Magical Mystery Tour [Steampunk]

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-Fan-

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Magical Mystery Tour [Steampunk]

Message par -Fan- »

Bonsoir, chers Booknautes ! :D
Moi c'est Isis, anciennement -Fan-, je suis l'autrice de la fanfiction Harry Potter/Percy Jackson "Nemesis Hogwarts Project", encore active sur le forum (j'ai publié presque toute la fin sur Wattpad, et j'ai finalement décidé de ne pas abandonner ce forum, donc je vais uploader au fur et à mesure tous les chapitres, qui datent d'il y a quelques années).
L'histoire que je présente ici s'appelle Magical Mystery Tour (comme mon album préféré des Beatles), elle parle d'orphelins et de magie dans l'Allemagne de la toute fin du XIXe siècle. (C'est pourquoi j'ai indiqué "steampunk" comme genre, ne trouvant rien de plus probant).
J'ai commencé à écrire ce roman en 2019, et il a subi moult réécritures, abandons et retours en arrière, de sorte que personne ne l'a jamais vraiment lu aujourd'hui... J'ai donc décidé de publier le texte ici au fur et à mesure de l'écriture, mais aussi de sa réécriture - le texte que vous allez voir ci-dessous est en plein chantier, et je devrai le mettre à jour bientôt. Mais je suis du genre à mettre la charrue avant les bœufs... donc je vous le laisse dès à présent.
Mon Wattpad pour lire la suite du texte (toujours dans cette version en reconstruction, datant de 2023) : @PommeGaunt.

Je vous souhaite une bonne lecture <3
Isis

[suite à une erreur de compte, le chapitre sera publié dans un autre message, depuis mon compte Isis_livres]
Dernière modification par -Fan- le mer. 24 juil., 2024 7:31 pm, modifié 1 fois.
Isis_livres

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Re: Magical Mystery Tour [Steampunk]

Message par Isis_livres »

CHAPITRE 1 [mise à jour 23/07/24]

Lorsqu'ils descendirent du train, Kunst et Else se retrouvèrent pris dans la foule. En plus des familles qui portaient de lourdes valises, des hommes en costume de travail, et des ouvriers qui se bousculaient en parlant d'une voix forte, la gare était envahie de la fumée des trains, du crissement de la ferraille, et du brouhaha lointain des commerçants. En levant les yeux, Else vit voler quelques pigeons, qui se nichaient dans les voûtes de métal.

Elle lança un sourire à son frère.

- Allez, fit-elle en lui prenant la main. Nuremberg, nous voilà !

Et, sans prévenir, elle se mit à accélérer : slalomant entre les gens, les bousculant parfois, elle retenait d’une main son béret qui menaçait de s’envoler. Else était épuisée, la nuit avait été longue, mais hors de question d'attendre une minute de plus pour découvrir la ville.

En arrivant dans le hall central, elle ralentit cependant. Il était nimbé d'une lumière douce qui tombait majestueusement d'une coupole en verre. Les restaurants, les kiosques du hall, avaient des enseignes décorées de dorures, et des personnes en costume ou en robe y allaient et venaient en riant. On sentait le café et le pain, mêlés aux odeurs du tabac et de la suie. Else inspira – c'était la meilleure matinée qu'elle avait eue depuis longtemps.

La gare s'ouvrait sur une grande avenue pavée, où circulaient des voitures et des automobiles. De loin, on apercevait l'enseigne d'un grand magasin. Il y avait quelques maisons en briques, et d'autres, plus anciennes, des maisons à colombages de différentes couleurs. Les yeux d'Else virevoltaient partout, elle n'avait pas l'habitude de voir autant de bâtiments, mais surtout autant de monde au même endroit. La ville semblait très moderne.

Alors qu'il traînait derrière elle, Kunst s'interrompit pour lui parler.

- On... va manger quelque chose ? demanda-t-il.

Else hocha la tête.

- Il y a plein de restaurants. Mais on ne pourra jamais se le permettre avec l'argent qu'il nous reste… Si on a de la chance, on trouvera un marché.

C'était déjà la fin de matinée, alors il fallait aller vite. Kunst se mit à marcher plus rapidement ; ouvrant grand les yeux. Alors qu'ils descendaient dans la ville, ils passèrent devant une petite place avec une fontaine. Else demanda son chemin à une dame qui passait avec une poussette. Deux rues plus tard, ils étaient au marché.

- Qu'est-ce que tu veux manger ? demanda Else à son frère.

Elle avait sorti de sa poche le reste de leurs économies. Même si le marché était dense, il n'y avait pas autant de monde que dans la gare, et elle ne voulait pas se faire attraper le premier jour, donc tant pis, leur argent y passerait.

Kunst regarda les étals d'un air soucieux. Il y avait beaucoup de légumes crus, du poisson, de la charcuterie. Beaucoup de choses qu'il ne pouvait pas manger.

- De la brioche, dit-il en haussant les épaules. Ou... de la purée ?

- De la brioche, trancha Else très sérieusement. Définitivement de la brioche.

Il eut un petit rire.

- D'accord.

Else se rendit sur un étal de boulangère, commanda de la brioche au sucre, du pain, et du fromage frais. Un festin – leurs économies y étaient passées, comme prévu.

- Il va falloir se débrouiller, maintenant, fit Kunst d'un air triste.

- Plus tard, répliqua Else en balayant sa remarque d'un revers de main. Maman nous avait laissé cet argent pour le train, c'est déjà énorme. On va se débrouiller.

- Oui, mais...

Else ne l'écoutait pas. En descendant la rue, ils étaient tombés sur une place pavée, bordée d'arbres et de tas de feuilles mortes qui n'avaient pas été ramassés. Là, on installait les tréteaux en bois d'une petite scène, avec des décors et le reste. Plusieurs personnes s'étaient approchées.

- Venez donc, mesdames et messieurs ! faisait une voix de jeune femme. Le spectacle de Cosmo Siegfeld est ce soir à 17 heures ! Ne manquez pas le grand magicien !

- Tu entends ça... ? fit Else en se rapprochant.

La jeune femme avait une peau mate et portait une robe verte sans manches élégante et légère. Elle avait un visage rond, des yeux en amande, et portait un bracelet doré sur son bras. Surtout, ses cheveux étaient étranges… Très courts, marron, ils étaient collés à sa tête comme un amas de branches emmêlées. Certains faisaient des piques ou des arrondis, comme des branches, et des feuilles… Else n’arrivait pas à bien distinguer cela. Toujours est-il que la jeune fille monta sur l’estrade, d’où elle lança plusieurs prospectus dans la foule. Else attrapa un des prospectus en passant. On y voyait un magicien blond, de petite taille, en costume, qui tirait de son chapeau... une montre ? Derrière lui, il y avait un chapiteau et divers accessoires de magie. Le reste était décoré d'arches de métal et d'un motif de ronces qui encadrait l'image.

- Trop bien... souffla Else.

Mais son frère la tira par le bras et l'éloigna de l'estrade.

- Allez, j'ai faim.

Ils s'installèrent sur les marches d'une église, loin de l'agitation du reste de la ville. A-côté, il y avait seulement un petit parc, où des familles se promenaient avec un chien.

Là, Kunst enleva ses bandages pour manger. C’était un garçon petit, le corps maigre, qui portait un nœud papillon au col de son pull. Ses cheveux noirs et bouclés, un peu trop longs pour lui, tombaient sur ses oreilles et son nez poudré de tâches de rousseurs. Leurs parents disaient qu’ils se ressemblaient, mais Else avait des cheveux plus courts, ondulés seulement, et légèrement plus clairs… Elle portait des pantalons et des chemises avec des bretelles, et un béret sur ses cheveux. La tenue parfaite pour un vagabondage.

A l’endroit habituellement recouvert par son bandage, Kunst avait les joues creusées et rougies, ainsi que des lèvres boursouflées, couturées de cicatrices, qu’il ne laissait voir à presque personne. Mais au moins, il pouvait se nourrir correctement, et Else comprenait presque tout ce qu'il lui disait en parlant les mains. Elle avait encore révisé cette nuit, dans le train.

- Alors, dit Kunst en mangeant son fromage, tu veux commencer par où... ?

- La mairie, peut-être. On va leur demander s’il y a des offres de travail.

- Et pour dormir ce soir ?

- On se débrouillera.

Else se dit soudain qu'elle aurait pu garder de l’argent pour l’auberge, au lieu d'acheter du fromage. Tant pis. Ce soir, c'était loin encore, et elle voulait garder sa bonne humeur.

La maraîchère avait emballé leurs brioches dans un journal datant de quelques jours plus tôt. En s'installant contre la porte de l'église, Else le déplia et commença à lire distraitement le papier recouvert de miettes. Au verso, c'était une rubrique de faits divers :

POLTERGEIST –

Souvenez-vous : c’est le 11 janvier 1871 que Gerda Bayer, son mari Alfred Bayer et leur fils unique Sigmund emménagent à Nuremberg, dans une maison ancienne complètement rénovée qui devait faire honneur à cette famille de tisserands. Une maison pourtant inquiétante, noire et profonde, campée au bord des eaux brumeuses du lac Wöhrter. Bientôt, Madame Bayer rapportera entendre, la nuit, des bruits de pas secouant la maison, traversant le grenier, la cave et même les couloirs des étages. Mais ce n’était pas tout : il y avait aussi parfois des cris, des voix démentes qui n’appartenaient à aucun membre de la maison. Une suite de mystères mettant à bout de nerfs Mme Bayer et sa famille… Des experts inspectèrent la maison, des exorcistes vinrent, mais personne ne parvint au bout du mal qui les rongeait de plus en plus…

- Eh ! s'exclama Else. Mais c'est tout près !

- De quoi ? fit Kunst en haussant les sourcils.

- Regarde, dit Else en lui montrant le papier. La maison est hantée depuis plus de vingt ans, mais personne n'a réussi à percer le mystère. Il y a de nouveaux propriétaires…

- Ah ? Ils ont acheté la maison quand même ?

- Il s’appelle , lut Else. C’est un médecin reconnu dans toute la Bavière, et il a été appelé à structurer la cellule psychiatrique de l’hôpital du Saint-Esprit. Ce genre de personne n’a pas peur des fantômes… il doit penser que Mme Bayer était paranoïaque.

- Qu'est-ce qui se passe, au juste ? fit Kunst, intrigué.

Else lui lança un sourire complice.

- Ça te dirait d'aller voir ?

- Ooh.

Kunst roula les yeux, l'air pas du tout intéressé. Mais Else, qui trépignait, ne le laissa pas finir son fromage. Ils descendaient déjà les rues en direction de la maison hantée.

