientes, j’en ai croisées. Kamala avait quelque chose en plus. La hargne. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle était encore jeune et pleine de fougue, mais elle voulait en découdre. C’est ce qui nous a amenés à nous séparer plus tard.
Il marqua une pause et les jeunes femmes respectèrent ce silence sûrement lourd de souvenirs. Il y avait plus de contenance dans la voix d’Anil lorsqu’il reprit :
— Étant Bâtarde, Kamala n’a pas eu la chance de recevoir une éducation fondamentale sur notre nature. Elle a vite compris qu’elle ne devait pas s’exposer aux yeux de tous et sa faculté l’a plutôt aidée de ce point de vue-là.
— Vous avez dit qu’elle est capable d’altération mentale, c’est ça ? intervint Ichika en zieutant l’écran de sa copine.
Kassandra faisait défiler une liste qu’elle avait elle-même constituée au fil des années pour recenser les pouvoirs connus des Mutabilis. Elle finit par s’arrêter à la liste des capacités neurologiques.
— Ça ressemble aux facultés psioniques ?
— Ça en fait partie, répondit Anil d’une voix pensive. En fonction des personnes, ça ne stimule pas les mêmes zones du cerveau. Certains Mutabilis brouillent l’esprit des gens avec des pensées ou des images intrusives. Les Goel, la famille d’origine de Kamala, vont plutôt chercher du côté des désirs, des peurs, des envies de leurs victimes. Ils peuvent les exacerber ou les amoindrir.
Tandis qu’il leur expliquait, Kassandra tapait à toute vitesse sur son téléphone pour noter les informations dans la liste. À l’heure actuelle, les jeunes femmes ne pouvaient pas faire grand-chose de cette révélation. Mais, plus elles en sauraient sur Kamala et l’UOM, mieux elles pourraient y faire face – ou les infiltrer.
— Kamala a rapidement compris comment en user pour se servir de situations compliquées, ajouta Anil avec une pointe d’admiration. Abandonnée par sa mère, elle a grandi avec d’autres orphelins entre la rue et les foyers. Et, quand elle avait seize ou dix-sept ans, elle nous a rejoints. Elle est devenue membre à part entière du Bureau. Elle nous a sauvé la mise plus d’une fois avec ses pouvoirs. Nous ne sommes pas très Pourvus, dans notre Bureau, alors c’était vraiment une chance de l’avoir.
— Vous êtes peu nombreux à avoir des capacités ? s’étonna Kassandra en interrompant sa prise de notes.
— Oui, en ce qui concerne les Sapis de Mumbai, en tout cas. Notre sang s’est trop mélangé avec celui des Sapiens ou dilué à force de croiser les familles. La plupart d’entre nous a fini par perdre les gênes qui leur accordaient des capacités.
— Sans indiscrétion, ajouta Kass d’un air bienveillant, vous êtes vous-même Dépourvu ?
— Oui, avoua-t-il avec un petit rire. Mes ancêtres se sont tellement croisés que je ne sais même pas de quelle famille je descends principalement. Et, par extension, de quel pouvoir j’aurais pu hériter.
Ichika fit un geste à sa copine. Ce n’était pas le moment de s’attarder sur ces considérations secondaires. Kass soupira, mais finit par acquiescer.
— Kamala est donc arrivée à votre Bureau, enchaîna Kassandra d’une voix plus ferme. Avec ses capacités, elle vous a aidé.
— Elle soutenait les gens, psychologiquement. Les volontaires pouvaient lui demander d’adoucir leurs angoisses et leur peine. À côté, elle s’en servait également pour enflammer leur envie de rébellion et de justice. C’est ce qui a fini par me faire peur. Qu’elle puisse manipuler les gens à sa guise.
— Elle était vraiment capable d’influencer à ce point ? marmonna Ichika en suivant du doigt le contour d’un ongle, nerveuse.
— Il faut quand même une base de sentiments. Kamala n’est pas capable de faire naître quelque chose, une peur ou un désir, chez quelqu’un sans qu’il y ait une émotion préalable. Et ce n’est pas ce qui manquait chez les gens qui venaient nous voir. Ils voyaient tous les jours les plus privilégiés d’entre nous s’en sortir et s’élever plus haut. (Anil soupira puis expliqua : ) Qu’importe qu’on soit de la même famille, le Bureau leur donnait l’impression d’un foyer. Même Dépourvus, nous restions des Mutabilis. Mais quand on voyait les familles Nobles s’enrichir et grimper les échelles sociales, on se sentait abandonnés. Ça voulait juste dire que notre espèce ne valait pas mieux que les Sapiens. Alors, oui, certains d’entre nous ont cédé aux incitations de Kamala. Ils l’ont laissée manipuler leur cerveau pour être plus hostiles et moins fuyants.
— Les Mutabilis ne sont pas forcément meilleurs que les Sapiens, fit remarquer Kass avec peine. La preuve aujourd’hui. Si les Nobles n’avaient pas abusé de leur influence, Kamala n’en serait sûrement pas arriver là.
Ichika s’agita au bord de la banquette, à la fois mal à l’aise et étrangement fascinée. La méthode pouvait questionner, n’empêche qu’elle était née sur un terreau fertile. La femme qui deviendrait plus tard Shiva n’avait même pas planté les graines. Elle avait arrosé. Méthodiquement.
— Et, comme vous nous l’avez expliqué, compléta Kassandra en hochant la tête pour elle-même, vous avez fini par vous en rendre compte. Vous avez eu un différend.
— C’est exact. Kamala avait des partisans. Mais j’avais le Bureau dans sa globalité avec moi. J’en étais le responsable, à ce moment-là. Alors, elle est partie. Certains l’ont suivi. Quelques années plus tard, j’entendais parler pour la première fois d’un certain Shiva. D’un Mutabilis qui s’attaquait à des familles Nobles indiennes.
— Vous n’avez pas fait le lien tout de suite, alors ? Mais pourquoi ?
— Parce que je n’avais pas de preuves, souffla Anil d’un ton bas. Parce que je ne voulais pas croire que Kamala puisse assassiner aussi facilement ? Je ne sais pas.
Les jeunes femmes échangèrent un regard, se décidèrent d’un accord tacite de ne pas insister.
— Vous pouvez m’en vouloir, continua Anil sans s’apitoyer pour autant. J’aurais pu faire de la colère, de la force et des capacités de Kamala quelque chose de plus constructif. Je suis passé à côté. Je me suis mis des œillères. Avant d’accuser l’UM indienne d’avoir encouragé la naissance de l’UOM, vous pouvez m’accuser de ne pas avoir empêché les bribes de son existence.
— On ne vous en veut pas, le rassura aussitôt Kassandra. On est maîtres de sa propre vie et c’est déjà bien. Attendre des gens qu’ils influencent complètement celle des autres, c’est trop.
Le rire dépité d’Anil traversa les haut-parleurs du téléphone avec un grésillement.
— Et c’est pourtant la carte maîtresse de Kamala. De Shiva. Pardonnez-moi, Kassandra, Ichika.
— On ne vous avait accusé de rien, insista cette dernière avec sérieux. En revanche, vous pouvez peut-être continuer à nous aider. On sait que l’UOM est majoritairement présente en Europe, maintenant. On veut pouvoir aider Nour avant que ce soit trop tard. Il faut qu’on aille plus vite que le Conseil et ses Corbeaux. Et, contrairement à eux, on a un avantage de taille.
— Qui est ?
— Nous sommes anonymes. C’est facile de trouver la liste des Corbeaux et des Corneilles. Mais Kass et moi ? On est personne. Alors, on peut s’approcher de l’UOM sans trop risquer.
— S’approcher ? répéta Anil d’un ton circonspect. Vous voulez vraiment les infiltrer ?
— On ne voit pas d’autres solutions, déplora Kass en mettant son portable de côté. C’est pour ça que vous pouvez sûrement nous aider. Vous devez toujours avoir des contacts avec des membres de l’UOM ?
— Oui. Je peux creuser de mon côté. Vous donner un contact européen. Mais je ne pourrai pas garantir votre sécurité. Vous vous exposez énormément en faisant ça.
Du coin de l’œil, Ichika vérifia l’expression de sa copine. Elle se mordillait les lèvres, fermait à demi les yeux. Elle répondit pourtant sans hésiter :
— On en a conscience.




Jayden



Jayden, Freyja et June se toisaient en silence.
Un service à thé patientait dans un coin de la table, secondé de viennoiseries. Personne n’y avait touché. Quand Jay leva la main, les deux jeunes femmes se raidirent et le percèrent d’un commun regard.
— Tu vas perdre, siffla Frey en observant la carte encore cachée de son adversaire.
— Dans tes rêves, Agou.
June garda le nez baissé sur son jeu, les yeux plissés. Les jeux de carte – les jeux tout court – avaient tendance à la faire sortir de ses gonds. Jayden se rappelait certaines de ses crises, lorsqu’ils étaient plus jeunes. Même s’il n’y avait pas d’enjeux à la clé – June n’aimait pas la compétition quoi qu’il en soit – l’adrénaline se mettait à fuser dans le sang de la jeune femme et elle s’enflammait. Ce n’était pas tant l’envie absolue de gagner, plutôt celle de donner le meilleur d’elle-même. Malheureusement, Jay et sa cousine se ressemblaient sur ce point : ils étaient rarement satisfaits de ce qu’ils faisaient.
Alors venait la colère de sa propre bêtise.
— Fais chier, marmonna Freyja une fois que Jay eut posé sa carte.
Le jeune homme ne masqua pas son sourire suffisant. Depuis deux heures qu’ils jouaient aux cartes, c’était la première partie qu’il menait. En face de lui, June balança son jeu sur la table en pestant tout haut.
— T’as vraiment une chance de cocu, gronda Frey en lui adressant un doigt d’honneur.
Le jeune homme ricana en lui rendant la pareille.
— Ça risque pas, j’ai personne. C’est juste mon talent qui parle.
Sa collègue roula des yeux en chassant une mèche parme-argentée de son front. Maintenant qu’ils n’étaient plus dans une chasse à l’homme effrénée, elle prenait plus de temps pour elle-même. Au fil des jours, Jayden avait vu le vernis revenir sur ses ongles, le maquillage sur ses yeux et le lisseur sur ses cheveux frisés.
Malgré ces changements, il s’étonnait presque que la Freyja d’il y a deux semaines et celle de maintenant soient parfaitement les mêmes. Les répliques mordantes, le regard perçant, l’attitude narquoise ne bougeaient pas d’un centimètre.
Une constante rassurante pour lui, quelque part.

Ils finirent par se lasser des cartes et s’attaquèrent au thé et aux viennoiseries. Une fois la bouilloire réchauffée, ils se partagèrent la nourriture et entamèrent une discussion plus légère.
Sans activité de Kyra depuis des semaines, la sérénité était plus ou moins revenue dans la demeure familiale. Bien sûr, il y avait toujours les patrouilles des mercenaires, la mauvaise humeur de Charles Ancesteel et l’angoisse des Corneilles inactives.
Le manoir était devenu une sorte d’auberge. Aussi bien les Ancesteel que Nicolas se doutaient qu’il n’y aurait plus d’attaque de Kyra sur la famille. Un échec dur à encaisser pour l’arme de l’UOM : son silence était la preuve la plus évidente de ce coup féroce dans son jeu mortel. Il n’empêche qu’en attendant d’avoir de ses nouvelles, Charles avait consenti à les laisser séjourner dans le manoir. Nicolas et Jayden en avaient été les premiers surpris. Le patriarche n’avait cessé de râler sur leur inefficacité et leur paresse depuis leur arrivée. Il fallait pourtant croire que la présence de trois Corneilles pour défendre son domaine et sa famille ne lui déplaisait pas.
Avec un rictus acide, Jay fit tourner sa tasse aux motifs raffinés. Une part de lui voulait croire que l’hospitalité de Charles venait de leurs liens de sang. Même si le reste de sa conscience lui rappelait l’amère vérité – il était, pour son grand-père, un bouclier face à l’arme de l’UOM – il s’enveloppait du doux mensonge. Avec June qui partageait ses après-midi et les repas avec Louise et James, le cocon se formait couche après couche.
Tout cela volerait en éclats, à un moment ou à un autre. Il deviendrait de nouveau le fils du traître, le rappel constant et dérangeant d’une femme disparue à jamais et regrettée pour toujours.

Un coup de pied dans son tibia. Jay lâcha un juron, grimaça avant de dévisager les jeunes femmes à la recherche de la coupable. En apercevant la moue blasée de Freyja, il soupira. Ça ne servait à rien de se poser la question. Évidemment que c’était elle.
— Tu refais ton truc, grogna-t-elle en pointant un index menaçant dans sa direction. Arrête d’être un fantôme et reviens parmi nous.
Ses lunettes couvertes de buée à cause du thé brûlant, June hocha vaguement la tête.
— Ça va pas, Jay ? demanda-t-elle après coup.
— Si, je réfléchissais juste, marmotta le jeune homme en tripotant l’anse de sa tasse.
— Gros efforts, le nargua Frey avant de se lever abruptement. Je vous laisse ici, je vais aller m’entraîner. Sinon je suis partie pour pioncer jusqu’à demain.
Jayden la suivit du regard jusqu’à la porte du couloir. À peine était-elle sortie qu’elle revenait avec une moue perplexe. À ses côtés se tenait Nicolas, l’air alarmé.
— On a eu des nouvelles de Kyra.
Jay lâcha sa tasse, se leva de table avec hâte. June abaissa ses lunettes pour y voir quelque chose. Frey se tendit, enroula les pans de sa veste dans ses poings.
— Pas d’attaque, pour l’instant, les rassura aussitôt Nico en levant une main. Il a simplement été repéré à Bruxelles. Ce sont les Girandeau qui nous ont prévenus. Ils sont capables de détection.
— Comme Kyra, réalisa Freyja à voix haute. Les Girandeau travaillent beaucoup avec les Corbeaux, non ? Tu penses que c’est un hasard si l’UOM l’a envoyé là-bas ?
— On ne peut qu’émettre des hypothèses à ce stade, se renfrogna Nicolas en secouant la tête. Quoi qu’il en soit, les Nobles de Belgique sont en danger.
— Et donc ? lâcha Jay en approchant de son père et de sa collègue. On part ?
— Pas le choix, acquiesça Nicolas en les englobant d’un regard concerné. On prend les premiers billets disponibles pour Bruxelles. On doit foncer avant que Kyra commette un carnage.
Un appel sur le téléphone de Nico interrompit la discussion. Il s’excusa auprès des trois jeunes gens avant de disparaître dans le couloir. Restés plantés côte à côte, Jayden et Freyja échangèrent un regard.
— On y retourne. (Frey se pencha vers le jeune homme, les poings serrés.) Pour de bon, cette fois.




Freyja



La nuit était tombée quand ils arrivèrent à Londres. À nouveau à regret, Frey dut se contenter d’observer les rues illuminées et animées de loin. Dans le taxi à destination de l’aéroport, elle zieuta les pubs bondés, les groupes d’amis qui se baladaient sur les quais et les touristes en plein selfies.
Ses écouteurs l’isolaient. Ses pensées aussi. Comment pourraient-ils arriver à temps avant l’inévitable ? Une foutue mer et des heures de vol les séparaient de Bruxelles. Elle en voulait au Conseil, de ne pas les avoir rapatriés sur le continent. En même temps, Kyra aurait très bien pu passer à l’Écosse ou au Pays de Galles. À la France, à la Suisse ou à la Turquie. Partir à l’autre bout du monde si ça chantait à l’UOM. Revenir à ses origines sud-asiatiques.
Alors qu’elle prenait conscience de toutes les possibilités liées au cheminement de Kyra, la colère retomba. Pas complètement ; Freyja voulait être sûre d’en avoir assez pour rester concentrée. Pas trop non plus. Sinon, elle risquait d’être explosive. Et un chouïa trop mordante. Ça n’irait pas avec les consignes que lui avait donné Nicolas concernant son rôle vis-à-vis de Jayden.
Les oreilles emplies de musique, elle tourna la tête vers l’intéressé. À son instar, il gardait le nez rivé vers la fenêtre. Mais à voir son regard vague, son bonnet gris maltraité par ses doigts nerveux et l’agitation de ses jambes, il ne rêvait pas de rejoindre les badauds pour une soirée de détente.
Elle eut un bref élan de peine à son égard. Pour la frontière qu’il n’arrivait pas à tracer entre sa conscience personnelle et son devoir professionnel. Frey le savait bien ; ce n’était pas donné à tout le monde de garder la tête froide et ses objectifs en tête.
Jayden sursauta quand elle posa le bras sur son poignet. Il cessa aussitôt de tirailler son bonnet pour l’interroger du regard. Après avoir mis en pause sa musique, elle retira ses écouteurs.
— Comment tu te sens ?
S’il fut surpris de son attention, Jay prétexta ne pas s’y attarder.
— Stressé. Mais j’imagine que je suis pas le seul.
Freyja observa ses mitaines et ses ongles manucurés. Dans un coin de sa tête, une voix se demanda combien de temps ils dureraient avant d’être abîmés.
— T’es pas seul, finit-elle par acquiescer avec un sourire qui se voulait encourageant.
Jay plissa les paupières, mais ne fit aucune remarque. Le changement d’attitude devait le surprendre. Freyja n’était pas complètement convaincue que le brosser dans le sens du poil l’aiderait à se mettre dans le droit chemin, mais elle s’y pliait. C’étaient les attentes du Conseil, des Corneilles.
Bien entendu, elle aurait aimé se rebeller contre cet ordre injuste et rabaissant. Elle n’avait pas été formée pendant des années pour servie de coach à un imbécile idéaliste. Cette mission prenait un tournant déplaisant à ses yeux, mais il était hors de question de se retirer maintenant. Nicolas avait besoin d’elle. Le Conseil avait besoin d’elle.
Ce foutu Jayden avait besoin d’elle.

Ils purent s’installer à une rangée de trois dans l’avion. Frey s’octroya sans remord le siège près du hublot et soupira de soulagement quand Nicolas s’assit à sa gauche. La nervosité de Jay serait décuplée à cause de l’avion. Elle ne voulait pas risquer que ses Doc Martens finissent couvertes de bile.
L’avion avait décollé depuis quelques minutes quand Frey aperçut Jay se tortiller du coin de l’œil. Il extirpa des feuilles de papier pliées de sa poche pour les étaler tant bien que mal sur ses cuisses. Freyja était trop loin pour en lire le contenu, mais elle reconnut une photo de Kyra sur l’un des documents.
Kyra. Nour. Il s’était écoulé des semaines depuis que ces deux Mutabilis avaient interrompu leur affrontement avec Kyra. Depuis qu’elles avaient jeté des bribes d’informations et perturbé plus que jamais l’enquête. Les Corbeaux s’étaient activés pour étudier le cas de Nour Zahab. En dehors de l’identité de sa mère, Amel Zahab, capable de durcir sa peau, ils n’avaient pas grand-chose de concret. La fillette Tri-Pourvue était passée sous les radars du Conseil pendant des années. L’UOM l’avait trouvée avant eux. Quant à l’identité du père, plusieurs pistes s’offraient à eux. Les Bi-Pourvus capables à la fois de détecter leurs pairs et de générer des nuages électriques étaient une dizaine dans le monde, d’après les estimations du Conseil. Sans compter qu’on avait déjà vu des Mutabilis hériter de pouvoirs d’ancêtres de deuxième ou troisième degré.
L’identité de cet homme n’était au fond pas très importante. Celle qui aurait pu les renseigner bien plus au sujet de cette Nour était sa propre mère. Or, Amel Zahab s’était volatilisée lorsque les Corbeaux avaient débarqué au manoir familial des Jordana. Bien entendu, le Conseil suspectait les intéressés de couvrir Amel. Ne pas avoir signalé les particularités de sa fille au Bureau de Casablanca était répréhensible. Tout comme son silence sur la disparition de sa fille.
Freyja s’arracha à l’observation de son coéquipier. Jay avait effectué des recherches de son côté, elle le savait. Pas tant sur Nour que sur les deux jeunes femmes qu’ils avaient rencontrées. Kassandra Jordana Martín et Ichika Juko. Leurs dossiers n’indiquaient rien de particulier. Simplement de nombreux services rendus à plusieurs Bureaux de Kyūshū, avec une prépondérance à Fukuoka où elles habitaient en temps normal. Des Mutabilis investies pour le bien-être de leurs pairs, visiblement.
Et investies dans le sauvetage de Kyra. C’était ce qui occupait l’esprit de Frey de temps à autre. Son unité avait suffisamment de bâtons dans les roues pour que ces jeunes femmes leur bloquent la route en plus.
Kassandra et Ichika avaient peut-être l’atout d’Amel Zahab dans leur jeu, mais elles étaient loin d’avoir les moyens des Corbeau à disposition. En définitive, elles avaient sûrement plus contribué à l’enquête en leur octroyant des informations qu’elles ne l’avaient ralentie.
Frey ferma les yeux, augmenta le volume de la musique. Quelque part dans les basses qui faisaient vibrer son crâne, elle trouva la sérénité et esquissa une mimique de sourire.
Ce voyage en avion lui octroyait une pause bienvenue avant de replonger dans les méandres de l’affaire Kyra.




Kassandra



Les jeunes femmes dînèrent sur le pouce, installées dans le petit salon bien chauffé. Multitâches, elles firent honneur aux tapas préparées par Damian sans cesser leurs recherches.
D’autres contacts du réseau des Jordana s’étaient rapprochés d’elles. Aucun ne leur avait apporté des informations aussi précieuses que celles d’Anil, mais c’étaient toujours des cartes en plus dans leur manche. On leur avait même donné des noms de membres de l’Union Mutabilis soupçonnés d’appartenir à son penchant plus extrémiste.
Kassandra étudiait l’un de ces profils quand son portable vibra contre sa cuisse. Elle se lécha machinalement les doigts avant de s’emparer de son appareil. Une photo de Sam, tout sourire, illuminait l’écran. Après un coup d’œil à Ichika, elle décrocha :
— Allô Sam ?
— Bonsoir, Kass. Tu n’es pas en train de manger, rassure-moi ?
— Si, mais t’inquiète pas. Dis-moi, il y a un problème ?
— Eh bien, marmonna le jeune homme à l’autre bout de l’écran, j’ai de mauvaises nouvelles.
Son cœur se pinça en lui arrachant une grimace. Elle fit signe à Ichika de s’approcher avant d’enclencher les haut-parleurs.
— Kass ? Tu m’entends ?
— Oui, oui désolée, j’ai dit à Ichika de venir. Tu peux parler en anglais ? L’espagnol est encore un peu difficile pour elle.
— Pas de problème. (Il marqua une pause avant de basculer aisément en langue anglaise : ) Bonsoir, Ichika.
Tandis que sa copine répondait timidement au jeune homme, Kass nota pour elle-même que Sam changeait légèrement de voix en passant d’un langage à un autre.
— Tu peux reprendre où tu t’es arrêté ? (Kass sentit sa gorge se resserrer alors qu’elle prononçait les mots suivants : ) À propos de ta mauvaise nouvelle ?
Malgré les flammes qui jetaient des reflets orangés sur la peau dorée d’Ichika, elle avait pâli. Peut-être sans s’en rendre compte, elle agrippa la main de Kassandra.
— Oui, excuse-moi de pas t’avoir prévenue avant, souffla Samuel d’un ton sourd. On a reçu une alerte des Girandeau plus tôt dans la journée.
— La famille belge ? intervint Kass sans attendre qu’il termine.
Effarée, Kassandra échangea un regard avec sa copine, qui hocha la tête en retour. Elles ne dirent rien à voix haute pour ne pas donner trop d’infos à Sam, mais elles savaient toutes deux. Mateo Atzeni, le père de Nour, descendait de cette illustre famille Mutabilis.
— Elle-même. Ils travaillent beaucoup avec nous, alors on est en contact étroit. Quoi qu’il en soit, ils nous ont envoyé un message d’alerte ce matin pour nous prévenir qu’ils avaient identifié un Mutabilis Tri-Pourvu à Bruxelles.
— Kyra, lâcha Ichika dans un souffle pincé.
— C’était bien lui… Enfin, je devrais dire elle. Quoi qu’il en soit, Kyra a attaqué.
— Merde, lâcha Kassandra sans pouvoir s’en empêcher. Et… tu as plus d’infos ? Sur les blessés ?
Samuel émit un drôle de bruit avant de répondre d’une voix morose :
— La quasi-totalité des Girandeau sur place sont décédés. Une dizaine de personnes. Seulement une poignée de survivants, car les Corbeaux belges à proximité ont fini par intervenir. Kyra a fui, sans qu’on ait pu l’arrêter ou en savoir plus sur sa méthode opératoire.
— Merde, jura Ichika en bondissant du canapé, le corps raidi par la nervosité.
Défaite, Kassandra n’eut pas la présence d’esprit de répondre dans l’immédiat. Zakka, le mentor supposé de Nour, était-il au courant pour son ascendance ? Avait-il volontairement challengé son arme humaine après les doutes qu’avaient jeté Kass et Ichika dans l’esprit de la jeune fille ?
Ou les Girandeau avaient-ils simplement été ciblés en raison de leur rôle-clé auprès des Corbeaux ?
— Je ne peux pas rester trop longtemps au téléphone, s’excusa Sam après quelques secondes de silence. Je risque déjà beaucoup à te parler de ça de vive voix.
— Je sais bien, rebondit Kassandra en coupant les haut-parleurs. Désolée pour ça, Sam. Et merci encore. Si tu penses que ça te met trop en danger, tu coupes les ponts d’accord ? Si je n’ai plus de retour de ta part, je saurai que tu te protèges.
— Je vais faire de mon mieux. Depuis que vous vous êtes fait interroger par Nicolas et son unité, vous n’êtes plus tellement suspectes. Mais restez prudentes. Te connaissant, j’imagine que tu vas pas en rester là. Je sais que tu veux bien faire, Kass, mais ils ne rigolent pas, en face.
Kassandra baissa la tête, écrasée par la sollicitude de Samuel et la perspective de ce qui les attendait. Une part d’elle aurait aimé tout envoyer en l’air, se blottir sous la couette et reprendre l’avion pour son train-train quotidien.
— Ils ont envoyé Nicolas, Jayden et Freyja en Belgique, ajouta Sam malgré son silence éloquent. Ces trois-là ne plaisantent pas. Ils ont été choisis pour leurs capacités offensives, même si ce sont des Corneilles. S’ils retombent sur Kyra, ils feront pas dans la dentelle.
— Je sais, souffla Kass d’un ton crispé. On les a côtoyés, je te rappelle. Écoute, Sam, je veux pas t’attirer des problèmes. On va couper l’appel. Je te remercie encore pour toutes ces infos.
— Je t’en prie, Kass. N’en faites pas trop, avec Ichika. Bonne soirée.
— Oui, promis. Bonne soirée.
Au moment où Kass enclencha le bouton pour couper l’appel, elle réalisa que c’était la première fois qu’elle mentait à Sam.

Ichika opéra plusieurs tours de la pièce avant de se planter au-dessus de sa copine. Kass repoussa quelques boucles en arrière pour la considérer avec gravité.
— Tu crois que l’UOM sait ? Pour le lien entre Nour et les Girandeau ?
— Franchement, j’en sais rien, grommela Ichika en croisant les bras. Mais ils ont fait fort. Tuer quasiment toute une famille… Rien ne leur fait peur.
— Il faut vraiment qu’on fasse quelque chose, se désola Kass en repoussant son ordinateur portable plus loin sur la table basse. S’il faut qu’on passe la nuit à regarder tous ces dossiers et voir s’il y a qui sont sérieux, on…
— Kass, l’interrompit sa copine en lui prenant les mains. Cette nuit, on va dormir. On a besoin de force. Anil a dit qu’il nous donnerait un contact, on peut compter sur lui. En attendant, s’il faut qu’on se retrouve face à un membre de l’UOM d’ici quelques jours, on a intérêt à se tenir prêtes.
Kassandra détailla l’expression déterminée de sa petite-amie, y tira la conviction qui lui faisait défaut. Elle aurait dû garder la tête froide en cette période, surtout elle. Ichika avait raison : elles avaient besoin de sommeil.
La jeune femme se leva, ses mains toujours emmêlées à celles d’Ichika. Elle se pencha pour lui embrasser le front.
— Allons nous coucher, Chica. Demain va être une longue journée.



Suite
Dernière modification par louji le ven. 15 sept., 2023 7:18 pm, modifié 2 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Hiello~

Bon, c'est pas joyeux tout ça, mais c'est super intéressant.

Je suis contente de voir Frey se dérider encore !

Je sens que Kass et Ichika vont nous faire une dinguerie, mais à voir comment ça se passera !

J'ai remarqué une petite coquille "si ça lui chantait à l'UOM" dans la partie de Freyja.

Hâte de lire la suite !!

La bise~
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : lun. 28 août, 2023 11:01 am Hiello~

Bon, c'est pas joyeux tout ça, mais c'est super intéressant.

Je suis contente de voir Frey se dérider encore !

Je sens que Kass et Ichika vont nous faire une dinguerie, mais à voir comment ça se passera !

J'ai remarqué une petite coquille "si ça lui chantait à l'UOM" dans la partie de Freyja.

Hâte de lire la suite !!

La bise~
Holaaaa

Ouais Frey se déride. Un peu malgré elle, mais elle se déride :lol:

Yeees les gurls ont quelques projets en tête.

Merci pour la coquille, c'est corrigé !

Zoubi
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Casting Picrew


_ _ _ _ _



Holaaa ! Je me suis amusée à faire quelques personnages à l'aide de Picrew :)
Avec ce modèle, c'est surtout des personnages jeunes donc je n'ai fait que les narrateurs et June.
Pour rappel, ce n'est jamais une parfaite représentation des personnages (mauvaise coupe de cheveux / forme de visage / silhouette / etc), mais une représentation de ce que je m'imagine (apparence, expressivité, etc).

(SVP soyez tolérants pour les cheveux de Freyja, j'ai fait de mon mieux, mais je sais que c'est un affront esthético-visuel).


Ichika

Ichika.png
Ichika.png (99 Kio) Consulté 803 fois


Kassandra

Kassandra.png
Kassandra.png (137.25 Kio) Consulté 803 fois


Jayden

Jayden.png
Jayden.png (100.37 Kio) Consulté 803 fois


Freyja

Freyja.png
Freyja.png (109.24 Kio) Consulté 803 fois


June

June.png
June.png (114.97 Kio) Consulté 803 fois
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

LES P'TITS CHATS.
Mention spéciale à Jay qui a l'air méga soft.

MDRRR t'as fait ce que tu pouvais avec ce que tu avais, t'inquiète (même si c'est vrai que ça pique un peu).

Hâte de lire la suite~

La bise
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 10 sept., 2023 3:39 pm LES P'TITS CHATS.
Mention spéciale à Jay qui a l'air méga soft.

MDRRR t'as fait ce que tu pouvais avec ce que tu avais, t'inquiète (même si c'est vrai que ça pique un peu).

Hâte de lire la suite~

La bise
Jay est méga soft 😌

On va oublier ce qu'on a vu d'accord ?

Merci pour ton enthousiasme !
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Y'a un petit sondage en ligne, si vous voulez y répondre 8-)


Chapitre 10
Bruno et Dana


_ _ _ _ _



Ichika



Ichika ne dormait plus quand le portable de sa copine vibra de nouveau sur la table de chevet. Cette fois-ci, il perturba suffisamment le sommeil de Kass pour qu’elle grogne contre son oreiller. Après avoir cligné douloureusement des paupières, Kassandra se redressa, bailla puis s’empara de son téléphone.
— Oui, Anil ?
Ichika se raidit et se pencha vers sa petite-amie pour ne rien manquer de l’échange. Kass avait reçu plusieurs messages avant cet appel, mais Ichika n’avait pas reconnu la sonnerie spécifique à Sam et ne s’en était pas inquiétée. Si elle avait su que c’était Anil, elle aurait réveillé Kassandra bien avant.
— Bonjour, désolé pour l’insistance, mais j’ai une bonne nouvelle pour vous. Enfin, si on peut parler de bonne nouvelle en ces circonstances…
Il marqua une pause pendant laquelle Kassandra enclencha le haut-parleur pour éviter à Ichika d’être à moitié pliée dans le lit.
— Non, c’est moi, souffla Kass, j’ai tardé à me lever. Mais dites-nous, Anil.
— J’ai pu obtenir un contact fiable et crucial au sein de l’UOM. La responsable du recrutement pour l’Europe de l’ouest. C’est une femme, Dana.
— Dana, répéta Ichika à voix basse avant d’enchaîner plus fort : c’est son prénom ?
— Non, un surnom. Comme Shiva, Zakka ou Kyra. Je ne sais pas si ça a un sens.
— Peu importe, contra Ichika aussitôt. Merci pour cette information. Vous avez son numéro ?
— Oui, son indicatif la situe en France. Vous avez de quoi noter ?
Kassandra attendit que sa copine s’empare de son propre téléphone avant d’acquiescer. Une fois le numéro inscrit, elles remercièrent Anil avant de couper l’appel. Dans le silence matinal de la chambre, elles échangèrent un regard chargé d’appréhension.
— Faut que je boive un coup, s’excusa Kass en bondissant hors du lit. J’ai la gorge serrée.
Ichika la surveilla du coin de l’œil pendant qu’elle vidait le reste de sa gourde rose abandonnée sur son bureau. Sa copine avait blêmi pendant qu’Ichika notait le numéro. Elles s’étaient confrontées à Nour elle-même, Tri-Pourvue avide du sang de Nobles, mais un échange téléphonique semblait l’effrayer tout autant.

Ichika patienta le temps que Kass reprenne ses esprits. Sa copine avait même ouvert la fenêtre malgré le froid pour inspirer à pleins poumons. Une fois de retour au bord du lit, le visage rougi de nouvelles couleurs, Ichika brandit un bloc-notes.
— J’ai pris ça sur ton bureau. Ça te dérange pas ?
— Du tout. Merci, Chica. Tu prends les notes et je m’occupe de discuter ?
— Vas-y, c’est ce que tu fais de mieux.
Kassandra effectua plusieurs longues respirations avant d’enclencher l’appel. La sonnerie retentit plusieurs fois avant de se couper, rapidement remplacée par une voix de femme un peu sèche qui s’exprimait en anglais :
— Dana, j’écoute.
— Bonjour, j’appelle pour avoir des renseignements sur l’adhésion à l’UOM.
— OK, qui vous a donné mon numéro ?
Les jeunes femmes se figèrent, échangèrent un regard paniqué. Avant qu’Ichika ait pu suggérer quoi que ce soit, Kassandra enchaîna sans un trémolo dans la voix :
— Un ami indien. Nous sommes freelances au Japon à la base, mais vos exploits sont arrivés jusqu’en Asie.
— Mmh, et pourquoi vous me contactez moi ? Nous avons des référents asiatiques. Je m’occupe d’une partie de l’Europe.
Ichika fit de nouveau la grimace, douloureusement consciente qu’elles s’étaient mal préparées. Poussées par l’élan d’une nouvelle piste, les jeunes femmes s’étaient jetées sur l’opportunité. Leur amateurisme aurait tiré un ricanement aux Corneilles si elles avaient été là.
— Pour être honnête, nous nous sommes déplacées en Europe, enchaîna Kassandra sans se laisser démonter. Nous avons eu vent des… actes de Kyra. Nous sommes impressionnées et nous voulons aider.
Dana émit un petit rire résonnant avant de réagir :
— C’est quoi cette histoire, encore ? Pourquoi vous parlez à « nous » ? Vous êtes qui, au juste ?
— Je m’appelle Kassandra, lâcha celle-ci avec assurance. Je suis une Mutabilis Pourvue. Omnilinguisme. Et je travaille avec Ichika, Pourvue elle aussi. Nous voulons rejoindre l’UOM pour vous aider. Pour protéger Kyra.
Cette fois-ci, le rire qu’émit Dana mêla raillerie et sauvagerie.
— Oh, mesdames, Kyra n’a pas besoin d’être protégé.
Comme un froid pesant tombait sur les épaules des jeunes femmes et sur la conversation, Dana reprit avec moins de dureté :
— Mais j’ai pris votre requête en compte. Donnez-moi un mail, je vais vous transmettre notre bulletin d’adhésion. Les dons financiers et de matériel sont les bienvenus. Comme vous êtes Pourvues, on peut également discuter de votre implication sur le terrain. Ça va dépendre de ce qui se passe dans les mois à venir.
— Les mois ? s’étrangla Kassandra sans pouvoir se retenir.
— Oui, les opérations liées à Kyra sont en évolution. Notre besoin de soutien financier, matériel ou humain va dépendre des décisions de Shiva par rapport à l’Europe. Mais ça, ça dépend aussi de Kyra. C’est notre fer de lance.
Ichika eut la sensation de sable glissant entre ses doigts. Comme lorsqu’elle se rendait sur le littoral de Fukuoka après une séance d’entraînement familial. Pour voir les grains coagulés de sang lui coller à la peau. Puis les laver dans l’eau dont le sel piquait ses entailles.
Avec des gestes impatients, elle exigea de Kass qu’elle lui donne le portable. Après l’avoir interrogée d’un regard dubitatif, sa copine lui tendit l’appareil.
— Bonjour, je suis Ichika, l’associée de Kassandra.
— Enchantée, Ichika, lâcha Dana avec une pointe narquoise dans la voix.
— Nous pouvons vous aider plus tôt que vous le pensez. Nous avons des informations qui vous seront plus qu’utiles pour éviter à Kyra d’être gêné par les Corbeaux.
— Eh bien, ricana Dana, qu’avez-vous à me dire sur ces oiseaux de malheur ?
Malgré les gestes et les regards houleux que lui adressait Kassandra, Ichika se focalisa sur le portable tiède entre ses mains.
— Nous savons d’une taupe parmi les Corbeaux, dont je ne peux pas vous dire le nom au risque de la mettre en danger, qu’une unité de Corneilles est en déplacement à Bruxelles.
— Évidemment, grinça Dana d’un air agacé. Kyra vient de s’occuper des Girandeau. Un paquet de Corbeaux se rendent en Belgique en ce moment-même. Vous avez d’autres évidences à me sortir ?
Irritée par la suffisance de son interlocutrice, Ichika prit sur elle pour ne pas lui cracher à la figure.
— Pas n’importe quel Corbeau, insista Ichika en rendant sa voix plus cassante. L’unité de Corneilles qui traque Kyra depuis le début. Zakka a dû vous en parler, non ?
C’était une stratégie risquée. Suggérer que Dana devait être au même niveau d’informations que les membres éminents de l’UOM. Si c’était le cas, elle savait à quel point ces Corneilles en question étaient dangereuses pour Kyra. Si elle n’avait pas été tenue au courant, l’opportunité d’aider significativement la cause venait de se présenter à sa porte.
— On va peut-être pouvoir parler plus sérieusement, souffla Dana après quelques secondes. Vous êtes en Europe, vous m’avez dit ? Que dites-vous d’un rendez-vous à Paris dans quelques jours ?
— Très bien, approuva Ichika sans se départir de son ton pressant. Envoyez-nous l’adresse en même temps que le bulletin d’adhésion.
— Ce sera fait, roucoula Dana avant de conclure : à très vite, mesdames.
Elle raccrocha avant que Kass ou Ichika aient pu la saluer. Le souffle crispé, elles échangèrent un regard à moitié sidéré.
— Waouh, fit Kass avant de rire nerveusement. Chica, tu m’impressionnes.
— Merci. (Ichika rendit le téléphone à sa copine, les mains tremblantes.) Coup de bluff. Elle a pas aimé d’être exclue de la boucle des infos confidentielles, apparemment.
— Ç’a été notre chance.
Kassandra se pencha pour poser la tête sur l’épaule de sa petite-amie. Ichika enlaça ses doigts à ceux de Kass, s’efforçant d’oublier la sensation de sable ensanglanté dans sa paume.




