Quelque part dans le monde
Courir à travers le monde
à la recherche d'une pensée fugueuse
- Oui, Marc, je suis bien arrivé à New Delhi. Oui, je suis prudent et oui, je prends soin de moi. Lorsque j'aurai raccroché, tu pourras envisager une reconversion en dorlotage de bébés joufflus. Tu es une véritable mère poule ! lancé-je d'un ton railleur.
J'entends un éclat de rire sans joie dans le combiné.
- J'ai compris, Ian. Donne-moi régulièrement de tes nouvelles, ajouta-t-il une voix incertaine.
- Ne panique pas, je suis en terrain connu. Et puis, qu'ai-je à craindre ?
Ces derniers mots maladroits se perdirent dans un silence assourdissant.
Nous en avions discuté si souvent, mon agent et moi. De mes derniers moments à vivre. Marc, mon ami, mon complice, mon meilleur moi si j'avais eu à choisir.
Marc m'accompagnait partout en pensées et parfois, physiquement, de son corps, qui un temps fût mien. L'instant d'une parenthèse, de deux chemins entrecroisés, qui se recroisent, à présent, en d'autres circonstances.
Marc souffrait de me laisser partir, sortir de sa vie, sortir de la vie.
- Prends soin de toi. Tu me manques, finit-il par avouer.
- Tu prends soin de mon cœur, c'est suffisant. Je t'embrasse murmuré-je en raccrochant, ému de ses tendres sentiments.
Mais alors que je relevai la tête vers la masse grouillante de l'aéroport, un sourire venait chasser le fantôme de quelques larmes qui auraient pu tomber si elles n'avaient pas déjà trop coulé. J'étais de ce monde encore un temps, dans ce pays qui m'avait tant apporté, à la recherche d'inspiration pour mon dernier roman, à courir après une pensée fugueuse que j'étais intimement persuadé de débusquer ici.
Ou plus précisément, à Mahabalipuram, dans le sud de l'Inde, en Tamil Nadu. Un village de maisons sans toit, de fenêtres sans vitrage, d'un peuple dénudé de tout, excepté de son sourire.
Ce sourire au rayonnement grandiose a su traverser les décennies en imprégnant, avec force, mes souvenirs. Des souvenirs aux airs d'outre-tombe, d'une époque si lointaine, appartenant, sans doute, davantage à l'une de mes réincarnations qu'à moi-même.
***
Assis dans le train, en troisième classe, pour un voyage interminable, dans l'inconfort absolu - au regard de tout européen qui se respecte -, encastré entre une cage à poules et un chien à trois pattes juchés sur de bien maigres cuisses, je me délectais de cette promiscuité. Promiscuité très certainement aussi ragoûtante pour l'usager du métro parisien, tant le dépaysement attiserait sa curiosité, abolissant toute forme répugnante de jugement, incitant ainsi l'ouverture des chakras qui rendent l'humain... si humain.
Ce qu'il y a de formidable en ces lieux qui comptent pas moins de 580 dialectes, c'est que vous trouverez toujours un interlocuteur avide, prêt à toutes les entorses langagières, pour peu que vous puissiez le laisser vous atteindre et lui offrir une vision utopique d'un univers invraisemblable pour une population à l'avenir inéluctablement tracé.
Vous pensiez que le luxe de la modernité était ce qui faisait de vous des privilégiés ? Vous aviez tort !
C'est notre faculté, notre propension à rêver qui fait de nous des nantis.
Un indien ne rêve pas. Parce qu'il ne sait pas rêver.
Sa vie est décidée par sa caste, définie par sa condition. Et ce n'est en aucun cas, des oeillères, un manque d'intelligence ou un défaut de curiosité qui le dessert. Hélas, non, il n'est que le fruit du conditionnement dudit peuple depuis que le monde est monde
Quelle facétieuse ironie que de traverser la planète à la poursuite d'une pensée inspirante qui se terre parmi ceux dont l'esprit est prisonnier des carcans de l'ordre établi, dont les songes sont influencés, dictés, bridés par la hiérarchie des castes !
Et pourtant, cette populace, ô combien riche dans et par son dénuement, sait raviver notre imaginaire surabondamment nourri de toxicités en tous genres.
Un regard sur cet humble sourire suffit à révéler nos âmes endormies.
Alors que cette vieille femme, nichée près de moi, dans ce wagon surpeuplé, tente de nouer le contact dans un anglais improbable, mes lèvres s'étirent, heureux du simple fait de faire communiquer deux mondes tellement étrangers l'un à l'autre.