*

Le quartier était plutôt désert, voire mort. Kunst et Else durent marcher une quarantaine de minutes en longeant la Pegnitz jusqu’au bord du lac. En se fiant aux photographies du journal, et en demandant leur aide aux passants, ils n’eurent pas de mal à trouver la maison dont il s’agissait – une haute bâtisse en pierre, avec un toit de tuiles noires, bien incliné. Si ce n’est son air lugubre, et sa girouette noire qui grinçait doucement dans le ciel blanc, rien n’indiquait que la maison avait été le théâtre d’un drame.

Lui faisant signe de rester discret, Else entraîna Kunst de l'autre côté de la maison. Le médecin devait être au travail, mais sa femme était occupée à étendre du linge dans le jardin. Le mur de derrière, vieillissant, était constellé de trous et de pierre friable. Heureusement, il y avait un sapin dont les branchages tombaient juste au niveau des fenêtres du toit.

- Viens, souffla Else.

Elle grimpa, avec un peu de difficultés, sur le tronc lisse et humide, et aida Kunst à faire de même. Une fois suspendue sur la branche beaucoup trop souple du sapin, Else prit son élan et se raccrocha aux rebords du toit. Ensuite, elle récupéra une pierre qu’elle avait prise un peu plus tôt dans le jardin, et brisa un carreau. De là, elle put ouvrir la fenêtre à bout de bras, et bascula finalement son corps pour entrer dans le grenier.

- Tu es folle, parvint à signer Kunst sans tomber.

Else, qui le tirait par le bras pour le faire entrer à son tour, sourit :

- Peut-être bien.

*

Ils étaient entrés dans une pièce sombre, mais surchargée de vieux meubles qui prenaient la poussière, de linge de lit, de tables et de cartons. Aux pieds de Kunst et Else, des journaux avaient été rangés proprement en piles nouées par un morceau de ficelle. Else s’approcha :

- C’est le journal de Nuremberg, constata-t-elle. 1871…

Il n’y avait pas tous les numéros du quotidien, mais trois, quatre, numéros par mois pour l’année 71, et puis deux par mois en 72, un tous les trois mois en 73, deux dans l’année 74, un en 75… et ainsi de suite. L’affaire Bayer avait été suivie de près pendant presque trente ans.

- Ce sont les affaires de l’ancienne propriétaire, souffla Else. Ils n’ont rien jeté.

- Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, d’ailleurs ? demanda Kunst.

- Elle a été enterrée dans le cimetière de Wöhrt… son mari et son fils ont déménagé, à ce qu’il paraît. Mais elle avait à peine quarante-cinq ans… son décès précoce a été mis sur le compte de la démence. Mais les journaux ne sont pas près à lâcher l’affaire.

Tout en parlant, Else feuilletait frénétiquement les journaux. Il y avait, pour sûr, un gros mystère à démêler là-dedans. Pourquoi la police avait laissé ça à la rubrique des faits divers… ?

Soudain, la fenêtre s’ouvrit brusquement dans un courant d’air, et il y eut un bruit de verre brisé. Les éclats du carreau qu’ils avaient cassé pour rentrer étaient étalés au sol… Else reposa les journaux et, recouvrant sa main avec son mouchoir, commença à rassembler les éclats de verre qui étaient une preuve trop visible de leur passage. Le silence était dense, pesant, marqué uniquement par le souffle du vent qui secouait la fenêtre fragilisée…

Mais un bruit surgit de l’obscurité du grenier.

Else sursauta, son cœur accéléra. Il n’y avait rien là-bas… rien qu’elle ne pouvait voir.

C’était manifestement un bruit de pas – un pas lourd, qui plus est. Et qui semblait s’approcher, alors même que la pièce n’était pas si grande, et

- Il… il faut aller voir, trembla Else.

Contre le mur se trouvait simplement un vieux garde-manger avec de la vaisselle en porcelaine où se développaient les toiles d’araignée… Mais, en y regardant de papier, Else vit de la porcelaine brisée, qui gisait en minuscules morceaux sur le sol.

- Mhhfff... !!

- Kunst !!

Else fit volte-face. Sans bruit, une créature qui faisait au moins deux fois la taille de Kunst, et dont seule la silhouette était visible dans l’obscurité, avait soulevé son frère, en lui bloquant la respiration, d’un bras énorme et noueux plaqué contre son cou. Kunst se débattit, essaya de le frapper, mais cela n’avait aucun effet. Sans savoir quoi faire, Else chercha frénétiquement un objet lourd pour frapper la chose : elle ramassa une planche de bois, la souleva de toutes ses forces, essaya de la fracasser contre les bras de la créature. Celle-ci, sans lâcher sa prise sur Kunst, fut déstabilisée, et recula dans une zone à-moitié éclairée. Ca n’avait pas l’air humain. C’était comme une créature d’argile, épaisse et sans visage. Le sang d’Else ne fit qu’un tour.

- Lâche mon frère !! cria-t-elle.

Elle fonça sur la créature, armée de sa planche qui avait encore des clous à son extrémité. Elle la souleva pour tenter de l’abattre sur sa tête, mais le monstre d’argile réagit plus vite. De son bras gigantesque, il bloqua son geste et fit voltiger la planche. Il attrapa alors Else et la souleva, bloquant son souffle comme il l’avait fait avec Kunst. Ils se débattirent, mais Else sentait que sa respiration faiblissait, que son champ de vision se réduisait…

C’est vraiment stupide, pensa Else confusément. C’est une mort stupide.

Elle attrapa le bras de la créature, réussit à planter ses ongles dans son corps d’argile. La créature protesta d’un cri profond, tordu, inhumain. Mais elle ne lâcha pas son emprise.

D’un geste désespéré, Else tendit le bras pour attraper la main de Kunst. Ils tentèrent de mettre toute leur énergie dans cette poigner et d’entraîner la créature de leur poids. Elle protesta encore, mais elle ne bougea pas. Son corps était un véritable mur, et même s’ils parvenaient à le faire basculer, ils seraient écrasés sous les décombres… Else et Kunst étaient épuisés. Ils allaient perdre connaissance. Mais, dans son champ de vision réduit, Else vit quelque chose… Une autre silhouette. Un corps petit, une tête blonde. Et un éclat de lumière dorée.

- Un… deux, signa Kunst du bout des doigts.

Ensemble, ils poussèrent en arrière pour faire basculer la créature, qui était devenue soudain plus légère. Le corps tomba doucement en arrière… et se brisa au sol.

Else se redressa, crachant de la poussière et de la terre. Sa vue revenait petit à petit. Ells se retourna vers son frère.

- Ça va... ? demanda-t-elle brusquement.

- Ça va, fit son frère, essoufflé. Toi... ?

- Ça pourrait aller mieux, soupira-t-elle. Ca va.

Elle avait la tête qui tournait, des pointes de douleur qui revenaient. La silhouette qui était apparue quelques instants plus tôt était celle d’un petit homme en costume noir qui s’approcha et attrapa les mains de Kunst et Else pour les aider à se relever.

- Allons bon, soupira-t-il, ce n’est pas un âge pour déjouer les poltergeist.

- Qui êtes-vous… ? demanda Else en relevant les yeux vers lui.

L’homme se tenait devant elle les mains sur les hanches, portant un nœud papillon rose à son col et une montre à gousset dorée à sa boutonnière, il avait des cheveux blonds coupés au carré, avec une frange, ainsi que des yeux couleur bizarres… l’un était gris foncé, et l’autre rose.

- Mademoiselle… ?, dit-il en lui tendant une poignée de main.

- Else, répondit celle-ci, suspicieuse. Et c’est frère, Kunst.

- Enchanté. Moi, c’est Cosmo Siegfeld.

Else écarquilla les yeux.

- Vous êtes…

L’homme eut un sourire en biais. Il glissa alors deux papiers dans la main d’Else.

- Venez voir mon spectacle tout à l’heure, d’accord ?

Les papiers étaient des billets de spectacle – pour le magicien du XXe siècle.

*

En début de soirée, ils étaient de retour sur la place, où une foule s'était rassemblée. Pas de trace de Cosmo Siegfeld, mais un décor scénique assez impressionnant avait été construit : comme sur l’affiche, c'était deux voûtes de métal, sur lesquelles couraient des ronces. A l'arrière-plan, il y avait une roulotte, depuis laquelle on avait tendu des banderoles rose et gris.

Encore confuse, Else voyait à peine la scène, sur laquelle on installait des lampadaires électriques. La peur étant retombée, son cerveau tournait à toute vitesse : qu’est-ce qu’ils avaient vu, au juste ? Un golem d’argile, un automate… ? Et que faisait le magicien là-bas ?

Soudain, la scène s'illumina. Le brouhaha se transforma en chuchotements d'entrain.

- Mesdames et messieurs, dit la jeune femme qu’ils avaient vu le matin même, et nos amis enfants, veuillez accueillir le grand magicien du XXe siècle, Monsieur Cosmo Siegfeld !

La foule applaudit alors que le magicien entrait dans la lumière, saluant avec son chapeau.

- Merci, merci, fit-il, intimant le silence. Ce soir, je vous invite à faire un voyage dans l’avenir, vers le siècle prochain… 1900 sera l’avènement de la , commença le magicien d’une voix douce. Nous verrons l'avènement dans nos maisons du téléphone filaire, des lampes à explosion ; et dans les cieux, ce sera le règne des machines volantes, qui déjà de nos jours font des progrès incroyables.

Sous les applaudissements dispersés, la lumière fut parée d’un filtre bleu, et Cosmo Siegfeld baissa la voix.

- Mais le nouveau siècle nous réserve aussi des mystères profonds, des phénomènes dont seuls certains ont le secret. Par exemple, nous apprendrons à nous déplacer instantanément, sans aucune route aérienne ou terrestre !

Il avait baissé son chapeau, pour montrer à la foule, dans un geste élégant, que celui-ci n’avait pas de fond. Il se saisit de sa montre à gousset, et la tint déroulée, au-dessus du chapeau.

- Anke, appela-t-il, tu peux m'aider ?

La jeune fille qu’ils avaient vu présenter le spectacle arriva, et montra au public un autre chapeau sans fond. Cosmo laissa tomber la montre dans son chapeau. Aussitôt, sentant un poids dans son propre chapeau, Anke plongea la main dedans et en sortit la montre à gousset. Il y eut quelques applaudissements.

- Ce que vous venez de voir, dit Cosmo, est un principe authentique de déplacement dans l'espace. Vous voyez bien que je n'ai plus de montre, elle est entre les mains de mon assistante.

Il souleva son chapeau, qui était encore vide.

- Mais j'ai besoin de l'heure, enchaîna-t-il. Anke, quelle heure est-il ?

- 17h35, dit celui-ci en regardant sa montre.

- Allons bon, enchaîna Cosmo, le temps file. Aujourd'hui, aller de Nuremberg à Berlin, prend un jour et demi de voyage. Mais bientôt, le voyage ne durera qu'un instant !