Jayden



Jayden suivait son père à travers les ruelles qui longeaient le bois de la Cambre, au sud-est de Bruxelles. La demeure des Girandeau se situait dans le quartier, quelque peu éloignée de l’effervescence du centre-ville. Contrairement à de nombreuses familles Nobles, les Girandeau avaient changé d’habitation et de quartier au fil des décennies. À de nombreuses reprises, ils avaient été victimes d’incendies criminels ou de vandalisme. Leurs membres, doués de la capacité à détecter les Mutabilis, faisaient d’eux des alliés inestimables du Conseil et des Corbeaux. Par extension, la cible des opposants européens politiques depuis des années.
Et il avait fallu quelques heures à Kyra pour tous les condamner.
Jay frissonna dans la brise hivernale, accéléra le pas pour ne pas se laisser distancer. Le quartier résidentiel, bien que figé dans un froid brumeux et silencieux, ne l’aidait pas à se détendre. Dire que, la veille à peine, Kyra avait foulé ce trottoir avec un seul objectif morbide en tête. Les Girandeau l’avaient détecté bien avant qu’il attaque. En réponse, les Corbeaux de Bruxelles s’étaient divisés en deux groupes : un posté au Bureau de la ville, l’autre près de la demeure de la famille Noble. Ils n’avaient malheureusement pas présenté une résistance solide face à l’assassin de l’UOM.
Jayden trébucha sur le côté du trottoir, se rattrapa contre une voiture. Quelques mètres devant lui, son père tourna les talons.
— Jay ? Ça va ?
Nicolas avait opéré un demi-tour pour le rejoindre. Il saisit son fils par le bras pour l’aider à se redresser avant de le dévisager.
— Tu es sûr que ça va ?
— Bordel, papa, siffla le jeune homme en plantant un regard irrité dans celui inquiet de l’homme. Comment tu veux que ça aille ? On se balade dans le quartier alors que Kyra a tué tous ces gens…
— On enquête, Jay, acquiesça Nico d’un air grave. On ne se balade pas pour le plaisir, si c’est ce qui te tracasse.
— Je sais bien. Mais si Kyra était encore là ? On ferait pas mieux de rester à proximité de la maison des Girandeau ?
Le visage de Nicolas s’assombrit. Il finit par secouer la tête.
— Il y a déjà des Corbeaux sur place. Et Freyja. Il faut que tu apprennes à faire confiance à tes collègues et à tes partenaires.
— C’est pas ça, le contredit Jay avec hargne. Ce gamin… cette gamine, c’est… elle est terrifiante, merde. Des Tri-Pourvus, on en croise pas tous les jours. Et s’il y a que moi qui peux l’arrêter avec le magnétisme, je…
Il se tut, conscient du poids de cette responsabilité que ses mots ne pouvaient avouer. Avant qu’il ait eu le temps de se reprendre, son père glissa la main jusqu’à sa tempe. Le jeune homme ouvrit la bouche de protestation, voulut reculer, mais les images envahirent brusquement son esprit.
Des images de lui. D’un point de vue extérieur. La sensation était vertigineuse. Il se vit planté dans la neige, enserrant son épaule d’une main crispée. Les traits tendus, concentrés. Un Kyra déstabilisé lui faisait face. Effrayé. Par lui, par ses pouvoirs.
Nicolas retira sa main et les visions disparurent avec le contact tiède de sa paume.
— C’est ça, dont tu es capable, Jayden, déclara-t-il d’une voix ferme. Je garde un souvenir précis de l’attaque de Kyra sur le domaine Ancesteel. De ce que tu as fait pour l’arrêter.
En réponse, Jay le repoussa violemment avant de le fusiller du regard. Ce que son père n’avait pas laissé dans son souvenir, c’était lui tirant sur Kyra. Sur un enfant de dix ans.
— T’avais pas le droit, cracha-t-il d’un ton accusateur. De rentrer dans ma tête.
— J’y ai juste déposé ce souvenir, Jay. Rien de plus. Je veux que tu comprennes que tu n’es pas insignifiant, dans cette histoire.
— C’est peut-être le problème, soupira le jeune homme en se calant contre un muret en briques qui délimitait l’une des charmantes propriétés de la rue. Que je sois trop signifiant. Franchement, j’ai la trouille, papa. Kyra est un gamin. Complètement irrationnel. Je sais pas comment me comporter en face de lui.
Nicolas enfonça les mains dans les poches de son jean, comme pour signifier qu’il ne comptait plus se servir de ses facultés psioniques. Ou qu’il avait simplement froid aux doigts. Quoi qu’il en soit, Jayden en fut soulagé. Il avait appris à maîtriser ses pouvoirs avec son père, mais cette habitude s’était effacée avec les années. En grandissant, il lui était devenu difficile d’accepter que son père plonge directement dans ses pensées. Il n’était pas capable de les lire, mais une connexion pouvait modifier des souvenirs ou générer des images mentales parasites. Il y avait déjà eu quelques accidents pendant leur entraînement. Des souvenirs que Nico avait involontairement laissés échapper. Jayden ne lui avait toujours pas pardonné cette fois où il assisté en direct à l’assassinat de sa mère, transmis par les souvenirs de Nicolas. Des années après l’accident, son cerveau pollué par cette réminiscence parasite craignait la moindre intrusion – surtout si c’était Nico.
— Comporte-toi comme tu l’as fait pendant l’attaque, lui intima son père après coup. Mais avec un peu plus de constance et de prudence. Si ça tire à proximité, tu sais que tu peux changer la trajectoire des balles et blesser des coéquipiers.
À la fois toujours aussi inquiet et quelque peu rasséréné par la confiance de Nicolas, Jay se contenta d’un hochement de tête. Il sursauta quand sa poche se mit à vibrer. En face de lui, son père venait de brandir son téléphone en simultané.
— Freyja, lâcha Nico d’une voix pressante, elle dit qu’il y a un Girandeau survivant.

La jeune femme patientait près de l’imposant portail de la demeure des Girandeau. Nicolas et Jayden avaient pressé le pas pour la rejoindre, mais l’impatience se lisait sur le visage de la Corneille quand ils parvinrent à sa hauteur.
— Bruno Girandeau, lâcha-t-elle sans plus de formalités. Il était au sous-sol, dans la cave à vin, quand l’attaque a eu lieu. Il s’en est sorti grâce à ça, apparemment.
— Une chance et un drame pour lui, commenta Nicolas en zieutant par-dessus l’épaule de la jeune femme dans l’espoir d’apercevoir l’individu. Ça a dû lui faire un sacré choc. C’est pour ça qu’il a mis tant de temps à sortir pour se manifester ?
Frey acquiesça, haussa les épaules.
— Oui, j’imagine. J’avais pas vraiment eu le temps de parler avec lui quand j’ai envoyé le message. Je l’ai juste entendu parler avec le Corbeau. J’ai préféré vous attendre avant d’entrer en contact.
— Tu as bien fait. Merci, Freyja.
Visiblement satisfaite de cette reconnaissance, elle adressa un sourire complice à Nicolas avant de lui emboîter le pas sur le chemin de gravillons nettement tracé au milieu du jardin. Jayden s’engagea ensuite, la tête pleine du souvenir que lui avait confié son père.
Bruno Girandeau était en pleine discussion avec le Corbeau chargé de la surveillance de l’extérieur du domaine. Une fois au pied du petit escalier qui donnait sur le porche, l’homme les remarqua et cessa sa discussion. Avec une mimique gênée, il descendit quelques marches pour leur serrer la main et se présenter.
Tandis qu’il déclinait sa propre identité, Jay examina l’homme. La petite quarantaine, la même taille que lui, une silhouette mince et un air de fantôme. Il avait l’air tout droit sorti d’une photographie aux couleurs diluées. Une carnation pâle, presque grisâtre sous la lumière froide de la matinée. Des yeux d’un gris nuageux qui ne contrastaient guère avec le blond cendré de ses cheveux.
Il y avait quelque chose de nerveux chez lui. Jay se demanda s’il réalisait vraiment que sa famille avait été assassinée. Ne devrait-il pas être effondré ?
— Ça ne vous dérange pas qu’on discute un moment, M. Girandeau ? l’interrogea poliment Nicolas.
— Non, non, c’est bien normal, acquiesça l’homme avec un coup d’œil vers la porte scellée de la demeure. Je ne sais pas si je pourrais beaucoup vous aider, mais j’ai peut-être une idée de ce qui a pu se passer. Et de ce qui pourrait se passer ensuite…
Nicolas se tourna vers ses coéquipiers, échangea un regard étonné avec Frey.
Jayden, quant à lui, observa Bruno chasser une mèche rebelle de son front.




Freyja



Comme la demeure des Girandeau était sous scellés, Nicolas les emmena tous dans le café le plus proche. La vue sur le bois de la Cambre aurait été agréable sans cet étau glacial qui pesait sur leur groupe. Depuis qu’il était revenu en compagnie de son père, Jayden ne pipait mot. Son regard s’était assombri, tout comme son humeur.
Frey s’en serait moquée s’il n’y avait pas Bruno Girandeau, seul survivant de l’attaque de Kyra, en face d’eux. Tandis que Nicolas et elle-même s’efforçaient d’interroger l’homme sans trop le brusquer, leur coéquipier gardait les yeux rivés vers le parc avec une moue renfrognée.
— Jayden, lâcha Nico alors que Bruno portait sa tasse de café à ses lèvres pâles, tu veux bien prendre des notes pour notre compte-rendu plus tard ?
Le jeune homme s’arracha de ses pensées avec un sursaut, hocha la tête d’un air gêné. Il s’empara de son sac à dos pour en sortir un carnet, un stylo ainsi que les feuillets qui rassemblaient déjà quelques infos sur Kyra.
Bruno tressaillit quand Jay glissa une photo de l’assassin prise durant son attaque sur le manoir des Ancesteel. Nicolas embraya sans attendre :
— Vous le reconnaissez, j’imagine.
— Oui, je suppose. Je l’ai vu que brièvement. Quand j’ai compris ce qui se passait, je suis retourné me cacher.
L’homme reposa sa tasse avec un soupir qui creusa sa poitrine. Son regard hanté balaya vaguement la petite table du café avant de se planter sur ses interlocuteurs. Une grimace creusa ses traits déjà tirés.
— Vous devez me prendre pour un lâche. (Comme personne ne lui répondait dans l’immédiat, il se permit un rire nerveux.) Nous travaillons pour les Corbeaux, mais nous ne sommes pas vraiment actifs sur le terrain pour autant. Pour vous, je dois être bien couard.
— Rassurez-vous, M. Girandeau, nous sommes des Corneilles. Notre rôle est généralement de rester dans l’ombre. Le cas de Kyra nous oblige à sortir de notre zone de confort de façon exceptionnelle.
Frey hocha la tête, même si le fond de ses pensées différait légèrement. Pas tant à propos de l’attitude du Girandeau – il avait eu un bon instinct de survie, voilà tout – mais sur le rôle des Corneilles. Ce n’était pas parce qu’elles étaient spécialisées dans les renseignements et les missions discrètes qu’elles ne savaient pas se mouiller. Après tout, le Conseil n’avait pas fait appel à Nico, Jayden et elle pour rien.
— Nous avons compté onze corps dans la maison. Vous confirmez que vous étiez donc douze au total dans la maison quand Kyra a attaqué ?
— Oui.
Tandis que Nicolas acquiesçait d’un air solennel, comme pour laisser le temps à leur interlocuteur de digérer son café et ses souvenirs traumatiques, Frey vérifia que Jayden prenait des notes. Parmi les informations factuelles que Bruno leur avait déjà confiées, Jay avait inscrit des remarques personnelles.
La jeune femme s’obligea à ne pas rouler des yeux en réaction et se concentra sur ce que disait son supérieur.
— Quand êtes-vous descendu à la cave pour chercher du vin ?
— Quelques minutes avant l’attaque. Le sous-sol est bien isolé, alors je n’ai pas entendu tout de suite…
— Vous êtes capable de détection, pourtant, intervint Freyja en fronçant les sourcils. Un Tri-Pourvu tel que Kyra doit être comme un gyrophare pour vous.
Bruno Girandeau cligna des yeux étonnés avant de contempler sa tasse presque terminée.
— En fait, c’est bizarre, parce qu’on l’a senti toute la journée, vous savez. On a prévenu les Corbeaux du coin et ils en ont même envoyé sur place. Et ma spécialité, c’est plutôt de déterminer la puissance d’un Mutabilis, pas vraiment sa proximité. En prenant ça en compte et le fait que j’étais perturbé et inquiet…
Nicolas hocha la tête d’un air compatissant avant de s’enquérir toujours de cette voix modulée et un peu distante :
— Pas assez inquiet pour aller choisir du vin dans la cave.
La remarque tira un sourire furtif à Frey. Même si, en théorie, Bruno Girandeau n’avait rien à se reprocher, certains détails titillaient. Comme le nombre d’heures qu’il avait attendu caché dans la cave avant de se présenter au Corbeau de faction devant la maison.
— Vous pouvez me juger, grinça Bruno en chassant une mèche de son front. Entre amateurs de vin, M. de Sauvière, peut-être comprendrez-vous…
— Je ne bois pas de vin, l’interrompit Nicolas sans cligner des yeux. L’ensemble de votre famille a senti la présence de Kyra à Bruxelles et vous vous êtes rassemblés pour déjeuner.
— Mettez-vous à notre place. Nous ne sommes pas les seuls Nobles de la capitale.
— À vrai dire, les autres familles Mutabilis de Bruxelles sont plutôt insignifiantes à côté des Girandeau. Il y a bien les Crommelynck qui vous talonnent en termes d’influence, mais ils sont à Liège. En définitive, je ne crois pas qu’il y avait de doutes sur la cible de Kyra quand il est arrivé à Bruxelles.
Les doigts de Bruno tremblèrent sur l’anse de la tasse. Il dut se résoudre à la lâcher avant de se masser l’arête du nez. Si Freyja avait balancé du côté de la sympathie pour cet homme qui s’était contenté de survivre, elle ressentit une pointe de mépris. Qui prenait le temps de choisir son vin pour un déjeuner de famille alors qu’un assassin fonçait droit sur vous ?
— M. Girandeau, reprit Nicolas d’un ton moins sec, vous vous dites sûrement que nous nous concentrons sur des détails insignifiants. Surtout si ce fameux vin vous a sauvé la vie.
— Ah, ça, j’avais choisi un sacré cru.
— Dernier repas du condamné, ricana Freyja sans pouvoir s’en empêcher.
Si Bruno n’émit aucun commentaire, Frey surprit une lueur amusée dans ses yeux de ciel d’automne. Peut-être l’homme était-il au moins capable d’humour.
— Si vous voulez tout savoir, ajouta Bruno en basculant vers Nicolas, je choisissais donc mon vin quand Kyra est arrivé. Quand j’ai entendu le bruit à l’étage, je suis remonté. Et… (Il déglutit, inspira pour se donner du courage.) Il y avait Anne, ma cousine. Son mari Alexandre et leur fils, Martin. Il finissait le lycée cette année.
— Morts ?
— Oui. Je vous parle d’eux car je les ai vus dans le couloir, par terre. Quand Kyra attaque, c’est… Un meurtre de masse, on s’attend à des explosions et beaucoup de sang. Là, rien du tout.
— Morts par électrocution, donc, précisa Nico pour être certain de la réponse de Bruno et pour inviter son fils à bien noter.
— Je suis pas allé plus loin, avoua le Noble en pinçant les lèvres. J’ai… compris. En essayant de pas faire de bruit, j’ai refermé la porte de la cave et je suis resté là.
— Vous n’êtes pas redescendu ? s’étonna Freyja en se penchant un peu plus au-dessus de la table. Pourquoi ?
— La peur, marmonna l’homme avec un tremblement de la mâchoire. J’étais juste figé sur place. Je me suis dit que Kyra allait me voir quoi qu’il en soit. Vous savez, avec son pouvoir de détection.
— Pas faux, commenta Nicolas avant de rebondir : d’ailleurs, vous avez eu une chance inouïe que Kyra ne remarque pas votre survie.
— J’imagine que c’est le mélange de ma famille à moitié vivante, à moitié morte. Nous étions plus d’une dizaine dans la maison et avec les Corbeaux qui arrivaient en renfort… Il a peut-être été perturbé ? Ma présence mentale devait être insignifiante pour lui. En plus, il était au téléphone.
— Pardon ?
Cette fois, Nicolas et Jayden avaient parlé en simultané. Père et fils échangèrent un bref regard avant de se tourner vers le Noble.
— Je l’ai entendu à travers la porte. Pas bien compliqué : il était le seul à parler. J’imagine que les autres étaient déjà…
Vague mouvement de la main. Frey hocha la tête, réalisa un geste à peu près équivalent pour l’inciter à continuer. Jayden grattait frénétiquement son carnet à l’autre bout de la table.
— Je sais pas du tout à qui il parlait, précisa Bruno en repoussant sa tasse vide de côté. J’ai même pas tout entendu. Des mots, des bouts de phrase.
— Dites-nous tout ce que vous avez entendu, même si ça semble décousu, incohérent ou incompréhensible.
Pendant qu’il s’exécutait, Freyja plissa les yeux et fit tourner les paroles incomplètes dans sa tête. Cible, mission terminée, Girandeau éliminés, prochaine mission… C’étaient des termes froids, militaires. En accord avec l’UOM.
Puis un mot fit sortir Nicolas de son rôle de médiateur.
— Pardon ? Vous avez bien dit de Sauvière ?
— Euh, oui. Encore une fois, je ne suis pas certain à cent-pour-cent, mais Kyra avait l’air de dire que c’était leur prochaine cible.
Freyja zieuta ses deux collègues, tout aussi perplexe. Les de Sauvière vivaient en France, essentiellement à Paris. Pas la porte à côté de Bruxelles. Si cette info avait également dû percuter ses coéquipiers, ils restaient pour l’instant figés.
Même s’ils étaient des marginaux aux yeux des leurs, les de Sauvière restaient leur famille.




Kassandra



Collée à Ichika dans un anonyme bus francilien, Kass tripotait la coque de son téléphone. Après des semaines d’attente et de léthargie, la cadence frénétique des deux derniers jours l’avait vidée de son énergie. Bien sûr, elle était rassérénée que leur enquête avance. Dans moins d’une heure, elle se trouveraient face à Dana, leur point d’entrée dans le réseau de l’UOM. En même temps, l’idée la terrifiait. L’Union Offensive Mutabilis n’aurait pas tenu jusqu’ici sans la férocité et le souci du secret qui les caractérisaient. Kassandra tentait de s’imaginer Dana, l’accueil qu’elle leur réserverait. Plus d’une fois, elle avait parlé de ses doutes à Ichika, de la crainte de tomber dans un piège. À chaque fois, Ichika s’était résignée à lui dire qu’elles ne pouvaient qu’attendre. Et subir.
Puis il y avait Sam. Plus l’enquête progressait, plus il risquait d’être découvert par un collègue. Il n’avait pas failli dans son soutien. Loyal, généreux, serviable, comme à l’époque. Si l’affaire n’avait été aussi importante, Kassandra aurait laissé ses remords prendre le dessus. Elle aurait ordonné à son ex petit-ami de cesser les échanges. Il prenait des risques inconsidérés à leur communiquer toutes les avancées de l’enquête sur l’UOM. Si on l’attrapait sur le fait, il serait bien entendu viré des Corbeaux, mais Kass craignait que la punition soit plus sévère. Il pouvait être assigné au Bureau de Madrid sans possibilité de s’éloigner d’un certain périmètre.
Kass soupira en déverrouillant son téléphone. Les derniers messages de Samuel expliquaient que l’unité de Freyja et Jayden était de nouveau en mouvement. Tandis qu’avec Ichika, elles prenaient le premier billet d’avion pour Paris, les Corneilles avaient reçu un nouvel ordre de leurs supérieurs. Direction la capitale française également. D’après les explications de Sam, un survivant de l’attaque sur la famille Girandeau pensait qu’il s’agissait de la prochaine zone d’action de Nour.
— Kass, c’est le prochain arrêt.
La jeune femme quitta son téléphone des yeux pour acquiescer. Par les fenêtres du bus, une zone industrielle défilait sans apporter beaucoup d’émoi à Kass. Ichika lui saisit la main quand leur arrêt se présenta. Une fois sur le trottoir vide de toute âme, elles consultèrent une carte des lieux sur leur téléphone.
Cent mètres plus loin, elles s’arrêtèrent face à un hangar coincé entre deux sièges d’entreprise. Pas de panneaux, une façade grise et parcourue de minces fissures. Après avoir échangé un regard circonspect, elles s’engagèrent dans l’allée gravillonnée.
— Ça va bien se passer, souffla Ichika alors qu’elles approchaient de la porte d’entrée. Je vais te laisser parler, mais si tu as besoin de moi…
Kass hocha la tête en serrant plus fort la main de sa copine. Elle la lâcha ensuite pour frapper. Dans le silence relatif de la zone industrielle, le cœur de Kassandra produisait un boucan. Et elle ne put s’empêcher de sursauter quand le battant s’ouvrit brutalement.
Derrière, une femme d’une quarantaine d’années leur adressa un sourire gelé.
— Kassandra et Ichika, j’imagine ? Je suis Dana. Entrez.
Elle s’adressait à elles en anglais, car Ichika ne parlait pas le français. Son accent était prononcé, mais Kass était déjà reconnaissante qu’elle fasse l’effort pour sa petite-amie.
Avant de s’engager, Ichika adressa un regard entendu à sa copine, les mains enfoncées dans la poche ventrale de son sweat. Elle portait toujours sur elle un bracelet de cuir dans lequel était glissée une aiguille de céramique. D’un mouvement de doigts, elle pouvait s’entailler la paume et utiliser sa capacité aussi rare que dangereuse.
Mais il n’était pas encore question de manipulation sanguine. D’abord la persuasion et la négociation.

L’intérieur était à l’image de l’extérieur, quoiqu’un peu plus confortable. Le hangar abritait une sorte d’appartement dont le bureau et le salon seraient disproportionnés. Alors que Dana les menait à travers une rangée d’ordinateurs, elle aperçut dans un coin un espace cuisine et même ce qui ressemblait à une salle d’eau.
Le hangar ne devait pas être souvent fréquenté. La poussière s’accumulait en couche grisâtre et en agrégats moutonneux sur certains meubles. Kass retint un soupir de soulagement quand leur hôte les fit asseoir sur un canapé en cuir défraîchi, mais propre. Une fois les deux jeunes femmes installées, Dana fit un geste vague vers la kitchenette.
— Café ?
Elles déclinèrent poliment, jouant la prudence avant tout. On ne savait pas ce qui traînait dans les tiroirs de ce hangar. Ce que Dana pourrait verser dans une boisson.
— Ça m’arrange, la machine est vraiment pourrie.
Son langage cru titillait les nerfs de Kass. Cette espèce de nonchalance moqueuse avait l’air de caractériser cette femme, mais ça pouvait tout à fait être une manière de les décontenancer.
— Alors, mesdames, embraya Dana en déployant ses bras sur le dossier du canapé en face du leur, voyons ce qui nous intéresse.
— Merci de nous accueillir, souffla Kassandra dans un premier temps. Nous avons beaucoup de chance de pouvoir discuter en tête-à-tête avec vous.
Dana roula des yeux avant de secouer la tête.
— On peut aller droit au but, vous savez. Le temps est précieux.
Le dos de Kass était si crispé qu’elle s’attendait déjà à sortir du rendez-vous avec une douleur aux cervicales. Après avoir expiré longuement, elle attaqua :
— Comme on vous l’a dit au téléphone, nous pouvons vous renseigner quasiment en direct des agissements des Corbeaux.
— J’ai cru comprendre, oui. Une taupe. Vous êtes certaines que cette personne est fiable ?
— Cette personne sera fiable tant qu’elle ne se met pas en danger. C’est la seule condition qui peut mettre fin à nos échanges.
Un sourire vipérin ourla les lèvres de la femme. Son assurance transpirait par chaque pore, mais il y avait maintenant de la satisfaction dans son expression.
— Je vais être franche avec vous : c’est actuellement votre point fort. Sûrement l’unique. Mlle Kassandra, votre omnilinguisme est intéressant, mais ça ne sert à rien pour aider Kyra. Quant à vous, Ichika, la manipulation sanguine est une capacité rare. En fonction de notre progression commune, on pourrait réfléchir à vous faire intervenir sur le terrain.
Dana se pencha en avant, les coudes sur ses cuisses. Ses cheveux châtain ne masquèrent rien de l’air féroce qui s’afficha sur son visage.
— En attendant, comment pouvez-vous me prouver que vous n’êtes pas des Corneilles ? C’est typiquement le genre d’action qu’elles feraient pour entrer dans l’UOM.
— Elles perdraient un temps fou, contra aussitôt Kassandra. Vous êtes la référente du recrutement. Pourquoi nous passerions par vous pour atteindre Kyra ?
— C’est bien ce que vous faites, non ? Votre première demande lors de notre échange téléphonique concernait Kyra. Vous voulez l’aider.
— L’aider, oui, pas l’arrêter. Si on était des Corneilles, on ne passerait pas par vous, je vous l’assure.
Kass avait beau avoir mis toute sa conviction, l’ombre de doute dans le regard de Dana ne s’envola pas. À ses côtés, Ichika commençait à s’agiter, visiblement mal à l’aise. Ce qui ne tarda pas à attirer l’attention de Dana.
— Il y a un souci, Mlle Ichika ?
— Aucun, marmonna l’intéressée d’une voix rauque. Je suis juste frustrée qu’on perde du temps inutilement. On pourrait vous aider dès maintenant. Je croyais que l’UOM craignait pas l’action.
Un rire narquois franchit les lèvres de leur hôte. Qui s’arrêta brusquement sur un grognement exaspéré.
— Si on a pu progresser jusqu’ici, c’est aussi avec notre prudence. On recrute pas les premiers Sapis venus. Surtout quand ils ont des profils aussi étonnants que les vôtres.
— Donnez-nous une chance de prouver qu’on est de votre côté, insista Kassandra d’un ton ferme. L’information que l’on vous a donnée sur l’unité qui traque Kyra n’a pas suffi ?
— C’était un premier bon point, acquiesça Dana du bout des lèvres. Mais il m’en faut plus.
— Vous en voulez plus ? gronda Ichika en sortant les mains de son sweat dans un geste agacé.
Avant que Kass ou Ichika aient pu faire quoi que ce soit, Dana avait enfoncé la main entre les deux coussins du canapé pour brandir une arme à feu. Kass était incapable de savoir de quel modèle de pistolet il s’agissait. Ce genre de choses ne l’avait jamais intéressée. En attendant, le trou noir pointé vers sa tête rendit sa vision trouble et son souffle erratique.
— Attention avec vos mimines, grogna Dana en agitant son arme en direction d’Ichika. Je sais quels dégâts elles peuvent faire.
— Je voulais pas vous menacer, souffla Ichika avec prudence. Simplement, j’ai vraiment quelque chose à vous dire.
— Eh bien, je vous écoute.
Ichika déglutit lourdement, les yeux rivés au canon de l’arme. Kass était trop pétrifiée pour comprendre. Elle ne réalisa que lorsque sa copine reprit la parole. Trop tard.
— L’unité qui traque Kyra. Celle de Nicolas de Sauvière. Elle vient ici.
Dana s’était redressée à la mention de la Corneille. Et elle écarquilla les yeux à la fin de la phrase. Avec une lueur sauvage dans le regard, elle abaissa son arme.
— Je crois qu’on va bien s’entendre.
Ichika hocha lentement la tête en retour, mais Kassandra était traversée d’un courant glacé qui la figeait sur place. Sans son accord, Ichika avait révélé une information qu’elles devaient garder secrète.
Elles venaient de trahir Freyja et Jayden.



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Dernière modification par louji le ven. 06 oct., 2023 2:39 pm, modifié 2 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Hiello~

Bon bon bon. Ca pue et pas qu'un peu hehe.
D'un côté, j'ai peur, parce que sivouplé on touche pas à nos p'tits chats. D'un autre côté, bring it on (je suis maso).

Les Girandeau sont profondément stupides ou alors quelqu'un les a trahi, de toute manière ça finit mal. Il m'avait pas l'air très clean le Bruno.

Je suis outrée par Nicolas par contre, c'est pas parce que Jay est son fils qu'il peut se permettre de tout faire. Et le "j'ai juste déposé un souvenir" nan mais j'vais juste déposer mon pied dans ta jambe et bim, balayette. Ca part d'une bonne intention mais pfouah que c'est maladroit.
Par contre, Jay qui trébuche sur les pavés ? I feel so seen.

On est d'accord que le plan d'Ichika et Kass pue ? J'aime pas du tout ce qu'elles sont en train de nous faire là :c

Hâte de lire la suite~

J'ai juste remarqué une coquille : "La remarqua tira un sourire etc" -> la remarque

La bise~
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 24 sept., 2023 6:30 pm Hiello~

Bon bon bon. Ca pue et pas qu'un peu hehe.
D'un côté, j'ai peur, parce que sivouplé on touche pas à nos p'tits chats. D'un autre côté, bring it on (je suis maso).

Les Girandeau sont profondément stupides ou alors quelqu'un les a trahi, de toute manière ça finit mal. Il m'avait pas l'air très clean le Bruno.

Je suis outrée par Nicolas par contre, c'est pas parce que Jay est son fils qu'il peut se permettre de tout faire. Et le "j'ai juste déposé un souvenir" nan mais j'vais juste déposer mon pied dans ta jambe et bim, balayette. Ca part d'une bonne intention mais pfouah que c'est maladroit.
Par contre, Jay qui trébuche sur les pavés ? I feel so seen.

On est d'accord que le plan d'Ichika et Kass pue ? J'aime pas du tout ce qu'elles sont en train de nous faire là :c

Hâte de lire la suite~

J'ai juste remarqué une coquille : "La remarqua tira un sourire etc" -> la remarque

La bise~
Holaaa

Ouais ça commence à devenir la meeeerde 💩 (on est maso ensemble 🤝)

Les Girandeau sont super arrogants, en plus d'avoir été stupides sur ce coup 🥲 Ils ont résisté pendant des décennies aux attaques des autres Mutabilis et ils ont pris le confiance. Mais, clairement, sur ce coup, ils auraient dû fuir. Bon, ça aurait été temporaire, Kyra les aurait traqués jusqu'à les déglinguer, mais ils auraient pu trouver de l'aide en plus éventuellement... Trop tard, guys :lol:

Nico fait n'importe quoi avec Jay sur divers sujets, on est d'acc. Il joue à la fois sur l'affect et sur la notion de devoir... Bref, il le manipule bien (même si derrière il est toujours parcouru de bonnes intentions... ben pas ouf pour sa relation avec Jay quoi).
MDR oui la maladresse

Ichika et Kass sont clairement en train de foncer dans la mouise là :roll: Elles veulent accélérer les choses, mais elles vont un peu trop vite... On verra bien :ugeek:

Merci pour la coquille !

Et mercéééé pour ton commentaire 🥹
louji

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

J'avance à 2 à l'heure sur l'écriture de KYRA en ce moment donc je vais passer à un chapitre par mois en attendant de trouver un meilleur rythme. Rdv début novembre pour la suite du coup (pas cool de ma part vu la fin du chap hehe).


Chapitre 11
Alliance et trahison


_ _ _ _ _



Ichika



Ichika savait qu’elle venait non seulement de trahir les Corneilles, mais aussi sa propre copine. Kass n’aurait jamais accepté qu’elles négocient avec cette information ; Ichika avait donc pris les devants.
Alors que Kassandra l’observait d’un air mortifié, Dana poussa un râle qui mêlait dépit et impatience. Elle rejeta ses cheveux en arrière d’un mouvement brusque, comme pour s’éclaircir l’esprit après cette annonce. L’arme reposait toujours à côté d’elle sur le canapé, mais au moins n’était-elle plus pointée dans leur direction.
— Mesdemoiselles, vous venez de faire vibrer une corde sensible chez moi, se confia la Mutabilis, les lèvres ourlées d’un sourire mesquin. Voyez-vous, Nicolas de Sauvière est… une connaissance. Un peu plus même.
Ichika s’efforça de garder une moue impassible en dépit l’acidité de la culpabilité qui attaquait sa gorge. À ses côtés, Kassandra avait l’air au bord de l’implosion. Cette constatation ne soulagea pas vraiment la brûlure dans sa bouche.
— Je pensais sincèrement qu’il resterait en Belgique, souffla Dana d’un ton pensif. Je me demande ce qui a pu motiver les Corneilles à envoyer son unité à Paris.
Les pièces du puzzle de l’UOM tentaient de s’associer dans l’esprit d’Ichika, sans qu’elle puisse en tirer un schéma certain. Comme elles l’avaient constaté, Dana ne semblait pas être informée des moindres faits et gestes de son organisation. La seule chose qui ait pu motiver le Corneilles à dépêcher l’unité de Freyja et Jayden à Paris était leur cible. Nour devait elle-même se diriger vers la capitale française.
Mais Dana ne semblait pas détenir cette information. Et, d’après ce qu’elle leur avait avoué, un différend personnel la reliait à Nicolas de Sauvière. À en juger son opportunisme, il y avait des chances qu’elle saute sur cette occasion pour régler le problème. Même si cette affaire ne concernait pas spécifiquement l’UOM, elle marquait d’une pierre blanche un début de confiance entre Dana et les jeunes femmes.
— Sans vouloir être indiscrète, avança Ichika en inclinant le menton, vous êtes liée à Nicolas de Sauvière, n’est-ce pas ? Avec sa venue, vous avez l’occasion ou jamais de…
— C’est mon cousin, l’interrompit sèchement la femme. Ce sale traître. Et ce que je compte lui faire vous regarde absolument pas, mesdemoiselles.
Une De Sauvière, donc.
— Vous ne risquez pas d’aller à l’encontre des ordre de l’UOM si vous agissez par vous-mêmes ? lança Kass d’un ton prudent.
Dana lui adressa un regard assassin avant de pousser un rire gras face à l’air décontenancé de Kass.
— Kassandra, ne vous inquiétez pas, je sais encore comment me débrouiller.
Mouchée, la copine de Kass s’enfonça dans le canapé, les mains croisées sur son giron. Sous ses boucles blondes, son visage tiré gardait une teinte pâle de malaise.
— Pour en revenir à notre collaboration, reprit Ichika d’une voix assurée, peut-on dire qu’on a passé le test ?
— Eh bien, lâcha Dana en posant les pieds sur la table basse qui les séparait. Vous avez avancé de plusieurs cases, oui. Mais avant de prendre ma décision finale, je préfère attendre quelques jours.
Avec un sourire presque aguicheur, elle fit glisser un doigt sur la crosse de son pistolet. La sueur qui avait couvert la nuque d’Ichika depuis le début de la rencontre se rappela à elle dans un élan gelé.
— Une fois que j’aurai la certitude que Nicolas de Sauvière est effectivement en déplacement à Paris et que vous me tendez pas un piège… Je vous demanderai peut-être quelques détails qui pourront vous faire intégrer l’UOM pour de bon.
Ichika afficha un franc sourire avant de hocher la tête en écho à la moue satisfaite qui plissa les traits de Dana. En dépit des valeurs qui les opposaient, Ichika éprouvait quelque chose proche de l’admiration à son égard. Elle reconnaissait à la femme son assurance, son mordant, sa vivacité d’esprit.
— Je vais me faire un café, grogna brusquement la Mutabilis. Je vous en propose toujours pas ?
Ichika déclina pour toutes les deux, Kass ayant apparemment perdu sa langue. Tandis que Dana s’éloignait dans la pièce vitrée qui faisait office de cuisine, son pistolet à la main, Kassandra se ranima.
— Ichika, pourquoi t’as fait ça ? (Comme elle savait très bien ce qui avait motivé sa copine, elle enchaîna sur des questions plus pertinentes : ) Comment on va arranger ça ? Comment on expliquer ça…
— On va rien expliquer du tout, marmonna Ichika en fronçant les sourcils. Ils sauront se défendre.
Cette fois-ci, l’air choqué de Kassandra franchit la barrière mentale de sa copine. La culpabilité remonta en nausée. Ichika inspira profondément pour repousser le haut-le-cœur avant de s’emparer des mains de Kass.
— Kass, on en rediscutera une fois seules. (Elle jeta un œil vers la cuisine, où Dana ne les quittait pas des yeux à travers la vitre.) En attendant, tiens bon encore un moment. S’il te plaît.
Le menton de Kassandra trembla pendant quelques secondes avant de se plisser sous le coup de la résignation. Ichika esquissa un mince sourire en remarquer l’éclat déterminé dans les yeux noisette de sa petite-amie.
— Quel café dégueulasse.
Les jeunes femmes s’éloignèrent l’une de l’autre pendant que Dana s’installait sur le canapé en face. La Mutabilis les observa avec un sourire en coin.
— J’aurais pas parié sur des gamines comme vous, mais vous avez un truc, hein.
Pas certaine que la remarque invite à une réponse, Ichika conserva le silence. Dana prit le temps d’avaler quelques gorgées de son café miteux avant de soupirer.
— Bon, je vais pas jouer avec vos nerfs trop longtemps. Pour l’heure, j’ai rien de plus à vous demander. Dès que vous serez parties, je vais faire jouer notre réseau pour en apprendre plus sur la position de Nicolas. Suite à ça, on pourra peut-être discuter de votre intégration.
— Je vous remercie, Dana.
L’intéressée renifla avant de se lever, la main tendue.
— Je crois qu’on a cassé la glace, Ichika. Appelez-moi Morgane.
Le palais d’Ichika la brûla quand ses doigts se refermèrent autour de ceux de la femme. Sa peau, sûrement aussi froide et calleuse que la crosse de son arme, la crispa douloureusement.
— À très bientôt, je l’espère, mesdemoiselles.
Ichika lui signifia que ce n’était pas la peine de les raccompagner jusqu’à la sortie. En zigzaguant entre les rangées de bureaux poussiéreux et les encombrants abandonnés contre les murs, elle agrippa la main de sa copine.
Sa peau chaude et tendre atténua sa nausée.