***
Un rickshaw slalomant à vive allure, entre vaches, vélos, chèvres, individus, cochons et rickshaws tout aussi dangereux (le permis s'obtient à l'issue d'une journée de formation), finit par nous déposer mon sac et moi, sur une terre aride au milieu d'une foule d'enfants à la main tendue.
Ce que j'aime ces petites mains ! Elles se confondent en rires et remerciements en retour du peu que j'offre avec cependant, le plus grand des plaisirs.
La joie de celui qui donne surpasse, sans conteste, celle de celui qui sait recevoir de tout son être.
Dans un passé fort éloigné, je guettais les genoux écorchés, les membres entaillés et les conduisais - vibrant d'utilité - à la première échoppe venue, en quête d'une quelconque "médecine" pour soulager ces va-nu-pieds reconnaissants.
Il est des contrées, où libéré de simagrées, aider son prochain, n'a rien d'une corvée, d'une contrainte. Point de questionnement quand le geste va de soi !
Quelle est donc cette société qui nous somme de recourir à une institution pour le moindre effort solidaire ? Aveugles au bien-être du voisin, ne sommes-nous même plus en mesure d'adresser directement ce mot de réconfort à celui qui l'espère en silence ?
Alors que, parmi ce peuple "démuni", la liberté d'une générosité sans étiquette, offre au voyageur le bonheur d'une communion de deux âmes assoiffées de partage.
Ayant collecté une provision suffisante de béatitudes, je me déniche une chambre à louer, en sachant pertinemment que mes nuits se feront sur le toit, sous la douce couverture d'un ciel étoilé.
L'hygiène est, ici, digne d'un quatre étoiles. Régulièrement, l'habitant vide la chambre de ses effets et de ses meubles pour laver à grande eau murs, plafond et sol, à renfort de bassines débordantes, et ceci en un temps record.
Les citoyens-voyeurs, collés aux fameuses fenêtres sans carreaux, ont l'obligeance d'attendre que le logé ne s'y trouve plus, pour étudier l'environnement du phénomène fraîchement débarqué. - contrairement à Karachi, Pakistan, où ils ne s'embarrassent pas... de vous embarrasser !
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Mes bagages consignés, en une relative sécurité, je me dirige vers un restaurant, non-européanisé, paillote typique, où l'on se passe de couverts et d'assiette, pour tremper allègrement, des doigts joyeux dans les mets délicieusement parfumés et outrageusement épicés - élimination des toxines oblige -, tapissant une feuille de palmier d'un vert exubérant.
N'utilisant, je vous prie, que la main droite, la gauche, quant à elle, étant réservée au nettoyage après élimination des "déchets".
Le king-fish, pour lequel j'ai passé commande, me sera servi une fois acheté au pêcheur, sorti de nulle part, échouant sur la plage son canot en rondin, à l'instant même.
Le bouig-bouig, où je sais être restauré à ma convenance, compte davantage d'ouvertures que de murs. Il m'offre, ainsi, une vue imprenable sur les eaux turquoises balayant savamment un sable fin, docile à l'idée de se rafraîchir.
Jouissant de ce cadre enchanteur et de la voix envoûtante de Cat Stevens, égrenant les paroles mélodieuses de la Lady d'Arbanville, je plonge en chute libre dans les entrailles de mes souvenirs alors qu'une larme roule sur ma joue, enfin libéré de ce questionnement infructueux, de cette page blanche traîtresse, de cette peur insidieuse.
Là, devant moi, en moi, se dandine, fièrement dressée, me nargant presque imperceptiblement, la pensée !
La pensée fugueuse que j'ai pourchassé de par le monde. La pensée qui m'a enfin trouvé, celle que j'ai retrouvé, que j'ai, jadis, découvert, ici-même, alors que je réalisais que plus jamais je ne saurais être malheureux.
La paix intérieure, mon cher, source de joie et de peine autrement profondes, d'un bonheur que ne sauraient éteindre les plus grands tourments.
Car c'est bien cette flamme qui sait flamboyer jusqu'au fin-fond des ténèbres. Elle engendre un espoir serein apte à délier les chaînes oppressantes, permettant l'épanchement de l'âme sans crainte ni limite jusqu'à nous connecter - à la demande - à tout ce qui justifie notre existence.
Ma pensée fugueuse réintègre ainsi mon cœur, pour s'offrir à d'autres par l'intermédiaire de mes mots ponctués de sourires. Ils taquinent, enfin, ma plume suffisamment reposée et, tout à fait prête à l'emploi !
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Je me suis follement amusée à écrire l'histoire de la pensée fugueuse de Ian, j'espère que la lecture vous plaira aussi
![Smile :)](./images/smilies/icon_e_smile.gif)