Il eut de nouveaux applaudissements, par-dessus lesquels il continua :

- Vous, madame, dit-il à une personne au fond de la place. Vous voulez vous y essayer ? ...

Il lui fit signe d'avancer. Un peu confuse, une dame ronde, vêtue d'une robe bleue, traversa la foule puis monta sur l'estrade. Cosmo lui sourit.

- Comment vous appelez-vous ?

- Gertrud, monsieur.

- Très bien, Gertrud. Vous allez vivre une expérience que peu de gens ont la chance de vivre. N'ayez pas peur, le voyage est facile...

Alors qu'il parlait, Anke avait installé sur la scène deux portes – sans mur. Après avoir ouvert et refermé les portes, pour montrer encore qu'il n'y avait rien ; la dame entra à gauche, puis referma la porte derrière elle. Il y eut un roulement de tambours, puis, un instant après, la dame ressortit par l'autre porte, l'air troublé. Else applaudit, elle était impressionnée.

- Maintenant, passons à une innovation que vous connaissez déjà bien, reprit Cosmo Siegfeld : le téléphone. Aujourd’hui, pour joindre quelqu’un, il faut avoir un numéro, ou appeler le standard. Mais pour certains, la communication peut passer directement… par la pensée.

Anke lui apporta, sur un tabouret, un téléphone assez imposant, peint en bleu. Dans le même temps, Cosmo invita sur scène un autre cobaye, un jeune homme qui s’appelait Lukas.

- Monsieur, je vais vous demander de penser à quelqu'un de proche. Vous me direz ensuite qui est cette personne par rapport à vous.

- Heu… ma tante, dit le jeune homme.

- D'accord. Monsieur, je vais trouver le nom de votre tante, grâce à ce téléphone moderne.

Il y eut une manœuvre qu'Else distinguait mal de là où elle était. Elle se dressa sur la pointe des pieds, mais le magicien semblait simplement concentré sur le téléphone.

Au bout d'un moment, il releva la tête.

- Franzisca... ? C'est bien ça ?

- Oh ! dit l’homme. C’est ça !

Les applaudissements reprirent. Cosmo invita ladite Franzisca, qui accompagnait le jeune homme, sur la scène, et enchaîna sur d’autres numéros, avec des objets ou des cartes.

- Merci, merci, dit le magicien, laissant ses figurants redescendre dans le public.

A nouveau seul sur la scène, il fit un tour de l'estrade, l'air pensif, puis reprit :

- Le temps file, mais il me reste un mystère à vous présenter, le plus étrange de tous. Resterez-vous jusqu'à la fin... ?

Il sourit. Les lumières avaient été changé en orange.

- Il y a dix ans, j'ai effectué un long voyage dans les colonies. Nous y voyons de belles choses, des mystères encore inconnus du monde moderne... Il m'est arrivé, lors de ce voyage, d'être attaqué par une bête féroce. Mes compatriotes avaient tous été tués, et je savais que, si je ne faisais pas attention, je serais moi aussi un homme mort. , je suffoquais. Quand soudain...

Alors qu'il parlait, un phénomène étrange se produisait, assez lentement pour qu'Else ne le distingue pas tout de suite. Mais c'était maintenant massif. Les ronces du décor... se déplaçaient. L'une d'elles avait formé un chemin assez long pour atteindre Cosmo, qui glissa sa main sur elle comme si elle n'avait pas de piquants.

- Quand soudain, poursuivit-il, j'ai aperçu quelque chose d'extraordinaire. Un spectacle qu'aucun homme d'ici n'aurait pu comprendre.

La ronce grandit, devenant un tronc assez grand pour que Cosmo s'y asseye. Il commença à s'élever avec la branche, qui formait une arche.

- J'ai été sauvé, dit-il enfin. Par la créature la plus étrange et la plus merveilleuse...

Soudain, les lumières s’allumèrent à l’arrière de la scène. La personne qui venait d’apparaître n’était autre qu’Anke, qui l’avait assisté jusqu’ici. Sa peau mate, ses formes rondes, brillaient dans la lumière, de même que sa longue jupe verte, qui scintillait. Mais surtout... sa coiffure n'avait plus de sens. A la place de ses cheveux se trouvait une longue coiffe de ronces, qui se poursuivait sur tous les côtés de la scène. Elle baissa doucement le bras, et, l'accompagnant, la ronce qui formait une arche descendit, et Cosmo put se poser sur le sol.

Il prit la jeune fille par la main.

- Applaudissez bien fort mon assistante, Anke !

Sous les acclamations du public, le magicien et son assistante saluèrent chaleureusement. Dans le même temps, les ronces qui débordaient de la tête d’Anke se replièrent jusqu’à former la coiffure en nid de branchages qu’Else lui avait vue plus tôt – et qui était assez jolie.

- Merci, merci, dit Cosmo Siegfeld. C'était tout pour ce soir, mais j'ai encore de nombreux secrets à vous montrer ! Spectacle tous les soirs, à dix-sept heures, pendant deux semaines !

Il passa avec son chapeau, hélant les hommes qui n'avaient pas payé, et réclamant des pourboires. La place se vida peu à peu. La nuit était complètement tombée.

Alors, Cosmo descendit de la scène, directement vers Kunst et Else.

- Alors, ça vous a plu... ? demanda-t-il en souriant.

Il se tourna et leur fit signe de le suivre.

- Au fait, vous me devez la vie, vous savez ? Mais rien n’est gratuit aujourd’hui. Si je vous fais un prix, je dirais que vous me devez au moins 1000 Mark.

- Hein ?!! fit Else, et Kunst s'exclama avec autant de dégoût.

Cosmo leur lança un regard fier.

- 500 chacun. Mais c'est une réduction, parce que vous êtes tout petits.

Il se moquait, pourtant il n'était pas bien plus grand que les deux enfants.

- On ne peut pas payer ça, dit Else fermement. Rien ne vous obligeait à nous sauver.

- Du calme, poursuivit Siegfeld, j’ai un marché à vous proposer. Vous n’avez qu’à venir travailler pour moi le temps de payer votre dette.

Kunst et Else échangèrent un regard.

- On ne peut pas lui faire confiance, signa Kunst.

- Pourquoi nous ? demanda Else.

- J’ai besoin d’aide sur ma tournée, expliqua le magicien. Nous avons beaucoup de route à faire d’ici à Leipzig, puis Berlin, puis le Nord… c’est compliqué avec Anke seule. Mais je vous ai vus chez Mme Bayer, vous aviez beaucoup de cran. Et j’aime ça.

Alors que Kunst s’apprêter à protester, Else s’avança devant lui, et jeta à Cosmo Siegfeld un regard de défi.

- On doit aller à un endroit en particulier, dit-elle. … tout au Nord.

- Si ma tournée a du succès, nous irons là-bas sans problème, confirma Siegfeld.

- Alors c’est d’accord, dit Else en lui serrant la main. On travaillera pour vous.

- A la bonne heure ! s’exclama le magicien. Kunst, Else, bienvenue au manoir Siegfeld !
-Fan-

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Re: Magical Mystery Tour [Steampunk]

Message par -Fan- »

Chapitre 2, que je viens de mettre à jour par une chaleur insoutenable. Il reste quelques incohérences (il y en a toujours, surtout quand on écrit un texte d'époque), mais ce sera pour une autre relecture car sinon je vais faire du sur place

CHAPITRE 2. Anke, la femme-plante
De « manoir », la roulotte étroite et surchargée de Cosmo Siegfeld n'avait pas grand-chose – mais elle n'en était pas moins étonnante. On entrait par un marchepied dans une baraque rectangulaire longue d'une douzaine de mètres, au plafond arrondi. La pièce était coupée par un mur sur toute la largeur, visiblement bricolé avec des planches de bois peint des précédentes scènes, avec une porte donnant au bureau du magicien – interdit d’accès – et une ouverture avec un rideau de velours vert pour la chambre d’Anke. Sur le côté droit de la pièce principale se trouvait une banquette recouverte de coussins rose clair, au milieu, une petite table ronde. Dans contre le mur, du côté de l’entrée, se trouvait un fourneau familial de petite taille. De l’autre côté, un lit qui disparaissait sous des dizaines de costumes de scène, robes brillantes, perruques, tissus de toutes les couleurs que Cosmo poussa négligemment par terre au milieu du reste du bazar – affiches, anneaux d’escamotage, automates, boules de cristal, cartes, glaces, gants, gramophones, horloges, lampes de chevet, montres, plantes, poupées, réveils, tableaux, et autres accessoires magiques ou surprenants – avant d’inviter Kunst et Else à y dormir. Else, excitée et confuse, passa une partie de la nuit à contempler le plafond décoré de ronces et d’étoiles, où des parapluies refermés étaient suspendus sur une corde d’équilibriste.
C'était déjà le lendemain, et Else, réveillée avant son frère, contemplait la pièce silencieuse, éclairée par un rai de lumière qui filtrait à travers les épais rideaux rouges depuis les deux fenêtres (sur le mur du fond et au-dessus de la banquette) et tombait sur les lattes de bois en faisant danser la poussière. Elle se leva sans faire de bruit. Sur la petite table ronde avaient été laissés du pain découpé en tranches, des assiettes en porcelaine sale, des couteaux et du fromage. Elle sortit finalement dans la fraîcheur matinale, et trouva Cosmo et Anke, installés de part et d’autre d’une table rectangulaire accrochée au véhicule.
- Bonjour mademoiselle, lança Cosmo en lui faisant un grand signe. Tu as mangé ? Ton frère est réveillé ?
- Bonjour, fit Else timidement.
- Je vais te préparer du petit-déjeuner, enchaîna Cosmo en se levant. Installe-toi.
Comme il n’y avait que deux chaises, et que Cosmo avait seulement laissé un fond de tasse de café, Else prit timidement la place du magicien. Anke, qui feuilletait le journal de la ville, ne leva pas les yeux vers elle.
- Je te fais des œufs, lança Cosmo depuis l'intérieur, et du café au lait. Sers-toi du pain...
- Heu... d'accord, fit Else.
Elle se servit dans les portions de petit-déjeuner qu’ils avaient posés sur la table extérieure, et attendit en silence, trop hésitante pour commencer à manger.
- Tiens, dit Cosmo en revenant.
- Hum, merci, dit Else.
Elle prit son bol de café et son assiette, hésitante. Et puis, finalement, elle releva la tête vers lui et posa la question qui la préoccupait depuis la veille :
- Hum, monsieur ? dit-elle.
- Oui ?
- Qu’est-ce que c’était exactement… dans la maison de Mme Bayer ? et pourquoi vous étiez là-bas ?
Pendant un instant, personne ne bougea. Les questions d'Else avaient résonné dans l'air comme une accusation. Et puis Cosmo retourna dans la roulotte, où il se prit une chaise. Il s’installa calmement entre Else et Anke, puis reprit :
- Nuremberg est une ville pleine de mystères, sois-en certaine. Et moi… je fais partie de ceux qui aiment se confronter aux mystères. Normal pour un magicien, non ? Mais il y a des choses qu’un enfant ne devrait pas connaître.
- Alors...
Les questions se chamboulaient dans la tête d’Else. Les créatures de terre qu’ils avaient vues étaient mues par une force mystérieuse, et Cosmo pouvait visiblement lui apporter des réponses… Mais ce fut le moment que Kunst choisit pour sortir de son lit. Il descendit les marches de la roulotte, à moitié endormi, dans un pyjama trop grand que le magicien lui avait prêté. Cosmo en profita pour, mine de rien, mettre fin à la conversation :
- Bonjour, jeune homme ! lui lança-t-il avec entrain. (Il se leva, attrapa Kunst par les épaules). C'est une bonne chose que tu sois debout, car j’ai beaucoup de travail pour vous !