Jayden



Jayden détaillait les rues parisiennes à travers la fenêtre du taxi. En cumulé, il y avait passé quelques semaines au cours de son enfance. Même s’ils avaient habité Lyon pendant de longues années, quelques excursions pour le travail de son père les avait menés jusqu’à la capitale. Ville des lumières que Nicolas évitait le plus possible, en temps normal. Après tout, sa famille, qui avait juré de le tuer, y avait ses quartier.
Si Jay n’était pas serein de mettre les pieds à Paris, c’était autant pour son père que pour lui-même. Nicolas était la cible des De Sauvière car il avait trahi leurs attentes en rejoignant les Corneilles. La principale famille Noble française était en opposition avec le Conseil et les Corbeaux depuis des décennies. Guère ravie d’avoir été déchue de son rang lors des révolutions du XVIIIe siècle, la famille De Sauvière avait déclenché plus d’une émeute et déboire politiques au fil des ans. Dans la ligne de mire du Conseil, qui prônait l’ordre et la discrétion des Mutabilis, les De Sauvière avait plus d’une fois été condamnés pour leurs agissements.
Et, Jayden avait beau ne leur avoir rien fait de particulier, être le fils de son père et avoir suivi ses traces faisait de lui la cible numéro deux.

Le taxi les déposa à proximité du cimetière du Père Lachaise, quartier où l’hôtel que leur avait réservé le Conseil se situait. Jay retrouva un peu de souffle, soulagé de ne plus être serré sur la banquette arrière avec Frey et son père. Par politesse, ils avaient laissé Bruno Girandeau monter à l’avant. La politesse n’était pas toujours très agréable.
Freyja se glissa à ses côtés tandis que Nicolas engageait une conversation anodine avec Bruno. Avec les péripéties des derniers jours, son amie n’avait pas pu se lisser les cheveux. Ses frises serrées remontaient en halo autour de son visage. D’ailleurs, la différence de longueur le laissa surpris un instant.
— Je lui fais pas confiance, souffla-t-il spontanément.
— Moi non plus. (Comme il ouvrait la bouche d’étonnement, elle ajouta d’un ton narquois : ) C’est notre boulot d’être méfiants, Jay.
Le klaxon persistant d’un scooter qui passait à proximité couvrit la réplique bougonne de Jay. Évidemment qu’ils devaient se méfier de tous, surtout avec cette enquête. N’empêche que le sentiment de foncer droit dans un piège lui irritait les nerfs. Bruno Girandeau les ayant accompagnés tout du long, il n’avait pas osé échanger ses impressions avec son père. Nicolas n’affichait qu’un air poli et avenant depuis le début.
Jayden se serait laissé pris à son jeu. Il connaissait trop bien son père pour savoir qu’il n’affichait pas le fond de ses pensées. Il se demanda ce qui pouvait bien agiter son esprit.
La façade de leur hôtel ne tarda pas à apparaître entre deux immeubles anonymes. Le Conseil avait pris trois chambres pour éviter de grosses dépenses. Bruno Girandeau écoperait sûrement d’une pour lui-seul. Jayden grimaça à l’idée de devoir partager la sienne.
Une fois les cartes magnétiques récupérées à l’accueil, le groupe s’entassa dans l’ascenseur. Jay ne se gêna pas pour dévisager Bruno Girandeau à travers le miroir. L’homme était si propre sur lui, si calme… Sauf cette petite mèche rebelle qu’il remettait souvent en place.
Dans le couloir, Nicolas proposa à Freyja de garder la deuxième chambre simple pour elle. En s’efforçant de masquer son agacement – tentative ratée à voir l’expression moqueuse de sa collègue – il suivit son père dans la chambre double.
— Jay, attaqua Nicolas dès que la porte fut refermée derrière eux, prends ton téléphone.
L’intéressé obéit malgré la dizaine de questions qui fusèrent suite à l’ordre. Après quoi, Nico se mit à taper à toute vitesse. Jay attendit la vibration de la notification pour consulter ses messages.
« Si Bruno Girandeau est vraiment un survivant de l’attaque Kyra, tu te montres trop froid. On doit être à son écoute en tant que Corbeaux. Si jamais il ment, ta méfiance risque de l’inciter à agir différemment et de nous mettre peut-être en danger. Sois prudent et mesuré. Et fais attention à tes paroles, on ne connaît pas ses capacités réelles. »
Le message confirma les craintes de Jayden. En même temps, il le plongea dans une mélasse de gêne, de honte et de frustration. Cette sensation d’être rappelé à l’ordre comme un enfant trop bruyant…
Comme Jay ne pouvait littéralement pas protester à voix haute, il s’allongea sur son lit en serrant les dents. Une part de lui était étonnée qu’il n’ait pas déjà été renvoyé pour incompétence. L’autre se rappelait qu’on le gardait pour son magnétisme.

Le jeune homme s’éveilla d’une sieste non prévue quand son téléphone vibra entre ses mains. Comateux, il se redressa en lorgnant vers son père. Nico était installé au bureau, penché sur le dossier qu’ils avaient constitué sur Kyra.
Après s’être frotté les yeux, il déverrouilla son portable, s’attendant à un SMS de son père. Mais le contact indiquait « Kassandra Jordana ». Jay s’empara de sa gourde pour soulager sa gorge nouée avant de lire le contenu du message.
« Salut, Jayden. On a des informations urgentes à te transmettre sur l’UOM. Ça vous concerne ton unité et toi. S’il te plaît, donne-moi un endroit où te retrouver pour te dire tout ça. Nous sommes à Paris avec Ichika. Kass »
Jayden bondit du lit avant de déposer le téléphone sous le nez de son père. Nico se redressa, lui jeta un regard agacé avant de lire le message. Le pli au milieu de son front ne s’amenuisa guère. Il s’empara du portable de son fils, ouvrit ses notes et écrit.
« C’est bizarre. Pourquoi elles sont à Paris alors qu’elles étaient à Madrid il y a 2 jours de ça ? Pourquoi elles auraient des infos qu’on a pas ? Les Jordana ont pas à se mêler de cette enquête. Ils frôlent déjà la sanction par rapport à Amel Zahab. Ne lui réponds pas tout de suite »
Jayden claqua la langue de frustration avant de récupérer son téléphone pour noter sa propre réponse :
« On a une occasion d’avancer ! OK, elles veulent aider Kyra et pas l’arrêter. Mais si on partage nos infos »
Son père secoua la tête avant qu’il ait pu finir d’écrire sa phrase. Dépité, Jay ravala ses contestations et retourna s’asseoir au bord de son lit. Pour avoir passé quelques heures avec Kassandra et Ichika, il avait envie de leur faire confiance. Leur but n’était pas le même, mais leurs chemins pour y parvenir s’entrecroisaient. Plutôt que de se jeter des bâtons dans les roues, ne pouvaient-ils pas s’allier ? Au moins jusqu’à l’intersection finale, où leurs deux groupes feraient inévitablement chemins séparés ?
La frustration de passer pour un imprudent idéaliste auprès de son père et de Freyja lui remuait les tripes. Il n’avait pas été diplômé comme Corneille grâce à sa naïveté. Si on lui avait fait confiance, c’était aussi pour son sens de l’analyse et son intuition.
Résigné, le jeune homme lorgna le dos de son père. Lui envoya un bref SMS.
« Je vais voir Frey pour discuter de l’enquête. On se retrouve pour manger. »
Nicolas lui adressa un hochement de tête avant de retourner à son travail. Une fois la porte fermée dans son dos, Jay remonta le couloir. Au moins pour une fois depuis le début de l’enquête, il allait se fier à son intuition.




Freyja



Freyja s’était installée près de la fenêtre pour donner un coup de fraîcheur à son vernis. La vue n’était pas spécialement agréable : un angle de rue humide où résonnait la circulation. Mais la jeune femme se projetait au-delà de ce cul-de-sac, vers les routes plus grandes, plus belles, plus inspirantes. Vers les façades haussmanniennes, vers les lumineuses galeries et les restaurants feutrés. Vers tout ce qu’elle manquait de ses destinations en raison du travail.
Malgré sa nationalité nigérienne, elle avait passé très peu de temps dans son pays maternel. Bringuebalée par une mère aussi baroudeuse qu’ambitieuse, Frey avait connu autant de pays que de relations succinctes. Élevée seule par Nweka, dont le goût du voyage et des affaires politiques avait cisaillé la culture, elle n’avait jamais été à l’école classique. Sa première formation donnée dans un cadre restreint et par des inconnus avait eu lieu quand elle avait décidé d’intégrer les Corneilles.
À l’instar de sa mère, Frey avait pris goût à cette liberté, à cet inconnu temporaire. Tandis que Nweka posait ses valises pour des périodes de plus en plus longues au gré des mandats politiques ou du besoin d’assistance des Bureaux du monde entier, Freyja avait pris son envol. À la fin de l’adolescence, accompagnée de quelques rares amis proches, elle avait entamé un long voyage à travers son pays de naissance. Nourrie d’une culture qu’elle n’avait touché que succinctement par les dires et les habitudes de Nweka, Frey s’était ensuite rendue en Europe pour rejoindre les rangs des Corneilles. Là-bas, elle avait rencontré Jayden et d’autres personnalités qui n’avaient pu qu’élargir son horizon.
Sans l’avoir mentionné à sa mère à l’époque, elle s’était aussi lancée dans un voyage solitaire. Plus intimiste. À l’aide des carnets de voyage que Nweka avait toujours pris soin de remplir et conserver, la jeune femme avait retracé les routes empruntées par sa mère quasiment vingt ans plus tôt. Elles l’avaient menée dans les pays nordiques, où elle avait bu du cidre, de l’aquavit ou de la bière dans les pubs que Nweka avait connus. Elle s’était laissé enivrer par la musique des mêmes nightclubs, avait goûté au charme de certains locaux. Au même titre que sa mère, elle avait exploré les musées et les sites dédiés à cette étonnante et chaotique mythologie nordique. Mythes dont elle tirait son propre prénom. Freyja avait beaucoup interrogé sa mère à ce propos. Sur son nom qui la distinguait des autres enfants nigériens, même si elle les avait peu fréquentés. Nweka s’en était toujours tirée en affirmant que c’était un hommage.
Un hommage à quoi ? À la déesse d’un pays lointain ? Pour des concepts aussi éloignés d’elle que l’amour ou la beauté ? En grandissant, de moins en moins dupe, Frey s’était essentiellement demandé pour qui était l’hommage. Ce voyage en terres du nord en avait découlé. À défaut d’obtenir des réponses claires, Freyja avait découvert la vie de Nweka sous un nouveau jour. S’était convaincue plus que jamais que ce prénom à la consonance nordique était un hommage à un voyage, à une rencontre, peut-être d’un soir, peut-être plus longue, à un bout de vie non anticipé, mais jamais regretté.

Quand son vernis fut complètement sec, Freyja se résigna sur l’échappée parisienne qu’elle manquait en ce moment-même et récupéra son ordinateur portable. Elle ignorait ce qui se tramait du côté des De Sauvière père et fils, mais ils ne devaient pas rester les bras croisés.
Ce Bruno Girandeau non plus ne devait pas se contenter de se reposer. Soit il ressassait ce qui s’était passée dans sa demeure familiale, soit il complotait. Frey partageait le scepticisme de Jayden. Pour autant, l’interrogatoire officiel avait eu lieu à Bruxelles. Leur unité en avait tiré le maximum d’informations. À eux de démêler les fils pour en tirer les conclusions : à quel point l’unique survivant Girandeau disait-il la vérité ?
Sur son identité, déjà. Dès qu’il l’avait déclinée au Corbeau en charge de la surveillance de la demeure ensanglantée, l’information avait été transmise aux Corneilles. Bruno Girandeau était un Mutabilis très discret, d’après leur base de données. Il ne travaillait pas activement pour les Corbeaux, contrairement à de nombreux membres de sa famille. Les prénoms qu’il avait nommés, ceux de proches décédés pendant l’attaque, correspondaient bien à des membres des Girandeau.
Tout de même, il y avait une dissonance chez lui. Freyja n’était pas experte en psychologie humaine et elle n’avait jamais affirmé le contraire. Pourtant, n’aurait-il pas dû être plus choqué, plus effondré ? Il avait assisté au meurtre de sa famille. En avait réchappé par quelque miracle. À moins que ce soit sa manière personnelle de vivre le choc ? Cette espèce de réserve presque timide ? Cette incertitude teintée de gestes nerveux ?
Agacée, Freyja observa l’écran de l’ordinateur posé sur ses jambes croisées. Tant que Bruno Girandeau était en leur compagnie, ils pouvaient le restreindre et le surveiller. À moins que ce soit l’inverse. Qu’il ait été positionné au sein de leur unité pour mieux semer la discorde si besoin.
Comme la base de données des Corneilles mentionnait un vieux mandat de Bruno Girandeau au sein des Corbeaux, elle plongea plus profondément dedans. Les détails de sa fiche de poste étaient archivés, mis hors ligne pour éviter de saturer le réseau. Donc inaccessibles directement depuis son ordinateur. Frustrée, Freyja lança immédiatement une demande d’accès au service informatique et abaissa l’écran.
Les yeux rivés au plafond blanc, elle raviva l’image de Bruno Girandeau dans son esprit. Un homme qui se fondait dans le gris européen. Qui se démarquerait assurément dans une partie du monde, avec ses teintes fantomatiques et ses manières avisées.

En attendant que les accès lui soient accordés, Freyja avait enfoncé ses écouteurs pour baigner dans la musique. S’éloigner de cette chambre grisâtre, inanimée. Quand, enfin, son portable vibra d’un retour positif des Corneilles, elle se jeta à moitié sur son ordinateur.
Le dossier de Bruno Girandeau, du moins le dossier qui le concernait à l’époque de son travail avec les Corbeaux, s’étalait sous ses yeux. La photo jointe au dossier le montrait plus jeune, petite trentaine sûrement. En réalité, la fin du « vieux mandat » que l’homme avait mentionné pendant leur interrogatoire ne remontait qu’à cinq ans. Le motif de départ n’indiquait aucun conflit avec ses collègues ou ses supérieurs. Simplement un désir personnel de mettre fin au contrat. N’ayant rien pour s’y opposer, les Corbeaux avaient accordé à Bruno Girandeau son souhait. Il n’avait ensuite plus fait parler de lui, ni en bien ni en mal.
Perplexe, Freyja soupira et prit soin de lire chaque ligne du dossier. S’il n’y avait rien d’intéressant sur la raison de son départ, peut-être d’autres réponses se cachaient-elles ailleurs. Elle fronça les sourcils en découvrant que son dernier poste se situait à la section de surveillance des profils atypiques. Une jolie appellation pour désigner les limiers qui pointaient leur odorat vers tout Mutabilis un tant soit peu doué de capacités offensives ou potentiellement dangereuses. Dont les Bi et Tri-Pourvus qui naissaient de temps à autre. Les profils comme celui de Jayden.
Ou de Kyra.
Son esprit ravivé par cette désagréable coïncidence, Freyja déroula les faits notables qui avaient ponctué la carrière de Bruno Girandeau à cette section. Marmonna pour elle-même en s’épuisant les yeux à lire des événements passables ou carrément ennuyeux. Quelques découvertes de Bi-Pourvus non signalés aux Bureaux locaux des familles concernées. Des suspicions de Sapis aux capacités trop extravagantes et qui risquaient de briser le Nomos. Aucun lien avec l’Inde, d’où on suspectait Shiva de provenir. Aucun lien avec un Tri-Pourvu.
Bruno Girandeau avait mené une carrière sympathique, sans grande découverte, sans être en retard par rapport à ses collègues non plus. Quelques remarques de ses supérieurs indiquaient un esprit vif, une véritable curiosité pour les profils atypiques. Un homme investi, pas trop passionné. Pas de mariage connu, pas d’enfants non plus.
Des mentions de fréquentations mondaines, grâce au réseau de la Noble famille Girandeau. Des amis parmi les Représentants européens du Conseil. Pas beaucoup. Pas suffisamment pour espérer mettre un pied dans la politique Mutabilis.
De temps à autre, pour s’éloigner temporairement d’une carrière plutôt anxiogène, des congés. Des vacances dépaysantes, loin de sa Belgique natale ou de son poste en Suisse. Dépitée, Freyja jaugea ses destinations avec un poil de jalousie. Elle ne se plaignait pas. Après tout, elle avait joui d’une multitude de voyages grâce à sa mère. Ce n’était pas pour autant que les villes et pays mentionnés ne titillaient pas son esprit de rêveries. Quelques semaines avant de prendre sa retraite, Bruno Girandeau était parti au Maroc. Dans la ville côtière de Casablanca. Freyja sourit ; elle y avait mis les pieds quand elle avait douze ans. Elle en gardait de bons souvenirs teintés d’air iodé, de l’ombre du minaret de la Mosquée Hassan-II et des épices de la soupe harira.
Le sourire de Freyja se crispa sur ses lèvres. Casablanca. Ville d’origine d’Amel Zahab. La mère de Kyra.
Déconcertée, Frey resta un moment à fixer son écran. À se demander si elle extrapolait. À hésiter sur cette découverte. Elle finit par sortir de sa transe, repoussa son ordinateur et fila dans le couloir de l’hôtel.
En réponse à ses coups énergiques contre la porte des De Sauvière, Nicolas ouvrit le battant avec une moue désarçonnée. Il la dévisagea un instant avant que Freyja ne remarque :
— Où est Jay ?
— Avec toi, souffla Nicolas d’un air perplexe. Il m’a fait un SMS il y a deux heures pour me dire qu’il te rejoignait.
Freyja resta un instant paralysée, le cerveau envahi par toutes les conjonctures qu’elle en tirait. Sans y mettre les formes, Frey lâcha :
— Mais quel abruti.
Avant qu’elle puisse ajouter autre chose, Nicolas lui montra l’écran de son téléphone avant de donner un coup de menton vers la chambre voisine. Freyja se mordit les lèvres, hocha la tête. Elle tapa un rapide « J’ai des infos sur B.G. Importantes » à l’adresse de son collègue.
— Entre, marmonna Nicolas d’un air sombre. On ira chercher Jay après.




Kassandra



C’était le compromis qu’avaient décidé les jeunes femmes. Kass se refusait à jouer la vie des Corneilles pour tenter de sauver celle de Nour. D’un simple SMS, elle avait prévenu Jayden pour convenir d’un rendez-vous. Il n’avait pas répondu dans l’immédiat, plongeant Kassandra dans un brouillard d’angoisse. Il ne s’était dissipé que lorsque le jeune homme lui avait sobrement communiqué des coordonnées.
Kass et Ichika s’étaient félicitées de ne pas avoir quitté la banlieue francilienne en rentrant l’adresse dans le GPS du téléphone. Le point de rendez-vous donné par Jayden n’était qu’à une grosse vingtaine de minutes à pied du café dans lequel elles avaient trouvé refuge après leur rencontre avec Dana.
Une fois décidées à braver le froid humide, Kass et Ichika s’étaient mises en route.

Kassandra ne savait pas si Jayden connaissait déjà le lieu avant de leur communiquer l’adresse ou s’il l’avait déniché sur Internet. Un bâtiment désaffecté, aux façades recouvertes de tags et aux tuiles branlantes, se dressait face à elles. Si l’hiver n’était pas aussi bien installé, Kass n’aurait pas été surprise d’y voir une nature envahissante.
Comme elle l’avait des heures plus tôt pour lui donner courage face à Dana, Ichika glissa la main dans la sienne. Avant qu’elles ne cherchent à s’approcher plus du bâtiment, Kassandra souffla :
— Et si c’est un piège ?
— Un piège des Corneilles ? Si elles voulaient nous interroger de nouveau, elles l’auraient fait directement. (Ichika pinça brièvement les lèvres, l’air pensif.) Je me trompe peut-être, mais je crois que j’ai confiance en Jayden. Des trois Corneilles qu’on a croisées, c’est celui qui m’en inspire le plus en tout cas.
— Pareil.
Après un soupir, Kassandra entraîna sa copine en direction du bâtiment. Il devait servir de lieu d’urbex à des curieux ou des passionnés de photographies. Il y régnait une ambiance particulière, entre les murs ouverts aux bourrasques et le sol craquelé. Ce n’était pas très grand : un rez-de-chaussée et un étage à peine fréquentable tant il était délabré.
Dans une pièce où trônaient un bureau fendu en deux, une chaise en métal glacée et quelques outils d’effraction abandonnés, Ichika suivit des tags du bout de ses doigts gantés. Elle s’arrêta à un moment donné sur des kanjis, sûrement étonnée d’en trouver ici.
Nihon, lut-elle avant de hausser les épaules. Ils ne sont pas allés chercher loin.
— Kassandra ? Ichika ? fit une voix à l’autre bout du couloir. C’est vous ?
Elle s’était exprimée dans un anglais à l’accent britannique. Kass échangea un coup d’œil avec sa petite-amie avant de répondre :
— Jayden ? On est là.
Le jeune homme finit par apparaître à l’angle de la pièce, un portable à la main. Un bonnet gris était enfoncé sur son crâne, laissant échapper quelques mèches de cheveux. En les reconnaissant, il esquissa un sourire furtif avant de se caler contre le mur. Quelques mètres les séparaient. Une sécurité pour les deux camps.
— Merci d’être venu, attaqua Kass avec un hochement de tête. Ce qu’on a à te dire est assez urgent.
— J’imagine. (Il zieuta les environs avec une grimace.) Désolé pour ce lieu de rendez-vous. Mais je me suis dit qu’on serait à l’abri des oreilles indiscrètes. Quoi que vous ayez à me dire.
— Pas de soucis, répondit Ichika avant de rebondir : tu es venu seul ?
— Oui. Mon père et Freyja… ils n’étaient pas d’accord.
Les jeunes femmes échangèrent un regard avant de retourner à leur interlocuteur.
— Alors ? Désolé, je veux pas vous presser, mais ils vont finir par remarquer que je suis parti. Ils vont vite me retrouver.
Il leva son portable avec un sourire dépité. Kassandra acquiesça sans avoir besoin de répondre. Les téléphones des Corneilles étaient traqués en continu pour assurer leur sécurité.
— On vous a vendus à l’UOM.
Kassandra tressaillit, écarquilla les yeux. Même si elle aurait fini par arriver à cette conclusion, elle aurait emprunté d’autres chemins. Face à son regard hébété, Ichika haussa les épaules d’un air désolé.
Mais la surprise de Kass n’équivalait pas celle de Jayden. Bouche entrouverte, il les fixa pendant quelques secondes avant de se redresser. Son visage prit une dureté que Kass ne lui avait pas vue pendant leur séjour commun en Angleterre.
— C’est-à-dire ? gronda-t-il à voix basse.
— On avait besoin d’infiltrer l’UOM, expliqua Kassandra en infusant sa voix de ses regrets sincères. Pour leur prouver qu’ils pouvaient nous faire confiance, on a informé la recruteuse de l’Europe que ton unité était ici.
— C’est une blague ? siffla Jayden avant de tourner de côté pour si les tags multicolores sur les murs comportaient quelque réponse à leur situation.
Comme les jeunes femmes ne prenaient pas la peine de lui répondre, il donna un coup de pied vain dans le bureau.
Merde, cracha-t-il en français avant de basculer aussitôt en anglais pour se faire comprendre d’Ichika : OK, vous allez me dire tout ce que vous leur avez dit. Mon père et Frey sont sûrement en danger à cause de vous.
La colère rougissait ses joues pâles. Alors qu’il avait un visage plutôt ouvert, avenant, en temps normal, ses traits s’étaient déformés. Kassandra broya ses mains l’une contre l’autre en prenant la parole :
— C’est Dana, la recruteuse de l’UOM pour cette partie de l’Europe, qui est au courant. En fait… (Elle croisa le regard de la Corneille, accepta la colère retenue qui y brûlait.) C’est quelqu’un de ta famille, Jayden.
— Hein ?
— Morgane de Sauvière, compléta Ichika d’un ton rauque.
De nouveau, il se figea, comme transi de froid. Le rouge de la colère reflua peu à peu de son visage pour y laisser une pâleur presque craintive.
— Morgane ? répéta-t-il avec hésitation. La cousine de mon père.
C’était effectivement l’affiliation que Dana leur avait avoué quelques heures plus tôt. Comme il semblait prendre conscience de ce que ça impliquait, du bruit s’éleva à l’autre bout du bâtiment. Les deux camps se crispèrent avant de se jauger avec sévérité. Qui avait trahi l’autre ?
— Je suis vraiment venu seul, cracha Jayden en les foudroyant d’un regard définitivement blessé. Et vous os…
— Nous aussi ! le contra Ichika en plissant des yeux furieux.
Prenant conscience de la situation, ils restèrent figés sur place. Jay accrocha son téléphone à la poche de son jean à l’aide d’un anneau relié à la coque et leva les mains. Kassandra sentit son collier glisser contre sa peau, éprouva des frissons quand le fermoir de sa montre s’enfonça dans son poignet. À côté d’elle Ichika avait porté la main à sa ceinture, décontenancée. Jayden avait activé son magnétisme.
Un rire rebondit dans le couloir. Le cœur de Kassandra lui remonta dans la gorge, étouffa un cri de frayeur. Instinctivement, elle recula dans l’angle opposé de la pièce. Focalisée sur les bruits de pas, sur les craquements du sol miteux, le rire qui ricocha dans le bâtiment abandonné lui parut désabusé.
— Jayden Ancesteel de Sauvière.
L’appel émanait de quelques pièces plus loin. Ichika remonta la manche de son manteau, s’empara de son aiguille de céramique. La langue de Kass vira à la pierre quand sa copine s’entailla l’avant-bras sans hésiter. Plutôt que de couler le long de sa peau, le sang se solidifia pour former une lame parallèle à son bras, mortellement tranchante.
Jayden jeta un œil dans leur direction, caché à l’angle pour qu’on ne le voit pas depuis le couloir. Il écarquilla les yeux en apercevant l’arme sanguine d’Ichika.
— Où est-ce que tu te caches, petit rat ?
Kassandra eut envie de fermer les yeux, de disparaître. Dès le début, elle avait reconnu cette voix féminine, narquoise et grinçante. Les conséquences de leur trahison envers les Corneilles se présentaient plus rapidement que prévu.
Jayden venait de reculer dans la pièce pour se positionner à côté d’Ichika quand Morgane de Sauvière apparut dans le couloir. Secondée de deux hommes, sûrement des membres de l’UOM, elle pointait son pistolet vers eux.
— Merci pour cette délicate attention, mesdemoiselles, roucoula-t-elle avec un sourire cruel à l’adresse de Jayden.



Suite
Dernière modification par louji le ven. 03 nov., 2023 8:10 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique]

Message par TcmA »

Bonzoir~

Pas de souci pour le rythme de publi ! Par contre je dois avouer que ça pique de faire ça avec ce chapitre :lol:

Il était super, en tout cas ! J'aime beaucoup le flow des dialogues, particulièrement avec Morgane.
Comme toujours, c'est ultra riche niveau références et Histoire/histoire, c'est trop chouette.

J'ai peur de ce qui va se passer :')
Surtout, est-ce que Morgane va continuer de croire IchiKass ? Aïe aïe aïe...

La bise~
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

TcmA a écrit : dim. 08 oct., 2023 6:54 pm Bonzoir~

Pas de souci pour le rythme de publi ! Par contre je dois avouer que ça pique de faire ça avec ce chapitre :lol:

Il était super, en tout cas ! J'aime beaucoup le flow des dialogues, particulièrement avec Morgane.
Comme toujours, c'est ultra riche niveau références et Histoire/histoire, c'est trop chouette.

J'ai peur de ce qui va se passer :')
Surtout, est-ce que Morgane va continuer de croire IchiKass ? Aïe aïe aïe...

La bise~
Bonzoiiiir

Oui désolée :roll:

Merciiii beaucoup ✨

Réponses au prochain chap 😏 (même si c'est dans un petit moment, sorryyyy)

Merci pour ton retour ♥
La bise
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Re: KYRA [Fantastique]

Message par louji »

Holaaaa. Bon, j'avance toujours à 2 à l'heure, donc on va rester sur un chapitre par mois :roll:
Accessoirement, ce chapitre signe la fin de la "partie" 2 :D Je vous laisserai l'interlude en guise d'attente jusqu'à début décembre



Chapitre 12
Shiva et Zakka


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Ichika



À défaut de comprendre ce que leurs opposants racontaient – ils parlaient en français – Ichika se concentrait sur leurs gestes, leur posture, leurs mimiques. La plaie qu’elle s’était infligée pour déployer sa lame de sang lui piquait le bras. Elle n’y accorda pourtant aucune attention, focalisée sur le canon noir dirigé vers Jayden.
Elle ne savait pas ce qui les avait trahies auprès de Dana. Ou peut-être qu’elles ne s’étaient même pas trahies. Que Morgane de Sauvière les avait fait suivre par mesure de précaution. Pour s’assurer que les deux jeunes femmes ne travaillaient pas pour les Corbeaux, comme elle l’avait soupçonné.
La recruteuse de l’UOM n’avait pas dû être déçue quand elle avait découvert que Kass et Ichika lui offraient Jayden sur un plateau d’argent. Ou, en tout cas, ça avait dû limiter la frustration d’avoir été trahie par les jeunes femmes.
Les gestes de Morgane étaient virulents. Ichika suivait son arme des yeux, qu’elle agitait devant elle sans en changer la cible pour autant. Si la jeune femme n’était pas directement menacée par le pistolet, elle se méfiait des deux hommes derrière Dana. L’un d’eux avait un méchant couteau à la main, dont la lame reflétait une drôle de couleur. L’autre une deuxième arme à feu.
Tant qu’ils n’approchaient pas, Ichika ne pouvait pas agir concrètement. Pour qu’elle puisse manipuler son sang, il devait toujours être en contact avec elle. Bien sûr, Ichika aurait pu le projeter vers l’avant en formant un long pic, mais il y avait trop de distance entre elle et ses adversaires.
Elle coula un regard furtif vers Jayden, vers ses mains à demi levées. Il n’avait pas d’arme sur lui. Pas la peine. Il était l’arme. À distance, il bousculait les gens en activant son magnétisme. De près, il suffisait d’un contact avec sa peau pour se retrouver victime d’hallucinations ou de confusion mentale.
Ichika se tassa quand Morgane de Sauvière stabilisa le canon de son arme vers la tête de Jayden, le visage crispé. Cette haine aveugle, cette colère brûlante… La lame de sang d’Ichika faillit se déconsolider sous le coup des souvenirs. Elle avait affronté trop souvent pareilles émotions. Également de la part de membres de sa famille.
Et Dana tira. Ichika eut le temps de la voir presser la détente avant d’être brutalement projetée de côté par une force invisible. Sa boucle de ceinture l’entraîna le plus loin possible de Jayden, c’est-à-dire droit dans le mur. Elle perçut simultanément le bruit de son dos contre la façade décrépie, le cri d’effroi de Kass, celui de douleur de l’homme de main qui venait de prendre la balle destinée à Jayden dans le ventre.
Ichika retomba au sol, les poumons vidés, le corps parcouru de douleurs sifflantes. Dans le mouvement, elle avait perdu le contrôle sur sa lame de sang. L’hémoglobine recouvrait son bras et le sol près d’elle.
— Ichika !
Kassandra venait de se jeter à genoux à ses côtés. Ses yeux écarquillés talonnaient sa bouche coite. Elle haletait, tremblait, comme si elle-même venait de prendre la balle. Inquiète à cette idée, Ichika se redressa pour inspecter sa copine. Mais le seul blessé était l’homme qui accompagnait Dana. Celui qui pointait misérablement son arme vers Jayden malgré le filet de sang qui coulait de son abdomen.
— Il peut repousser les balles, marmonna Ichika en se redressant avec l’aide de Kass. Ils sont impuissants face à lui.
Morgane et ses coéquipiers devaient être arrivés à la même conclusion, car ils n’avaient pas pris le risque de tirer de nouveau. La haine et la rage de Dana avaient mué en colère glaciale. Elle balança de nouvelles paroles sauvages à Jayden, qui répondit d’une voix plus posée. C’était frustrant de ne pas comprendre ce qu’ils racontaient, mais Ichika se fiait à l’expression de Kass. Elle suivait leur discussion et réagissait en conséquence.
Alors qu’Ichika s’efforçait de former une nouvelle lame de sang à partir des traînées qui restaient sur son bras et des gouttes qui suintaient de la plaie, Kassandra l’agrippa par l’épaule en criant. La jeune femme leva le nez, sur le qui-vive, mais Jayden s’était déjà dressé dans sa ligne de mire. Il avait activé ses pouvoirs avant de se déplacer, évitant à Ichika de finir avec une cartouche dans le sternum.
La balle finit sa course dans le mur, élargissant une fissure qui courait du sol au plafond. Ichika consolida sa lame de sang puis dézippa la fermeture éclair de sa veste pour s’en débarrer. Elle dénoua ensuite sa ceinture, la retira vivement des passants de son pantalon cargo. À présent débarrassée de toute trace de métal, elle s’avança sans crainte près de Jayden. Son magnétisme la protégerait des balles.
Le jeune homme lui adressa un regard entendu avant d’activer de nouveau son magnétisme. Comme il ne se passait pas grand-chose en dehors d’un petit cri surpris de Kass et de canettes qui roulaient et tapaient les murs en réponse, Ichika se crispa. Elle remarqua le teint livide du jeune homme du coin de l’œil, comprit que ça ne fonctionnait pas comme prévu. Même si elle ne comprenait toujours pas ce que se racontaient les quatre Français, Ichika déduit de l’expression satisfaite de Dana qu’ils avaient prévu le coup. Ils s’étaient débarrassés de leurs objets métalliques.
Irritée, Ichika cracha en anglais à l’adresse de Jay :
— Protège-moi des balles, j’y vais.
Jayden eut tout juste le temps de donner un coup sec du menton avant qu’Ichika se lance. Désarçonnée, Morgane de Sauvière ne réagit que tardivement. Elle leva son arme dans un geste instinctif. Pressa la détente. Ichika jeta son bras dans un mouvement rotatif, osa à peine garder les yeux ouverts. La munition fut déviée, mais pas l’attaque d’Ichika. Le sang solidifié rencontra le canon de l’arme, lui-même poussé en arrière par le magnétisme de Jayden. Morgane feula de douleur quand la lame sanguine trancha la première phalange de son index.
Tandis que Dana s’affaissait contre le chambranle, déstabilisée par le coup d’Ichika, son allié encore debout se jeta sur la jeune femme. Ichika était loin d’être assez grande ou assez lourde pour l’empêcher de la faire tomber. L’homme se sectionna l’épaule sur la lame de sang, poussa un grognement animal.
Dans cette position, Ichika était loin d’être avantagée. Modifier l’état ou la forme de sang requérait une grande concentration. Concentration qu’elle était incapable de fournir alors qu’un homme du double de son poids écrasait son corps.
La panique gagna Ichika par étapes. Commença par la faire respirer de façon chaotique. Arracha des plaintes à sa gorge alors que l’homme enroulait ses doigts autour. Entraîna ses membres dans une danse incohérente et disgracieuse. La lame de sang perdit toute consistance, se dissipa en pluie d’hémoglobine qui recouvrit le visage de son assaillant et le sien.
En écho à l’étau implacable autour du cou d’Ichika, un voile noir brouilla les coins de sa vision. Alors que le plafond lézardé s’effaçait peu à peu, quelque chose de dur percuta le crâne de l’homme. Ichika perçut le bruit mat, un peu résonnant, que produisit le coup. Puis le bruit de sa propre respiration, sifflante et irrégulière. Les battements acharnés de son cœur, qui envoyaient des ondes douloureuses contre ses côtes.
Enfin, elle se redressa sur des coudes tremblants. Considéra l’homme qui se tordait au sol, une balafre ensanglantée au niveau de le tempe. Au-dessus d’eux se dressait Kassandra, le visage cramoisi, un pied-de-biche logée dans la main.
Sa copine poussa un cri étranglé quand l’assaillant se releva, une main sur le côté de la tête, pour bondir dans sa direction. Ichika voulut le suivre dans le mouvement, mais retomba aussitôt avec une nausée brûlante. Sa vision était mouchetée de points blancs.
Quelqu’un la dépassa, sauta sur le dos de l’homme. Jayden. Visant la rapidité plutôt que l’élégance, il plaqua ses deux mains sur le crâne ensanglanté du Mutabilis. Il poussa un bref gargouillement étranglé avant de tomber à genoux, Jayden toujours en travers du dos.
Le jeune homme se laissa ensuite tomber sur les fesses, souffle court et yeux écarquillés. Une mimique que lui rendait sans mal Kassandra, son pied-de-biche levé devant elle comme une épée de conte.
— Ils sont tous victimes d’hallucinations, lâcha la Corneille une fois la tempête d’émotions passée. Ils vont se tenir tranquille. En tout cas, tant que je les maintiens dans une boucle mentale.
Prostrée au sol, la gorge en feu, Ichika ne prit pas la peine de répondre. Avec peine, elle se redressa, considéra l’homme qui l’avait étranglée. Avachi au milieu de la poussière et des canettes vides, il contemplait le vide. Un filet de sang glissait de sa tempe jusqu’à son cou. Son immobilité, surtout avec une blessure pareille, lui donna des sueurs froides.
Ichika sursauta quand Kass lâcha son pied-de-biche dans un bruit sourd. Elles se considérèrent un instant avant de se tomber dans les bras. Kass tremblait comme une feuille malmenée par le vent d’automne.
— Merci, lui chuchota Ichika à l’oreille.
Kassandra secoua la tête sans avoir la force de parler. Plus que jamais, son omnilinguisme lui faisait défaut. Ichika la rassura d’une caresse sur la joue avant de se tourner vers Jayden. Il avait l’air sain et sauf. Fatigué, tourmenté, mais sain et sauf. Derrière lui, Morgane de Sauvière était appuyée contre le mur, le visage inexpressif. Son allié n’était pas plus vif. Mais au moins Jayden avait-il glissé dans son cerveau une illusion l’incitant à se presser l’abdomen pour éviter l’hémorragie.
— On t’a pas tout dit, lança soudainement Ichika à l’adresse de Jayden.
Le jeune homme la dévisagea, poussa un rire désabusé.
— Ah oui ? J’espère que vous avez vraiment des choses intéressantes à me dire. Parce qu’après tout ce bordel…
Il écarta les bras dans un geste dépité. Ichika baissa la tête, encline à accepter l’accusation silencieuse. Elle n’était pas fière du piège qu’avait tendu Dana à Jayden par leur biais.
— Faut que j’appelle mon père et Freyja, déclara Jayden en se mettant debout. Faut qu’on mette les choses au clair.
Ichika se tourna vers Kassandra, qui ne put que hocher la tête. La situation prenait un tournant trop dangereux pour elles-mêmes. Sans compter qu’elles s’étaient trahies définitivement auprès de l’UOM. Il ne leur restait plus qu’une option.
Collaborer avec les Corneilles.