*


Le marché, c’était que Cosmo emmènerait Kunst et Else à Hambourg, à condition qu’ils travaillent pour lui, et que sa tournée aie suffisamment de succès pour lui permettre de pousser jusque-là. Sans attendre, il les envoya donc dans les rues de Nuremberg, Else portant sous le bras un paquet d'affiches, et son frère traînant un lourd seau de colle. Ils les collèrent au hasard, plusieurs d’un coup à chaque fois, pour essayer de gagner du terrain sur les murs de pierre déjà surchargés de publicités pour des parfumeries, magasins, pièces de théâtre et événements festifs.
Else, qui avait une idée derrière la tête, alla se poster au milieu d’une place avec ses affiches et harangua :
- Spectacle de Cosmo Siegfeld à 17h ! Ne manquez pas le passage du grand magicien !
Alors qu'une jeune femme intriguée lui prenait une affiche, elle la regarda et ajouta :
- Excusez-moi, vous connaissez la maison des Bayer, au Sud de la ville ?
La femme eut l’air sceptique.
- Hein ? Non, ça ne me dit rien...
- Ah, fit Else, pas grave.
Elle la laissa partir. A la personne suivante, elle reposa la question, mais on ne la laissa pas finir. Ensuite, c'était un homme de la cinquantaine :
- Dites, vous savez s'il y a des fantômes dans cette ville ?
Il lui rit au nez, et partit en marmonnant « les enfants, de nos jours... »
Sans se décourager, Else demanda à d'autres personnes ; tout en continuant sa publicité. Repérant sur la place un enfant qui jouait à faire tourner une émigrette, elle alla le voir :
- Bonjour, petit... ! Tu connais le mystère de la maison Bayer ?
Le petit interrompit son lancer et se tourna vers elle avec des yeux pleins d'étoiles.
- Un mystère ? Qu'est-ce qui se passe ?
- Il paraît, dit Else avec un sourire (elle s'était accroupie pour lui parler), qu'il y a des fantômes dans cette maison.
- Ohhh, dit le petit garçon. C'est des vrais fantômes ?
- C'est ce qu'on essaie de savoir, justement, dit Else. Dis-moi, tu as entendu quelqu'un – tes parents, ton institutrice – dire quelque chose à propos de, hum, une maison hantée ?
Le garçon secoua la tête sans perdre son sourire.
- Mais je veux bien chercher les fantômes avec vous, je peux, hein ?
- C'est gentil, dit Else. Mais c'est trop dangereux pour un petit comme toi. Tu comprends ?
Il parut déçu, et puis se raviva :
- Mais je suis très fort, dit-il. Regarde ce que je sais faire !
Il fit balancer son émigrette à droite et à gauche : l'objet était rond et en métal, il aurait bien pu éborgner quelqu'un. Else dut faire un bond pour l'éviter.
- D'accord, d'accord ! dit-elle en riant. On t'appellera si on a un problème. Mais pas de risque inutile, c'est compris ?
- D'accord ! fit le petit.
Il repartit jouer, et Else se releva avec un petit soupir.
- Il y a trop de monde dans cette ville, dit Kunst. Tu n'arriveras à rien comme ça.
- Mmmh, tu as sûrement raison...
Se saisissant du plan de la ville, Else décida alors de changer de méthode : il suffisait d'interroger tout le monde, en particulier les riverains de Mme Bayer. Mais comme ils avaient encore beaucoup d'affiches à distribuer, ils choisirent de faire le chemin dans l'autre sens : en partant du centre-ville, ils descendraient la rivière jusqu'à la maison en question, en interrogeant un maximum de personnes au passage. Ils arrivaient sur une place, collaient quelques affiches, puis Kunst allait en déposer dans les boîtes aux lettres des maisons, tandis qu'Else sonnait simplement pour demander des renseignements :
- Avez-vous déjà observé des phénomènes bizarres, par chez vous ? Des draps qui se soulèvent, des grattements de porte, ce genre de choses... ?
- Un poltergeist ? Ah non, pas de ça chez moi ! Ma maison est neuve et saine, merci !
Ou alors :
- Excusez-moi ? Savez-vous si le propriétaire de la maison Bayer, M. Nacht Lehman, fabrique des automates ?
- Lehmann ? C’est un grand médecin, je ne vois pas pourquoi…
Au bout d’un moment, Kunst s’approcha d’Else, l’air un peu fatigué.
- Tes questions sont trop désordonnées, consta-t-il. Il faut centrer sur le quartier
Alors qu'ils longeaient la Pegnitz, et sonnaient aux maisons à colombages du vieux quartier, Else put finalement recueillir des informations générales sur le sud de la ville, mais rien de probant pour son enquête. Beaucoup connaissaient, en fait, l’histoire de l’affaire Bayer, mais ce n’était pour eux qu’un fait divers d’une autre époque…
- Hantée ? reprit une dame. Ah, c'est les sornettes que vend le journal du dimanche ! Il n’y a que des campagnards pour s’inquiéter de ça… Vous n'êtes pas d'ici, non ?
Elle se mit à rire et repartit en fermant la porte.
Else soupira. Fatiguée, frustrée, elle alla s’asseoir sur le perron de la maison, et Kunst s’installa à-côté d'elle. Le soleil était haut, il brillait légèrement dans un ciel froid et blanc. A une dizaine de mètres, il y avait un pont en pierre avec une barrière en bois bleu, la rive d'en face et ses grandes maisons à colombages, et surtout, la rivière qui coulait à toute vitesse. C'était un jour venteux.
De loin, Else vit un enfant monter sur le pont. En plissant les yeux, elle reconnut l'enfant à l'émigrette à qui ils avaient parlé plus tôt.
- Eh ! C'est le petit de tout à l'heure ! s'exclama-t-elle.
Mais aussitôt, d'autres personnes montèrent sur le pont – beaucoup plus âgés que le petit, mais aussi plus grands qu'Else et son frère. C'était une bande d'adolescents, principalement des garçons, qui l’encerclaient en riant.
- Eh ! fit Else.
Ils étaient trop loin pour l'entendre, mais elle se releva d'un coup. Intimant à son frère de la suivre, elle se rapprocha du pont, et se cacha suffisamment près pour les entendre.
- Il est trop drôle avec son émigrette. Eh, petit, tu veux pas nous prêter ton jouet ?
- Non, répondit l'enfant, sur la défensive. C'est à moi.
- Ben voyons, dit un autre. Et tes parents, ils sont où, hein... ?
- Ils t'ont laissé tout seul, tu as au moins de l’argent dans les poches, non ?
Celui qui avait parlé se baissa pour fouiller les poches du petit et retourner son pull.
- Lâchez-moi ! faisait le petit, alors que les autres riaient. Je n'ai rien pour vous !
Depuis sa cachette, Else brûlait de rage.
- Ça suffit, fit-elle finalement.
- Attention... dit Kunst, mais Else ne l'écouta pas. Elle se releva, s'approcha à grands pas vers la bande de jeunes, et son frère n’eut d’autre choix que la suivre.
- Laissez-le tranquille, dit-elle d'une voix menaçante.
- Pourquoi ? dit l'un des garçons. T’es jalouse... ?
Les autres rirent, y compris la fille du groupe.
- On veut juste s'amuser avec lui, poursuivit un autre, mais on peut jouer avec toi aussi…. Tu dois bien avoir de l'argent de tes parents, toi, non ?
- Laissez tomber, dit Else, et elle se posta devant le petit, le protégeant avec son bras.
- Tu ne fais pas le poids, dit le premier garçon.
Il se glissa derrière Else et attrapa l'enfant, qu'il souleva au-dessus de la rivière.
- Allez, on plonge, comme un homme !
- Arrêtez... faisait le petit.
Il se démenait comme il pouvait, et balançait son émigrette pour se défendre. C'était que l'objet était lourd, et il donna, de manière hasardeuse, plusieurs coups violents dans le bras de la fille, puis sur le torse du garçon.
- Eh ! fit celui-ci, avant de prendre une voix plus menaçante : tu veux vraiment qu'on te jette à l'eau ?
- Jamais... de... la vie, fit Else en essayant de tirer le garçon en arrière.
- Reposez-moi, faisait le petit.
Les autres, en cercle, riaient du spectacle. Quelqu'un lançait « Baston ! Baston ! »
Reposant le petit par terre, le garçon se tourna vers Else et lui donna un coup, la poussant en avant contre la barrière.
- Toi, tu vas arrêter de te mêler de nos affaires, dit-il, l'air sérieusement énervé.
Mais c'était au tour de Kunst d'intervenir. Attrapant Else par la main, il poussa le garçon, et se posa devant les autres avec un air menaçant.
- Bah, en voilà un autre, dit l'un des garçons du cercle. Tu es perdu, petit... ?
- Laissez mon frère en-dehors de ça, dit Else, et elle repassa devant.
Mais le temps des menaces était passé. Le groupe s'était resserré et, tout en riant, ils les poussaient à coups violents vers la rivière. Kunst donna un coup, on lui renvoya un coup, il y eut des coups, le petit était au milieu du groupe, Else essaya de l'attraper, mais quelqu'un l'attrapa, elle esquiva, un autre la poussa violemment, elle tomba en arrière –
Son pied avait glissé, elle dégringola vers la rivière –
Vaguement, comme au ralenti, elle vit Kunst qui se battait, mais qui avait récupéré le petit, et une autre personne qui accourut sur le pont et cria son nom –
- Else !
Elle s'écrasa dans l'eau froide de la rivière, et sentit tout de suite le courant l'emporter.
Mais quelque chose tomba à sa suite dans l'eau. Elle sentit aux remous que quelqu'un s'approchait d'elle, puis l'attrapa par la taille, et l'emporta en nageant –
Else ne se débattit pas, ne nagea pas, elle avait trop peur et elle se laissa guider –
Elle ne voyait toujours pas la personne qui l'avait sauvée, mais celle-ci nageait très vite, dans le sens de la rivière. A l'embranchement, elles furent emportées du côté de Pegnitz – à l'opposé de la maison Bayer – mais le courant ralentit peu à peu aux abords de la forêt.
Là, un ruban de ronces surgit de l'eau, et attrapa l'un des arbres de la berge. Emportées par celui-ci comme par une corde, elles furent tirées hors de l'eau –
Anke rétracta ses ronces, puis reprit son souffle en s'appuyant contre l'arbre. Else, à quatre pattes, recrachait toute l'eau qu'elle avait ingurgitée.
Lorsqu'elle commença à y voir un peu plus clair, elle s'essuya le visage et releva la tête.
- Merci, dit-elle à Anke.
La jeune fille ne dit rien et tourna le regard.
Elles étaient dans la partie Est de la ville, plus loin, la rivière allait vers le village de Pegnitz. Il n'y avait rien ici, à part des orties et des fougères qui s'agitaient dans le vent froid, et une forêt aux couleurs d'automne. De l'autre côté de la rivière, c'était des champs.
- Tu m'as sauvée, reprit Else. Comme Cosmo Siegfeld, hier...
- Pur hasard, la coupa Anke. J'étais descendue faire des courses et je vous ai vus de loin. Vous prenez des risques inutiles.
- Je sais, dit Else, qui reprenait encore son souffle. Kunst me le dit souvent...
Anke haussa les épaules.
- Il est déjà tard, dit-elle. Il faut rentrer avant que la nuit tombe.
- D- D'accord.
Else se releva, et suivit Anke, qui marchait d'un pas rapide sur le tapis de feuilles mortes. Elle avait la tête haute, des bras épais et caramel, un regard froid qui portait loin devant. Elle portait une robe verte à paillettes, et semblait détachée de la réalité, comme si elle était toujours la fée du spectacle de la veille. En regardant de plus près sa chevelure étrange, Else voyait des petites feuilles rouges , qui brillaient encore après avoir été trempées. Else se demandait si des merveilles comme Anke étaient communes dans les colonies. Mais elle n'osa pas lui demander.
Elle s'inquiétait pour Kunst, qui était seul à se battre contre une bande de harceleurs... Elle se sentait bête d'avoir foncé dans le danger comme ça. Au final, ils n'avaient même pas aidé le petit, mais seulement empiré la situation. Et ses affiches étaient trempées.
- Ne fais pas cette tête, lui lança Anke. Il va s'en sortir, ton frère.
- Mouais.
Ce n'était pas si simple, se dit Else. Mais Anke ne pouvait pas savoir.
- Qu'est-ce qu'il y a, hein ? relança celle-ci. Tu as peur qu'il t'en veuille ?
- Non...
Si, en fait. Mais Else ne voulait pas parler de sa vie privée avec cette fille qui l'avait dédaignée toute la matinée. Elle était touchée qu’Anke soit venue à son secours, mais ça ne changeait rien. ... Else continua à marcher, et à agiter les pensées négatives qui bouillonnaient dans sa tête et dans sa poitrine. Il fallait changer de sujet.
- Et toi ? dit-elle alors. Tu vas être en retard au spectacle, non ? A cause du détour…
Anke haussa les épaules.
- Cosmo a bien des tours dans son sac, ne t’en fais pas, il se débrouille très bien sans moi. Heureusement que son spectacle ne repose pas sur une femme-plante trouvée dans la forêt.
- Ah oui…
Else continua à marcher, pensive. La prestation d’Anke ne ressemblait pas à ce à quoi on pouvait s’attendre face à un spectacle de magie… Elle avait échoué avec des personnes étranges.
- Dis... Pourquoi tu restes avec Cosmo Siegfeld ? enchaîna-t-elle. Tu es son apprentie, ou quelque chose du genre ?
- Son associée, répondit Anke sans appel.
Au loin, on entendit un coucou. La nuit commençait à tomber, les feuilles à s’agiter.
- Je l'ai rencontré au Cameroun, poursuivit Anke en soupirant (car elle voyait bien qu’Else trépignait d’envie d’en savoir plus). C'est le pays d’où je viens. Mon père était un allemand, installé dans les comptoirs depuis les années 60… Pour le reste, ça s’est passé comme Cosmo l’a raconté. Je lui ai sauvé la vie, et il a proposé de m’emmener en Europe pour me remercier. En 90, mon père était rentré en Allemagne pour travailler auprès de Guillaume II. J’avais 14 ans… j’ai voulu suivre ses traces et voir le monde. Je suis restée avec Cosmo depuis.
- Mais ton pouvoir... Il devrait servir à sauver des gens, non ? Pourquoi se perdre dans une fête foraine ?
A cela, Anke répondit avec l’ombre d’un sourire. Elle jeta à Else un regard en biais.
- Tu as aimé le spectacle d’hier ?
- Oui, bien sûr !
- Eh bah voilà. On vit une époque difficile… Il faut bien des gens pour rêver des absurdités et croire en un meilleur avenir, non ?
- Oh... souffla Else.
Avec ses pieds fatigués, sa culpabilité d’avoir embêté Kunst, son adrénaline d’être arrivée en ville la veille, Else avait envie d’y croire.
- Cosmo n'est pas si mauvais qu'il en a l'air, poursuivit Anke. Tu verras.