Jayden



Jayden patientait en dehors du bâtiment, sur ses gardes. Frey et Nico étaient au courant, à présent. Ils lui avaient envoyé un message pour le prévenir de leur départ trente minutes plus tôt. L’attente jetait une pierre au fond de son estomac.
Il avait laissé les membres de l’UOM en compagnie des deux jeunes femmes. Leur cerveau en boucle sur l’hallucination mentale que Jay leur avait soufflée, ils ne présentaient aucun danger. Kassandra et sa copine avaient quand même pris le temps de compresser la blessure par balle de l’un des hommes avant de s’autoriser à patienter.
Les trapèzes de Jay se raidirent quand deux silhouettes s’avancèrent à l’angle de la rue. Même en reconnaissant son père et sa collègue, il ne parvint pas à se détendre. Non seulement il avait désobéi aux ordres de son supérieur direct, mais il s’était exposé au danger ainsi que deux Mutabilis civiles. Sans compter que les lieux avaient beau être désaffectés, ils se trouvaient dans une zone industrielle où circulaient un certain nombre de véhicules et de badauds.
Nicolas et Freyja n’affichaient guère de sourires quand ils parvinrent à sa hauteur. Frey le fusilla du regard en silence pendant que Nico attaquait d’un ton sec :
— Tu n’es pas blessé ? (Comme il infirmait, l’homme enchaîna : ) Kassandra Jordana Martín et Ichika Juko non plus ?
— Plus de peur que de mal. Mais Ichika Juko a une blessure au bras, elle a utilisé sa capacité à manier le sang. M’enfin, je crois pas que ce soit très grave.
Son père acquiesça à peine du menton, l’observa d’un œil scrutateur. Désapprobateur.
— Jayden, tu as eu de la chance que les circonstances jouent en notre faveur sur l’avancée de l’enquête. Imagine si tu t’étais retrouvé impliqué dans un affrontement sans d’autres issue que des blessés civils. Tu ne peux pas te permettre d’agir en solitaire et aussi impulsivement. Pas alors que tu dois des comptes au Conseil. Et à moi.
Il ajouta ces trois derniers mots avec une irritation manifeste. Jay accepta les remontrances en déglutissant douloureusement. S’il ne s’était pas déjà confondu en excuses auprès de ses deux collègues, les suppliant de le garder au sein de la mission, c’est bien parce que Jay savait que l’enquête allait avancer.
En croisant leurs informations avec celles d’Ichika et de Kassandra, il ne doutait pas de relier les pièces du puzzle ensemble. Jayden avait ordonné aux jeunes femmes d’attendre la venue de son père et Freyja avant de tout avouer. Mais elles lui avaient déjà expliqué qu’elles détenaient des renseignements sur Shiva.
Alors que Jay allait les inviter à entrer dans le bâtiment abandonné, Freyja lâcha à voix basse :
— J’ai trouvé une info intéressante sur Bruno Girandeau. Plus qu’intéressante.
— Vous l’avez laissé à l’hôtel ? s’enquit Jayden en fronçant les sourcils.
— Oui, répondit Nicolas avec un pli au milieu du front. On l’a prévenu de notre départ en précisant qu’on avait une urgence et qu’on serait de retour avant ce soir. J’ai contacté le Bureau de Paris pour qu’ils postent un Corbeau à l’hôtel, histoire de surveiller ses mouvements.
Jay approuva la manœuvre d’un hochement de tête avant de se tourner vers Frey. Elle piaffait d’impatience, de nervosité.
— Notre Bruno rescapé de l’attaque de Kyra… C’est du pipeau. C’est sûrement Zakka, en fait.
— Zakka ? s’étrangla Jay en s’efforçant de ne pas trop élever la voix. Mais… comment c’est possible ? Pourquoi il s’expose directement ?
— Pour nous mener en bateau, marmonna son père avant de secouer brièvement la tête. On en reparle plus tard. Occupons-nous des membres de l’UOM qu’on a sous la main.
Encore secoué par cette annonce, Jay tarda à leur emboîter le pas à travers l’entrée décrépie du bâtiment. Quand il finit par les rejoindre, les deux Mutabilis civiles s’étaient retranchées dans l’angle opposé de la pièce. Elles toisaient Nicolas et Frey avec raideur.
— Mesdames, lança Nico avec sérieux, Jayden m’a tout expliqué. Je suis désolé qu’il vous ait entraînées dans cet affrontement. C’était une erreur de sa part.
— On va bien, lui assura Kassandra malgré un air pâle et un bras serré contre celui de sa copine. On est aussi fautives que lui, dans cette histoire. C’est notre faute si Dana nous a suivies.
— Mmh, pas faux, acquiesça Freyja d’une voix narquoise en zieutant les corps immobiles des membres de l’UOM.
Jayden soupira, mais se retint de commenter l’attitude de sa collègue. Il n’était pas en position de la critiquer. Pas alors qu’il avait attiré autant de problèmes à son équipe. Et que Freyja avait découvert le lien entre Zakka et Bruno Girandeau.
— Il paraît que vous avez des infos sur Shiva ? demanda cette dernière avec circonspection. Quel genre ?
— Son identité, ses origines et son pouvoir, oui, approuva Ichika avec raideur.
Nico échangea un regard étonné avec son fils avant de revenir aux jeunes femmes.
— Comment c’est possible ? Nous avons évidemment des pistes, mais… Êtes-vous certaines de la véracité de ces infos ?
— Elles viennent d’un ancien collègue de Shiva, expliqua Kassandra, qui avait repris quelques couleurs. Un Mutabilis du Bureau de Mumbai.
La jeune femme glissa un regard vers sa petite-amie, échangea un murmure. Ichika finit par acquiescer au bout de quelques secondes. Elles redressèrent de concert le buste tandis que Kassandra ajoutait :
— Si vous acceptez de nous inclure dans l’enquête, on veut bien partager tout ça avec vous.
Un rire désabusé franchit les lèvres de Frey avant que ses collègues puissent réagir. Elle s’appuya contre l’angle du mur, donna un coup de menton vers les jeunes femmes.
— Je sais pas si vous en avez conscience, mais vous faites obstacle à l’enquête. Le Conseil pourrait vous condamner rien que pour ça.
— Frey, tempéra Nicolas en levant la main. Nous allons en discuter. Jusqu’ici, elles ont été suffisamment douées pour infiltrer le réseau de l’UOM et obtenir des infos sur lesquelles nous n’avons pas pu poser la main durant des années.
Jayden se crispa lorsque les traits de sa partenaire se plissèrent d’agacement. Et de ce qui devait être une certaine reconnaissance. Un soupçon de respect. Une émotion difficile à tirer à Freyja Agou, sans aucun doute.
— Nous allons commencer par nous occuper de ça, soupira Nicolas en s’emparant de son téléphone.
Ça, c’était sa propre cousine prostrée par terre et ses deux sbires. Jayden les observa un moment avant de sentir la nausée le gagner. Le goût acide de la culpabilité. Pour l’avoir lui-même vécu, il savait combien c’était pénible d’être pollué d’images intrusives. Imposées.
— Je contacte les Corbeaux de Paris, les informa Nico en observant ses deux cadets. Vous pouvez vérifier la blessure d’Ichika Juko ? Voir si elle a besoin de soins.
Jayden hocha la tête, enjamba le corps de l’homme touché par balle pour s’avancer dans la pièce. Frey le talonna, s’arrêta à côté de lui à distance respectueuse des jeunes femmes.
— Ça va, jeta Ichika, son bras nu serré contre sa poitrine. Je peux accélérer la guérison avec mon sang.
Effectivement, l’estafilade sanguinolente ne ressemblait plus qu’à une ligne nettement croûtée. Jay se retint de la bombarder de questions sur son pouvoir si particulier. Les manipulateurs de sang étaient loin d’être communs au sein de leur espèce.
S’ils étaient bel et bien amenés à collaborer, Jayden aurait tout le temps d’interroger les jeunes femmes. En attendant, il se contenta de souffler avec sincérité :
— Tant mieux. C’est une capacité impressionnante.
Ichika tressaillit comme s’il l’avait insultée, le dévisagea un instant avant de sourire fugacement. Après quoi, elle tira sur la manche de son manteau pour couvrir la blessure. Freyja la considéra avec attention quelques secondes supplémentaires, de quoi mettre la jeune femme visiblement mal à l’aise. Puis elle sourit avec malice.
— C’est un pouvoir très classe. J’aurais aimé avoir le même.
Sans plus de formalités, elle se détourna des civiles pour se rapprocher des corps impassibles. Elle tâta la cuisse de Dana du bout de la chaussure, haussa les épaules.
— Ça aussi, c’est impressionnant.
Avant que Jayden se demande si c’était réellement un compliment – un compliment ! – son père jura soudainement entre ses dents. Comme ses coéquipiers le pressaient du regard, il laissa retomber le bras qui tenait le téléphone, gronda :
— Les Corbeaux viennent de m’informer que leur collègue qui était posté à notre hôtel a perdu la trace de Bruno Girandeau. Il a pris la fuite.




Freyja



Nicolas les avait jetés dans le premier train en direction de Liège. La disparition de Girandeau et la direction qu’il les avait incités à prendre en disaient long. Puisqu’ils avaient fui la Belgique à toute vitesse, Frey et Jay y retournaient avec autant de hâte.
Sans le père de Jayden, cette fois. Mais avec les deux Mutabilis civiles en boulets aux chevilles. Freyja n’avait pas seulement pris sur elle après l’annonce de son supérieur. Elle avait été à deux doigts de céder sa place à une autre Corneille. Se coltiner Jayden, c’était une chose. Se coltiner Jay et deux gamines inexpérimentées, c’était du bénévolat au vu de son salaire pour cette mission.
Bon, les traiter de gamines était un peu exagéré. Non seulement les jeunes femmes avaient un ou deux ans de plus, mais elles avaient une maturité indéniable. En attendant, elles avaient beau être des sortes de freelances qui vivaient de petits services pour les Bureaux, elles n’avaient pas l’expérience du terrain à l’instar des Corbeaux.
Ichika Juko pourrait être utile, avec un peu de chance. Sa capacité était aussi offensive que défensive. Et, à voir le masque froid sur son visage anguleux, Frey ne doutait pas qu’elle aurait la détermination nécessaire.
Sa copine était une autre histoire. Les Jordana étaient réputés pour leur sens de la diplomatie, pas pour leurs interventions directes. Kassandra n’avait pas l’air d’échapper à cette renommée. Depuis le début, ses intérêts étaient clairs à propos de Kyra. Elle ne s’en était pas cachée lorsqu’on les avait interrogées, en Angleterre.
Freyja se renfonça dans le siège du TGV, augmenta le volume de sa musique. Nico lui avait confié la suite de la traque. Avec la découverte de l’antenne parisienne de l’UOM, l’arrestation de Morgane de Sauvière et la fuite de Girandeau, il y avait trop à faire. Comme Kyra restait leur priorité, Nicolas n’avait pas hésité. Pas plus sur le besoin de poursuivre l’enquête que sur la personne à qui il la confiait.
Jay n’avait pas commenté la décision de son père. Après tout, il avait désobéi aux ordres et mis en danger deux civiles à cause de ses agissements égoïstes. Même si lesdits agissements avaient mené à l’arrestation de trois membres de l’UOM.
Frey coula un regard vers son coéquipier, sourit en voyant sa moue renfrognée. La jeune femme avait jugé son comportement dangereux. Il n’empêche qu’elle ne l’en aurait pas cru capable. Comme quoi, il pouvait encore la surprendre.

Un voile bleu-nuit s’était abattu sur le dôme de verre et d’acier de la gare de Liège-Guillemins. Le groupe échangea à peine quelques paroles le temps de trouver la file de taxis qui attendaient leurs premiers clients. Les Crommelynck avaient été prévenus de leur venue. On avait envoyé les Corbeaux de Liège et de Wallonie à leur domicile dès que la disparition de Bruno Girandeau avait été confirmée.
Une fois installés dans le véhicule, Jayden donna les instructions en français puis se tut. Aucun d’entre eux ne prit la parole avant que le véhicule ne s’arrête. Alors la voix de guimauve de Kassandra Jordana Martín s’éleva en français. Frey ne le parlait pas, mais elle avait appris à reconnaître quelques mots à force de côtoyer Nicolas et son fils. Elle releva une ou deux formules de politesse avant que Jay ouvre la portière de son côté. Freyja en profita pour s’extirper avec hâte, lasse de ce trajet passé sur la banquette arrière entre son coéquipier à l’humeur sombre et une inconnue à la posture rigide.
Le taxi les avait abandonnés au pied d’un immeuble à la façade de briques et au toit d’ardoise. Freyja zieuta les environs. Quartier historique. Famille belge de petite noblesse, mais qui s’était maintenue à flot au fil des siècles. Les Crommelynck leur avaient expliqué qu’ils possédaient l’ensemble des appartements de l’immeuble. Qu’ils pouvaient les loger dans l’un d’eux, quitté par ses locataires quelques semaines plus tôt.
Freyja envoya un bref SMS à son contact. Une sonnette ne tarda pas à gazouiller pour leur déverrouiller l’imposante porte d’entrée. Une fois passé après Freyja, Jay retint la porte pour Kassandra et sa copine. Elles le remercièrent promptement et, quand il remarqua le regard narquois de sa collègue posé sur lui, il plissa les yeux. Frey lui adressa une grimace avant de s’avancer jusqu’à une seconde porte vitrée qui bloquait l’accès à la cage d’escaliers.
Quelques secondes plus tard, une silhouette enroulée dans une robe de chambre leur tirait le battant. Nadia Crommelynck, le contact de Freyja. La cinquantaine, des cheveux aussi gris que châtain, un regard âpre qui décortique. Freyja l’apprécia, d’un coup. Après avoir posé ses yeux tranchants sur chacun de ses hôtes, elle entama dans un anglais fluide :
— Bienvenue. L’appartement est au premier. Il donne sur la rue, mais nous avons le double-vitrage. Nous avons fait quelques courses pour des produits alimentaires et d’hygiène de base.
— Merci, souffla aussitôt Freyja en acceptant les clés que lui tendait la femme.
— C’est moi qui vous remercie. Vous acceptez de mettre vos vies en danger pour ma famille.
Jayden hocha doucement la tête à côté d’elle pendant qu’un drôle de bruit étouffé s’élevait dans son dos. Kassandra ou Ichika. Une peur soudaine ? Un dédain face au sérieux de la conversation ?
Freyja s’en fichait un peu. Elle remercia de nouveau leur hôte, lui assura qu’elle pouvait retourner chez elle. Nadia Crommelynck les précéda dans l’escalier aux pierres d’origine. Les dépassa après le premier étage avec une formule de politesse. Elle vivait plus haut.
La fatigue s’abattit sur le groupe quand Freyja poussa la porte de l’appartement. Les Crommelynck avaient même rouvert les radiateurs en avance. La chaleur tira un soupir de soulagement à Kassandra, qui poussa sa valise jusqu’à l’une des chambres. Plus pragmatique, Frey se dirigea vers la cuisine pour y découvrir la nourriture promise. Elle s’empara aussitôt d’un paquet de pâtes.
— Qui veut manger ? lança-t-elle à la cantonade.
Jay fut le premier à répondre. Suivi plus timidement par les deux jeunes femmes. Alors que Frey fouillait les placards à la recherche d’une casserole et d’une passoire, Kassandra la rejoignit.
— Je peux t’aider ?
— À faire des pâtes ? Je devrais m’en sortir. Mais si tu veux bien mettre la…
Freyja s’interrompit, considéra sa collègue temporaire, fronça le menton. Après quoi, elle esquissa un sourire tordu.
— Tu veux m’aider ? Va chercher Jayden Ancesteel de Sauvière et ramène-le ici par la peau des fesses. Je vais lui dire que tenir la porte aux femmes, ça va deux minutes. Qu’il soit un véritable gentleman, tiens. (Elle fit un geste ample du bras vers les courses.) Je suis sûr qu’il va trouver de quoi nous faire un petit accompagnement ou un dessert.
Kass la dévisagea un instant avant de s’esclaffer. Freyja se tendit, attendit une réplique ou un air jaugeur. Mais la jeune femme se contenta de hausser ses épaules rondes.
— Je me disais bien que tu pouvais être drôle. (Elle adressa un clin d’œil complice à Frey qui apaisa quelque peu sa tension.) Je vais le chercher.
Quand Kassandra eut disparu de la cuisine en laissant derrière elle l’odeur de son parfum sucré, Freyja grommela tout bas. Évidemment qu’elle pouvait être drôle.

Jayden la réveilla en la secouant par l’épaule. Frey émergea en grognant, se couvrit les yeux. La lumière de l’aube entrait par flots gris, insipides, dans la chambre au parquet ciré. Elle avait oublié de tirer les rideaux en allant se coucher la veille au soir.
Jayden. Elle lui raccorda son attention, réprima un sourire en notant ses cheveux emmêlés. Mais l’expression alerte de son coéquipier finit par la réveiller pour de bon.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Il y a… un gamin dans la rue, en bas. Je crois que c’est Kyra.
Après l’avoir poussé brusquement du bras, Freyja bondit du lit. Elle ouvrit les battants de la fenêtre en vitesse, se pencha par-dessus le minuscule parapet en fer forgé. Il y avait effectivement la silhouette d’un enfant plantée devant leur porte. La veste ample et le bonnet enfoncé sur son crâne ne laissaient pas deviner d’indices supplémentaires.
Un goût de bile dans la gorge, Frey s’auto-convainquit que lui crier dessus pour lui demander son nom n’était pas une bonne idée. Glacée par la brise fraîche qui roulait sur ses jambes dénudées par son short de pyjama, elle se détourna de la fenêtre.
— Kassandra et Ichika ?
— Elles dorment. Je t’ai prévenue d’abord.
— T’as encore un peu de cervelle, Ancesteel de Sauvière.
Le jeune homme soupira, mais garda les lèvres closes tandis qu’elle enfilait un sweat à capuche avec hâte. Il détourna les yeux quand elle retira son shorty pour couvrir ses jambes de son jean de la veille.
— On descend voir, Jay, lui souffla Freyja en plantant un regard lourd dans le sien. Si c’est bien Kyra, son comportement est suspect. Jusqu’ici, il s’est jamais gêné pour abattre ses cibles sans attendre qu’on lui ouvre la porte. Quoi qu’il veule… prépare-toi.
Freyja plongea la main dans son sac-à-dos pour récupérer sa lame de céramique, sauta dans ses Doc Martens aux lacets défaits et s’engouffra dans le couloir. Jayden lui emboîta le pas, déjà prêt depuis un moment.
Ils claquèrent la porte de l’appartement derrière eux, l’unique trousseau enfoncé dans la poche de Frey.




Kassandra



Le claquement de la porte réveilla Kass. L’esprit embrumé, elle prit quelques secondes pour émerger et jauger son environnement. La respiration, lente et profonde, d’Ichika à sa gauche. Les rais de lumière blanche qui striaient le parquet à travers le volet. L’odeur du propre, des draps, de sa crème hydratante à la noix de coco.
Le claquement de la porte. Kassandra s’extirpa des draps en se frottant les yeux. Elle récupéra son téléphone, qu’elle avait laissé charger sous la prise murale. Jayden lui avait laissé un SMS en français :
« Nour est en bas. Paniquez pas. Je préviens Frey d’abord pour pas qu’elle pète un plomb. Dès que vous pouvez, rejoignez-nous ».
Le message la réveilla plus efficacement que la lumière bleue de son écran. Avec un glapissement, elle tira sur son chargeur, sauta à moitié dans le lit en secouant l’épaule de sa copine.
— Ichika, debout ! Ichika !
Sa petite-amie grogna contre l’oreiller, repoussa vaguement le bras qui l’extirpait du sommeil. Kassandra adoucit son geste pour lui passer une main dans les cheveux.
— Ichika, Nour est ici. On doit y aller.
Ce fut un argument suffisant. En quelques secondes, sa copine se leva, enfila un hoodie noir et se claqua les joues pour chasser le sommeil de son esprit. Kassandra s’était habillée tant bien que mal entre temps. Accordées sur le même rythme, elles enfilèrent leurs chaussures abandonnées près de l’entrée avant s’attaquer à la poignée.
Elle était verrouillée. Les jeunes femmes échangèrent un regard paniqué avant de tourner sur elles-mêmes. Au bout de quelques secondes de recherche frénétique, elles durent se rendre à l’évidence que le seul trousseau était entre les mains de Jayden ou Freyja. Loin d’elles.
Ichika lâcha un juron en japonais, s’agenouilla à hauteur de la serrure. Avec un geste qui trahissait une cruelle habitude, elle s’entailla le dessus de la main. Kass suivit l’aiguille en céramique du regard tandis qu’elle en essuyait la pointe rougie. Malgré les années passées aux côtés d’Ichika, ce prix à payer pour son pouvoir l’écœurait toujours autant. Surtout quand elle se remémorait les conditions d’apprentissage qu’Ichika avait connues.
Sa copine posa une main sur la porte, approcha les doigts de l’autre vers la serrure. Elle laissa son sang glisser le long de ses doigts, le rendit plus visqueux pour l’insérer entre le mur et le battant. Kass enclencha la lampe-torche de son portable pour l’éclairer tant bien que mal. Ichika plissa les yeux quand elle solidifia son sang. Puis émit un grognement à peine audible en bougeant sèchement la main vers le bas. Un léger claquement, un couinement de gonds puis la délivrance.
Le battant s’écarta paresseusement du mur. Kassandra aida sa copine à se relever avant de l’entraîner avec elle dans les escaliers. Elles manquèrent se briser les chevilles sur les marches en pierre usées par des milliers de pas. Arrivées au rez-de-chaussée, une drôle de scène se dessina sous leurs yeux.
De l’autre côté de la porte qui sécurisait l’accès aux escaliers, le couloir des boîtes aux lettres était occupé par trois silhouettes. Jayden, les mains à mi-hauteur, comme lorsqu’il utilisait son magnétisme. Freyja, en position de combat, une lame au poing.
Nour – Kyra – appuyée contre la porte d’entrée, les mains dans les poches. Ses cheveux ras disparaissaient sous un bonnet à pompon. Elle affichait un drôle d’air. De la curiosité. De la méfiance. Le mélange de crainte et d’admiration qu’elle avait déjà exprimé en présence de Jayden.
Un millier de questions au fond de ses grands yeux bruns.
— Qu’est-ce que vous foutez là ? siffla Freyja en coulant un regard furtif dans leur direction. Partez, vous vous mettez en danger.
— Nour nous fera pas de mal, rétorqua Kassandra avec toute la conviction du monde.
Son affirmation sembla prendre au dépourvu aussi bien l’intéressée que les deux Corneilles. Elle présenta ses paumes à Nour, avança jusqu’à la porte. Après avoir appuyé sur le bouton qui en déverrouillait l’accès depuis l’intérieur, elle poussa doucement le battant de l’épaule. Ichika la suivit d’un pas mesuré et se glissa dans son dos une fois la porte refermée.
— Tu te rappelles de nous ? lança Kass à l’attention de Nour. Je suis Kassandra. Et elle, c’est Ichika. On t’a déjà vu en…
— En Angleterre, compléta l’enfant pour elle. Je me souviens. Je m’occupais des Ancesteel.
Jayden tressaillit visiblement à ces mots. Kass ne lui en voulut pas d’afficher cette expression dépitée. S’occuper. Un verbe bien faible pour caractériser la chasse à l’Homme que conduisait Nour depuis des mois.
— Vous avez dit des choses bizarres, ajouta Nour en passant d’un pied à l’autre. Que j’avais une maman. Qu’elle me cherchait.
Kassandra esquissa un sourire crispé, se força à conserver une expression avenante. Quel coup de poker était-ce là ? L’UOM avait envoyé son assassin pour se débarrasser de l’importante famille Crommelynck. Se doutaient-ils que Kyra tomberait sur eux ? Avaient-ils pris ce risque malgré tout ?
Ou peut-être s’attendaient-ils simplement à l’unité de Freyja. Pas à Ichika et Kass. Pas à leurs arguments et à leurs objectifs bien différents.
— C’est vrai, acquiesça Kassandra après avoir dégluti. Ta maman, Amel, elle nous a demandé de te retrouver. De te dire que tu lui manques et qu’elle voudrait que tu sois à nouveau avec elle.
Les traits poupons de Nour se plissèrent. Dix ans. Elle n’avait que dix ans. Mais elle avait passé la moitié de sa vie aux mains d’un groupuscule politique. À être formée, formatée. Pour tuer, éliminer, débarrasser, exterminer.
Ses mains étaient petites, vierges de toutes cicatrices. Mais elle avait du sang jusqu’aux coudes. Sans en comprendre les conséquences.
— Zakka me l’aurait dit, répondit Nour après quelques secondes de réflexion. Il m’a dit que j’ai pas de papa ni de maman.
— On a tous des parents, la contra Ichika sans malveillance. Toi aussi, petite.
Nour la dévisagea brièvement avant de revenir à Kass. De toutes les personnes présentes – excepté Jayden qui fascinait l’enfant en raison de ses pouvoirs – elle semblait l’écouter davantage. La voix chaude et enveloppante de Kassandra devait lui inspirer plus de confiance. En même temps, elle était la seule à ne présenter aucune attitude menaçante ou suspicieuse.
— On t’a menti, Nour. Depuis toujours. Zakka n’est pas ton papa.
— Il a jamais dit ça, siffla Nour d’un ton vibrant de colère démesurée. C’est Zakka, c’est tout.
— Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça. C’est juste que… tu as une vraie maman. Elle t’aime et elle veut te revoir.
— C’est quoi son pouvoir ?
La question incongrue, posée abruptement, laissa Kassandra hébétée. Ichika vola à son secours en répondant rapidement :
— Durcissement de l’épiderme.
L’enfant hocha la tête avec sécheresse avant d’afficher une moue bougonne.
— Pourquoi elle veut me voir ?
— Parce que c’est ta mère, souffla Kass d’un ton peiné. Elle tient à toi. Elle veut ton bonheur.
— Je suis heureux.
Alors que Kassandra cherchait un nouvel argument, elle vit poindre les signes de l’impatience du côté de Freyja. Le poids du corps qui cherche un ancrage. Les mâchoires qui se contractent, les muscles des bras aussi.
— Kyra, lança Jayden en baissant lentement les mains, on peut… t’aider. Tu seras plus obligé de faire ce que tu dois faire pour l’UOM. Zakka te donnera plus d’ordres. Tu feras ce que tu veux… tant que tu fais pas de mal à d’autres personnes.
La proposition tira un froncement de sourcils à l’enfant, qui retira les mains de ses poches. Avec une franchise et une impolitesse en accord avec son âge, elle pointa l’index vers Jayden et grommela :
— Toi, tu es fort. Presque aussi fort que moi. Pourquoi tu te bats pas ? Pourquoi tu éteins pas les autres ? Tu pourrais le faire !
— Je me bats seulement si je dois vraiment le faire, répondit Jay sans se laisser démonter. Et qu’est-ce que tu veux dire par « éteindre » ?
— J’éteins les gens, comme ça ils font plus de lumière dans ma tête, expliqua Nour en agitant les doigts vers son crâne.
Kass cligna des yeux confus, mais Jayden et Freyja avaient dû comprendre l’insinuation, car ils grimacèrent de concert. Des lumières ? Elle se doutait qu’éteindre les gens signifiait les tuer, mais pourquoi parler de lumières ?
— Tu peux vivre avec les lumières sans avoir besoin de les éteindre, lâcha Jay d’une voix tranquille. Imagine si tu éteins toutes les lumières, Kyra. Tu finiras dans le noir. Tu aimes pas trop le noir, hein ?
L’enfant haussa vaguement les épaules, les lèvres plissées en moue boudeuse. Kassandra chercha son souffle, porta les mains à sa poitrine pour soulager son cœur anxieux. Frey n’était pas encore passée à l’attaque, c’était plutôt encourageant. Même Ichika s’efforçait de rester au fond du couloir sans avoir l’air menaçante.
— On peut t’aider à être encore plus fort, ajouta Jayden avant que l’un d’entre eux puisse intervenir. Mais tu dois venir avec nous.
— Je veux pas. J’ai déjà Zakka.
— Mais Zakka veut éteindre toutes les lumières, répliqua Jay. Et c’est pas bien.
Les yeux de Nour se remplirent d’incertitude. Ses joues se creusèrent alors qu’elle pinçait la bouche en réfléchissant. Son corps s’agita, nerveux. Kassandra s’agita en retour. Elle n’aimait pas trop l’idée d’une Nour nerveuse. Pas alors qu’elle pouvait balancer des nuages électrostatiques mortels le temps d’une pensée.
— Je te dirai comment j’arrive à être fort, embraya Jayden en avançant d’un pas prudent. Je te jure, Kyra. Et, si tu veux, Kassandra et Ichika te permettront de parler à ta maman.
Les jeunes femmes hochèrent vivement la tête, trop crispées pour réussir à émettre un nouveau mot. Sur le côté, plaquée contre les boîtes aux lettres, Freyja suivait l’échange avec appréhension. Son corps tendu, prêt à bondir.
Elle écarquilla soudain les yeux, à moitié tournée vers Kass et Ichika. Kassandra se raidit, chercha ce qui avait surpris Freyja. Elle découvrit la réponse dans un reflet de la porte vitrée dans son dos. Une femme s’était figée en bas des escaliers, un sac de course au bout des bras.
Nadia Crommelynck, leur hôte. Elle afficha une expression perplexe, s’avança vers la porte. Alors qu’elle appuyait sur le bouton de déverrouillage, Nour émit un bruit de gorge étouffé. Freyja se raidit, tendit une main vers l’enfant et une autre vers la femme sans savoir par où commencer.
— Non !
Nour avait ouvert la porte d’entrée de son côté et se faufilait déjà par l’ouverture. Après avoir juré, Frey bondit à sa suite. Avant qu’elle puisse franchir le battant, Jayden l’attrapa par la manche.
— Jayden ! cracha-t-elle avec hargne. Il vient juste de partir, il faut qu’on…
— Il faut qu’on réfléchisse, contra-t-il avec autant de colère. Kyra est venu à nous sans nous attaquer. Il nous a sentis et reconnus. Il voulait des réponses, des explications. S’il voulait vraiment nous attaquer ou tuer les Crommelynck, il l’aurait fait.
Freyja resta un moment à le dévisager avec mépris, pantelante. Elle finit pourtant par se faire une raison, dégagea brusquement son bras.
— J’espère que tu regretteras pas cette décision, Jayden, cingla-t-elle en se penchant vers lui. Va falloir assumer, maintenant.
Sans un mot de plus pour son coéquipier, elle se tourna vers Nadia Crommelynck et esquissa une grimace.
— Mme Crommelynck, Kyra était là. Il est reparti, mais nous allons rester sur place. On ne sait pas ce qu’il pourrait tenter de faire.
Sans que quiconque cherche à l’en empêcher, Freyja poussa le battant.
— Vous sortiez faire des courses ? Laissez-moi vous accompagner. Il vaut mieux être prudents.
Nadia Crommelynck se recomposa rapidement une façade assurée. Kass aperçut tout de même ses jointures blanchies par des poings serrés de peur. Elle éprouva une drôle sensation de perte et de culpabilité quand les deux femmes sortirent.
Nour leur avait échappé. De nouveau.



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Re: KYRA [Fantastique / SF]

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Interlude



Kyra filait. La lumière grise du matin se reflétait dans les flaques d’eau sur les bas-côté. L’air vicié par les pots d’échappement lui piquait les poumons. Il ne ralentit pourtant pas alors qu’il s’éloignait le plus possible des quatre lumières. Quatre lumières qu’il percevait encore dans un coin de son esprit. Quatre lumières qui ne brillaient pas tout à fait avec la même intensité. L’une d’elle surplombait les autres en éclat – Jayden.
L’image du jeune homme avec ses mains levées, capables d’accomplir des choses grandioses, le percuta. Kyra trébucha sur un pavé inégal, rétablit son équilibre sans cesser de courir. On lui jetait parfois un regard étonné – avant de se détourner aussitôt. Après tout, Kyra avait vu d’autres enfants dans les rues de Liège.
Quand les lumières finirent par disparaître de son esprit, Kyra s’autorisa à ralentir. Sa poitrine le brûlait. Ses yeux le brûlaient. Même sa gorge. L’air était pollué, gorgé d’humidité. Et puis quelque chose d’autre remuait sa poitrine, ses tripes, ses pensées.
Jayden le fascinait, car c’était le premier Mutabilis à pouvoir réellement le bloquer. Mais Kassandra et Ichika avaient exercé une autre forme d’envoûtement. Par les mots. Les idées. La curiosité, la projection, les possibilités.
Une maman. Amel. Elle pouvait durcir sa peau. Comme lui.
Évidemment, comme lui.

Kyra mit fin à sa fuite à l’orée d’un sous-bois. Ses jambes tremblaient de fatigue et il respirait bruyamment sous la canopée. Une fois ses oreilles vidées de l’écho de son propre cœur, il se laissa bercer par le pépiement des oiseaux et le brouhaha lointain de la circulation urbaine.
Les mains enfoncées dans la poche ventrale de son sweat, il hésitait. Atteindre les Crommelynck était tout bonnement impossible à cause des quatre Corneilles. Et puis, quelque part dans les tréfonds de son esprit curieux, celui qui lui rappelait qu’il n’était encore qu’un enfant, il y avait ce désir de ne pas s’opposer à eux. D’aller dans leur sens, pour voir ce que ça pourrait faire. Jayden lui avait promis de l’entraîner, de le rendre encore plus fort. Ichika et Kassandra lui offraient sur un plateau d’argent la possibilité de découvrir un pan effacé de son histoire.
Et c’était là tout l’enjeu : d’être la main qui dirigeait les pions sur le tableau de sa propre vie. Kyra en avait le vertige. Une boule dans le ventre. Pas la même excitation que lorsqu’il partait en chasse aux lumières. Pas la même appréhension que lorsqu’il rendait compte à Zakka.
Quelque chose de plus dense. Impossible à saisir.
Des vibrations dans sa penche ventrale. Kyra navigua dans la confusion le temps d’un battement de cœur. Le temps de se rappeler le téléphone que lui confié Zakka avant qu’ils se séparent, à Bruxelles.
Il l’extirpa de son sweat avec des doigts gourds. Le fond d’écran était noir à l’exception de l’horloge numérique. Et de cette barre en bas qui annonçait un appel entrant. Kyra décrocha plus par crainte de manquer l’appel que par réel désir d’échanger avec son interlocuteur.
— Allô ? fit-il d’une voix menue, comme inquiet à l’idée qu’on l’entende au milieu des troncs d’arbre gris et silencieux.
— Kyra. Où en es-tu de ta mission ?
Zakka, toujours droit au but. Une qualité de Kyra appréciait, en temps normal. Quand il fallait agir, réagir. On l’avait formé dans une optique similaire d’efficacité et de concision.
Mais ce n’étaient plus vraiment des temps normaux. C’étaient des temps d’incertitude, de ciel menaçant et de pollution mentale. Des temps de sang qui ne coule plus, de larmes sèches et de cris silencieux.
— J’ai pas terminé, répondit Kyra après avoir tourné plusieurs formulations possibles dans son esprit.
— Kyra, ça fait des jours et des jours que tu aurais dû t’occuper des Crommelynck. Qu’est-ce que tu attends ?
— J’ai été bloqué. Plusieurs fois. Aujourd’hui, j’ai vu les Corneilles.
— Quelles Corneilles ? L’unité d’Agou et de Sauvière ?
— Oui.
Un soupir-grognement de l’autre côté de l’écran tiède. Zakka patienta quelques secondes – chaque battement de cœur de Kyra comme un coup entre les côtes.
— Tu connais les risques que j’ai pris pour toi à Paris. J’aurais aimé retenir leur unité plus longtemps, mais ces Corneilles connaissent leur travail.
— Je sais, Zakka. Je suis désolé. Mais Jayden est plus fort que…
— Jayden Ancesteel de Sauvière ne sera jamais plus fort que toi, Kyra. Tu es un Tri-Pourvu, n’oublie pas. Le Mutabilis le plus puissant de ta génération.
Oui, il le savait. Il le savait depuis que Zakka l’avait repéré au coin de cette route ensoleillée, gorgée d’air marin et d’effluves piquants. Depuis que cet homme pâle l’avait tiré de sa demeure de vents et de singularités pour l’emporter sur le continent au-delà de la mer.
— Décidément, embraya son mentor d’un ton las, je commence à me demander si cette mission est hors de ta portée. Tu n’es pas incapable, Kyra. Tu es simplement trop jeune.
— Je suis plus un enfant !
Il savait qu’il mentait en le disant. Zakka ne prit pas la peine de le relever, ajouta d’une voix pensive, vibrante d’une colère qui ne semblait pas dirigée vers son protégé :
— J’avais dit à Shiva que tu étais trop jeune… Quelques années de plus et tu aurais été parfait.
C’est donc qu’il ne l’était pas. Pas aujourd’hui, en ces temps, du moins.
— Je vais me rattraper, Zakka. Je te promets.
Le tremblement de sa voix lui donna envie de disparaître dans les bois, de couper l’appel, de se couper de ce monde. Toutes ces lumières, tous ces bruits et ces vies…
— Kyra, c’est la deuxième fois que tu nous fais défaut en trois mois. Jusqu’ici, nous avons toujours pu compter sur toi, mais je crains que tu aies atteint une limite. (Trop médusé pour répondre, Kyra ne put qu’écouter la suite : ) Il va falloir qu’on reconsidère ta position dans notre plan.
— Za-Zakka, je t’en supplie, bredouilla Kyra en s’agrippant fiévreusement au téléphone, je peux le faire. Je peux le faire.
— Tu peux faire beaucoup de choses, mon enfant. Tu es un miracle. Simplement, ce n’est pas le bon moment ni la bonne situation. Tu as été trop… perturbé dernièrement.
Les lèvres tremblantes, Kyra ne trouva pas de réponse adéquate. Pas celle qui aurait pu le tirer de cette situation, en tout cas. Il ne trouva que des mots d’enfants.
— C’est par rapport à ce que j’ai dit sur ma maman ? Désolé, Zakka. J’y pense plus. Je sais que c’est un mensonge.
— Bien entendu, soupira son mentor avec une touche d’impatience. Pour les Crommelynck, laisse tomber ta mission. Je vais réfléchir à autre chose. On ne peut pas continuer ainsi, les Corbeaux nous bloquent de tous les côtés.
Écœurement. Kyra s’adossa à un tronc humide, les poumons comprimés.
— Qu’est-ce que je fais, alors ?
De nouveau, il détesta sa voix. Décidément, ces Corneilles et ces jeunes femmes l’avaient bousculé, dévié de son chemin. De celui de Zakka, de l’UOM.
— Tu attends mes prochains ordres. En attendant, je vais t’envoyer un contact pour qu’il puisse te récupérer et t’emmener en sécurité. Ne te fais surtout pas prendre, Kyra.
— Oui. Merci, Zakka.
Son mentor s’adoucit. Insuffla à ces mots cette ardeur chuchotée qui lui était propre.
— Nous allons y arriver, mon enfant. Même si cela doit prendre plus de temps, nous finirons par faire tomber le Conseil. Après ça, nous pourrons le reconstruire et tout ira mieux.
Tout ira mieux. Tout ne pouvait qu’aller mieux ; Zakka avait raison. Kyra raccrocha, rangea son téléphone. La canopée murmurait au-dessus de lui. Des vérités qu’il n’était pas certain de pouvoir entendre. Des vérités que d’autres bouches avaient soufflées auparavant.
Des vérités qui étreignaient Kyra d’une accolade poisseuse, brûlante, pressante.



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TcmA

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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par TcmA »

Hiello~

Contente de pouvoir suivre Kyra plus directement !
C'était très chouette. Encore un p'tit chat perdu, qui va sûrement retrouver son chemin (par contre je sens que ça ne va pas être ultra tranquille haha).
C'est définitif, j'apprécie pas Zakka (personnage très intéressant mais la manipulation hahahahaha non.).

J'ai hâte de pouvoir lire la suite !

La bise~

PS : j'ai juste relevé : "L’air vicié par les pots d’échappement lui piquaient les poumons"
louji

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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

TcmA a écrit : sam. 18 nov., 2023 6:39 pm Hiello~

Contente de pouvoir suivre Kyra plus directement !
C'était très chouette. Encore un p'tit chat perdu, qui va sûrement retrouver son chemin (par contre je sens que ça ne va pas être ultra tranquille haha).
C'est définitif, j'apprécie pas Zakka (personnage très intéressant mais la manipulation hahahahaha non.).

J'ai hâte de pouvoir lire la suite !

La bise~

PS : j'ai juste relevé : "L’air vicié par les pots d’échappement lui piquaient les poumons"
Holaa

C'est toujours délicat d'écrire de son pdv, mais je suis contente que ça te plaise !
Zakka est un personnage très intéressant mais creepy 🥲

Merci pour la faute !
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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

On arrive sur l'espèce de "partie 3" donc l'ordre des PDV change de nouveau !
Et une petite surprise vous attend juste après :D



Chapitre 13
Éclat et fureur


_ _ _ _ _



Kassandra



Kassandra était occupée à regarder une série sur son portable, une Ichika assoupie contre l’épaule, quand la porte de leur chambre s’ouvrit à la volée. Elles se redressèrent de concert, alertées par la brutalité du geste. Sur le seuil, Freyja les captura de son regard vif.
— Les filles, on a des nouvelles.
Kassandra arracha ses écouteurs tandis qu’Ichika décollait tout aussi vite sa tête de son épaule. Cette annonce était plus que bienvenue. Deux semaines que le quatuor logeait dans l’appartement loué par les Crommelynck. Ils avaient exploré Liège en long et en large dans l’espoir de tomber sur la piste de Nour. Mais l’enfant n’avait rien laissé, rien que le fantôme de ses doutes et de son allégeance incertaine.
Une allégeance que les Corneilles n’étaient pas encore prêtes à vraiment interroger. Frey la première, elles considéraient toujours Nour comme la faucheuse de l’UOM. Pourtant, aucun meurtre de Noble européen n’avait été signalé depuis. Il y avait bien eu des décès, mais rien de suspicieux ou d’identifiable comme un crime.
Même Sam n’avait rien à dire à Kass depuis un moment. Ils gardaient un contact régulier pour s’informer l’un et l’autre de leurs progrès respectifs, mais les choux blancs étaient des deux côtés.
— Nicolas et son équipe ont complètement démantelé la branche française, expliqua Frey alors que les jeunes femmes la rejoignaient.
Freyja les précéda dans le salon, où Jay était assis au bord du canapé. Il conversait en français, sûrement avec son père. Quand il les remarqua, il bascula en anglais.
— Papa, Kass et Ichika sont là. Je peux te mettre en haut-parleurs ?
L’approbation de Nicolas plus tard, il posa son téléphone sur la table basse et le relança :
— Ça s’est passé comme vous le vouliez ?
— En partie, oui. Zakka – Bruno Girandeau – nous a évidemment échappé et c’est un échec. Mais avoir mis la main sur toute l’équipe de Dana nous enlève une grosse épine du pied. Cette branche s’occupait du recrutement de sympathisants pour une bonne partie de l’Europe. On a sûrement bien déstabilisé leurs appuis continentaux grâce à ça. Vu le silence Kyra et Zakka depuis deux semaines, je ne serais pas étonné qu’ils décident de quitter l’Europe.
— Pour aller où ? grogna Frey, qui s’était assise à côté de son collègue. En Afrique du Nord ? Moyen-Orient ? Europe de l’Est ?
— Si c’est le cas, ça ne sera plus notre juridiction, mais celle des Bureaux locaux, souffla Nicolas d’un ton formel.
Kass remarqua l’expression morose de Jayden, celle agacée de Frey. Était-ce la frustration de devoir abandonner une mission en cours ? La crainte que les échanges de responsabilités entre Bureaux ne se fassent pas dans les règles de l’art ?
— Alors, on laisse juste d’autres pays souffrir pour notre incompétence ?
Le sifflement de Freyja mit fin aux interrogations de Kassandra. Ne sachant que faire, elle jeta un œil vers Ichika. Sa copine s’était agenouillée près de la table basse, le nez baissé vers l’écran du téléphone. Elle mâchouillait distraitement sa lèvre inférieure.
— Je ne l’espère pas, Freyja, répondit Nico d’un ton mesuré. Encore une fois, il faut qu’on retrouve la piste de Kyra ou de Zakka à tout prix. Nous allons commencer les interrogatoires poussés des membres de l’UOM attrapés à Paris.
— Tu vas intervenir ? s’enquit Jay avec une drôle de lourdeur dans la voix.
— Si c’est nécessaire… sûrement.
Le jeune homme fronça les sourcils, tourna la tête de côté comme pour cacher l’expression amère qui lui plissait le visage. Alors que Freyja relançait la Corneille sur les suspects, Kass s’approcha de Jayden.
Il y avait quelque chose d’hanté dans son regard. Un voile qui ternissait l’éclat de ses habituels yeux brillants.
— Ton père est spécialisé dans les interrogatoires ? souffla-t-elle en tirant le fauteuil près du sofa.
Jayden la regarda s’asseoir avec une moue irritée. Il secoua légèrement la tête avant de s’affaisser, abattu par le poids de ce qu’il devait expliquer.
— Non… non, pas vraiment. Mais ses capacités, les facultés psioniques… Dans notre famille, on a des facilités à transmettre des images et des hallucinations mentales. Comme je l’ai fait à Paris, quand Morgane et ses gars nous ont attaqués.
— Je m’en rappelle. (Kass croisa les jambes, nerveuse.) C’était impressionnant.
— Oui. Mais ça peut être très dangereux. On peut littéralement… amener quelqu’un à se suicider.
La remarqua enfonça un poing de surprise nauséeuse dans le sternum de Kass. Elle ouvrit la bouche plusieurs fois avant de trouver la question qui sonnait la moins sinistre :
— Je croyais que c’était plutôt les facultés psioniques de suggestions ou des désirs qui pouvaient impacter à ce point. Pas celles des hallucinations.
— Tout dépend de ce que tu montres, soupira Jayden en grattant l’accoudoir du canapé en vieux cuir. Quand on rentre dans la tête de quelqu’un, on a pas accès à ses pensées ou je ne sais quoi. Ça marche pas comme ça. C’est juste que les humains ont des choses qu’ils craignent plus ou moins, des peurs, des événements qu’ils ne voudraient jamais vivre… Ben, avec un peu d’imagination et décryptage de la cible, on peut leur faire voir les pires choses de leur vie.
Le cœur de Kassandra s’était accéléré. À côté, Ichika et Frey discutaient avec Nicolas, étrangères à leur conversation. Quant à Jayden, il lui adressa un sourire fané en constatant sa surprise glacée.
— Ouais, mon père a déjà dû faire ça sur des Mutabilis. Comme on appartient officiellement à aucun gouvernement, on obéit à aucune règle établie sur la question de la torture.
— Je… je ne savais pas. Les Corneilles torturent souvent les criminels ?
— Les criminels devraient être jugés avant d’être traités comme tel. Mais notre seul tribunal est celui du Conseil. Et si tu vas pas dans leur sens… Dana et les autres n’ont jamais été des suspects. Ce sont des criminels depuis le début, aux yeux des Corbeaux et du Conseil.
Kassandra grimaça de nouveau, entortilla une boucle autour de son index.
— Ma famille s’est toujours rangée du côté des Éclairés, alors je comprends la frustration d’être opposé au Conseil. Leurs méthodes ne sont pas les meilleures. Et les Nobles sont représentés en trop grande majorité.
Jayden haussa des épaules impuissantes, même si la lueur lointaine de ses yeux lui indiquait qu’il partageait la pensée.
— Alors, ça te frustre pas trop ? embraya la jeune femme en décroisant les jambes. D’être une Corneille au service de ce Conseil. De devoir leur obéir au doigt et à l’œil ?
— Comme t’as pu le constater, j’en fais parfois qu’à ma tête, marmonna Jay avec un air gêné. Et puis, dès le début, j’ai dit qu’il y avait des choses que je pourrais pas me résoudre à faire. Comme utiliser mes capacités psioniques sur des suspects pour leur tirer des informations.
Compréhensive, Kassandra opina avant de considérer son interlocuteur. C’était de Jayden dont elle se sentait le plus proche, entre les deux Corneilles. Freyja était trop acérée, portée par des valeurs éloignées des siennes. Avec lui, elle se sentait en confiance pour ouvrir un sujet délicat.
— Tu es d’accord avec nous, hein ? À propos de Nour. Comme tu dis, elle ne sera jamais une simple suspecte aux yeux du Conseil.
— Oh, sûrement pas, grinça Jayden avec un rictus. C’est une criminelle en puissance.
— Elle ne sera pas vue comme une victime. Mais c’est qu’une enfant. Je peux pas me résoudre à me dire qu’on va leur la livrer et les laisser…
Kassandra n’était pas certaine de ce qu’ils pourraient faire à Nour si le Conseil mettait la main dessus. Jayden planta un regard franc, brouillé, dans le sien. Répondit pour elle :
— Ils n’ont pas trente-mille options. Une partie voudra l’exécuter, tu peux en être certaine. D’autres vont assurer qu’une Tri-Pourvue est une opportunité pour la science et la recherche autour de notre génome. Les plus cléments proposeront peut-être de l’emprisonner en la privant de ses capacités.
Même si elle s’attendait à certaines de ces possibilités, Kass sentit des frissons lui piquer la peau. Une enfant de dix ans. Dont on injectait une solution mortelle dans les veines. Qu’on allongeait sur une table d’observation pour décortiquer le mythe de ses capacités. À qui on détruisait les pouvoirs avec des inhibiteurs de neurotransmetteurs et qu’on abandonnait dans un centre de détention pour mineurs.
Les yeux de Kass se mirent à la piquer douloureusement. La gorge nouée, écœurée par cette situation, elle pressa sa manche contre son visage. Aussitôt, Jayden lui posa une main réconfortante sur l’épaule.
— Kass, je te fais une promesse. Je vais tout faire pour Nour. Pour limiter la casse au maximum.
Limiter la casse. Kassandra hocha la tête, plus pour le rassurer que par conviction.
Sa conviction était que Nour était déjà cassée. Et qu’on ne savait pas réparer complètement les humains, encore moins les enfants.




Ichika



Le corps endolori par sa séance de musculation, Ichika prit un moment pour respirer profondément, étendue sur son tapis de gym. S’il n’avait pas plu aussi dru, elle serait bien allée courir dans Liège. Frey l’aurait accompagnée, comme elle l’avait fait chaque fois depuis leur cohabitation. Elle avait tenu le rythme d’Ichika sans problème. Même si elles ne parlaient pas spécialement, c’était agréable de courir en duo.
Kassandra n’avait jamais été portée sur les activités sportives et physiques. Elle accompagnait bien Ichika se balader dans la campagne le week-end ou à la patinoire quand venaient les vacances d’hiver. À une ou deux reprises, elle s’était motivée à accompagner sa petite-amie dans son running matinal. Peine perdue, la jeune Espagnole avait fini par se résigner.
Ichika découvrait pour la première fois un véritable partenaire d’entraînement. À une autre époque, elle n’en avait pas manqué. Des oncles, cousins, amis de la famille. Qui lui imposaient leurs exercices, leur façon de faire, tiraient d’elle toujours plus de sueur et de sang jusqu’à qu’elle finisse par vomir tripes et boyaux dans la cour de la demeure familiale.
Comment l’héritier des Juko pouvait-il être de constitution aussi faible ? Si peu d’endurance, de résistance, de solidité. Jamais il ne pourrait supporter les coupures sacrificielles propres à leur capacité héréditaire. Rumeurs qui s’étaient confirmées les rares fois où Takezo Juko avait dégainé la dague ancestrale de leur famille pour s’assurer que son héritier était digne d’en porter le titre. Ichika avait tourné de l’œil quasiment à chaque reprise. Puis ses pertes de conscience avaient empiré avec le passage à l’adolescence.
Takezo et le reste de la famille avaient fini par se résigner. L’héritier Juko était né fille. Avec une constitution de fille. Avec un taux de fer sanguin d’une jeune femme réglée. Les entraînements s’étaient espacés. Ses cousins avaient troqué le respect pour le mépris. Ses oncles et les aînés de la famille s’étaient tournés vers d’autres Juko, nés selon les bons chromosomes. Tant pis s’il fallait récurer les branches secondaires dans l’espoir que la manipulation du sang n’ait pas été trop altérée par les gènes sapiens.
Tout plutôt que de laisser Ichika, avec sa masse musculaire biologiquement moins développée et ses cycles menstruels contraignants, prendre le titre d’héritière des Juko.

En legging et brassière de sport, Ichika entama sa série d’étirements. Du moins ceux qui étaient intéressants de faire avec ses muscles encore chauds. Ses doigts glissèrent le long de sa peau humide, roulèrent sur des boursouflures, des cicatrices, des souvenirs.
Freyja lui prêtait sa petite enceinte portative pour ses séances de sport. La musique, tirée d’une playlist de motivation dénichée sur YouTube, crachait dans la chambre qu’elle partageait avec Kass. À la pensée de sa copine, Ichika frissonna. Après son entraînement venait une période étrange, brouillard d’endorphines et d’adrénaline. Ses muscles encore tremblants sous l’effort, son cœur calé sur un rythme un peu plus rapide qu’au repos, Ichika voguait sur un nuage de contentement, d’épuisement et de vulnérabilité. Il lui prenait parfois l’envie de danser, de crier, d’embrasser Kassandra jusqu’à ce que le souffle lui manque.
Sa copine lui intimait généralement à ce moment-là de filer sous la douche. L’eau apaisait ses muscles et ses ardeurs. Elle en sortait cotonneuse, frissonnante. Alors Kass venait entourer ses bras autour d’elle, embrassait sa nuque dégagée par ses cheveux courts. En fonction de l’humeur, elles allaient parfois plus loin. Au rythme d’Ichika. Toujours à son rythme. À ce que son corps qui ne désirait pas pouvait donner à Kass.
À ce que son corps désaimé jadis pouvait aimer aujourd’hui.

Ichika venait de rouler son tapis quand la porte s’ouvrit doucement. Les frises serrées de Frey en dépassèrent, bientôt suivis de son regard profond. Elle ne se lissait plus les cheveux depuis leur arrivée à Liège. Ichika trouvait que ça lui allait particulièrement bien, même si elle l’entendait souvent râler avec Kass à propos de l’entretien qu’exigeaient les cheveux texturés.
— Désolée, lança Freyja en constatant qu’Ichika était encore en tenue de sport. Comme j’entendais plus que la musique, je me suis demandé si tu avais fini.
— J’ai fini, j’ai juste mis du temps à m’étirer. Tu veux récupérer l’enceinte ?
— Ouais, je vais faire ma session aussi.
Alors que Frey prenait l’enceinte sur le rebord de la cheminée décorative, elle considéra Ichika et proposa avec un sourire :
— Ça te dirait qu’on fasse ensemble les prochaines ?
— Si j’arrive à te suivre, oui, souffla Ichika avec embarras.
— Oh, t’inquiète, on fera comme on peut. J’ai proposé à Jay, mais ce genre de séance, c’est pas son truc. Il préfère les vrais entraînements avec des armes ou des affrontements à mains nues. Un vrai petit prince.
Ichika ne put s’empêcher de ricaner. C’est vrai que, derrière son apparente décontraction, Jayden cachait quelques manières. Il rappelait Kass, sur ce point. D’ailleurs, ces deux-là discutaient beaucoup. Passaient des heures dans la cuisine ou devant la télévision à dévorer des séries américaines. Loin d’être jalouse de ce temps perdu en compagnie de sa copine, Ichika était rassurée. Depuis l’emménagement de Kass à Kyushu avec elle, elle craignait de l’avoir privée de ses amis et de sa famille. Kassandra avait développé son réseau de relations avec le Bureau et leurs diverses missions, mais planait toujours le souvenir de ses proches restés en Europe.
Cette étrange colocation qu’ils vivaient depuis deux semaines avait tissé des liens. Ichika discutait avec Freyja de course, de musculation, d’arts martiaux. Kass et Jay argumentaient sur l’assaisonnement des plats. À côté de ça, Ichika et Kassandra étaient plus heureuses que jamais de se retrouver le soir, blotties l’une contre l’autre dans le lit. Quant à Frey et Jay, ils jouaient un peu moins au chat et à la souris. Quand Kass et sa copine rejoignaient leur chambre, Ichika les entendait discuter de tout et de rien. Parfois jusque tard dans la nuit.

— Ça te dérange pas si je fais mon entraînement dans votre chambre ? Jayden squatte la mienne, là, il est au tel avec son père.
Ichika, qui avait commencé à rassembler des affaires propres pour la douche, opina.
— Oui, t’inquiète pas.
Sans paraître gênée, Freyja retira son sweat à capuche. Comme Ichika, elle portait une simple brassière noire dessous. Ichika glissa sur ses bras musclés, son ventre aux creux solides, ses épaules développées. Elle gardait son corps bien caché sous ses vêtements amples. Mélange d’admiration, d’un peu de gêne. Ichika détourna le regard sans trop savoir si elle était embarrassée par sa propre curiosité ou par la possibilité que Frey ait surpris son inspection.
— Bonne séance, lança-t-elle, ses vêtements contre la poitrine.
— Merci.
Ichika referma derrière sans tourner la tête de crainte de s’attarder sur un dos aux courbes saillantes. La silhouette de Frey lui apportait un drôle de baume au cœur. Ichika lui ressemblait plutôt sur ce point. Elle avait des jambes un peu sèches, un ventre musclé, des bras plutôt solides. Un corps qu’elle avait longtemps voulu rendre le moins féminin possible, bousculée par une famille qui attendait d’elle une apparence masculine.
Quand elle avait rencontré Kassandra, elle avait été soufflée par l’aisance avec laquelle sa copine s’appropriait son corps. Selon certaines normes de beauté, on la jugeait trop en chair. Un peu trop voyante et bruyante, surtout avec un corps qui prenait un peu plus de place que la moyenne. Mais cette silhouette douce et charnue, Ichika l’avait aimée dès le début. C’était un corps qu’elle ne pourrait jamais avoir. Un corps dont le sien s’éloignait terriblement.
Pourtant, Kassandra lui assurait depuis leurs premiers flirts que les courbes plus linéaires d’Ichika l’attiraient. Qu’elle adorait glisser ses yeux, ses doigts, sur les dénivelés de ses muscles. Ichika commençait à la croire maintenant. Elle avait constaté l’effet de la silhouette de Freyja sur elle. Le même effet que Kass devait ressentir en la voyant dévêtue.
Ichika sentit ses joues la chauffer alors qu’elle traversait le salon pour rejoindre la salle de bains. Installés sur le canapé, la télévision en fond, Jayden et Kassandra préparaient des samossas pour le soir. Sa petite-amie leva un regard tendre dans sa direction.
Laissa couler le noisette de ses yeux le long de son corps, comme Ichika sur Frey quelques instants auparavant. Le rouge mordit plus fort le visage d’Ichika, qui fila vers la salle de bains au plus vite.
Elle resta un moment adossée à la porte, le souffle court, ses vêtements serrés contre elle. Un sourire finit par poindre sur ses lèvres alors qu’elle levait des yeux hésitants vers le miroir. Les cicatrices. Toujours la première chose qu’elle voyait. Peut-être que ça ne changerait jamais.
Mais elle regarda vraiment le reste. Ne se contenta pas de l’ignorer. Le creux entre ses côtes basses et son nombril. L’arc sévère de ses hanches. La naissance de ses seins. La colline de ses biceps. Le roulis des muscles de ses cuisses. Le jeu d’ombre et de lumière entre ses clavicules, ses trapèzes et sa gorge.
Ichika déglutit, affronta les ténèbres de ses yeux. Il y résidait une lueur qui lui plaisait. Un éclat qui dansait chez Kass et chez Frey. Parfois chez Jayden. L’appréciation de soi, temporaire ou éternelle, d’un détail ou de l’ensemble. Ichika la ressentait. Dans la profondeur de ses yeux et de ses tripes.
Pendant qu’elle l’avait encore au creux de sa paume, Ichika se redressa et se contempla dans le miroir. Cet éclat ne lui allait pas si mal.




Freyja



Quand Nicolas leur annonça la nouvelle, un matin ensoleillé de mars, Freyja se dressa comme une furie et manqua exploser le téléphone de Jay avec ses pouvoirs. Comme ses colocataires la dévisageaient avec crainte, elle jura tout haut, contourna la table basse et fonça dans sa chambre. Elle en ressortit à peine deux minutes plus tard avec ses Doc Martens aux pieds et un gros pull sur le dos.
Freyja claqua la porte dans son dos avant de descendre les escaliers avec hâte. Elle ne voulait pas prendre le risque de regretter et faire demi-tour. Elle avait besoin de cet air frais. De remettre les choses en place. Dans sa tête et dans ses plans.
Une fois dans la rue, elle en huma les fumets de printemps et d’essence. Zieuta à droite puis à gauche ; décida que la droite l’inspirait plus. Tout en ignorant le SMS inquiet de Jayden, elle enfonça ses écouteurs et lança la musique.
Alors, seulement, Freyja se permit de reconsidérer les choses.
Sa mère avait accepté que le Conseil se tienne d’ici quelques jours. Du moins, elle avait dû céder face aux demandes pressantes de plusieurs familles Nobles. Insatisfaits par le manque d’avancée, les Ancesteel avaient rassemblé d’autres parents inquiets. Les Girandeau – en tout cas ceux qui restaient de cette famille trahie et massacrée – les Crommelynck, les survivants Droth et quelques autres familles européennes avaient pris parti. Ensemble, les Représentants de chaque famille avaient exigé que le Conseil ait lieu dans les plus brefs délais. Il était temps de faire les comptes sur deux mois d’opération des Corneilles et des Corbeaux.
Avec le récent démantèlement de la branche française de l’UOM et, par extension, d’une partie de leur présence en Europe, plus de résultats étaient attendus. Frey comprenait que la colère gronde de plus en plus fort parmi les Nobles. Elle-même se sentait gonfler de frustration au fil des jours sans nouvelles de Kyra ou l’UOM.
Mais ce n’était pas parce que leur assassin personnel ne faisait plus parler de lui qu’ils étaient hors de danger. Cela dépassait son entendement. Comment pouvait-on organiser une session du Conseil dans ces circonstances ? Kyra – et d’autres membres de l’UOM – pouvait frapper à n’importe quel moment.
Au milieu d’une rue à sens unique, Freyja shoota dans une canette abandonnée. Ses pensées cahotèrent en écho. Sa mère était complètement inconsciente. Elle avait cédé trop rapidement. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Que la discrétion de Kyra depuis deux semaines signifiait qu’ils pouvaient relâcher leur vigilance ?
Sûrement pas. Pire encore : ce Conseil était un nid de vipères. Les Représentants fustigeraient les Corneilles sur place pour leur incompétence. Les Droth et les Girandeau rappelleraient aux autres Nobles les massacres que les leurs avaient subi.
Freyja se figea à une intersection, geignit. Ce n’était même plus un casse-tête. C’était une bande de têtes brûlées à l’égo tatillon qui voulait des réponses là, tout de suite. Qu’importent les risques.
Minée, la jeune femme daigna jeter un œil à son téléphone. Jay lui avait laissé trois messages. Elle lui répondit finalement en zieutant les panneaux alentours. Un square avec une aire de jeu était indiqué à moins de cent mètres.

Jayden la rejoignit une dizaine de minutes plus tard, les mains dans les poches de sa veste en cuir. Il s’installa à côté d’elle sur le banc en observant deux grand-mères qui ragotaient de l’autre côté des installations pour enfants.
— Désolée d’être partie comme ça, lâcha Frey en croisant les jambes. Mais ça m’a rendu dingue, quand ton père l’a dit.
— T’inquiète. J’étais juste trop sur le cul pour réagir. Mais t’as toujours été plus vive pour ça.
Un sourire ourla les lèvres de Freyja, qui donna un coup d’épaule à son ami.
— C’est bien, tu commences à capter. Tu me désespères de moins en moins, Ancesteel de Sauvière.
— La ferme, Agou, grogna-t-il en retour avec l’ombre d’un sourire.
Ils partagèrent quelques secondes de silence commun sous le piaillement enthousiaste des moineaux et des merles. Le soleil jouait dans le feuillage naissant des arbres et leur chauffait le dos. Frey regretta presque le contexte de leur réunion sur ce banc. Une part d’elle aurait souhaité que ce soit dans des circonstances moins dramatiques.
— T’en veux à ta mère ?
— Oui et non. Je comprends qu’elle doive obéir aux demandes Représentants. À quoi servirait le Conseil si ses membres peuvent pas le convoquer ? Mais de là à le mettre en place aussi rapidement et en Europe…
— Les Nobles avaient sûrement pas envie de se farcir un voyage trop long.
— Comme d’hab, ils font ce qui les arrange le mieux.
— Comme ta mère est en Suisse, j’imagine que c’est pratique pour elle d’organiser ça sur place aussi. Puis Genève est une ville bien défendue.
Freyja haussa les épaules, décroisa les jambes. L’immobilité forçait son esprit à s’agiter encore plus.
— Peut-être. Mais l’UOM nous attend au tournant. On s’offre littéralement sur un plateau d’argent.
— Kyra a pas agi depuis deux semaines. Ça se trouve, ils ont complètement changé leurs plans. Avec le démantèlement de la branche de Paris, on a mis un coup de pied dans la fourmilière. Zakka sait qu’il est plus que jamais dans notre collimateur et qu’on était à rien de l’arrêter.
— On a quand même pas été assez rapides, marmonna Freyja. En plus, t’avais bien agi en solitaire.
Freyja s’amusa de voir sa taquinerie peindre de rouge les joues de son coéquipier. Après avoir remis les mains dans ses poches comme pour se donner contenance, Jayden ajouta :
— Mon père et son équipe ont bien avancé sur les interrogatoires. On en sait plus sur la division interne de l’UOM. Sur la répartition des branches mondiales. Ils sont pas du tout implantés sur le continent américain.
— J’imagine qu’ils ont pas mal de branches en Asie du Sud ? Comme Shiva vient de là-bas et y a opéré longtemps…
— Oui, Asie du Sud et Centrale. Ensuite, ils ont remonté progressivement vers l’Europe car un paquet des Représentants actuels du Conseil en sont originaires.
Frey acquiesça, tendit les jambes devant elle avant de taper ses chaussures l’une contre l’autre. Ses Doc Martens produisaient un bruit sourd à chaque coup.
— Alors, on fait quoi ? On laisse ma mère et les familles Nobles tenir leur Conseil ? Prendre le risque de s’exposer frontalement à Kyra ?
— Nour, corrigea distraitement Jay avant de grimacer face au regard agacé de son amie. Et, ouais, je crois qu’on a pas le choix. C’est pas deux pauvres Corneilles junior qui vont les faire changer d’avis.
— Ton père devrait pouvoir nous aider. Il doit sûrement être d’accord avec nous.
— Oui, mais, au fond, il est d’accord pour réunir le Conseil et prendre les mesures qui sont nécessaires. Comme il récupère des infos chaque jour sur l’UOM, il préfère avoir l’accord rapide du Conseil sur la suite des événements.
Dépitée, Freyja roula des yeux et ramena les jambes contre sa poitrine. Les grands-mères en face d’eux la dévisagèrent un instant avant de retourner à autre sujet d’observation.
— Donc on se résigne ? grommela-t-elle en calant sa tête sur ses genoux. Et on fait quoi nous ? On reste bloqués ici à attendre de voir si l’UOM compte les attaquer ?
— Non, Frey, lui assura son coéquipier en serrant son épaule. Mon père va voir avec le Conseil pour notre prochain ordre de mission.
— Quoi ?!
Elle s’était redressée si vite que la main de Jayden resta coincée entre le dossier et son dos. Il la retira en grimaçant, gronda aussitôt :
— Laisse-moi finir, bordel !
— Ils vont quand même pas nous sortir du cas Kyra ? Hors de question que j’accepte !
— Freyja, siffla-t-il en haussant la voix. Ils doivent revoir notre ordre de mission pour coller avec ce qui se passe. On nous envoie à Genève au plus tôt.
Son cœur en montagnes russes dans sa poitrine, Frey resta un moment bloquée sur le visage de son coéquipier. Sur ses sourcils froncés par la réaction intempestive de Frey. Ses yeux agacés, sa mâchoire un peu crispée.
Elle relâcha le souffle bloqué dans sa poitrine. Inspira.
— Désolée. OK, on reste sur Kyra. Juste qu’on va suivre d’autres Nobles.
— En soi, on va accompagner les Crommelynck à Genève. Mais on sera là pour protéger le Conseil plus qu’une famille en particulier.
Frey lui coula un regard, grimaça alors qu’il frottait sa main endolorie. Posa la question qui la turlupinait depuis un moment :
— Et les deux freelances ? On en fait quoi ?
— Mon père m’a encore rien dit. Elles en savent beaucoup et sont un atout majeur par rapport à Nour. On l’a vu la dernière fois.
— Ouais, elles l’ont pas convaincu, ricana Freyja avec aigreur.
— Mais, effectivement, elles sont extérieures aux Corbeaux et veulent pas la même chose que nous. Donc à voir comment on pourrait collaborer.
Freyja grommela dans sa barbe. Elle n’était pas favorable à la présence des deux jeunes femmes à Genève. Elle leur reconnaissait leurs ressources, leur témérité et leur ténacité. Mais elle reconnaissait aussi que leurs visions n’étaient pas alignées.
Et si Frey pouvait jeter de l’eau sur les braises avant qu’il n’y ait trop de fumée, elle ne se gênerait pas.




Jayden



Deux jours plus tard, les quatre pseudo-colocataires avaient rassemblé leurs affaires et fait un brin de ménage dans l’appartement des Crommelynck. Informée du changement de mission de ses hôtes, Nadia se proposa pour les emmener à la gare de Liège-Guillemins. Le Représentant de sa famille, en déplacement à l’étranger, avait pris ses dispositions pour se rendre à Genève le jour du Conseil.
Jay fut reconnaissant à Kassandra de meubler le voyage d’une conversation anodine sur la culture locale. Nadia parlait anglais, mais ni Freyja ni Ichika n’avaient l’air de vouloir discuter. La première enroulait le fil de ses écouteurs autour de ses doigts cernés de bagues argentées, l’air morose. La deuxième collait son nez à la fenêtre, les yeux à demi-clos.
Serré à l’arrière de la banquette contre la porte, Jayden décompta les minutes avec impatience. L’atmosphère de cette ville commençait à lui embaumer l’esprit de relents aigres. Il y avait passé trop d’heures à attendre des mauvaises nouvelles.
— Jay, marmonna Frey en retirant un écouteur, ta jambe.
Le pied du jeune homme cessa de frapper le sol de la voiture. Il adressa un regard penaud à sa collègue.
— C’est bientôt fini, soupira-t-elle en rehaussant son sac sur ses genoux.
— Ouais. Désolé.
Freyja se laissa aller contre le cale-tête, lui donna un petit coup de genou.
— Tiens-toi tranquille, c’est tout.
Tout ? Jayden adressa un regard agacé à la jeune femme, mais elle avait déjà rejoint sa musique. Tout ne prenait pas en compte des semaines du jeu du chat et de la souris, l’impression de perdre un peu plus chaque jour, à la fois contre l’UOM et contre soi-même.
Tout ne prenait pas non plus en compte le manque de place à l’arrière de la voiture. La cuisse de Frey contre la sienne. La pointe de ses boucles qui lui chatouillaient le cou.
Jay se tortilla une dernière fois sur le siège, cala son bras sur le rebord. Le ciel couvert lui rendait son humeur.