*


Lorsqu’Else et Anke arrivèrent enfin, c'était déjà la nuit, et sur la place pavée nimbée de bleu, seul brillait l’intérieur de la roulotte. En entrant, elles trouvèrent Cosmo installé auprès de la table, triant des cartes. Kunst était assis face à lui, en train de lire un livre.
- Kunst ! s'exclama Else en accourant vers lui. Heureusement, tu vas bien...
Il leva les yeux. Il avait l’air fatigué, un bleu sur le haut de la joue, mais rien de terrible.
- T'inquiète. J'ai connu pire.
- Ton frère a de la ressource, dit Cosmo. Il a empêché ce jeune garçon de finir à l'eau.
Else l'interrogea du regard.
- Kunst l'a ramené ici après la bagarre, poursuivit le magicien. Tout le monde a pu reprendre ses esprits, et nous avons retrouvé ses parents.
- Oh, tant mieux.
Else était soulagée – pour l’enfant, d'abord, mais surtout pour son frère. Elle avait eu peur, en le voyant se battre avec les autres, et puis elle avait souffert d'être emportée aussi loin, sans pouvoir le sauver. Mais là, la boule au ventre qu'elle avait eue toute la journée se démêlait peu à peu. Kunst avait toujours été fort, en fait. Elle n'aurait pas dû douter de lui.
Comme il y avait un silence, Cosmo se remit à trier ses cartes. Else s'approcha de lui :
- Qu'est-ce que vous faites ?
- Un tour de magie, dit Cosmo. Tiens, prends deux cartes, veux-tu ?
Il coupa son paquet en deux, puis le coupa encore. Else prit les deux cartes du dessus du paquet : il y avait un as de trèfle et un 7 de cœur. Elle les rendit au magicien.
- Merci, dit celui-ci.
Alors, il commença diverses manipulations : il redistribua les cartes pour faire plusieurs tas, invita Else à mélanger les tas en question, en rassembla deux, puis plaça la moitié des cartes dans un sens, et l'autre moitié dans l'autre.
- Voilà, c'est prêt, dit-il.
Il révéla les cartes : toutes étaient noires, sauf son sept de cœur.
- Ohh, fit Else.
- Tiens, tu veux voir de l'autre côté ?
Else prit le paquet et le retourna. En révélant les cartes, elle vit qu'il n'y avait que des cartes rouges dans le bon sens... sauf son as de trèfle.
- Trop bien... souffla-t-elle.
- Tu veux que je te montre le truc ?
Else prit un air surpris.
- Ne sois pas étonnée, dit Cosmo, c'est tout bête. Vous allez passer du de temps ici, il serait mieux de connaître un peu de magie, non... ?
- D'accord, dit Else, excitée.
Elle s'installa à côté de lui, et, dans la nuit qui tombait, ils refirent plusieurs tours de carte, à-côté de Kunst qui lisait et d'Anke qui souriait du magicien.
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Re: Magical Mystery Tour [Steampunk]

Message par -Fan- »

CHAPITRE 3 Attractions fantasmatiques [maj 31/07/24]

Sous les platanes de la place déserte, l'estrade de Cosmo Siegfeld était recouverte de tout son apparat : colonnes en carton où grimpait du lierre, machines volantes en bois tirées par des fils transparents sur le décor d'arrière-plan de la scène, chapeaux, chaises, portes ouvertes et autres accessoires. Comme les jours précédents, c'était aux jeunes de ranger après le passage du magicien : Kunst et Anke portaient les accessoires et le décor jusqu'à une petite remise installée sous la scène, tandis qu'Else balayait derrière eux les feuilles mortes, les confettis, les affiches et le reste. Découragée avant même de commencer, et se tenait debout, appuyée contre son balai.
- Rah, j’en ai marre, disait-t-elle. On ne peut pas faire des tours de magie, plutôt ?
- Arrête de geindre, répliqua Kunst.
- Mais je m’ennuie…
Contrairement à Else, Kunst était du genre à prendre son mal en patience. Leur travail consistait à ranger le matin les décors de la veille, assister aux répétitions du magicien fantasque, et l’aider dans ses tours, quand ils n’avaient pas harangué les passants toute la journée. Ce n’était pas si mal… mais Else, qui mourait d’envie d’en savoir plus sur les mystères de Nuremberg, ne tenait pas en place.
- Je me demande ce que fait Cosmo, poursuivit-elle. Il disparaît dans sa chambre tous les jours après 15h, et on ne le revoit plus de l’après-midi.
- Il se prépare, dit Anke de loin. Tu ne sais pas tout le travail que requièrent ses spectacles.
- Mouais...
Elle allait continuer son argumentaire quand, en périphérie de son champ de vision, elle aperçut une silhouette familière – c’était celle de Cosmo Siegfeld, qui s’avançait vers eux comme pour lui donner tort, d’une démarche élégante, avec un costume bleu à paillettes.
- Alors les jeunes, s'exclama-t-il, tout se passe bien ?
- Tiens, vous êtes là, fit Else. Vous venez nous donner un coup de main...
- Bien sûr que non, coupa Cosmo en montant sur l'estrade. Il faut que vous me construisiez un nouveau décor de scène. La Foire d’automne arrive bientôt, je dois me tenir prêt.