Alors que le train qui les ramenait à Bruxelles démarrait, Jayden adressa un regard morose aux quais animés. Ils quittaient Liège avec plus de questions que de réponses. Avec plus d’inquiétudes que d’espoirs.
Sans même savoir où se trouvait réellement Nour. Un Corbeau avait été assigné à la surveillance du domicile des Crommelynck, mais ce ne serait qu’un contretemps négligeable si l’assassin de l’UOM décidait de passer à l’action.
Jayden n’était pas en paix avec lui-même. Pas en paix avec cette décision de quitter Liège, de réunir le Conseil. Pas en paix avec cette certitude qu’avaient les Corbeaux sur le coup qu’ils avaient porté à l’UOM en démantelant sa branche française.
Il n’était même pas certain d’être en paix avec Freyja. Sa collègue avait ruminé quand Nicolas leur avait annoncé que les deux freelances devaient les accompagner. D’après lui, elles représentaient un tampon de sécurité entre l’UOM et les Nobles visés. Entre Kyra et des victimes potentielles.
D’après Frey, c’était s’exposer à une éventuelle trahison – comme ça avait déjà eu lieu. Jay grimaça, sonda le visage de la jeune femme. Les yeux clos de Frey et ses traits détendus le déroutèrent. Feignait-elle de dormir ?
Jayden la considéra encore un moment, nota sa respiration lente et en déduit qu’elle s’était vraiment assoupie. Comme quoi, peut-être qu’elle ne se sentait pas si en danger en présence d’Ichika et Kass.
Ou peut-être qu’elle lui faisait suffisamment confiance pour les protéger en cas de besoin. Cette pensée ramena un peu de sérénité parmi ses pensées éparpillées. D’un geste machinal, il agrippa la veste que Frey serrait entre ses bras et la remonta pour la couvrir.
En face, Kassandra lui accorda un petit sourire. Ichika aussi s’était endormie, appuyée contre l’épaule de sa copine. L’espace d’une seconde, Jayden eut un pincement au cœur. De regrets, de curiosité, de jalousie. Cette espèce de tendre sérénité, de douce complicité, qui venait avec une relation romantique lui manquait. Sa dernière histoire sérieuse remontait à deux ans. Son ex l’avait quitté quelques jours avant ses vingt ans.
Un mal pour un bien, lui affirmé Frey à l’époque. Ils se fréquentaient sur les bancs de leur formation de Corneille et sa coéquipière était alors encore plus piquante. Elle n’avait pas exprimé beaucoup de compassion pour Jayden. Notamment car la jeune femme avec qui il était sorti pendant huit mois était une Humaine. Qu’elle ne savait rien des Mutabilis et même rien de ce que faisait réellement Jayden pendant ses cours.
Face à ce manque d’empathie, Jay avait rangé Frey dans la case des personnalités à éviter. À présent, il regrettait de ne pas avoir pris le temps de mieux la connaître avant cette mission Kyra. Son acharnement résonnait en lui, son leadership le fascinait et son discernement rappelait à Jay combien il pouvait encore progresser.

Le ciel s’était découvert en arrivant à Bruxelles. Le quatuor se hâta de rejoindre leur navette pour l’aéroport, traînant derrière eux valises et vestiges liégeois. Ils ne se permirent de souffler réellement qu’une fois installés dans l’avion. Les Corbeaux avaient payé d’avance leurs billets et l’imminence du Conseil ne leur laisserait pas beaucoup de temps pour se préparer sur place.
Freyja ricana quand Jayden se remit à taper du pied, quelques minutes avant le décollage. Il tressaillit quand elle lui saisit la cuisse pour l’obliger à arrêter.
— Désolé, s’étrangla Jayden en poussant sa jambe de côté.
— Ce qui m’inquiète le plus, soupira Frey avec un sourire dépité, c’est que tu bois même pas de café. Tu serais une vraie pille électrique sinon.
— Pour ça que j’évite, grommela-t-il avant de passer une main sur sa nuque raide. Comment on va faire pour le Conseil, bordel.
— Te bile pas pour ça, le morigéna sa coéquipière, nez tourné vers le hublot. On aura tout le temps de se poser la question à Genève.
Jayden fit mourir au bord de ses lèvres le rire désabusé qui l’aurait sans doute secoué. Tout le temps ? Le Conseil se réunissait dans deux jours. Quarante-huit heures pour s’assurer que la sécurité des lieux serait suffisante.
Décidément, il ne comprenait pas le fonctionnement de Freyja. Elle pouvait se mettre à décanter, bouillir, enrager si les choses n’allaient pas en son sens. Et le calme qui l’habitait à présent dépassait Jayden.
Un manque de conscience ? Il ne pouvait pas croire qu’il s’agissait d’une légèreté volontaire. Ce n’était pas le genre de sa partenaire. Une autre option, qui impliquait que Freyja emmagasine en silence ses idées et ses craintes pour soulager ses coéquipiers, lui déplaisait encore plus.
Les tripes en feu, Jay appuya son front contre le siège devant lui. Jamais une mission n’avait été si ardue. Si imprévisible. Les rares fils qu’il avait eu l’impression de tenir en main s’effilochaient entre ses doigts, lui claquaient la peau avec moquerie.
Son arrogance face à Nweka Agou quand elle lui avait proposé de collaborer avec sa fille et Nicolas lui sembla plus ridicule que jamais. L’envie de fuir tout ça, de retrouver un poste avec moins de responsabilités et de chaos, lui titillait l’esprit.
Mais c’était bien trop tard pour faire demi-tour.



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Dernière modification par louji le mer. 21 févr., 2024 8:37 pm, modifié 2 fois.
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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

Moodboards


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J'ai fait des petits moodboards de certains personnages, ça reflète leur aesthetic, certains éléments de leur physique/centres d'intérêt/personnalité/détails... En espérant que ça vous aide un peu à vous visualiser les personnages 😌



Ichika

Ichika.jpg
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Kassandra

Kassandra.jpg
Kassandra.jpg (76.21 Kio) Consulté 626 fois


Jayden

Jayden.jpg
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Freyja

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Kyra

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June

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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

Et ouups j'ai oublié de poster vendredi donc voilà le nouveau chapitre !


Chapitre 14
Éclairés et Conservateurs


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Kassandra



Kass frémissait tandis que l’avion approchait de l’aéroport de Genève. Ce n’était pas sa première virée en Suisse. Elle y avait passé plusieurs étés à travailler pour des standards téléphoniques, dans des hôtels ou des restaurants. Qu’elle soit hyperpolyglotte rendait son profil particulièrement intéressant. En dehors du français, de l’italien et de l’allemand institutionnels, elle maîtrisait l’espagnol et l’anglais. À l’époque, l’étudiante qu’elle était n’avait pas précisé qu’elle parlait au moins six autres langues. Ça aurait commencé à être étonnant.
Kass avait laissé le siège près du hublot pour Ichika, qui se sentait rapidement opprimée si elle n’avait pas un bout d’extérieur à admirer. La jeune femme se pressa contre sa petite-amie pour observer les sommets des Alpes au loin. Ichika grommela contre cet envahissement de son espace personnel avant de caler sa tête contre celle de sa copine.
— Quand on sera à l’hôtel, souffla Kass en lorgnant les monts encore enneigés, j’appelle mes parents.
— Ils te manquent ?
— Un peu. Mais c’est surtout que je voudrais qu’ils s’opposent à la tenue du Conseil.
— Ils en sont capables ? s’étonna Ichika en se redressant.
— Mmh, les Jordana ont toujours eu une certaine influence en Europe de l’ouest. Et puis, mon père est Représentant pour l’Espagne.
Ichika hocha vaguement la tête avant de glisser ses doigts entre ceux de Kassandra. L’atterrissage n’allait pas tarder. Et cette étape lui nouait toujours les entrailles, Kass le savait.
— J’espère que tes parents pourront faire une différence, murmura Ichika en se concentrant sur le marron clair des yeux de Kass plutôt que le paysage qui se rapprochait par le hublot.
— Mes parents et d’autres, acquiesça Kassandra en resserrant sa grippe sur les doigts de sa petite-amie. L’idée est aussi qu’ils fassent jouer leur réseau.
Après un hochement de tête un peu sec, Ichika se blottit contre sa copine. Kass cala sa joue dans le creux de son épaule, entonna une chanson japonaise populaire à voix basse. Par le hublot, les sommets blanchis des Alpes finirent par disparaître.

Un nouveau coup de navette plus tard, le quatuor débarqua sur le parvis de la gare de Genève-Cornavin. Ils s’engouffrèrent sans attendre dans l’un des taxis qui patientait en tête de file, Jayden s’occupant de donner l’adresse de leur hôtel. Les Corbeaux leur avaient réservé des chambres dans un établissement du quartier de la Jonction, à proximité des bureaux qu’ils avaient loués pour la tenue du Conseil.
Serrée sur la banquette arrière à côté d’Ichika, Kass observa les eaux métalliques du Rhône à travers les branchages pas tout à fait garnis des arbres. Après l’environnement très citadin de leur appartement de Liège, ce mélange d’eau et de nature était loin d’être déplaisant.
Le chauffeur ne tarda pas à ralentir sa berline dans le parking d’un hôtel quatre étoiles. Kass haussa un sourcil en considérant la façade contemporaine, alliance de verre et de métal. Ce n’était pas l’établissement le plus luxueux qu’elle ait fréquenté, mais pour loger deux Corneilles et deux freelances en mission, c’était généreux.
Elle plissa les paupières en sortant du véhicule, gênée par les reflets du soleil sur la façade vitrée de l’hôtel. Dans son dos, Freyja régla la course tandis que Jayden s’occupait de sortir les valises. Une fois toutes les affaires récupérées, le quatuor franchit la porte tambour de l’établissement et s’avança au comptoir.
Kassandra prit spontanément les devants. Un large sourire aux lèvres, elle présenta la réservation électronique que leur avaient fournie les Corbeaux avant d’échanger une plaisanterie en français avec l’hôtesse d’accueil. Sur le côté, elle vit les lèvres de Jay s’étirer légèrement. Ichika et Freyja échangèrent un regard perplexe, bloquées par la barrière de la langue.
Ils ne tardèrent pas à se retrouver avec quatre cartes magnétiques, deux pour chaque chambre. Alors qu’ils se serraient dans l’ascenseur à l’odeur diffuse de citron, Kass considéra les deux Corneilles avec curiosité. Pas de chambre séparée. Question de coûts ? Ou ces deux-là partageaient-ils un lit commun sans être gênés ?
Kass se détourna avant qu’ils remarquent son inspection. Pendant leur séjour à Liège, Jay avait dormi sur le canapé pour laisser la deuxième chambre à sa coéquipière. Et s’il y avait toujours une espèce d’entente tacite entre eux, elle ne les avait jamais vus proches physiquement.
La jeune femme retint un sourire quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un chuintement. Il y avait quand même un petit quelque chose entre deux-là. Même si elle ne se serait jamais risquée à le faire remarquer.

Pendant qu’Ichika ouvrait la fenêtre de la chambre pour s’aérer l’esprit, Kass s’autorisa un petit tour à la salle de bains. Elle se rinça le visage, décortiqua son reflet. L’eau avait rougi ses pommettes, apportait un éclat à sa peau. Sans ce voile opaque qui étouffait la lueur habituelle de son regard, Kassandra aurait pu se leurrer sur son état.
Elle adressa une grimace à la jeune femme dans le miroir, lui assura à voix basse qu’elle y arriverait, qu’elle tiendrait la pression de ces quarante-huit heures à venir. Le trouble dans ses iris noisette était toujours présent quand elle éteignit l’interrupteur, mais elle décida de composer avec.
De retour dans la pièce principale, Ichika s’affairait à vider son sac. Elles échangèrent un regard complice tandis que Kass se laissait tomber en étoile sur le lit.
— Je vais téléphoner à mes parents, lança-t-elle en brandissant son portable. Tu voudrais leur parler ?
— Je peux dire bonjour.
Ichika la rejoignit sur le lit lorsque Kass enclencha l’appel. Au moins étaient-ils tous sur le même fuseau horaire. Ça leur facilitait la vie quand il s’agissait de communiquer. Et la tâche était plus simple ici qu’au Japon.
— Je vais parler en anglais, comme ma mère comprend pas le japonais, expliqua Kass alors que les sonneries retentissaient entre elles.
— Pas de soucis.
Enfin, la voix de Damian s’éleva, bourrée de sa chaleur habituelle :
Hola Kassi.
— Salut, papa. Ça te dérange pas qu’on passe en anglais ? Ichika est avec moi.
— Pas du tout, répondit-il dans la langue concernée. Comment vous allez, les filles ?
En temps normal, Kass était toujours d’une franchise spontanée avec ses proches. Mais une part d’elle craignait de dire la vérité à présent. De reconnaître à quel point ces dernières semaines l’avaient chamboulée. Le cocon doré dans lequel elle avait grandi s’était fissuré jour après jour, déconvenue après déconvenue.
— C’est compliqué, s’entendit-elle répondre d’une voix éteinte. On est toujours avec Jayden et Freyja. Les Corbeaux nous ont envoyé à Genève, cette fois.
— Oh, s’étonna Damian d’un ton plus mesuré, Nour a donc quitté Liège ?
— On suppose. On a pas eu de nouvelles d’elle pendant deux semaines. Et, surtout, le Conseil a lieu dans deux jours.
— Quoi ? s’étrangla son père. C’est pas vrai ! On nous a rien dit.
— M’étonne pas, grommela Kassandra avec agacement. C’est les Ancesteel et d’autres familles Conservatrices, celles que l’UOM vise, qui sont à l’origine de la demande. C’est un Conseil restreint. Et c’est pour ça qu’ils ont pu l’organiser si vite.
— Trop vite, se lamenta Damian, en écho aux pensées de sa fille. Ils sont inconscients.
— On pense tous la même chose. Mais Nweka Agou a accepté. Sa propre fille a essayé de la convaincre de laisser tomber. Freyja a pas réussi à la faire changer d’avis.
Un silence de quelques secondes. Ichika interrogea Kass de son regard sombre, mais sa petite-amie la rassura d’un sourire. C’était son père tout craché. Brutalement cesser de parler pendant qu’il réfléchissait.
— Tu voudrais qu’on voie ce qu’on peut faire ? reprit Damian d’un air grave.
— Oui… c’est un peu pour ça que je t’appelais. Avec Ichika, on sait pas quoi faire. Les Corbeaux nous ont proposé de venir, car on commence à connaître Nour. Mais ils nous écouteront jamais.
Après avoir lâché un gros soupir, Damian acquiesça :
— OK, je vais en parler à maman. On va essayer de rassembler d’autres Représentants des Éclairés pour s’opposer au Conseil. Mais je te promets rien, ma chérie. Tu sais qu’on est moins nombreux que les Conservateurs.
— Je sais bien, papa. Mais si déjà maman et toi pouvez prendre la parole…
— Oui, ça peut toujours faire une différence.
Alors que tout le monde plongeait dans un silence d’anticipation, Ichika s’allongea contre sa copine, posa la tête sur son épaule. Kass noua ses doigts libres aux siens. Là, à cet instant, elle n’arrivait plus à être le pilier de leur couple.
Troublée, Kassandra pressa son front contre la tempe d’Ichika. Sa copine lui avait prouvé plus d’une fois, au cours des dernières semaines, qu’elle pouvait prendre le relai. Être assez forte et résiliente pour elles deux. Kass aurait aimé s’engouffrer dans cette certitude. Lâcher toute la pression, pleurer tout son saoul, envisager l’abandon. Mais ç’aurait été injuste, brutal, dévastateur. Une tempête contre l’îlot fragile qu’Ichika s’était construit année après année à ses côtés.
Alors Kassandra s’efforça de garder ses rafales, de contenir la pluie et l’orage. En espérant que cela soit suffisant jusqu’à ce que le ciel brille de nouveau.




Ichika



Le soir était tombé quand le portable de Kass sonna. Ichika, qui s’était installée sur un fauteuil près de la fenêtre, lui adressa un regard d’expectative. Sa copine quitta la chaleur des draps pour récupérer le téléphone sur le bureau.
— Ma mère, lâcha-t-elle dans un souffle avant d’accepter l’appel.
Assise au bord du fauteuil, le corps penché en avant, Ichika serra les dents. Kassandra n’avait pas activé les haut-parleurs, mais son expression amère traduisait sans mal la conversation.
Kass laissa Alba parler en continu pendant une longue minute avant de répondre à son tour. L’espagnol s’envola à toute vitesse entre les deux femmes, offrant peu de chance à Ichika de les comprendre. Elle saisit quelques mots à la volée avant de se résigner. Kassandra lui ferait un compte-rendu.
Crispée par l’attente, Ichika se leva pour entrebâiller la fenêtre qui donnait sur la rue calme. Elle inspira l’air nocturne chargé de l’odeur terreuse de la pluie récente. Accoudée au rebord, elle patienta jusqu’à ce que l’appel prenne fin.
Quelques pas feutrés puis les bras de Kassandra autour de sa taille. Son menton dans le creux de son épaule.
— Mes parents ont rien pu faire, lâcha-t-elle d’un ton déconfit. Ils ont appelé des Corbeaux de leurs connaissances, mais ils sont pas les décisionnaires finaux. Mon père a contacté d’autres Représentants des Éclairés et, pareil, ça a abouti à rien. On est pas assez nombreux par rapport aux Conservateurs.
La poitrine refroidie, aussi bien par l’air frais qui glissait dans ses poumons que par cette annonce, Ichika referma les doigts sur les mains de sa petite-amie. Elle n’était pas réellement surprise, mais cette déconvenue n’en restait pas moins irritante.
— Tu l’as dit à Freyja et Jayden ?
— Pas encore. (Kass soupira, déposa un baiser hâtif dans son cou.) Tu m’accompagnes ?
— Bien sûr.
Une fois chaussées, Ichika et sa copine se rendirent à la porte de la chambre voisine. Kassandra y cogna son poing à trois reprises avant d’abaisser le bras d’un air las. Une exclamation derrière la porte, quelques pas précipités puis le visage de Jayden rougi par l’effort.
Il ne portait qu’un bas de jogging. Ichika haussa un sourcil tandis que Kassandra se figeait.
— Euh, commença Kass d’un ton qui oscillait entre gêne et rire, désolée de vous déranger.
— Jay, qui c’est ? lança la voix de Freyja à l’autre bout de la chambre.
— Les filles, répondit le jeune homme avant de secouer la tête. Vous nous gênez pas.
Comme Kassandra baissait le menton d’un air interrogateur, Jay percuta. Le rouge de ses joues grimpa jusqu’à ses oreilles et il manque trébucher en voulant avancer et reculer en même temps.
— Non, euh, non. On s’entraîne.
Comme Kassandra pinçait les lèvres pour s’empêcher de rire, Ichika se permit un sourire sarcastique.
— On en doute pas.
Jayden afficha une moue consternée, pivota à moitié pour qu’elles puissent voir le reste de la pièce. Plantée entre le lit et le bureau, Freyja jouait avec sa lame en céramique.
— On se prépare, au cas où, ajouta Jay d’un ton penaud.
— Vous avez rien de plus pratique qu’une chambre d’hôtel ? marmonna Ichika en croisant les bras, perplexe.
— On a déjà demandé une salle d’entraînement, répondit Frey en remontant le petit couloir dans leur direction. Mais on nous a dit que ce serait pas avant demain.
Ichika lorgna la Corneille, nota ses cheveux tirés en chignon, son assortiment de legging et t-shirt serré. Ils s’entraînaient bel et bien, à la nuit tombée, dans une petite chambre d’hôtel. Définitivement un drôle de duo.
— Bon, fit Kass avec l’ombre d’un sourire aux lèvres, on vous laisse alors. Essayez, euh, de pas faire trop de bruits. Les murs sont fins.
Alors qu’Ichika roulait des yeux et que Jayden se décomposait, Freyja ricana. Elle tapota ses onglets vernis sur le plat de sa lame.
— T’inquiète, on va être discrets.
— J’en doute pas, souffla Kassandra avant de rire franchement face au sourire entendu que lui avait retourné Frey.
Ichika prit sa copine par le bras pour la ramener à leur chambre avant qu’elle se lance avec Freyja sur une conversation de sous-entendus qui ne manqueraient pas d’envoyer Jayden dans un puits d’embarras.
— T’es pas possible, soupira Ichika en déverrouillant l’accès à leur suite.
— T’as vu la tête de Jay ? Il est mignon.
— Il me fait de la peine.
Comme Ichika retirait ses chaussures, appuyée au mur, Kassandra glissa une main sur sa joue. Ichika devina le sourire de sa petite-amie dans la pénombre de la chambre, sentit son ventre se nouer.
— On peut faire certaines choses discrètement, nous aussi.
Ichika sourit, embrassa les doigts qui s’attardaient sur sa joue. Puis les repoussa en douceur.
— Désolée, Kass, mais… je suis trop stressée.
Sa petite-amie se rapprocha d’elle pour l’étreindre et lui caresser le dos.
— Pas grave. On peut toujours se faire un câlin de soutien émotionnel.
Rassurée, Ichika s’esclaffa avant de lui rendre la pareille.
— Je suis pas contre.
Alors qu’elles se dirigeaient vers le lit pour s’y blottir, un choc retentit de l’autre côté du mur. Elles échangèrent un regard complice, éclatèrent de rire.
— J’ose pas imaginer s’ils étaient vraiment en train de faire des trucs.
— M’en parle pas, marmonna Ichika en se glissant sous la couette.
La chaleur des draps et du corps de Kassandra blotti contre le sien ne tardèrent à dénouer ses entrailles, à détendre ses muscles et à apaiser sa respiration. Avant même d’avoir songé à serrer sa petite-amie dans ses bras, Ichika s’était endormie.




Freyja



Freyja se leva tôt. Plus tôt que son coéquipier. Jayden marmonnait encore dans son sommeil, dangereusement proche du rebord du matelas, quand elle s’extirpa des draps. La veille au soir, ils avaient tiré chacun le sommier d’un côté, soulagés de constater qu’il s’agissait de deux lits simples accolés.
Dans d’autres circonstances, ils n’auraient pas été gênés de partager un couchage le temps d’une nuit. Mais il y avait ces gestes, ces regards, ces silences pleins de sens qui rendaient les choses un peu différentes dernièrement. Cette mission Kyra avait fait ressortir leurs différends plus que jamais, mais aussi d’autres choses.
Freyja n’était décidée à poser un mot dessus. Elle préférait se concentrer sur le primordial, le plus urgent, le plus inquiétant. Des hormones troublées pouvaient bien attendre qu’ils aient capturé un assassin.

Après un petit-déjeuner complet dans la salle de restaurant de l’hôtel, elle remonta se changer dans la chambre. Jay n’avait toujours pas émergé. Elle hésita une seconde à le secouer par l’épaule avant de se résigner. Dans le couloir, elle donna deux coups rapides contre la porte des filles, sans y aller trop fort. Kassandra était plutôt du genre marmotte, mais sa copine…
— Salut.
Frey sourit, rendit son regard à Ichika. Elle devait être levée depuis un moment déjà, car elle avait l’air alerte. Et, à en croire ses vêtements de sport, leurs esprits s’étaient rencontrés.
— Je vais courir, annonça Freyja du tac-au-tac. Tu veux venir avec moi ?
— Volontiers.
Elles échangèrent quelques paroles dans l’ascenseur avant de se taire pour apprécier la fraîcheur matinale. D’un commun accord, elles remontèrent un dédale de ruelles pour rejoindre les berges du Rhône. Le soleil jouait avec la surface métallique du fleuve, faisait luire les façades de maisons et d’immeubles à moitié cachées entre les sous-bois.
— On rencontre le responsable de la sécurité du Conseil en fin de matinée, lui apprit Frey après quelques minutes de course. Voir s’il pense la même chose que nous.
— Que c’est complètement inconscient ? grogna Ichika d’un ton excédé.
— Notamment. Et, comme le Conseil risque de bien se dérouler, voir comment on peut limiter la casse.
À ces mots, Ichika secoua la tête. Frey l’observa de biais, estima justifié son air blasé. Elle n’aborda plus le sujet de toute la course, concentrée sur l’impact de l’asphalte sous ses baskets.

Joseph Anderson leur avait donné directement rendez-vous dans le bâtiment où se tiendrait le conseil le lendemain. Freyja sonda les environs, secondée par un Jayden tout aussi observateur. L’immeuble d’une trentaine d’année s’élevait au milieu de deux autres bâtiments anonymes. Le Conseil avait directement réservé les locaux auprès d’une agence de gestion locative de Genève.
Le bâtiment disposait d’une entrée principale qui ne se déverrouillait qu’avec une clé magnétique ou un code. En faisant le tour, ils surprirent deux Corbeaux en pause cigarette. L’arrière donnait sur une terrasse entourée de massifs de fleurs plus ou moins entretenus. Les Corbeaux étaient sortis par une porte secondaire, protégée également par un digicode.
Après s’être excusés auprès de leurs collègues, Frey et Jayden retournèrent à l’entrée principale, où ils tapèrent le code que leur avait fourni Joseph. Derrière un comptoir patientait une jeune femme qui plissa des yeux méfiants.
— Déclinez vos noms et la raison de votre visite. (Elle appuya son regard sur Jay.) Et vos pouvoirs.
— Freyja Agou, Corneille matricule CO20141, je viens voir M. Anderson. Capacité chimique de désintégration moléculaire.
— Jayden Ancesteel de Sauvière, matricule CO20142, je suis ici pour la même raison. Bi-Pourvu, j’ai des facultés psioniques et un don de magnétisme.
La jeune femme, sûrement une Mutabilis capable de détecter les pouvoirs à l’instar des Girandeau, hocha la tête. Elle trifouilla dans les casiers du bureau pour en extirper deux badges nominatifs à glisser autour de leur cou.
— M. Anderson vous attend au premier étage, deuxième porte sur la droite.
Ils prirent sans attendre la direction des escaliers. L’immeuble comptait quatre étages, dont le dernier accueillait une grande salle de réunion. Là où se tiendrait le Conseil.
Freyja soupira en atteignant le premier, retint son ami par le bras.
— Pas d’esclandre, hein ?
— Mais non, grommela-t-il en croisant les bras. Promis, je serai sage.
— Plus sage qu’à Paris ? souffla Freyja avec une moue taquine. Et qu’à Liège ? Ou même qu’à Londres ?
Le jeune homme roula des yeux, mais n’émit aucune remarque. Satisfaite, Frey lui asséna un coup inoffensif sur l’épaule avant de frapper à la porte.
— Entrez.
Freyja précéda son collègue dans la petite salle de réunion. La pièce ne comportait qu’une fenêtre, une plante superficielle en pot, une table pour six et le nombre de chaises équivalent. Un homme d’une cinquantaine d’année au visage sévère les accueillit en se levant.
— Freyja, Jayden, bonjour. Asseyez-vous, je vous en prie.
Ils s’exécutèrent avec raideur, peu habitués à tant de formalité. Joseph Anderson, avec son costume bien repassé et ses cheveux bien coiffés, ressemblait plus à un homme d’affaires qu’à l’un des principaux acteurs de la sécurité Mutabilis.
Son accent lui venait du Canada, pays d’origine de sa famille. Mais l’homme avait passé plus de temps dans le reste du monde, au rythme des Conseils et des déplacements de personnalités importantes. Freyja le connaissait déjà avant cette rencontre, puisqu’il avait accompagné Nweka depuis sa prise de fonction à la tête du Conseil.
— Si vous êtes ici pour tenter de me convaincre d’annuler le Conseil, sachez que je n’en ai ni le pouvoir ni le désir. Mon métier est de faire en sorte que ça se déroule de la meilleure des façons. Et mon avis réside du côté de Mme Agou. Il y a urgence et il faut la traiter.
Comme les deux Corneilles en face de lui ne faisaient pas mine de répliquer, malgré des visages manifestement crispés, il esquissa l’ombre d’un sourire.
— Bien. Je suis ravi de constater que Mme Agou et Nicolas n’ont pas manqué de flair vous concernant.
Frey acquiesça avec sérieux tandis que Jayden se mettait à taper du pied sous la table. Toujours aussi nerveux lors des réunions, celui-là.
— Je ne vais pas vous mentir, poursuivit Joseph en triturant distraitement un tas de feuilles volantes devant lui, nous manquons de forces. Nous avons rapatrié la plupart des Corbeaux suisses à Genève. Des bureaux de France, d’Italie et d’Allemagne nous en ont envoyés également. Mais on ne peut pas dépouiller les territoires de toute présence Mutabilis.
— Le capitaine Corbeau suisse est déjà arrivé ? s’enquit Frey.
— Oui, hier. Il est bien occupé, comme moi, à gérer l’organisation de ce Conseil.
Ils hochèrent la tête de concert avec Jayden. Joseph était une Corneille, comme eux, vouée à se déplacer au gré des besoins des grandes instances Mutabilis. Un capitaine des Corbeaux avait le rôle pas moins important de gérer ses officiers à l’échelle d’un pays. Une centaine environ travaillait à travers le monde et rendait leurs comptes au commandant, plus haut-gradé des Corbeaux.
— Deux profils comme les vôtres sont très intéressants, ajouta Joseph en les étudiant tour à tour. Vous êtes habitués à traiter les situations d’urgence ou qui nécessitent une intervention plus offensive.
Frey nota que, comme souvent, le regard de son interlocuteur finissait toujours par peser plus fort sur son ami. Peut-être pour ça que Jay finissait dans des états pas possibles après une réunion formelle.
— Jayden, si mes rapports sont bons, ton magnétisme bloque les champs électriques de Kyra ?
— O-Oui, croassa-t-il en se raidissant sur sa chaise.
— Si, en plus, tu arrives à entrer en contact avec lui, son épiderme impénétrable ne pourra rien faire contre tes illusions mentales.
Jayden le savait parfaitement, Frey aussi. Encore fallait-il que le jeune homme accepte de poser les mains sur l’enfant afin de le rendre inoffensif.
— Oui, crut bon d’ajouter Jay comme le silence s’éternisait.
Joseph acquiesça, sans vraiment laisser transparaître du soulagement. Peut-être un peu de satisfaction, mais pas de soulagement. Jayden et Freyja ne seraient jamais assez face à la menace de l’UOM.
— Au fait, lâcha Freyja en pianotant sur la table, il faut qu’on vous parle de Kassandra et Ichika.
— Qui ça ?




Jayden



Jayden ne put s’empêcher de grimacer quand Joseph Anderson les questionna sur l’identité de Kass et Ichika. Nicolas avait donné son accord pour qu’elles les accompagnent à Genève, mais peut-être l’information n’avait-elle pas remonté toutes les strates.
— Kassandra Jordana Martín et Ichika Juko, précisa Freyja. Deux Mutabilis qui travaillent en freelance pour la communauté japonaise. Elles sont arrivées en Europe au début de l’année et, par le biais de la mère de Kyra, elles ont été tenues au courant de toute l’affaire.
Un muscle tressauta dans la joue de Joseph Anderson. Alors que ses yeux se couvaient d’orage, il répondit d’un ton sourd :
— Oui, j’en ai entendu parler. Elles et les Jordana nous ont mis des bâtons dans les roues quand nous avons appris l’existence d’Amel Zahab.
— Encore aujourd’hui, avança Freyja avec lassitude, elles refusent de nous dire où est passée la mère de Kyra.
— Elles la protègent, expliqua Jayden, mais ses interlocuteurs le prirent comme une évidence et non pas comme une justification.
— Eh bien ? les interrogea Joseph d’une voix nerveuse. Ces jeunes femmes sont où, à présent ?
— Ici, dans la même hôtel que nous.
Joseph Anderson haussa un sourcil à l’attention de Freyja avant de se gratter la joue. Le muscle tressautait toujours sous la pulpe de ses doigts.
— Elles vont nous poser problème ?
Comme Jayden ouvrait la bouche, Frey le devança à brûle-pourpoint :
— Tant qu’elles entrent pas dans le bâtiment du Conseil, non. On a accepté de les emmener avec nous, car si nous entrons en contact avec Kyra avant, elles pourraient être utiles.
Une brûlure dans le ventre de Jay. Il aurait voulu en dire plus, mieux, sur ces deux Mutabilis qu’ils côtoyaient depuis plusieurs semaines à présent. Ichika et Kassandra ne se résumaient pas à une zone tampon entre les Corneilles et Kyra. Elles étaient celles qui pouvaient ramener Nour, l’enfant arrachée à sa famille, de l’étreinte cruelle de l’UOM.
— Dans ce cas, nous n’avons qu’à respecter cela, conclut Joseph sans grand entrain. Ces demoiselles peuvent rester à Genève, tant qu’elles n’entrent pas en contact avec le Conseil.
— Très bien, souffla Frey en écrasant le pied de Jayden sous la table avant qu’il puisse protester.
Sous l’impact du coup, physique et psychologique, que venait de lui asséner sa coéquipière, Jay gronda entre ses dents. Joseph releva le nez de ses documents, plissa les paupières.
— Un problème, Jayden ?
— Elles peuvent être plus utiles que ça, contra-t-il avec humeur. Ichika a le don rare de la manipulation du sang. Elle peut aussi efficace que nous sur le terrain.
— Sûrement pas, soupira Frey d’un ton assuré avant de préciser : elle est pas entraînée.
— Et Kassandra, poursuivit Jayden en confrontant sa collègue du regard, est une diplomate en or. Vous passez à côté de précieuses compétences.
— Je préfère des compétences que je connais et que je peux maîtriser, répondit tranquillement Joseph. Je suis navré, Jayden, mais nous allons en rester là concernant ces jeunes femmes. Qui plus est, les Jordana se sont ouvertement opposés à la tenue du Conseil hier. J’ai eu quelques Représentants qui se plaignaient que ce Conseil restreint s’ébruite de plus en plus.
Comme il savait pertinemment que Kass était à l’origine de ça, Jay serra les dents pour se contenir. Il comprenait que la jeune femme ait joué toutes ses cartes en main, même si leur sort était connu d’avance : jamais les Représentants rassemblés aujourd’hui, tous Conservateurs, n’accepteraient les remarques d’une famille connue pour son soutien aux Éclairés. Ce parti s’engageait pour une révélation au monde entier de l’espèce Mutabilis en croyant à une paisible symbiose.
La majorité des Représentants, Conservateurs ou de l’Union Mutabilis, leur riait au nez. Même les Mutabilis appartenant à l’UM, avides de justice et de reconnaissance, préféraient garder leurs secrets bien au chaud.
— Puisque je mentionne les Représentants, embraya Joseph avec un pli au front, j’ai personnellement une interrogation sur l’un d’entre eux. Il nous a fait part de son désir d’être présent au Conseil, même s’il n’habite pas l’Europe et n’est pas directement concerné.
— Qui ça ?
— Amar Jindal. Représentant de la famille indienne du même nom. Ils ont appuyé leur présence à ce Conseil en affirmant que l’UOM est en partie née à cause d’eux et qu’ils veulent nous aider au maximum.
Jayden, qui s’efforçait de calmer sa frustration, marmonna :
— Ils font partie de l’UM, du coup ? Et c’est parce que Shiva est originaire d’Inde qu’ils se sentent responsables ? C’est un peu vague, non ? Il y a des milliers de Mutabilis dans le pays, pourquoi eux, spécifiquement ?
— C’est la deuxième famille indienne la plus influente, souffla Frey autant pour elle-même que pour ses interlocuteurs. Après les Goel. Ils sont aussi très généreux pour le Conseil, ce qui est un atout des Nobles Conservateurs, en temps normal.
— C’est aussi pour cette raison que refuser leur présence est délicate, expliqua Joseph en passant un doigt sur le pli qui scindait son front.
— Ils sont riches à ce point ?
— Détenteurs de capitaux dans plusieurs entreprises internationales, précisa l’homme. Mais, oui, ils continuent de tenir position du côté de l’UM et c’est ce qui me taraude. Alors, dans le doute, j’aimerais que l’on garde à l’œil ce Représentant.
— On peut s’en occuper, lui assura Frey en hochant la tête.
— J’ai déjà une Corneille sur le sujet. Mais des yeux en plus ne seront pas de trop demain.
Convaincus par les doutes de Joseph, Jayden et sa collègue acquiescèrent. Comme plus personne ne pipait mot, Joseph se leva. Le raclement de la chaise titilla les nerfs déjà à vif de Jay.
— Freyja, Jayden, je vous remercie.
Comme Jay tendait la main par réflexe pour le saluer, Joseph lui adressa un sourire penaud.
— Jeune homme, je vais éviter de vous toucher.
Mortifié, Jayden retira sa main avant de la serrer contre son flanc sans trop savoir quoi faire de ce bras et de son embarras. Freyja se retint de rire jusque dans le couloir, où elle laissa son ricanement glisser sur ses lèvres.
— Jay, sérieux. T’as vraiment voulu serrer la main à un Mutabilis qui peut quasiment te tuer rien qu’en te touchant ?
— Exagère pas, il coupe juste nos pouvoirs, grommela le jeune homme, vexé.
— Pour moi, ce serait comme mourir. Se retrouver complètement impuissants, Dépourvus… comme des Humains.
Jayden laissa planer la remarque alors qu’ils descendaient les escaliers. Les Anderson, originaires du Canada, était effectivement l’une des rares familles capables d’annihilation. Un pouvoir crucial pour des instances comme les Corneilles ou les Corbeaux.
Tandis qu’ils saluaient la jeune femme à l’accueil, Jay observa sa paume de main. Rien qu’un contact entre épidermes pouvait causer tant de dégâts. Lui-même implantait une confusion mentale née d’illusions et d’images intrusives chez ses ennemis. Un échange entre cerveaux rendu possible par les gênes si particuliers des Mutabilis.
Des gênes encore protégés, incompris, car leur espèce avait su se cacher de son cousin Sapiens. L’air lui sembla piquant quand ils sortirent du bâtiment. Les Humains. Beaucoup de Mutabilis les méprisaient. Méprisaient les leurs quand leur sang se diluait à travers les générations et perdait le précieux code génétique qui les rendait différents.
L’un des champs de bataille des Conservateurs, cette pureté du sang. Depuis des milliers d’années, ils se battaient pour éviter de croiser leurs lignées avec celles des Sapiens. Calculaient pour conserver les pouvoirs qui les rendaient, d’après eux, supérieurs aux Humains.
Un goût de bile dans sa gorge. Faisant signe à Freyja de continuer sans lui, Jayden s’appuya contre un lampadaire. Cette supériorité qu’affichaient les Nobles l’avait toujours mis mal à l’aise. En même temps, il avait conscience de ses propres privilèges : Jay était Bi-Pourvu et issu de la plus grande famille Noble britannique.
Que serait-il advenu de sa vie s’il était né Dépourvu ? Les Ancesteel l’auraient sûrement encore moins accepté qu’aujourd’hui. Son père ne l’aurait jamais emmené sur la voie des Corneilles.
Perdu, indécis, perclus de pensées contradictoires, de la contradiction même de leur espèce, Jayden se laissa choir sur un banc. Il y resta jusqu’à ce que le temps se couvre et l’oblige à se mettre à l’abri. La pluie ne lava en rien son cœur embrouillé.