*


- La Foire d'automne ? demanda Else, alors que tout le monde s’affairait à terminer le rangement. Vous parlez de celle de Leipzig ?
- Exactement. Cette année, elle aura lieu la toute dernière semaine d’octobre… c’est un rassemblement important de maraîchers, d’artisans et de forains, et c’est en particulier un grand moment pour les magiciens de tout le pays… Nous y serons, bien sûr, avec du nouveau.
- Oh, dans ce cas, on peut vous aider à inventer un nouveau spectacle, dit Else avec enthousiasme. On pourrait faire un numéro d’escamotage, un de ceux où vous faites disparaître un corps pour le faire réapparaître bien plus loin. Ou alors une enquête, avec le public…
Cosmo Siegfeld secoua la tête.
- Je t’arrête tout de suite, petite, mon spectacle est écrit, et je sais très bien où aller. Vous êtes trop jeunes pour participer à mes spectacles.
- Mais… et les tours que vous m’avez montré ?
- Il y a un temps pour tout, fit Cosmo. Vous montrez sur scène quand vous aurez appris.
Il était sans appel, alors Else n’insista pas, et continua d’exécuter les besognes du magicien. Ils allèrent fouiller dans les tissus en bazar de la roulotte pour y trouver deux grands morceaux de velours bleu, dont il fallait faire des rideaux, pour les recourber sur les côtés de la scène. Au milieu, ils installèrent une énorme illustration de lune peinte sur un panneau de bois. Ensuite, ils durent découper dans du feutre jaune de nombreuses petites étoiles, pour les tisser le long des rideaux. En fait, c’était surtout Kunst et Else qui avaient été mis au travail sur cette tâche ambitieuse, puisque Cosmo supervisait les opérations de loin (il repartait dans sa chambre pendant des heures, puis revenait, l’air enthousiaste, avec de nouvelles idées), tandis qu’Anke s’attelait à un autre travail pour le moins mystérieux. Elle était d’abord descendue en ville, pendant plus d’une heure, pour acheter tout le matériel dont elle avait besoin : des pots, des graines et d’énormes sacs de terre qu’elle transporta à l’aide de ses racines jusqu’à la roulotte. Ensuite, à-côté du bâtiment de Siegfeld, elle installa des poutres en bois et bricola une armature de verrière, à laquelle il n’y avait plus qu’à ajouter des vitres.
Le soir venu, pour ne pas avoir à désinstaller tout leur travail, Cosmo annonça qu’il ne ferait pas de spectacle exceptionnellement – c’était le week-end, il reprendrait normalement la semaine suivante. Kunst et Else restèrent alors de nombreuses heures dehors, dans la nuit qui commençait à se rafraîchir. Sous les arbres, l'air était frais et silencieux, agité simplement par les hululements des chouettes et les vols de chauves-souris. En silence, le tissus de velours posé sur les genoux, ils tissaient des étoiles de part et d’autre du rideau, dans un geste machinal. Au bout d’un moment, Else, qui fatiguait, posa son ouvrage et fouilla dans sa poche pour en sortir un paquet de cartes.
- Tiens, dit-elle en tendant le paquet une fois mélangée. Choisis-en une.
- Encore ce tour ? fit Kunst.
- Tu n’as aucune idée de ce que je vais faire, protesta Else, vexée.
Kunst prit une carte, la regarda, puis la lui rendit. Else mélangea le paquet, puis alla le déposer dans un coin de la scène. Sans regarder le paquet, elle posa plusieurs questions à Kunst pour essayer de deviner la carte qu’il avait piochée. Après diverses manipulations , elle retourna le paquet pour en saisir la seule carte qui n’était pas dans le même sens que les autres : c’était celle de Kunst. Ce n’était pas le tour qu’elle maîtrisait le mieux – mais les deux étaient proches.
- Bravo, fit son frère.
- Merci. J’ai hâte d’en connaître d’autres.
Elle rangea son paquet de cartes dans sa poche, et s’accroupit pour se remettre à l’ouvrage, mais son frère prit la parole.
- Tu... tu penses qu'on va rester longtemps ici ?
Il était hésitant, mais la question fit quand même un choc à Else. Entre elle et lui, c’était lui qui se plaignait le moins, qui se donnait le plus de mal pour répondre aux exigences du magicien. Mais, dans le fond, c’était normal.
- Dans cette ville, tu veux dire ? Ou avec le magicien ?
- Tu sais bien ce que je veux dire.
- Ouais.
Else prit le temps de réfléchir. Même si c’était absurde, et un détour excessivement long pour aller à leur destination, elle s’amusait bien. Elle avait envie d’apprendre la magie, et de voir de quoi elle était capable. Elle ne voulait pas réfléchir – les choses allaient bien se faire.
- Pour l’instant, on n’a pas vraiment le choix, déclara-t-elle finalement. Mais je suis sûre que ça va être amusant, cette tournée. Et puis, Cosmo va nous faire voyager… on retrouvera maman, c’est certain.
- Certain ? répéta Kunst, un peu sceptique.
- Sûr et certain, même, dit Else avec entrain. (Elle lui donna une tape sur l’épaule). Allez, essaie de sourire un peu. Pour l'instant, c'est toi et moi contre le reste du monde – mais en vrai, il n’est pas si terrible, ce monde.
Kunst ne répondit pas, mais son regard pensif attrapa au passage Anke, qui transportait encore un énorme pot en terre cuite jusqu’à sa serre improvisée. Il la suivit des yeux, intrigué.
- Va la voir, si tu veux, dit Else. Je finis les rideaux.
Kunst hésita.
- … heu, merci, dit-il.
- Pas de quoi, fit Else avec un air rieur.
Et il descendit.

*


Le lendemain, Cosmo réveilla tout le monde en fanfare, et aux aurores, pour qu’ils viennent assister en avant-première à son nouveau grand spectacle. Else avait installé les rideaux assez tard dans la nuit, c’est donc assez fatiguée, et le ventre vide, qu’elle se dirigea vers l’estrade où le magicien les attendait dans son costume bleu étoilé.
- Mesdames et messieurs, commença-t-il sans attendre ; enfants, parents de tous âges, préparez-vous à une aventure qui va vous étonner. Voici Cosmo Siegfeld dans « Les aventures du Soleil et de la Lune » !
Sans public, l’effet était assez peu grandiose, il est vrai, mais le magicien mégalomane prit tout de même le temps de saluer une audience invisible. Puis il reprit :
- Ce récit concerne Siegfried, le grand héros des Nibelungen. Bien avant qu’il ne soit adoubé et ne parte pour ses premières conquêtes, alors qu'il était encore enfant, Siegfried réalisa quelques exploits dont seules des chroniques obscures ont gardé la trace. Lorsqu'il était encore au berceau, la plus grande de toutes les divinités, Frigg, lui prédit un destin misérable, dans lequel le héros devrait accomplir sept exploits pour prouver sa valeur . Ces exploits, nous en connaissons la plupart, mais certains eurent lieu dès l’enfance, en secret…
Alors qu’il parlait, il dut tout en même temps aller au bout de la scène pour ouvrir manuellement les rideaux sur le décor en bois peint. Else haussa un sourcil : habituellement c’était Kunst ou elle, et parfois Anke, qui s’occupaient de ce genre de besogne depuis les coulisses. Mais même la plus vieille associée du magicien regardait le spectacle avec une certaine distance, les bras croisés .
- Il arriva que Máni, le dieu de la Lune, entre en conflit avec Sol, sa sœur. Un conflit qui affecta tout le pays de Néerlande, et en particulier Xanten, le royaume de Siegmund étant protégé par la déesse du Soleil. Le soleil laissa alors place à une nuit éternelle, et froide.
De sa manche, il sortit des cotillons blancs, qui tombèrent en flocons de neige sur les spectateurs. Il enchaîna alors plusieurs tours de passe-passe, pour faire sortir de son chapeau un petit oiseau blanc cotonneux, semblant représenter la rudesse du paysage décrit.
- La prêtresse du château prédit alors que c’était au jeune Siegfried de sauver la déesse du soleil, gardée en otage par son frère Máni. Dans sa quête, il aurait à affronter monstres et soldats, et découvrir quelques merveilles…
Au fur et à mesure des péripéties, des tours furent intégrés : le magicien se mit lui-même en scène, comme héros et comme narrateur, déjouant des pièges, se défaisant de chaînes incassables, disparaissant en passant une porte, etc. Si les tours étaient globalement bien exécutés, Else commença à perdre patience devant l’incohérence du récit – le magicien semblait prendre un malin plaisir à les garder éveillés pendant des heures devant des rebondissements incessants et une mise en scène un peu lente, du fait qu’il devait tout faire tout seul.
- C'est au début du jour, poursuivait Cosmo, que Siegfried fut à nouveau assailli. Cette fois-ci, ce fut non pas par des Néerlandais, mais par des éclaireurs Huns qui...
Il dut s'interrompre, car le piano mécanique qu’il utilisait pour accompagner sa narration se mit à cracher des fausses notes, stridentes et désagréables. Quand il alla pour essayer de le réparer, il cassa une corde du mécanisme par erreur, et pesta. Mais il reprit son récit :
- Au lever du jour, les Huns surgirent des montagnes et...
Il avait installé un théâtre de marionnettes pour faire apparaître ses assaillants figurants , mais le résultat n’était pas probant. Il pesta encore, et enchaîna sur un tour de substitution.
- Argh !
Cosmo continuait tant bien que mal son spectacle, mais il perdait patience à mesure que les erreurs se répétaient, et le public aussi. A un moment, Anke lança :
- Vous voulez de l’aide ?
- Bien sûr que non, dit Cosmo. Taisez-vous et écoutez-moi.
- Bon, ça suffit.
Sans écouter les protestations du magicien, Anke monta sur la scène, et l’assista : elle savait se placer correctement et suivre son rythme, sûrement du fait des années d’expérience à présenter des tours similaires avec lui. Grâce à elle, le spectacle retomba sur ses pieds, et ils saluèrent ensemble, bien que Cosmo peste dans sa barbe que ce n’était pas ce qu’il voulait.
- Bon ! dit le magicien, retrouvant soudain son entrain après la représentation chaotique. Je vous remercie de votre attention, mais le spectacle n’est pas encore au point. Je m’en vais de ce pas retravailler…
Il tournait déjà les talons, pour redescendre de la scène, mais Else protesta :
- Et c’est tout ? Vous ne nous demandez pas notre retour ?
Cosmo eut l’air sceptique.
- Vas-y, dis-moi ce que tu as de si probant à ajouter… ?
- Votre histoire est incohérente, asséna-t-elle. Ça ne doit pas être qu’un prétexte à faire des tours, il faut aussi impliquer les spectateurs dans votre récit.
Cosmo haussa un sourcil, avec un air de défi.
- Ah oui ? tu as des meilleurs récits à proposer ?
Else bouillonnait. Pourtant, elle avait aimé le spectacle du magicien, mais il avait quelque chose qu’elle ne pouvait pas supporter… sur le même ton, elle lui répondit :
- Bien sûr que oui. Et des meilleurs tours, même.
Il y eut un silence, pendant lequel Else prit la mesure de ses paroles… Mais le magicien se redressa, les bras croisés, et éclata de rire.
- Voyez-vous ça. On veut faire des spectacles, hein, petite campagnarde… ? Eh bien vas-y, je serai très heureux de voir ce que tu as dans le ventre.
- Avec plaisir, répondit Else sur le même ton.
- Oh, j’ai mieux, dit-il. Vous autres… ! (il pointa Anke, puis Kunst, d’un air accusateur). Montrez-moi votre créativité. Nous verrons bien si vous êtes dignes du manoir Siegfeld.
- Qu’est-ce qu’ils ont à faire là-dedans ? dit Else, outrée.
- D’accord, dit Anke.
Elle s’était tenue à distance de la scène, et avait répondu d’un air neutre. Kunst, lui, avait l’air énervé :
- Pourquoi moi…
- Je ne pense pas qu’il veuille… dit Else.
- Oh, allons, fit Cosmo, pas de fausse modestie. Débrouillez-vous pour l’ordre de passage – je serai prêt pour assister à vos spectacles et ce dès ce soir.