Suite
Dernière modification par louji le dim. 04 févr., 2024 10:03 am, modifié 1 fois.
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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

Ça va commencer à s'accélérer :D


Chapitre 15
Lumières et Représentants


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Kassandra



Ichika était déjà partie quand Kassandra ouvrit péniblement les yeux. L’angoisse du Conseil imminent l’ayant rendu insomniaque, elle ne s’était assoupie qu’à une heure avancée de la nuit.
L’esprit cotonneux, elle récupéra le message griffonné par sa copine sur le bloc-note du bureau. Ichika lui expliquait qu’elle s’était levée tôt pour courir avec Freyja en suivant le même itinéraire que la veille. Kass repoussa le mot avec un sourire vague. Elle n’était pas bien surprise que ces deux-là gèrent leur stress en activant leur corps.
Après avoir avalé un grand verre d’eau, Kass traîna les pieds jusqu’à la salle de bains. Elle s’efforça de ne pas mettre le jet de la douche trop chaud pour stimuler un peu son corps. Une fois habillée et maquillée, elle récupéra son sac à main et quitta la chambre. Dans le couloir, elle lorgna la porte des Corneilles d’un air hésitant. Avant de se laisser la possibilité de changer d’avis, Kassandra franchit les deux mètres qui séparaient les pièces et frappa.
Pourvu que Jayden ne soit pas déjà parti. L’idée de petit-déjeuner seule, à quelques heures du Conseil, lui coupait l’appétit. Elle avait besoin de voir des gens, de discuter, de se rassurer.
— Kass, salut.
La jeune femme retint un soupir de soulagement, rendit à Jay son sourire avenant. Elle avait remarqué que lorsqu’ils étaient que tous les deux, il employait spontanément le français. Peut-être était-il soulagé de pratiquer sa deuxième langue maternelle au milieu de l’anglais institutionnel et universel.
— Bonjour, je te dérange pas ?
— Non, non, du tout, la rassura-t-il en frottant son visage ensommeillé.
À en croire les cercles violacés sous ses yeux, Jay n’avait pas beaucoup plus dormi qu’elle.
— Frey est partie ?
— Oui, avec Ichika, y’a plus d’une heure déjà. (Jayden nota qu’elle était habillée comme pour sortir, l’interrogea : ) Tu allais quelque part ?
— J’allais te proposer de petit-déjeuner dehors. Si tu as pas encore mangé.
— Non, pas encore.
Le jeune homme avisa ses vêtements froissés, grimaça.
— Je me change et j’arrive. À tout de suite.
Kass se demanda distraitement s’il changeait d’apparence seulement parce qu’elle était elle-même bien apprêtée. Quand la porte se rouvrit, il avait enfilé une tenue propre et arrangé ses cheveux. Il ne faisait pas assez froid pour qu’il sorte son habituel bonnet gris, mais Jay s’était vêtu de sa veste en cuir.
— J’ai repéré un café à cinq minutes à pied, l’informa Kass alors qu’ils de dirigeaient vers l’ascenseur.
— Très bien.
À la sortie de l’hôtel, Kass se félicita d’avoir glissé un parapluie dans son sac. Il ne pleuvait pas encore, mais le gris anthracite qui les surplombait était chargé d’une promesse orageuse. Son portable à la main pour les guider, Kassandra remonta les rues du quartier de la Jonction jusqu’aux berges du Rhône. Ils restèrent un moment à contempler ses eaux calmes, appuyés à la balustrade.
— Ça me rappelle Lyon, souffla le jeune homme avec un demi-sourire. Je passais du temps sur les quais du Rhône avec mes potes.
— T’as grandi là-bas ?
— Ouais, jusqu’à la fin du lycée. (Il inspira un grand coup l’air chargé d’humidité, sembla s’apaiser un chouïa.) Après, j’ai rejoint la formation des Corneilles.
Kassandra quitta le fleuve des yeux à son tour, leva le nez vers la butte qui se dressait de l’autre côté. À l’ouest, des hôtels particuliers émergeaient entre les arbres. Kass observa la circulation, songea à tous ces gens qui partaient travailler, s’occuper de leur famille ou passer un moment rien qu’à eux. Son petit appartement de Fukuoka ne lui avait jamais autant manqué. Elle aurait voulu se blottir avec Ichika sur leur minuscule balcon pour regarder le soleil se coucher. L’entendre râler depuis le salon, alors qu’elle estimait le budget dont elles auraient besoin pour finir le mois.
Son esprit à l’autre bout du monde et son corps planté contre une balustrade, Kassandra faillit ne pas remarquer la silhouette sur le pont qui enjambait le Rhône. Elle ne la repéra au milieu des autres passants qu’en raison de sa taille. C’était définitivement un enfant, mais contrairement aux autres, il n’était pas accompagné.
Kassandra serra les mains autour de la rambarde, plissa les yeux. Il y avait des milliers d’habitants à Genève. Ça pouvait être un collégien en retard. Un enfant qui rejoignait l’un de ses parents à l’autre bout du pont. Par précaution, Kass attendit que la silhouette descende entièrement la passerelle. Un bloc de béton l’empêcha de voir la direction qu’elle prit ensuite.
— Jay, souffla-t-elle en lui agrippant la manche. Euh, tu vas sûrement me croire folle, mais…
Quand la silhouette finit par dépasser le bloc de béton en avançant dans leur direction, la gorge de Kassandra se noua. Elle ne pouvait rien reconnaître d’aussi loin, d’autant plus que l’enfant portait des vêtements larges dont un sweat à capuche. Mais c’était la démarche. Elle aurait pu l’associer à celle d’un adulte un peu pressé, sûr de lui, qui n’aurait pas manqué de fusiller du regard le moindre passant en travers de son chemin.
Une drôle de démarche pour un enfant.
— Là, regarde, indiqua-t-elle à Jayden, qui attendait toujours sa remarque.
Non doté d’une potentielle vision décuplée, comme pouvaient l’être certains Mutabilis, Jay dut plisser les yeux tout autant qu’elle. La faible luminosité de ce temps couvert n’aidait pas.
— Nour, tu crois ? murmura-t-il d’un ton crispé.
Incertaine, Kassandra ne put que hausser les épaules et assister à l’avancée inexorable de l’enfant. À ses côtés, Jayden se redressa, sortit les mains de sa veste en cuir et les maintint le long de son corps. Prêt à agir si nécessaire. Kass croisa son regard, fut soulagée d’y trouver un miroir de ses doutes et de ses craintes. Si c’était bien Nour, l’UOM n’avait pas mis longtemps avant d’envoyer son assassin sur les traces du Conseil.
Combien d’autres partisans étaient sur place ? Quels ordres leur avait-on donné ?
— Il approche, gronda Jayden à voix basse, manifestement tendu.
De nervosité, Kassandra glissa un bras dans son sac à main, n’y trouva rien d’utile en dehors de son portefeuille et de son parapluie. À cet instant, elle prit conscience avec un certain malaise du nombre d’accessoires métalliques qu’elle portait sur elle. Si jamais Jay activait son magnétisme à côté d’elle…
— C’est elle, lâcha Jayden d’un ton étouffé.
Kass revint à son corps, à son bras plongé dans son sac et à l’autre agrippé à la balustrade. À la tension qui s’était installée entre ses omoplates. À une trentaine de mètres, l’enfant avait ralenti le pas, conscient des regards d’appréhension qui pesaient sur lui.
— Prépare-toi à courir, lui intima Jayden en levant les mains.
Le cœur de Kassandra lui remonta dans la trachée. Alors que l’enfant reprenait son chemin d’un pas toujours plus assuré, elle s’empara du bras de Jay pour le baisser.
— Le Nomos, siffla-t-elle à voix basse, les yeux écarquillés. Jayden, on est en pleine ville.
— Je sais, s’étrangla le jeune homme en retour, de plus en plus pâle.
Ils se turent à l’approche de Nour. L’assassin de l’UOM ralentit la cadence lorsqu’elle ne fut plus qu’à une dizaine de mètres. Alors, elle leva les mains avec douceur pour signifier qu’elle ne tenterait rien et abaissa sa capuche. Ses cheveux, autrefois coupés à ras, avaient poussé en minuscules bouclettes brunes.
Quant à ses grands yeux, ils étaient toujours bourrés de questions sans réponse, d’espoirs incertains et d’incertitude brûlante.
Comme Kass et Jay restaient immobiles, préférant la laisser exprimer ses intentions, elle avança de quelques pas. Une fois certaine qu’elle pouvait être entendue, Nour déclara :
— Je vous ai sentis. (Ses lèvres s’étirèrent en sourire timide quand elle s’attarda sur Jay.) Tu brilles toujours autant.
Kass jeta un œil à son compagnon avant de revenir à la jeune fille. Elle exprimait sûrement sa capacité à détecter les autres Mutabilis. Après l’intervention de Nour à Liège, Kass avait interrogé Jayden au sujet des lumières. Le pouvoir de détection avait toujours été compliqué à expliquer, même pour ceux qui le maîtrisaient. Au fil des siècles, les témoignages parlaient de sensation de tiraillement, de lumières qui clignotaient à l’orée de l’esprit, même parfois de sons diffus.
Les Bi-Pourvus comme Jayden devaient tirer plus fort sur la corde sensible des Mutabilis détecteurs.
— Nour, la salua Kass après quelques secondes. On est contents de te revoir.
— Kassandra. (L’enfant inclina le menton, fouilla les berges autour d’eux.) Ichika et la fille-qui-fait-peur sont pas là ?
— Elles sont ailleurs, répondit Jayden, dont les mains étaient retombées en signe de paix.
— Tant mieux. (Nour tangua d’un pied à l’autre, visiblement confuse.) Vous savez sûrement pourquoi je suis là.
— Pour le Conseil, acquiesça Jay d’un air sombre. Tu comptes faire du mal aux gens, Nour ? Encore éteindre les lumières ?
— Je dois le faire, assura Nour machinalement. Je dois le faire pour Zakka et Shiva.
— Shiva ? releva Jayden en faisant un pas dans sa direction. Shiva est venue avec vous ?
— Non. (Nour toisa Jay, plissa les lèvres avant d’ajouter d’une voix qui sembla lui piquer la langue : ) Mais elle est là.
Kassandra n’aurait pas cru pouvoir se raidir encore, mais elle avait tort. Devant elle, Jayden resta figé durant quelques battements de cœur. Puis il leva les mains. Brutalement. Kass ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise quand son sac lui échappa des mains, son collier et ses boucles d’oreilles la tirant douloureusement. En face, Nour poussa une exclamation furieuse. Attristée.
Elle prit la fuite sans même chercher l’affrontement.




Ichika



Avec Freyja, elles avaient couru beaucoup moins longtemps que d’habitude. D’un commun accord, elles avaient directement rejoint les lieux du Conseil et assisté aux premiers va-et-vient des Corbeaux.
On avait interdit à Ichika l’accès au bâtiment du Conseil. Pourtant déterminée à se montrer utile, elle s’était installée à un angle de rue proche. Calée contre un muret gagné par le lierre, la jeune femme surveillait les passants.
Ichika grattait les petites peaux autour de ses ongles tandis que les Représentants arrivaient au compte-goutte. Les écriteaux des taxis se succédaient. La plupart des Mutabilis des grandes familles étaient venus seuls, mais certains se présentèrent avec des membres de leur famille ou un proche conseiller. La jeune femme ne put s’empêcher de grimacer avec consternation en apercevant une femme accompagnée d’un jeune enfant de quelques années. Les Représentants devaient être au courant pour les tensions qui planaient sur ce Conseil. Comment pouvaient-ils prendre le risque d’exposer les plus jeunes d’entre eux ?
Bloquée par le périmètre de sécurité que formaient les Corbeaux autour du bâtiment, Ichika rongea son frein. Elle n’expira de soulagement que lorsque la silhouette de Frey se dessina près de l’entrée. Si ses vêtements sombres lui permettaient de se fondre dans la foule, ses cheveux parme et argenté détonaient. Ichika remarqua les têtes qui se tournèrent au passage de sa partenaire, se rappela quel rôle tenait Frey pour la cheffe du Conseil.
D’un pas assuré, Freyja la rejoignit près du muret. Ses traits crispés en paraissaient plus durs que d’habitude.
— Ma mère est déjà arrivée, souffla-t-elle d’une voix qui lui sembla étouffée. Elle se prépare avec ses conseillers. M. Anderson ne la quitte pas d’une semelle, heureusement.
— L’annihilateur ?
— Lui-même.
Un frisson remonta le dos d’Ichika. La sueur qui refroidissait sous sa tenue de sport. Ou l’idée d’être privée d’une part de son être.
— Tu as des nouvelles de Jayden ou Kassandra ?
— Pas spécialement. Peut-être qu’ils dorment encore.
— Jay, juste avant le Conseil ? S’il dort encore, c’est parce qu’il a fait une insomnie.
La remarque était moins sèche que d’habitude. Ichika étudia le visage de Frey, ne sut poser un mot sur le trouble qui habitait à la fois son regard et ses traits.
— On devrait aller les retrouver et nous changer, soupira Freyja en tirant sur sa veste légère de running.
Avant que les jeunes femmes puissent s’éloigner dans la rue, une berline noire avec un écriteau de taxi ralentit à leur hauteur. La fenêtre de la portière arrière s’abaissa pour révéler un visage pâle.
— M. Ancesteel, le salua Freyja d’une voix aussi froide que l’expression du patriarche.
— Mlle Agou. (Ichika se crispa quand les iris bleu glissèrent sur elle avant de l’ignorer aussitôt.) Jayden n’est pas avec toi ?
— Non. Nous allions le retrouver, justement.
Freyja se pencha en avant comme pour voir ce qui se cachait dans l’ombre de l’habitacle.
— Vous êtes venu seul ?
— Oui. James, Louise et June sont restés au manoir. Si nous devons périr de la main d’un enfant à cause de l’incompétence des Corbeaux, je préfère encore que le reste de la famille soit en sécurité.
Ichika devina la tension dans la mâchoire crispée de Freyja. Elle n’en fut que plus étonnée quand sa partenaire répondit d’une voix égale :
— Je vois que Jayden n’est toujours pas un membre de votre famille. En tout cas, nous pouvons compter sur lui pour arrêter Kyra.
— Je l’espère, ricana l’homme à travers la fenêtre. Aux dernières nouvelles, il a lamentablement échoué, n’est-ce pas ? (Comme Frey restait silencieuse, les yeux plein d’éclairs courroucés, il enchaîna rudement : ) Ça ne t’exaspère pas, Mlle Agou ? Que la Corneille qui te seconde au classement soit un incapable idéaliste ?
— Des valeurs sont toujours précieuses, quand elles sont bien entretenues, contra Freyja sans ciller. Je ne nie pas qu’il se laisse trop emporter par ses idées et son cœur. Mais il est loin d’être aussi naïf et incapable que vous le croyez.
Pour signifier que la conversation était terminée, Freyja adressa un sourire glacial à l’homme avant de reprendre son chemin. Ichika dévisagea celui qui était le grand-père de Jay encore un instant avant de la suivre. Elle était rassurée de constater ô combien des gènes ne forgeaient pas forcément les vies et les caractères.

Elles n’avaient avancé que de dix mètres quand Freyja ralentit de nouveau. Ichika s’arrêta à sa hauteur, chercha ce qui avait attiré son attention.
— Les Jindal, gronda la jeune femme à voix basse.
Ichika se dévissa le cou pour suivre des yeux la voiture qui roulait au pas dans la rue qui menait au bâtiment. Elle n’avait pas eu le temps d’apercevoir ses occupants. Son cœur remonta pourtant dans sa gorge. Jayden et Freyja n’avaient pas manqué d’émettre leurs doutes concernant cette famille. Notamment en raison de leur appartenance au mouvement de l’UM, l’Union Mutabilis, duquel avait découlé l’UOM. Et, malgré cette allégeance polémique, les fonds généreux qu’ils versaient au Conseil pour rémunérer toutes les petites mains, des assistants de Nweka Agou aux Corbeaux de villes secondaires qui s’efforçaient de protéger les leurs.
Un Représentant Jindal qui souhaitait faire amande honorable en se déplaçant jusqu’en Suisse pour assister au Conseil.
— Il était pas seul, remarqua Frey en plissant les paupières pour apercevoir au loin le taxi qui s’arrêtait à hauteur des Corbeaux qui accueillaient les Représentants.
Et, effectivement, un homme à la peau d’un brun doux, Amar Jindal, sortit accompagné d’un confrère à la carnation plus claire. À cette distance, en dehors du fait qu’ils avaient en commun des cheveux bruns et un costume ajusté, les jeunes femmes ne pouvaient rien estimer d’autre.
Elles restèrent sur place jusqu’à ce que les deux hommes passent le cordon de sécurité. Frey claqua de la langue avant de se dérider.
— Tu vas le surveiller ?
— M. Anderson a dit qu’il a déjà quelqu’un sur le coup. Mais, oui, ça reste l’un des Représentants que je compte bien suivre de près. (Frey remonta la fermeture éclair de sa veste avec une grimace.) Désolée, je nous ralentis. On y va.
Elles n’avaient eu le temps de marcher que deux minutes lorsque des silhouettes familières se dressèrent à une intersection. La trachée d’Ichika se comprima alors que Kassandra se précipitait dans sa direction. Devant elle, Jayden courait encore plus vite.
— Merde, grogna Freyja en accélérant le pas à son tour.
Ichika se demanda si elle était la seule à ne rien comprendre, mais ne tarda pas à sprinter à son tour. Freyja et Jayden manquèrent se rentrer dedans, mais la jeune femme les stabilisa tous deux à temps.
— Quoi ? lâcha-t-elle sans autre forme de politesse.
— Nour. Kyra, haleta Jay, le visage rougi par la course. Elle est là.
Frey pinça les lèvres avant de répondre avec gravité.
— On devait s’en douter. Faut prévenir ma mère et les Corbeaux.
— C’est pas tout, s’étrangla le jeune homme en s’emparant des avant-bas de sa coéquipière. Elle nous a dit que Shiva est là.
Cette fois, Freyja fut mouchée. Ichika retrouva la parole en premier.
— Kass !
Sa copine venait de les rejoindre, pantelante. Ichika évita de l’étreindre comme elle peinait déjà à retrouver son souffle. Elle se contenta de lui serrer l’épaule en signe de réconfort.
— Enfin, elle a dit que Shiva était pas venue avec elle, mais qu’elle était là, reprit Jayden en ahanant. Je sais pas ce qu’elle a voulu dire, mais…
— Mais peu importe, contra Freyja d’une voix un peu plus aiguë. Ma mère doit le savoir. Tout le Conseil doit le savoir.
Et, sans un mot de plus pour ses trois partenaires, Freyja tourna les talons et partit en courant. Avant qu’Ichika ait pu leur demander des explications, Jayden suivit. Au milieu des bruits de la ville et de la respiration hachée de Kassandra, elle n’entendit bientôt plus que le sang contre ses tempes.
Ichika aurait aimé le contrôler depuis l’intérieur pour l’apaiser, le refroidir. Mais ce n’était pas une capacité dont sa famille était capable. Alors elle se contenta de plisser très fort les paupières en agrippant les doigts de Kass.
Leur chaleur habituelle tranquillisa le sang qui lui brûlait les veines.
— On les rejoint ? proposa Kass après quelques secondes.
Ichika ne prit pas la peine de répondre. Elles n’avaient pas parcouru ces milliers de kilomètres pour tourner le dos à Nour à une étape si cruciale.
Après avoir serré plus fort les doigts de Kassandra entre les siens, elle l’entraîna sur le chemin retour.




Freyja



Nweka secoua doucement la tête face à l’expression furieuse de sa fille. Autour d’elles, des Corbeaux et des Représentants les observaient dans l’attente d’un orage. D’une explosion. D’une manifestation enragée de leur pouvoir destructeur.
Mais Nweka n’avait jamais perdu ses moyens. Pas face à sa fille en tout cas. Et Freyja n’avait rien de spécial à détruire sous la main. Elle tenait aux bagues argentées qui sertissaient ses phalanges.
— Tu peux pas faire ça, se désola Frey, dont les jambes tremblaient d’un mélange de peur et de colère.
— Je n’ai pas le choix. Je ne peux pas annuler le Conseil alors que tant de Représentants sont présents. Qu’ils attendent tous des mesures et des prises de décision.
— Vous êtes tous complètement inconscients ! cracha-t-elle en tournoyant sur elle-même pour inclure les hommes et les femmes aux visages crispés qui l’entouraient.
Des murmures, des regards tendus, des rictus désapprobateurs. D’elle ? De la tenue de ce Conseil suicidaire ? Incapable de tirer des réponses dans ce silence incongru, Freyja poussa une exclamation enragée. Elle aperçut le pli désolé sur les lèvres de sa mère, son regard enfoncé, bien trop fatigué. Freyja aussi était épuisée par cette situation. Dégoûtée. D’un mouvement sec, elle fit demi-tour pour sortir de la pièce.
Dans le couloir, Jayden se redressa de la balustrade, aussi pâle que le ciel visible par les hautes fenêtres. Il referma la bouche une demi-seconde après l’avoir entrouverte. Alors, son visage prit un air aussi sinistre que celui de Frey. Ils se trouvaient dans un mouroir. Un futur mouroir. Un foutu mouroir.
— Et c’est nous qu’ils traitent d’inexpérimentés, de jeunes imbéciles têtus… Je les déteste, bordel. Et je déteste ma mère pour le rôle qu’elle doit jouer.
— Je suis tellement dépité, s’étrangla Jay, les yeux perdus dans le vide. Qu’est-ce qu’on est censé faire ?
— Jouer aux dociles petites Corneilles, siffla Freyja en le rejoignant près de la rambarde des escaliers. Suivre les ordres en attendant que le massacre ait lieu.
— Peut-être qu’il y aura pas de massacre. Après tout, les dernières tentatives de Kyra ont raté. Peut-être que l’UOM a compris et va suivre une autre méthode.
— Franchement ? J’en doute. Merde, si j’étais à leur place, je foncerais. L’occasion est trop belle. Tout plein de Représentants européens et Conservateurs… leur cœur de cible. Et ils sont sagement rassemblés pour qu’on leur tranche la tête d’un seul coup.
Jay baissa la tête en soupirant à côté d’elle. Lui non plus ne pouvait passer à côté de cette évidence. L’UOM avait toujours été clair sur ses objectifs, surtout depuis la vague de meurtres signée Kyra.
— Mais… tu crois pas qu’il y a autre chose ? Pourquoi Shiva est venue jusqu’ici ?
— Bah, tu as bien vu : la tenue de ce Conseil s’est répandue comme une traînée de poudre. L’Inde est à quelques heures d’avion seulement. Et, si ça se trouve, elle était en Europe depuis le début. Elle va peut-être profiter de l’intervention de Kyra pour abattre les grands pontes des Mutabilis. Ou s’en servir comme diversion pour agir ailleurs.
— Alors, on suit les ordres de M. Anderson ?
— Je crois que c’est ce qu’on a de mieux à faire, grommela la jeune femme avant de zieuter par la fenêtre. Va trouver M. Anderson pour qu’il t’affecte un poste. Je redescends prévenir Ichika et Kassandra qu’on ne pourra rien faire de plus.
— Dis-leur d’être prudentes, lui souffla Jay alors qu’elle s’engageait dans les escaliers.

Freyja n’eut aucun mal à les retrouver, à l’extérieur. Plantées devant trois Corbeaux qui empêchaient les inconnus ou les curieux de s’aventurer près de l’immeuble, Kassandra et sa copine protestaient. Frey retint un sourire en remarquant que la jeune Espagnole passait d’une langue à l’autre en fonction du Corbeau auquel elle s’adressait.
Elle cessa de gesticuler et d’objecter en l’apercevant. Après avoir tendu son badge aux Corbeaux, Freyja franchit la ligne de sécurité pour rejoindre ses alliées. Le visage de Kassandra était encore rouge, celui d’Ichika d’une pâleur inhabituelle.
— Je peux pas vous laisser entrer, leur apprit-elle sans détour. On peut pas vous donner les accréditations nécessaires. Y’a que les Corbeaux, les chefs du Conseil, les Représentants et leurs proches qui ont le droit.
L’agacement plissa aussitôt les traits des jeunes femmes, mais elles ne pipèrent mot. Elles le savaient déjà. Le rappel n’était qu’un caillou de plus à la montagne de frustrations et d’obstacles qu’elles gravissaient depuis le début.
— Je dois y retourner, marmonna Freyja en les considérant tour à tour. Mais je compte sur vous pour surveiller les environs. Hésitez pas à nous contacter si vous remarquez un truc bizarre. Ou si vous chopez des infos sur l’UOM.
— Bien sûr, acquiesça Kassandra d’un ton grave. Faites attention, Jayden et toi.
— Il m’a dit de vous transmettre la pareille.
Alors qu’elle franchissait de nouveau la ligne des Corbeaux, Freyja se remémora l’arrivée d’Amar Jindal. Il n’était pas venu seul. Dans l’absolu, il avait le droit d’être accompagné d’un assistant ou d’un proche. Dans les faits, c’était un point de méfiance en plus pour la jeune femme.
Une fois la porte de l’immeuble passée, elle s’approcha du comptoir. La Mutabilis capable de détection leva le nez avant que Freyja puisse la héler.
— Le Représentant Jindal, lança-t-elle d’une voix tendue, vous savez de qui il était accompagné ?
— Son assistant. Originaire de Suisse, si j’ai bien compris.
— Son nom ? Il est Pourvu ?
— Thomas Lenoir, répondit la femme après avoir fouillé dans la liste des accréditations. Pourvu, oui. Capacité neurologique de synesthésie.
Freyja gratta le bois du comptoir du bout de l’ongle, incertaine. De nombreux Représentants faisaient appel aux services d’assistants, même lorsqu’ils ne provenaient pas des mêmes régions du monde. C’était pratique quand le Conseil avait lieu loin de chez soi. On envoyait l’assistant à la place pour faire porter un avis ou récolter des informations.
Si l’assistant d’Amar Jindal était Suisse, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il ait rejoint son employeur. Par acquit de conscience, elle insista auprès de son interlocutrice :
— Ce Thomas Lenoir, c’est la première fois qu’il accompagne M. Jindal lors d’un Conseil ?
— Je ne sais pas, avoua la Mutabilis avec une grimace. Mais…
Elle claque la langue, repoussa ses feuilles pour dresser l’écran d’un ordinateur portable. Pendant quelques secondes ponctuées de discussions lointaines en provenance de l’extérieur et des étages supérieurs, elle pianota sur le clavier. Après quoi, elle releva les yeux vers Freyja.
— M. Lenoir a déjà assisté plusieurs fois au Conseil. À priori, ça fait trois ans qu’il travaille pour M. Jindal.
— D’accord, merci.
Confuse, Freyja se détourna du comptoir pour grimper quelques marches. Pouvait-elle éliminer cette piste définitivement, cette fois ? Sans compter qu’Amar Jindal était loin d’être le seul Mutabilis indirectement concerné qui avait souhaité participer à ce Conseil. D’autres Représentants Asiatiques s’étaient présentés. Ainsi que des Mutabilis du Moyen-Orient, des Amériques ou d’Afrique du Nord. Même si, pour ces derniers, Freyja ne pouvait qu’entendre leur inquiétude. Il n’y avait qu’une mer entre eux et le territoire ciblé par l’UOM.
Si la jeune femme devait vérifier les motivations de chacun d’entre eux et l’identité de toutes les personnes qui les accompagnaient, elle n’aurait jamais fini avant le début du Conseil.

Elle croisa Jayden au troisième étage, affecté à la la salle réservée aux accompagnateurs des Représentants. Un Corbeau le secondait. Jay articula un « alors ? » silencieux tandis qu’elle remontait le couloir devant lui. Frey secoua brièvement la tête en retour avant de faire signe à son ami de retourner à sa surveillance.
En grimpant les escaliers menant au quatrième étage, elle croisa un homme. À vrai dire, Freyja était passée près d’autres Mutabilis, mais celui-ci retint son attention. Même si elle l’avait aperçu de dos et à une certaine distance, la jeune femme était quasiment certaine qu’il s’agissait de Thomas Lenoir.
Elle ralentit sa progression dans les escaliers alors qu’il descendait, prêt à passer à côté d’elle d’ici une poignée de secondes. La jeune femme resserra sa prise sur la rembarre, le dévisagea nerveusement. Son costume ajusté soulignait la minceur de sa silhouette. Sous sa barbe et ses cheveux bruns, sa peau pâle présentait une dizaine de rides près des yeux et sur le front. Milieu de cinquantaine ?
Thomas Lenoir la dépassa sans lui prêter la moindre attention. Freyja se figea entre deux marches, se dévissa le cou pour l’observer encore un instant. Arrivé en bas des marches, Thomas Lenoir chassa une mèche tombée sur sa tempe gauche.
Remontée acide dans la gorge de Frey. Ruade de son cœur. Signe distinctif. Geste machinal, inconscient. Jayden l’avait annoté, lorsqu’il avait rencontré Bruno Girandeau pour la première fois à Bruxelles.
Sans hésiter une seconde de plus, Freyja inspira une goulée d’air fébrile et redescendit les escaliers.




Jayden



Jayden avait vaguement tenté de discuter avec le Corbeau affecté au même poste que lui. Le trentenaire suisse n’étant pas très loquace, le jeune homme s’était résigné à rester debout en silence. L’idée d’être remisé à la surveillance des proches des Représentants l’avait vexé. Pourquoi ne l’avait-on pas placé directement dans la salle du Conseil ? Il y aurait été beaucoup plus utile que planté devant une pièce d’où s’échappaient des exclamations d’enfants agités.
Les pensées qui virevoltaient sous son crâne lui rappelaient combien il avait dépassé les bornes et manqué à ses devoirs les derniers mois. Jayden avait beau faire partie des plus puissants Mutabilis rassemblés à Genève, Joseph Anderson et le reste de l’équipe de surveillance misaient sur le protocolaire et l’organisation bien huilée.
Tout ce que Jayden craignait. Tout ce qui pouvait le faire sortir de ses gonds, quand la rigueur prenait le pas sur le bon sens.
Alors qu’ils ressassait son affectation, Freyja repassa devant lui. Avant que Jay puisse l’interroger sur ses allers-retours, elle lui fit les gros yeux puis indiqua le téléphone qu’elle serrait à la main. Le jeune homme s’avança d’un pas pour l’observer dévaler les escaliers avant de sortir son portable de sa poche.
« L’homme passé juste avant moi : Thomas Lenoir. Assistant d’Amar Jindal. Je crois que c’est Bruno Girandeau. Je le suis, reste sur place au cas où. Ouvre l’œil. Regarde si Kyra est pas là »
À la lecture du SMS, Jay sentit ses jambes devenir cotonneuses. Il s’agrippa à la balustrade, fixa la cage d’escaliers où son amie avait disparu. Un homme avait bel et bien traversé le couloir sous son nez quelques secondes avant Frey. Il l’avait brièvement observé, n’en avait tiré qu’une apparence vague et oubliable.
— Un problème ?
Jayden se tourna vers son collègue. Il s’était écoulé moins de vingt secondes depuis le passage de Freyja. Elle devait à peine atteindre le rez-de-chaussée en ce moment même. Avec les couloirs qui donnaient sur la cage d’escalier, les voix portaient facilement.
— Rien, rien, grommela-t-il en retournant auprès du Corbeau, à côté de la porte.
Jay se tenait sur une toile d’araignée, les chevilles engluées, incapable de se déplacer sans attirer l’attention des prédateurs. En dehors d’Ichika, Kassandra et Freyja, à qui pouvait-il réellement faire confiance ? M. Anderson, sans doute. Mme Agou. Son propre père. Nicolas était à des milliers de kilomètres, Joseph Anderson aux côtés de la mère de Freyja. Et Jayden réalisait avec une sensation de froid au fond des tripes qu’il ne connaissait réellement personne d’autre. Bruno Girandeau lui-même avait trahi les Corbeaux pour rejoindre l’UOM.
L’homme à sa droite était-il un simple Corbeau suisse appelé en renfort à Genève ?
— Tu fais une drôle de tête, quand même.
— Mon amie m’a envoyé des insultes par message, expliqua-t-il en français, car l’homme avait décidé d’employer cette langue.
— Celle qui est passée y’a une minute ? Avec les cheveux de toutes les couleurs ?
Ils n’étaient pas de toutes les couleurs. Parme, en majorité. Blancs filés d’argent sur certaines mèches. Bruns à la racine, où ils repoussaient impitoyablement. Jay éprouva une gêne fugace à connaître aussi bien les cheveux de Freyja. S’il avait eu le même sens de l’observation avec Thomas Lenoir quand il était passé devant lui, peut-être Jayden aurait-il reconnu Bruno Girandeau comme le soupçonnait Frey.
— Oui, elle.
— C’est la fille de Mme Agou, non ? Elle se balade librement ?
Il y avait une pointe de désapprobation dans sa voix. S’il n’avait pas été habitué à l’entendre dans la voix des inconnus dès qu’il s’agissait de Freyja, Jayden s’en serait insurgé. Mais, depuis le temps, Frey elle-même lui avait assuré qu’elle passait outre.
— C’est une Corneille, lui rappela Jayden pour la forme. Elle se déplace en fonction des besoins. Et on lui a demandé d’être mobile et d’ouvrir l’œil en attendant le Conseil.
Ce n’était pas complètement vrai. Juste assez pour que ce soit crédible. L’homme marmonna une réponse inintelligible avant de s’appuyer contre le mur, bras croisés. Profitant de son désintérêt, Jay se décala pour observer la salle bruyante. Certains Représentants, notamment des Nobles européens, avaient fait le choix d’embarquer leur famille. Jay trouvait l’initiative complètement idiote, mais il comprenait leurs motivations. Aux dernières nouvelles, l’UOM cherchait toujours à se débarrasser des grandes familles Mutabilis européennes. En embarquant leurs proches avec eux, ils espéraient rester sous le protection - temporaire - du Conseil et de ses Corbeaux.
Dans la pièce, une vingtaine d’adultes et d’enfants s’efforçaient de s’occuper. Les oreilles de Jay se retrouvèrent rapidement submergées par la demi-douzaine de langues parlées. Calé contre le chambranle, il balaya la salle du regard. Quelques enfants pouvaient avoir l’âge de Nour. Certains étaient même dotés d’un physique similaire.
Assises à même le sol sur un tapis, des livres en main, deux fillettes d’une petite dizaine d’années échangeaient en arabe. Si Kass avait été là, elle aurait pu traduire pour Jay. Tant pis, il devait se fier aux intonations, aux expressions.
L’une des filles était bien plus expressive. Inaya Saad, la fille du Représentant du même nom, lui avait expliqué le Corbeau en poste. Visiblement l’aînée, elle racontait l’histoire en tenant l’autre fille par la main. Des sœurs, s’imagina Jay. Peut-être des cousines. Il n’était pas présent quand le Représentant Saad avait amené sa fille pour la confier au collègue de Jay. Il n’avait donc aucune idée du lien qui l’unissait à la deuxième fillette. Quoi qu’il en soit, les deux jeunes Saad étaient entrées dans la bâtiment sans attirer l’attention des Mutabilis détecteurs.
Comprenant qu’il menait fausse route, Jayden se détourna des fillettes. Oui, elles partageaient l’âge et l’ethnie de Nour. Ça s’arrêtait là. Si Kyra avait eu l’audace d’avancer ne serait-ce que d’un orteil, les Corbeaux spécialisés en détection l’auraient remarqué. Un Tri-Pourvu était un puissant phare pour leur sens.
Même si Nour était à Genève en ce moment-même, sa présence pouvait être un leurre. Un appât pour permettre à Bruno Girandeau de les infiltrer plus facilement. Pour attaquer depuis l’intérieur sans faire appel à son assassin personnel.
Les filaments de toile d’araignée le comprimèrent plus fort. Se collèrent à ses membres, tapissèrent son visage pour le rendre aveugle, muet, sourd. L’enveloppèrent d’un cocon d’incertitudes et d’attente insupportable.
Jayden expira longuement, consulta l’écran de son téléphone. Aucune nouvelle de Frey. Ni d’Ichika ou Kassandra. Les mains serrées autour des fils collants pour les empêcher de l’étouffer complètement, Jay retrouva sa position à côté de son collègue.
L’araignée ne semblait pas être dans la même pièce que lui.



Suite
Dernière modification par louji le dim. 03 mars, 2024 6:13 pm, modifié 1 fois.
TcmA

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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par TcmA »

Hiello~

Franchement, IchiKass elles sont là pour me faire fondre, elles sont si choupie ;^;

J'ai pas grand chose à dire à part que c'est toujours aussi chouette et que ça sent la BAGAR et j'ai hâte héhé.

Les moodboards sont très chouettes !

J'ai juste vu dans le chap 13 : "cession" -> session

La bise~
louji

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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

TcmA a écrit : mer. 21 févr., 2024 4:08 pm Hiello~

Franchement, IchiKass elles sont là pour me faire fondre, elles sont si choupie ;^;

J'ai pas grand chose à dire à part que c'est toujours aussi chouette et que ça sent la BAGAR et j'ai hâte héhé.

Les moodboards sont très chouettes !

J'ai juste vu dans le chap 13 : "cession" -> session

La bise~
Hellooo, merci pour ton passage <3

J'adore les écrire 🥹 Elles ont une synergie particulière, à laquelle je suis pas habituée, mais c'est challengeant et j'adore les découvrir un peu plus à chaque chapitre ♥

Merciiii ! Et oui la BAGAR arrive 8-)

Yeees thx !

La faute est corrigée, mercé :)

Bisous, à plouuuuus
louji

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Re: KYRA [Fantastique / SF]

Message par louji »

Et c'est partiii


Chapitre 16
Menaces et mensonges


_ _ _ _ _



Kassandra



À l’extérieur du bâtiment, une tension électrisait l’air. Le flot des voitures s’était tari. Quelques Corbeaux affectés autour de l’immeuble s’étaient retranchés à l’intérieur pour être au plus près des Représentants. Et, malgré le calme qui en avait découlé, il régnait dans l’atmosphère un goût de fer et de peur.
Forcées d’assister aux événements de façon passive, Kassandra et Ichika s’étaient installées sur un banc dans la rue. À défaut de pouvoir seconder Frey et Jayden sur le terrain, elles se creusaient les méninges à la recherche de réponses. Pour Kass, il était évident que Nour ne mentait pas à propos de Shiva. Kamala Jagan se trouvait à Genève.
Si la tête pensante de l’UOM avait pris le soin de faire le déplacement, c’est que l’opportunité était trop belle. Ne restait qu’à comprendre quelle stratégie elle allait suivre pour s’attaquer au Conseil.
— Il y a quand même un truc bizarre, grogna Ichika, assise en tailleur à côté d’elle. J’ai du mal à croire que Shiva prenne le risque d’approcher d’aussi près les Corbeaux et les Corneilles. Ça ne correspond pas à au mode opératoire de l’UOM. Sur le terrain, c’est Zakka et Kyra. Pas Shiva.
— Elle a elle-même participé à de nombreuses opérations offensives en Asie, lui rappela Kass en fronçant les sourcils. Et puis le Conseil est juste là, à sa portée. Ça ma surprend pas qu’elle soit là.
Visiblement sceptique, Ichika jouait avec la coque de son portable. Les bords élimés de son ample veste noire ne masquaient pas les cicatrices en haut de son poignet. Kassandra se retint de lui saisir la main. Ça n’aurait pas été tant pour la soulager que pour se rassurer elle-même.
À vingt-cinq ans, Kass devait apprendre à réguler son anxiété avec ses propres moyens. Du moins, essayer.
— Désolée de te contredire, reprit Ichika en dressant le nez dans sa direction, mais je crois qu’on passe à côté de quelque chose. Shiva est beaucoup trop importante. Si elle est aussi intelligente qu’Anil nous l’a dit, elle ne prendra pas un risque pareil. Surtout avec une arme aussi puissante que Kyra sous la main.
— Mais Nour n’est peut-être plus aussi puissante, murmura Kass avec une boule dans la gorge. Elle hésite et se remet en question. Alors c’est peut-être ça, la raison de la présence de Shiva. Faire pression sur Nour pour la forcer à obéir. Intervenir en cas de besoin.
— Quand même, je ne vois pas en quoi l’altération mentale dont elle est capable pourrait abattre des Représentants.
— Effectivement, finit par acquiescer Kassandra, toujours plus confuse. C’est une capacité remarquable, mais dans le feu de l’action…
— Ça ne sert à rien. Même les hallucinations de Jayden sont plus utiles. Mais l’altération mentale demande plus de temps.
À présent aussi perplexes l’une que l’autre, les jeunes femmes conservèrent le silence pendant une longue minute. Ce silence entrecoupé du chant des oiseaux et du brouhaha lointain de la ville aurait pu être agréable. Il ne faisait même pas si froid, pour un mois de mars.
La poitrine de Kass était pourtant glacée. Glacée par l’appréhension, par l’absence de compréhension. Elle n’appréciait pas les choses qui allaient trop vite, trop loin, et l’empêchaient de suivre. Même si elle appréciait se laisser porter par la vie et les événements, elle ne se sentait en sécurité que s’il y avait au moins une corde à laquelle se raccrocher.
Et Kass ne trouvait pas la corde de cette toile qui reliait l’UOM au Conseil. Elle devinait le chemin qui les lierait inévitablement, mais les détours étaient nombreux et bien masqués.

Comme Kassandra ne sortait plus de ses pensées, Ichika quitta le banc pour se dégourdir les jambes. Sa copine traversa trois fois la rue déserte avant de se planter face à elle, les mains dans les poches.
— Et si on reprenait depuis le début ? On sait que sa motivation première, c’est faire tomber le Conseil. Le Conseil à majorité conservatrice, du moins. Et pour ça, elle a voulu abattre les Représentants en question et leur famille.
— D’ailleurs, qu’est-ce qu’elle comptait faire après la mort éventuelle de tous les Représentants Conservateurs ? Le Conseil n’aurait pas pu tenir.
— Ça aurait laissé la place aux autres partis. Aux Éclairés et à l’Union Mutabilis.
— On n’apporte pas assez d’argent au Conseil, soupira Kass avec dépit. C’est bien la force des Conservateurs : ce sont les premiers à remplir les caisses pour payer les Corbeaux et les Bureaux.
— Et c’est sûrement ce qu’a sous-estimé Shiva, acquiesça Ichika avant d’esquisser un rictus. Ou alors elle comptait aussi sur la dissolution finale du Conseil.
— Hein ? Mais on ne peut plus… Ce sera le chaos si on perd le Conseil. Les Corbeaux n’auront plus de directives. Les Bureaux pourront pas s’organiser.
— Mets-toi à la place de Shiva, l’incita Ichika en plissant les yeux. Toute son enfance, le Conseil n’a rien fait pour elle. Avec son Bureau, ils ont agi en autonomie pendant des années. Les Corbeaux devaient être corrompus ou carrément absents.
— Ils se sont débrouillés à l’échelle locale, comprit Kass en se frottant le front. Tu crois que c’est ce qu’elle cherche, en fin de compte ? À faire tomber le Conseil pour arrêter les prises de décision mondiales ? Ramener l’autonomie des Mutabilis à une plus petite échelle ?
Avec un hochement de tête, Ichika retourna s’installer avec elle sur le banc. Sa proximité soulagea aussitôt le froid dans la poitrine de Kass.
— C’est pourtant ce à quoi servent les Bureaux, reprit Kass avec perplexité. Créer un point de ralliement pour les Mutabilis d’une même région. Leur donner des informations sur les actualités de notre monde. Et c’est grâce au Conseil qu’on a pu créer ces Bureaux au fil des décennies.
— Mais maintenant qu’ils sont en place, il y a sûrement des gens qui préfèrent conserver leur autonomie et ne pas devoir rendre des comptes à une grande instance très lointaine.
Kass soupira de plus belle, se laissa aller contre le dossier du banc. Les lattes en bois commençaient à meurtrir sa peau à travers les vêtements. De bien des manières, elle aurait aimé être blottie au chaud avec Ichika. Un gros plaid, un film cosy et un mug de chocolat chaud n’auraient pas été de trop.
— Mais qui va les protéger ? Les Corbeaux sont là pour ça.
— Ils ont peut-être besoin de se protéger eux-mêmes. Shiva n’a pas attendu les Corbeaux pour le faire, lui rappela Ichika avec un haussement d’épaules.
— Alors, c’est ça le but final de Shiva ? La dissolution pure et simple du Conseil ?
— Je ne sais pas, nuança sa copine d’un ton las.
— Dis, Ichika, remarqua Kassandra d’une voix blanche, il y a pas trace de Nour près du Conseil. Et si elle veut juste le détruire complètement…
— Tu penses à une attaque plus violente que des meurtres ciblés ? Une sorte d’explosion ?
— J’en sais rien, geignit Kass en se levant du banc, le souffle coupé par le froid de plus en plus intense dans sa poitrine. Mais Jay et Frey sont sur place, il faut qu’on…
Les doigts tremblants, elle récupéra son portable et le déverrouilla. Avant qu’elle puisse enclencher un appel, Ichika lui agrippa le poignet sans brusquerie.
— Kass, attends, on fait des extrapolations. Envoie juste leur un message pour dire ce qu’on pense. À moins qu’il y ait une grosse taupe dans les Corbeaux, Shiva ne connaissait pas le lieu du Conseil.
Perturbée, Kassandra hésita le temps de quelques battements de cœur. Alors seulement elle se résolut à taper un SMS à Freyja et Jayden.
— S’ils répondent pas d’ici quinze minutes, se décida Kass d’un ton affirmé, je les appelle.
Comme Ichika n’avait rien à redire, elle se contenta de presser doucement son bras.
Quant à Kassandra, elle se tourna vers le bout de la ruelle qui donnait sur l’immeuble du Conseil. Un relent acide lui brûla la glotte. Pourvu qu’elles se trompent.




Ichika



Machinalement, Ichika tripotait le bracelet en cuir autour de son poignet. Celui avec l’encoche pour l’aiguille en céramique qui avait coupé sa chair des centaines de fois. Interrompue dans sa réflexion par le petit bourrelet que créait la pointe, Ichika baissa le nez.
Même avec des vêtements amples, les cicatrices grappillaient le moindre centimètre carré de peau. S’accrochaient pore après pore à la falaise que représentaient ses avant-bras. Gagnaient du terrain sur les poignets, le début des paumes, l’intérieur de ses phalanges.
À l’époque de sa vie avec les Juko, ses mains étaient constamment entourées de bandages. Pour sa famille, trancher la chair des doigts était un honneur. Le sang qui s’en écoulait n’était pas plus puissant, pas plus facile à manier, pourtant. Les multiples coupures rendaient la cicatrisation difficile, généraient parfois des nécroses ou des amputations.
Encore une fois, tout était question d’honneur. Des mains bandées, mitraillées de cicatrices, prouvaient la détermination et le sens du sacrifice. Certes, on risquait d’y perdre des phalanges, mais ces coupures permettaient d’avoir directement une arme de sang sous la main. Et elles prouvaient la dévotion envers les aînés et leur chef de famille.
Ichika en avait bien assez de l’honneur. Il ne lui avait apporté ni sécurité affective, ni stabilité émotionnelle, ni confiance en son corps. L’honneur l’avait bourrée des traces physiques et psychiques indélébiles.
Que devenait sa mère ? La pensée incongrue la stoppa dans son geste nerveux. Miwa Juko, qui n’avait pu donner qu’une chétive fille à son mari. Miwa Juko, dont l’existence effacée avait permis à Ichika de fuir le domicile familial, un soir d’automne brumeux. Miwa Juko, qu’on aurait jamais cru capable de trahir sa famille, avait offert à son unique enfant la possibilité de choisir sa propre vie.
Ichika leva les mains à son visage, effleura ses pommettes. Comme on avait souvent relevé la mâchoire volontaire qu’elle tenait de son père, elle savait que le reste de son visage était une ode à sa mère. Mais avec les années qui avaient filé depuis cette fuite, les souvenirs de Miwa s’étaient clairsemés. Délavés. Avait-elle aussi cette bosse sur le nez, au moment où l’arête remontait pour former les narines ?
— Chica ?
Ichika laissa tomber ses mains, leva un regard dépité vers sa petite-amie.
— Désolée. Je pensais à ma famille.
— C’est derrière toi, lui assura Kass en lui prenant les poignets. Ils ne pourront plus jamais te faire du mal.
— Tant qu’ils vivent, ils peuvent me faire du mal.
Sa remarque tira une grimace désemparée à sa copine. Même si Ichika était assurément la plus maussade des deux, elle n’avait pas non plus tendance à sombrer dans les méandres de la rancœur et de l’angoisse.
— Je crois que je ne serais jamais sereine tant qu’ils seront sur cette planète en même temps que moi.
Pour une rare fois, Kass n’eut rien d’autre à lui offrir qu’un silence impuissant. Elle s’était résignée depuis un moment sur le fait qu’elle ne pourrait jamais vraiment comprendre les ressentis d’Ichika à ce propos. Et Ichika ne lui en voulait pas. De surcroît, elle était reconnaissante que sa copine n’essaie pas de la convaincre de changer la teneur de ses émotions.
— Ta famille est ta plus grande menace, finit par murmurer Kassandra d’un air défait.
Comme Ichika se contenait de hocher faiblement la tête, le regard de sa copine s’emplit d’un éclat de compréhension. Avant qu’Ichika ait pu l’interroger sur ce qui venait de lui traverser l’esprit, elle s’interrogea :
— Et si c’était aussi la plus grande menace de Shiva ? Sa propre famille ?
— Comment ?
— Les Goel. La famille dont elle est une Bâtarde.
— Tu crois qu’elle s’en soucie à ce point ? marmonna Ichika en tripotant de nouveau son bracelet.
— Bien sûr. C’est la famille Mutabilis la plus influente et riche d’Inde. L’un des généreux donateurs du Conseil. Si les Goel tombaient, l’Inde ne serait plus un pays rangé aux côtés du Conseil.
— Surtout avec les Jindal et leur loyauté suspicieuse, souffla Ichika en acquiesçant. Alors, elle commencerait plus petit ? Mais quel intérêt d’avoir attaqué l’Europe en premier, alors, si son but est de déstabiliser l’Inde ?
— L’Europe reste le continent dont sont issus le plus de Conservateurs, lui rappela Kass. Et même si notre piste est bonne…
— Et si les Goel étaient en Suisse ?
Kassandra se raidit sur le banc, dévisagea sa petite-amie. Ichika se redressa, prit les mains de Kass. Comme d’habitude, leur chaleur lui fit du bien.
— Tu crois que tu pourrais contacter Sam ? Lui demander s’il a des infos sur un éventuel déplacement des Goel ?
— Pas certaine, grimaça Kass en retour. Les Corbeaux surveillent pas les moindres faits et gestes des grandes familles. Elles sont bien libres de faire ce qu’elles veulent. Les Goel pourraient être n’importe où dans le monde qu’on ne le saurait pas.
— Quand même, insista Ichika d’un ton pressant. Écoute, on lui demande juste de vérifier si, par hasard, il existe un lien entre les Goel et la Suisse.
Ichika l’implora des yeux encore quelques secondes avant que sa copine finisse par céder. Avec un lourd soupir, Kassandra s’empara de son téléphone. Elle considéra l’écran éteint avec une moue coupable.
— J’avais dit à Sam que je le contactais plus par rapport à l’affaire Kyra. Il a failli se faire griller, quand on s’est fait interroger par les Corneilles.
— Kass, on a peut-être une piste. S’il te plaît, cariña.
Le surnom s’était naturellement échappé des lèvres d’Ichika. Kassandra la sonda avec surprise avant de sourire. Un sourire aussi doux que le soleil qui les baignait.
— Très bien. J’appelle. Je peux rester à côté de toi, ça te dérange pas ?
— Bien sûr, vas-y.
Alors que Kass fouillait ses contacts à la recherche de Samuel, Ichika serra les dents. Parce qu’elle avait exprimé son malaise à propos de cet ex pendant des années, Kassandra n’osait même plus le mentionner sans solliciter son accord. C’était touchant, mais aussi agaçant. Ichika aimait de moins en moins que cette méfiance nourrie pendant des années lui revienne en pleine face.
N’était-elle pas capable de se fier pleinement à Kassandra, à présent ? Elle souhaitait à tout prix croire en une réponse positive.

Kassandra discuta avec Sam en espagnol. Ichika ne savait pas si c’était pour gagner en vitesse sur l’échange d’informations ou simplement parce que cette langue était celle de leur amour passé.
Quoi qu’il en soit, elle dut ronger son frein le temps que sa petite-amie termine l’appel. Dès que Kass enfonça la touche rouge sur son écran, Ichika s’enquit avec empressement :
— Alors ?
— Alors les Goel n’ont rien signalé de spécial, soupira Kass en enroulant une boucle de cheveux autour de son doigt.
Comme le visage d’Ichika se fermait, Kassandra ajouta d’une voix lourde :
— Mais j’ai demandé à Sam de regarder si les Goel ont pas un lien quelconque avec la Suisse. De la famille, des capitaux, des propriétés… N’importe quoi. S’il découvre quelque chose, il nous le dira.
Le portable de Kass vibra. Elles sursautèrent de concert, mais ce n’était pas Samuel. Un SMS de Jayden. Comme c’était en anglais, Ichika n’eut pas besoin d’interprète. Il leur assurait qu’il n’y avait pour l’instant aucune attaque signalée. Comme le message était trop long, Kassandra dut déverrouiller son téléphone pour lire la suite. Penchée à côté de son épaule, Ichika se raidit sur le banc. Jay évoquait la potentielle présence de Bruno Girandeau, l’identité civile de Zakka.
Kassandra lui tapait une réponse quand une notification se déroula à l’écran. Sam, cette fois. Comme les mots espagnols se contentaient de résonner dans l’esprit d’Ichika sans faire sens pour autant, elle grogna d’un ton excédé :
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il a peut-être trouvé le lien entre la Suisse et les Goel, expliqua sa copine d’une voix blanche. Ils ont une propriété dans les Alpes. Ils y ont organisé des événements caritatifs pour reverser les dons au Conseil. C’est comme ça que Sam a trouvé.
Comme elle ne tenait plus en place, Ichika quitta le banc et marcha en rond à proximité. Les idées fusaient. Les possibilités. Les projections.
— Ça expliquerait peut-être la façon dont Nour a dit que Shiva était en Suisse, ajouta Kass d’un air songeur. Elle a dit que Shiva était ici, mais sans être avec Zakka et elle. Par ici, elle voulait sûrement dire la Suisse.
— Où dans les Alpes ? marmonna Ichika après un moment. C’est grand, les Alpes.
— Dans la vallée de… Lauterbrunnen, lut Kassandra en collant le nez à son téléphone. Aucune idée d’où ça se trouve.
— Peu importe, souffla Ichika avec ce qui devait être une forme de soulagement. Kass, tu te rends compte ? Si notre piste est bonne… peut-être qu’on a pour la première fois la possibilité d’arrêter Shiva.
Les jeunes femmes échangèrent un regard incertain. De nouveau, elles prenaient de l’avance sur les Corbeaux. Ichika se figea au milieu du trottoir, agrippa son bracelet. Elles mettraient sûrement Jayden et Freyja au courant. Mais l’information remonterait-elle plus loin ? L’affaire leur échapperait-elle de nouveau ?
Frustrée, mais aussi lucide, Ichika laissa tomber les bras. Ça faisait déjà des semaines que l’affaire Kyra leur avait échappé. Elles n’étaient plus que des pions sur l’échiquier des grandes forces Mutabilis.




Freyja



Freyja contrôlait au mieux sa respiration. Descendre les escaliers avec discrétion n’était pas si épuisant, mais la cavalcade de son cœur, si. Elle s’autorisa un léger relâchement quand Thomas Lenoir - ou devait-elle l’appeler Bruno Girandeau ? - ralentit à hauteur du comptoir d’accueil.
Elle s’assit sur l’une des marches du demi-niveau. La cage d’escaliers renvoyait le son dans sa direction, sans qu’on puisse la voir du rez-de-chaussée. Comme sa respiration tendue provoquait une nuisance sonore, Frey posa les mains sur son ventre, ferma les paupières et suivit un basique exercice de respiration. Elle rouvrit l’œil quand la voix de Thomas Lenoir s’éleva enfin :
— Excusez-moi, M. Jindal a oublié un rapport très important qu’il souhaitait présenter en fin de séance. Est-il possible que je fasse l’aller-retour jusqu’à la voiture ?
— Le Conseil débute dans quelques minutes, lui fit remarquer la secrétaire avec une pointe d’agacement. Les consignes sont claires. Vous devriez être installés avec M. Jindal avec les autres Représentants. Pas en train de vous balader.
Freyja ne put s’empêcher de sourire face à la hargne de la secrétaire qu’elle avait déjà sollicitée plusieurs fois. Son rôle ne se limitait pas à accueillir les Mutabilis pour leur indiquer le chemin. Elle était l’une des couches de sécurité qui assurait la bonne tenue de ce Conseil. Et Frey appréciait qu’elle ait le courage de ne pas broncher face aux Représentants et à leurs proches.
— Je comprends, rétorqua Thomas Lenoir d’un ton plat, mais ce rapport concerne les finances que la famille Jindal peut apporter au Conseil. On ne peut pas se permettre d’intervenir sans support.
Le grognement excédé de la secrétaire monta jusque dans les escaliers. Elle finit par taper un objet dur à la surface de ce qui devait être le comptoir.
— Je vous donne le badge. Vous avez cinq minutes, cinq minutes et pas une seconde de plus, pour faire l’aller-retour jusqu’à votre véhicule. Si vous n’êtes pas revenu avant, tant pis pour vous. Nous aurons verrouillé toutes les entrées.
— Très bien, madame. Je vous remercie.
Quand Freyja perçut l’écho de ses pas qui s’éloignaient, elle s’engagea à son tour en direction du rez-de-chaussée. La secrétaire fronça les sourcils, mais Frey posa un index sur ses lèvres avant de donner un coup de tête en direction de Thomas Lenoir. Il venait de franchir l’entrée principal et s’engageait en direction du cordon de sécurité formé par les Corbeaux.
— Verrouillez toutes les entrées juste après ma sortie, lui indiqua Frey d’une voix autoritaire. Ne les rouvrez que si je reviens en compagnie de M. Lenoir et qu’aucun de nous deux n’est blessé ou paraît agité.
Après une surprise passagère, la femme hocha la tête avec raideur. Elle récupéra son badge personnel et suivit Freyja jusqu’à la porte d’entrée. La jeune femme ne reprit sa filature qu’une fois certaine qu’on avait bien fermé derrière elle.
Elle interrogea un Corbeau à proximité sur le chemin qu’avait emprunté Thomas Lenoir. Pour l’instant, il n’avait pas menti : direction le parking.

Les toits des berlines et des SUV brillaient par intermittence sous l’assaut du timide soleil de mars. Freyja plissa les paupières pour trouver la silhouette de sa cible. Elle le repéra quelques secondes plus tard, penché dans le coffre d’une Mercedes noire profilée.
La jeune femme ralentit le pas, s’empara de son petit poignard en céramique. Contrairement à elle, Bruno Girandeau n’était pas pourvu d’un pouvoir offensif. Malheureusement, sa capacité de détection se révélait difficile à contourner quand on était Mutabilis.
Thomas Lenoir se redressa en douceur, se tourna vers elle sans la moindre once de surprise. Toujours ce masque terriblement neutre, presque mécanique. Les effets d’un maquillage pour dénaturer ses traits originels ?
— M. Lenoir, lança-t-elle en avançant d’un pas assuré. Vous avez fait tomber votre portefeuille près du comptoir. La secrétaire m’a demandé de vous le rendre.
— Mlle Agou, la salua-t-il en retour sans réagir au reste de la phrase.
Il baissa les yeux sur sa main en poing. Toujours planté à côté de la voiture, un bras dans le coffre. Freyja se raidit, resserra sa grippe sur le manche du couteau.
— Mon portefeuille, reprit-il en fouillant finalement ses poches d’une main, est ici.
Thomas Lenoir le brandit sous le nez de la jeune femme avec un sourire placide. Freyja cligna des yeux surpris, révéla à son tour ce que son poing contenait : un portefeuille en cuir noir.
— Ce n’est pas le mien, lui apprit l’homme. La secrétaire vous a envoyée pour rien.
— Merde, jura Frey, sa deuxième main sur le côté de sa hanche. Pardon pour le dérangement.
Avec un sourire avenant, elle se pencha dans le coffre. La main de Bruno était enfoncée dans un sac-à-dos noir.
— Je peux vous aider ? Vous avez oublié quelque chose avant le Conseil ?
— Oh, un rapport.
Sur ces mots, l’homme tira du sac un fascicule à la première page sobrement intitulée « Rapport des imports financiers - 2018-2019 ». Freyja hocha poliment la tête, croisa les mains dans son dos.
— Je vous raccompagne, si vous le souhaitez. J’en profiterai pour remettre le portefeuille à la secrétaire. Elle trouvera peut-être son vrai propriétaire.
— Je l’espère aussi.
Thomas Lenoir inséra de nouveau le rapport dans le sac-à-dos avant de verrouiller la voiture. Ils prirent le chemin du retour dans un silence malaisé. Freyja s’était-elle trompée sur toute la ligne ? Le geste machinal de Thomas Lenoir n’était-il qu’une coïncidence ?
Elle ne comptait duper personne avec le portefeuille puisqu’elle avait utilisé le sien, mais la jeune femme avait espéré tomber sur une preuve dans le coffre. Une arme, des explosifs, du matériel d’enregistrement… n’importe quoi. Pas un simple rapport financier.

Alors qu’ils se dirigeaient vers le bâtiment du Conseil, son portable vibra dans sa poche. Les notifications indiquaient plusieurs messages de Kassandra. Agacée, Frey s’apprêta à les effacer de son écran d’accueil, mais quelques mots captèrent son attention. Piste pour Shiva. Propriété dans les Alpes suisses.
Cette fois pleinement curieuse, Freyja pressa son doigt sur le téléphone pour le déverrouiller puis ouvrit ses messages. Le premier était plutôt alarmiste, les filles s’imaginant une attaque de plus grande envergure telle qu’une explosion. Les suivants étaient confus, témoins de l’avancée de Kassandra et Ichika sur le cas Shiva. Kass concluait pourtant par une piste que Frey estimait solide. Une propriété des Goel dans une vallée des Alpes. La propriété d’une famille dont Shiva était une Bâtarde.
Son esprit fourmillant de questions, Freyja entreprit de taper une réponse concise à Kass. Elles en reparleraient plus tard. Après le Conseil. Il faudrait monter un plan d’action pour se renseigner sur cette propriété et émettre un mandat de perquisition au besoin.
Un contact dur et mécanique contre son flanc. Freyja vira à toute vitesse, agrippa le canon du pistolet enfoncé dans son sweat, serra les doigts et…
— Mlle Agou, je vais tirer.
Freyja se figea, muette, même si ses phalanges la démangeaient d’utiliser sa capacité. Elle pouvait réduire en miettes le canon de l’arme. Mais Thomas Lenoir - Bruno Girandeau - serait tout aussi rapide, elle le savait.
Il n’exprimait toujours rien quand Frey rencontra son regard.
— Je crois que vous en avez découvert un peu trop, petite Corneille.




Jayden



Le Conseil allait débuter, ce n’était qu’une question de minutes. Jayden en était à la fois soulagé et terrifié. S’il avait dû se passer quelque chose, ce serait arrivé, non ? Bien entendu, ce n’était que son angoisse qui lui hurlait aux oreilles des propos incohérents. L’attaque, si elle devait advenir, pouvait arriver n’importe quand. Avant le Conseil. Pendant. Même après.
Même si une part de lui mordait les racines de sa logique, de sa cognition, les bouffées d’émotions l’envoyaient dans les confins de sa terreur, de sa déraison. Jay tripotait les manches de sa veste, le bas de son t-shirt et même ses propres doigts. Le Corbeau affecté à la surveillance des proches des Représentants l’ignorait à présent.
Si encore il avait eu des nouvelles de Frey… Mais son amie était en silence radio. Son téléphone vibra alors qu’il attendait désespérément un message de sa coéquipière. C’était Kass. Les tripes enflammées du jeune homme ne s’apaisèrent guère alors qu’il les informait à son tour de la situation.
Ni pour ce message ni pour ceux qui suivirent. Sa main se mit à trembler alors qu’il relisait en boucle les mêmes phrases. Une piste sérieuse pour Shiva ? La vengeance serait-elle le leitmotiv de la Bâtarde délaissée des Goel ? Un objectif suffisamment fort pour l’attirer en Europe malgré ses racines indiennes ?
Il s’écoula quelques minutes pendant lesquelles Jayden fut incapable de faire autre chose que de tourner en rond. La venue de Joseph Anderson l’arrima enfin à une décision.
— M. Anderson, je dois vous prévenir…
— Un problème ? (L’homme jeta un œil à la salle que Jay et son collègue surveillaient.) Vous avez des interrogations à propos de l’un des proches des Représentants ?
— Non, non, c’est à propos de Freyja. De Thomas Lenoir… euh Bruno Girandeau. Et aussi de Shiva.
Sa diatribe arracha une grimace au responsable de la sécurité. Un tressaut dans le joue. Jayden serra les dents, se morigéna pour son manque de professionnalisme avant de reprendre plus calmement :
— J’ai reçu des nouvelles de Freyja. Elle soupçonne Thomas Lenoir, l’assistant des Jindal, d’être Bruno Girandeau.
— Je lui avais demandé de les surveiller, acquiesça Joseph d’un air sombre. Il semblerait que nos soupçons aient été fondés. Tu as eu plus d’informations ?
— Justement, non. Elle m’a dit qu’elle le suivait. Ça fait déjà cinq minutes. (Comme Joseph réfléchissait sans répondre, le jeune homme en profita pour ajouter : ) Et nos amies Ichika et Kassandra… euh, elle craignent que les objectifs de l’UOM ne soient pas simplement tournés sur les Représentants européens. Elles craignent plutôt une explosion.
— Nous sécurisons les lieux depuis une semaine, lui apprit Joseph d’une voix pincée, ils n’ont pas pu installer d’explosifs en si peu de temps et sans se faire remarquer. Je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à craindre. Concernant Zakka, en revanche…
Il leva son poignet, tapa sur l’écran de sa montre connectée et l’approcha de sa bouche pour réciter un court message. Jay retint une grimace en apprenant les nouvelles directives. Joseph retardait le Conseil de dix minutes.
— Je vais descendre, lui apprit Joseph en observant les escaliers, voir si je peux trouver la trace de Freyja et de M. Lenoir. En attendant, préviens-moi dès que possible si tu as d’autres informations.
— Je peux venir avec vou…
— Non, l’interrompit fermement l’homme. Jayden, tes capacités sont trop précieuses. J’ai besoin que tu restes ici pour intervenir dans le bâtiment s’il y a le moindre problème.
Mouché, Jay se contenta d’acquiescer. Son cœur lui hurlait de partir avec Joseph, de retrouver la piste de Frey, de s’assurer qu’elle allait bien. Mais son cœur l’avait beaucoup trop guidé ces derniers mois et ça ne s’était pas toujours très bien passé.
La gorge serrée, Jayden s’ancra donc à son devoir. Il se planta contre le mur, bras croisés, l’esprit étreint et le cœur fermé. Il devait redevenir le combattant qu’on lui appris à incarner.

Toujours pas de nouvelles de Freyja. Jayden venait de consulter son portable pour la dixième fois en trois minutes quand un éclat de voix s’éleva dans son dos. Étonné, il pencha la tête par la porte entrouverte, remarqua qu’une adolescente s’était approchée d’Inaya Saad. La main toujours cramponnée à celle de sa cadette, la jeune fille pleurait à chaudes larmes.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demandait la plus grande des filles d’un ton trop sec au goût de Jay. Arrête de pleurer et dis-moi.
Comme les sanglots d’Inaya ne faisaient pas mine de tarir, Jay soupira puis approcha. Les larmes traçaient des sillons humides sur les joues rebondies de la fille des Représentants. Avant de lui poser la moindre question, Jayden l’inspecta rapidement. Elle n’avait pas l’air blessée.
— Allez, réponds, la rabroua durement l’adolescente en lui secouant l’épaule. Tu as fait venir le monsieur de la surveillance.
Jayden se plaça entre les deux plus grandes filles, prenant soin de ne pas bousculer la cadette.
— Je prends le relai. (L’adolescente détourna les yeux d’Inaya Saad avec un claquement de langue agacé.) Merci d’être intervenue.
Même si Jay ne voyait pas bien en quoi rudoyer une enfant pouvait l’aider à se calmer. Une fois certain que l’adolescente s’était suffisamment éloignée, il plia les genoux pour se mettre à hauteur d’Inaya. Ses reniflements étaient toujours aussi bruyants, mais au moins n’était-elle plus secouée par de gros sanglots.
— Bonjour Inaya, je m’appelle Jayden. Je suis chargé de vous protéger. (Une fois ces présentations faites, il l’interrogea sans brusquerie : ) Tu as mal quelque part ?
La fille secoua la tête de gauche à droite, plusieurs fois. Jayden craignit qu’elle se froisse les cervicales, mais elle arrêta le mouvement au bout de quelques secondes. Ses larmoyants yeux bruns plantés dans ceux du jeune homme, elle chuchota :
Baba
— Quoi ?
Baba, répéta-t-elle d’un ton alarmé.
Elle enchaîna sur quelques phrases en arabe qui laissèrent Jayden décontenancé. Décidément, Kass lui manquait. Loin d’être dupe sur la nature de sa confusion, Inaya finit par basculer dans un anglais hésitant :
— Mon papa, j’ai peur pour mon papa.
— Il va bien, lui assura Jayden, soulagé que ça ne soit rien de plus grave que l’inquiétude d’une fillette pour ses parents. Le Conseil n’a pas encore commencé, mais il n’y a pas eu d’accidents.
Jayden se retint de lui asséner qu’il n’y en aurait pas. Ce pieux mensonge lui aurait brûlé la langue. Lui-même n’y croyait pas assez pour le confier à une enfant.
— Je veux voir mon papa, s’étrangla Inaya avec insistance. J’ai peur.
— Inaya, c’est trop tard. Je suis désolé, mais on ne peut pas aller à la salle du Conseil.
À ces mots, ses sanglots repartirent de plus belle. À côté, la cadette - sa sœur ou sa cousine, Jay n’en savait toujours rien - la considéra en silence. Elle affichait une moue confuse, indécise, mais pas vraiment de peur. Elle devait être trop jeune pour comprendre.
Quand Jayden se redressa, peiné, mais incapable de faire quoi que ce soit d’autre pour les filles Saad, Inaya essuya son visage avec sa main libre.
— Ce sera vite terminé, les rassura Jay avant de repartir vers la porte.
Inaya Saad franchit l’entrée, secondée par sa cadette, avant lui. Stupéfait, Jayden perdit quelques précieuses secondes à les regarder s’éloigner dans le couloir. Malgré leurs petites jambes, elles couraient et bondissaient avec hâte.
Jayden poussa une exclamation étranglée, s’élança à leur poursuite. Son collègue le héla, mais il lui intima de rester sur place. Bien entendu, les filles avaient emprunté les escaliers en direction des étages. En direction du Conseil.
Les jambes brûlantes, Jay les rattrapa au dernier étage. Alors qu’il refermait la main sur l’épaule d’Inaya, quatre Corbeaux leur jetèrent des regards aussi méfiants que perplexes. Il ramena aussitôt les fillettes contre lui, expliqua de but en blanc :
— Ce sont les filles du Représentant Saad. Pardon, elles ont échappé à ma surveillance.
La porte du Conseil, au-delà de la ceinture de sécurité des Corbeaux, était entrouverte. Jayden aperçut la silhouette de Nweka, sentit un goût de bile au fond de sa gorge. Sous sa paume, Inaya s’était figée, blême et pantelante. Elle avait l’air de prendre conscience de sa soudaine bêtise.
La cadette se détacha de l’aînée. Jayden la suivit du regard alors qu’elle avançait de deux pas en direction des Corbeaux. Le jeune homme se pencha à temps pour la rattraper. Bon sang, il n’était pas payé pour du baby-sitting.
Sous ses doigts, la peau était plus dure que du bois.
Nour lui adressa un regard désolé avant de lui asséner une violente décharge électrique dans le bras.



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Dernière modification par louji le ven. 05 avr., 2024 10:08 pm, modifié 1 fois.
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