*


Cosmo Siegfeld était rentré dans son bureau, où il resterait le reste de la journée, sans leur dire un mot. En passant derrière la porte, cependant, Else l’entendait répéter, avec des éclats de voix et le rire nerveux d’une personne qui n’a pas assez dormi. Pourquoi une telle urgence… ? la foire de Leipzig était dans un mois, il aurait tout le temps de mettre son spectacle au point. Mais, au fond, Else le comprenait – si elle avait quelque chose à présenter, un travail à rendre ; il fallait que ce soit parfait, tout de suite ; et elle imaginait bien la honte qu’avait dû ressentir le magicien devant ses erreurs répétées. Quant à elle, elle savait très bien quel spectacle elle allait monter – en fait, elle y réfléchissait depuis des jours déjà, et les éléments de l’affaire Bayer lui avait servi d’inspiration. Elle exploita Kunst (dont la feuille sur laquelle il devait noter des idées de spectacle restait impertinemment blanche) pour l’aider à faire des courses en ville et rapporter ce dont elle avait besoin : des torches, des automates, quelques merveilles de la vie moderne qu’elle avait longtemps rêvé d’avoir.
Anke présenta son spectacle au début de l’après-midi, après avoir passé plusieurs heures à décrocher le décor de Cosmo et installer le sien. Si elle n’avait pas usé d’accessoires ou de structures compliquées, sa scène, dès le départ, ne ressemblait à aucune autre, et pour cause : elle était littéralement envahie de plantes, comme chez un fleuriste ou dans un pavillon d’exposition universelle sur les jungles lointaines… Il y avait toutes sortes de plantes : des palmiers, sur le devant de la scène, d'autres grands arbres aux troncs fins, et aux larges feuilles tombantes dont Else ne connaissait pas le nom. Et puis des buissons avec des baies, des fleurs élégantes rouges ou blanches qui recouvraient le sol – certaines plantes étaient en pot, d'autres semblaient tout simplement surgir des lattes de bois. Anke se tenait au milieu des pétales, vêtue d'une longue robe verte cintrée, et ornée de motifs de feuilles rouges et d'un liseré doré. Son visage laissait passer l'ombre d'un sourire.
- Bienvenue, annonça-t-elle en écartant lentement les bras, au « Jardin d'Ọsanyìn ».
Elle n’avait pas l’air particulièrement heureuse de présenter son spectacle, mais elle faisait les choses très consciencieusement, et dès le départ, Else fut émerveillée.
- Bien loin d'ici, dans les contrées d'Afrique de l'Ouest, on chante les légendes d'Ọsanyìn, le dieu guérisseur. Il est l'un des plus grands dieux yorubas, il apporte prospérité et bien-être à tous ceux qui prient auprès de lui. Ọsanyìn est grand, et il a dans sa demeure un jardin secret, qu'aucun mortel n'a jamais pénétré. Ce soir, nous allons découvrir ensemble quelles plantes extraordinaires se cachent dans ce jardin.
Elle se rapprocha d'un des palmiers, sur le côté de la scène, et commença, avec l'aisance d'une équilibriste, à grimper sur l'arbre fragile, pour s'installer au milieu des feuilles.
- Le palmier, déclara-t-elle alors, est la plante favorite d'Ọsanyìn. Quand on entre dans son jardin, ces plantes élégantes bordent une longue allée silencieuse. Elles donnent un fruit en forme de drupe, dont on peut tirer une huile particulièrement nourrissante et hydratante.
Après avoir secoué l'arbre, et fait tomber les drupes en feu d'artifice sur la scène, elle glissa le long du tronc et poursuivit :
- Mais il y a bien d'autres arbres dans le jardin. D'abord, découvrez le néré, un arbre au tronc droit et à l'écorce lisse, qui fait de belles fleurs rondes et rouges. Ses fruits sont de longues gousses fines et ondulées, suspendues en grappes. Les noix sont recouvertes d'une belle pulpe jaune, poursuivit-elle, qui sert de médicament et de farine. Et les graines, une fois pilées, peuvent nourrir toute une population...
Elle goba l'un des fruits, et avec un miroir situé derrière elle, donna l'illusion que sa tête enflait, enflait... ce qui fit sourire Cosmo. Anke, elle, gardait son air impassible.
- Mais ce n'est pas là la seule vertu du néré, poursuivit-elle. Admettons, par exemple, que vous soyez violemment blessé.
Exécutant ce qu'elle disait, elle se fit d’un couteau une blessure au bras d’où gicla du sang. Puis, à l'aide d'une simple branche de néré, elle fit disparaître les traces de sang et les cicatrices.
Continuant ainsi son spectacle, elle présenta une à une diverses plantes, en illustrant leurs propriétés par des tours de magie ou d'illusions plus ou moins intéressants. Parmi les plantes dont Else reteint le nom, il y avait le souchet, dont les tubercules soignaient les mots de ventre, le giroflier, qui soigne les mots de tête, le moringa, qui résistait aux allergies, ou encore le kinkéliba, qu'on surnommait la « tisane de longue vie ». A mesure qu'Anke introduisait de nouvelles plantes sur scènes, leurs odeurs se faisaient plus fortes, plus prenantes. Même à quelques mètres de la scène, Else se sentait immergée dans cette forêt luxuriante, humide et odorante, les parfums aigres-doux des différentes fleurs descendant jusqu'à elle. La lumière, le tambour que jouait parfois Anke pour accompagner sa mise en scène, tout contribuait à créer quelque chose de magique et d'exotique – bien plus que les tours en eux-mêmes.
Tout en parlant, Anke commença à doucement défaire le nœud de ronces sur sa tête, et en étendre les deux bras de chaque côté. Se suspendant contre les palmiers, elle s'éleva peu à peu, sous le regard fasciné de Kunst et le sourire de Cosmo.
- On trouve encore le Spathiphyllum, et sa magnifique fleur de Lune, disait Anke en présentant une plante aux longues feuilles froissées, et dont les fleurs avaient un unique pétale blanc élancé. Mais aussi l'Anthurium et sa langue de feu, une plante mystique et démoniaque. Toutes les plantes, même celles des rois ou des sorcières, se retrouvent au jardin d'Ọsanyìn.
Le spectacle étant fini, elle salua sous les applaudissements enthousiastes de son léger public. Mais alors, toutes les noix de palmiers tombèrent sur la scène avec fracas.
Une marée de noix de palmier roula sur la scène et jusqu’au public, Cosmo, Kunst et Else coururent dans tous les sens pour essayer de les attraper. Sans cet accident final, le spectacle aurait été parfait – mais Cosmo ne le trouvait pas vraiment à son goût, trop explicatif, pas assez sensationnel. Il la remercia poliment, mais dit qu’il devrait faire sans ses idées.
- D’accord, dit Anke sans protester.
Elle rangea le bazar de la scène sans en demander plus – Else, qui trouvait que le magicien était particulièrement ingrat, ne comprit pas cette attitude, mais elle la laissa faire. Après tout, peut-être qu’elle était déjà contente d’avoir présenté ses plantes – Kunst avait suivi le spectacle avec fascination.

*


A propos de Kunst, c’était déjà son tour de passer – il avait dû se battre avec une absence d’idées et aucune envie de monter sur scène, mais Else l’avait aidé, en parallèle de sa préparation, à construire des roues à illusions et autres objets de foire qui devaient faire leur petit effet.
- Mon spectacle, signa Kunst (et Else le doubla comme d'habitude), s'appelle « Attractions fantasmatiques ».
Après avoir présenté plusieurs objets mystérieux – un miroir maudit retrouvé dans un grenier, un portrait qui se transformait avec le temps comme dans le roman d'Oscar Wilde, il installa une toile blanche et un projecteur de lanterne magique .
- Maintenant que vous connaissez la magie des images, laissez-moi vous conter ce récit.
Son récit ressemblait à la Belle au bois dormant, ou au mythe de Pandore : les images, maudites, étaient enfermées dans une boîte, protégées par un dragon. Un chevalier devait combattre les ronces les atteindre, mais elles ont déferlé sur le monde comme une malédiction...
Dans un dernier mouvement, tous ses mécanismes s'activèrent un à un : les roues à illusion formaient un dessin, qui se reproduisait ensuite sur les cartes en anamorphose. Il fit tomber l'un des chevalets, comme un domino, qui emporta les autres un à un, jusqu'à la lanterne magique.
- Les fantasmagories avaient envahi la ville, dit-il finalement, et les villageois, rongés par le rêve, ne revirent plus le réel, ni la vie.
Il écarta les bras et salua pour signifier la fin du spectacle. Le public applaudit, un peu dépassé par une fin tragique – mais le reste avait été très bien exécuté.
Cosmo s'avança vers l'estrade, l'air un peu contrarié.
- Mmhh... dit-il. C'est bien, c'est bien, mais... malheureusement, la lanterne magique aujourd’hui, c’est surfait. On va à Leipzig, tout de même... !
- Ok, signa Kunst.
Comme Anke, il n’allait pas protester, mais toute la situation mettait Else en colère.
- Eh, magicien de pacotille ! lança-t-elle à Cosmo. Vous avez une idée du temps que Kunst a passé sur ce spectacle ? Et c'était magnifique, alors vous allez vous excuser !
- M'excuser ? (Cosmo haussa les sourcils.) Le travail c'est le travail, si ce n'est pas bien, il faut le dire. Fais tes preuves avec ton propre spectacle, et on en reparlera.
Kunst haussa les épaules avec une indifférence affichée, mais Else pesta.
- Rhaaah !

*


Était enfin venue l’heure, pour Else, de faire ses preuves – comme les autres, elle monta sur l’estrade noire, beaucoup plus haute et impressionnante qu’elle ne l’était du point de vue du public. C’était dimanche après-midi, dans un ciel froid et blanc, la place était encore plus tranquille que d’habitude – Else, qui avait passé la soirée de la veille et la matinée à répéter, sentait en elle venir le trac , puisque c’était évident qu’elle n’allait pas se rappeler de tout.
- Mon spectacle s'appelle... « Les Mystères de Fürth », annonça-t-elle.
Elle reprit en parlant bas :
- Nous sommes en 1834, en pleine construction du chemin de fer bavarois Ludwig. Le premier chemin de fer d'Allemagne, qui relie Fürth à Nuremberg, est l'occasion d'un chantier particulièrement imposant et moderne. Pour les ouvriers, c'est nuit et jour qu'il faut travailler, et ils s'endorment dans des corons près des rails. S'ils avaient su... ! c'est ici, dans ce chemin de fer au milieu de la campagne, que s'est produit l'un des plus grands drames de leur génération.
Else portait un costume noir, semblable à celui de Cosmo, en moins excentrique. Elle n’avait pas eu le temps de construire un vrai décor, mais elle avait mis sur la scène des barres de métal pour représenter les rails, et quelques autres objets usuels, comme des lampes à pétrole ou des pioches. De sa poche de manteau, elle sortit un paquet d’affiches, et les lança vers son public : elles titraient « L'Eventreur de Fürth frappe encore ».
- Prenez une affiche, dit Else, et gardez-la bien. A Fürth, la nouvelle s'était déjà fait connaître : un tueur était en activité sur le chantier, et il atteindrait bientôt la ville. Plusieurs ouvriers avaient été retrouvés morts, le cœur arraché d'une manière horrible. Cherchait-il à arrêter le chantier, ou voulait-il juste semer la terreur dans ce lieu loin de tout ? Ce n'était pas clair. Mais cette nuit-là, un autre ouvrier dut subir ce triste sort.
Elle invita Kunst à monter sur l'estrade et jouer le cobaye. Il s'installa dans un lit monté sur un chariot, qu'elle avança au centre de la scène. Puis elle tourna autour, brandissant un couteau, et fit plusieurs gestes pour taillader son corps. Du sang surgit en volutes de tissus rouge.
- Le lendemain, les voisins découvrirent le corps, effarés. Une enquête fut lancée. L'Eventreur de Fürth – si c'était bien lui qui avait assassiné l'ouvrier – était très doué pour ne laisser aucune trace. Seulement sa carte, car il signait ses crimes. Regardez votre affiche.
Perplexes, Cosmo et Anke obéirent. Il y avait derrière chacune de ces affiches un chiffre : le 5 pour Anke, le 7 pour Cosmo.
- L'Eventreur laissait toujours un numéro sur la scène de crime, et aujourd'hui ne faisait pas exception. Prenez une carte.
- Il est bien compliqué, ton spectacle, commenta Cosmo. Pourquoi une carte ?
Else ne l'écouta pas, et exécuta son tour. Laissant Cosmo mélanger le paquet et prendre une carte au hasard, elle dévoila ensuite l'affiche déposée sur le corps de Kunst : c'était un 4.
- Nous avons maintenant un nouveau chiffre dans la série, dit Else. 5, 7, 4. Mais il y avait eu d'autres crimes, dont les chiffres avaient disparu. En reconstituant la série, les forces de l'ordre espéraient comprendre le message du criminel.
Elle fit cogiter son public : le résultat du calcul donnait une direction sur une carte. Après un second tour de cartes légèrement différent, elle proposa de deviner le reste des chiffres. Mais, à ce moment-là, elle se trompa : son tour de mentaliste était trop imprécis, elle s’y repris à deux fois, et on dut finalement lui souffler la réponse. Mourant de honte, elle poursuivit : emmenant ses spectateurs dans les rues et les bas-fonds de Fürth, dans des bars ou des salles de spectacle, elle remonta la piste des numéros, sous l'œil attentif du public.
- On n'apprit pas grand-chose, poursuivit-elle, sur le motif du crime ou sur le tueur. Mais les enquêteurs découvrirent quelque chose d'intéressant : une mallette, contenant les bijoux de famille de l'ouvrier qui vivait pourtant seul, avait disparu. Pourquoi l'ouvrier était-il si riche ? L'enquête cherchait à le comprendre. Il y avait 6000 marks dans le coffre du mort, et on se mit à envisager un motif véreux. Seulement, quelques jours plus tard...
Depuis son chariot, parce qu’Else n’avait pas pu la faire venir mécaniquement, Kunst lui tendit une mallette – encore une fois, tant pis pour le suspense.
- Quelques jours plus tard, le coffre en question fut retrouvé, en plein milieu des rails, non loin du poste de travail de l'ouvrier. Mais on ne pouvait pas l'ouvrir si facilement : ce furent les enquêteurs qui trouvèrent la combinaison, grâce aux chiffres laissés par le tueur.
Elle tendit la boîte à Anke, pour la laisser voir par elle-même. A l’intérieur, Else avait déposé un corbeau mécanique trouvé dans les affaires de Cosmo, qui devait s’envoler et faire son petit effet. Mais le corbeau ne bougea pas et Anke, perplexe, dut le soulever pour trouver en-dessous une épaisse liasse de billets.
- Les billets étaient là, confirma Else. Pas seulement le pactole de l'ouvrier tué quelques jours plus tôt, mais aussi l'argent amassé sur les autres crimes. Il y avait bien 13 000 marks en tout, l'équivalent de ce qu'avait dû payer le gouvernement de Ludwig pour financer les rails.
- Ça se corse, signa Kunst, qui était toujours dans son lit à l'arrière de la scène.
- Les morts se taisent, répliqua Else. D'ailleurs... (elle se tourna vers lui, semblant comprendre.) Qu'est-ce que tu fais encore ici ? Pardon. J'ai oublié de le dire, mais les obsèques de l'ouvrier avaient eu lieu dès le lendemain de son décès, un mercredi.
Avec un air déçu, Kunst referma les yeux, et Else le repoussa en bas de l’estrade (il n’y avait pas de coulisses). Elle reprit :
- Pourquoi le meurtrier avait-il laissé l'argent ? et comment se faisait-il que les ouvriers soient si riches ? Il n’était pas entré par la fenêtre, continua Else, ni par le toit. Car il y avait un moyen bien plus simple d'entrer : se faufiler par la porte, en tant qu'invité de marque.
A ce moment-là, Else aurait voulu exécuter un tour d’escamotage, mais encore une fois, c’était trop compliqué. Elle s’énerva, et finalement passa une porte invisible.
- Le chantier fut arrêté, dit-elle. Sans son patron, c'était impossible de continuer. Ce ne fut que quelques mois plus tard que le chemin de fer bavarois Ludwig fut à nouveau en construction, avant de s'ouvrir rapidement. Alors, on retrouva sous les rails le cadavre du tueur, qui avait finalement dû renoncer à son dessein. Malgré les crimes, Ludwig avait poursuivi la construction, et ce même si la corruption des ouvriers était intense. Le tueur n'était qu'un parmi d'autres, mais qui avait refusé de se soumettre. Pour lui, cet argent aurait dû servir à construire un hôpital à Fürth, et non un train coûteux qui ne servirait qu'aux riches. - Il avait trop de sangs sur les mains, dit Else dramatiquement, alors il en est mort. Et ce tueur... (elle pointa Cosmo avec un air accusateur.) C'était vous !
Cosmo la regarda, intrigué, semblant ne pas comprendre. Else réalisa qu’elle n’avait pas encore percé la poche de sang qu’elle avait mis sous la chemise du magicien… Comprenant le problème, Kunst alla appuyer fort sur sa chemise, ce qui libéra un liquide rouge.
- Argh ! fit celui-ci. Ma chemise !
Il retira la poche d’encre, plus énervé qu’impressionné, et retourna dans la roulotte pour changer ses vêtements. Else se retrouva au milieu de la scène, brûlant de honte et de la tension qui retombait.
- Ça va… ? demanda Anke. Tu as l’air effarée.
Elle avait honte – elle s’était ridiculisée devant le magicien, en se moquant de lui, en plus.
- J’ai… j’ai tout gâché, dit-elle d’une petite voix.
Il n’y avait plus que ça. Les émotions affluèrent dans sa poitrine sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Elle voulait pleurer, mais c’était encore trop pour elle. Elle s’effondra sur le rebord de la scène.
- Eh, ça va… dit Anke le plus doucement possible.
Mais en fait elle restait plantée là, hésitante, sans vraiment savoir comment la réconforter. Else commença à pleurer doucement – c’était la tension qui retombait. Elle n’était peut-être pas faite pour les spectacles, tant pis…
- Faut pas pleurer pour ça, lui dit Kunst, un peu trop sèchement pour la situation.
C’est à ce moment-là, alors qu’Else était effondrée, que le magicien revint. Il avait mis une chemise propre, son costume noir, et le nœud papillon rose qu’il avait le jour de leur rencontre à la maison Bayer.
- C’était bien, petite, lâcha-t-il finalement. Tu t’éloignes un peu trop des tours, mais tu as de bonnes idées… jouer avec le public, c’était intelligent.
Else releva les yeux, hésitante.
- Oui, mais…
- Je vous ai pris avec moi pour une raison, renchérit le magicien. Mais tu n’es pas prête. Si tu travailles avec moi, tu pourras faire bien mieux que ça.
Else sécha ses larmes, et essaya de retrouver un air fier devant le magicien.
- Donnez-moi du travail, alors, lança-t-elle.
Cosmo lui répondit par un air de défi.
- Oh mais ne t’en fais pas, je vais t’en donner, du travail.
-Fan-

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Re: Magical Mystery Tour [Steampunk]

Message par -Fan- »

Je manque de temps pour finir ma relecture, et je suis assez peu douée pour écrire des histoires de type "jeu de piste/enquête". C'est donc une version tout à fait provisoire, mais je prends les retours et les conseils !
Bonne journée :D

CHAPITRE 4. Les fantômes de la maison Bayer

Cela faisait bientôt deux semaines que Cosmo Siegfeld était à Nuremberg – deux semaines, aussi, qu’Else et Kunst avaient passé avec le magicien, s’habituant finalement à cette étrange routine. Les matins, ils rangeaient le bazar du spectacle de la veille, l’après-midi, le magicien répétait tant bien que mal le spectacle de la Lune et du Soleil, dans lequel il avait refusé, par fierté, d’intégrer quelques éléments des spectacles préparés par le reste de la troupe – et ce malgré l’insistance de Kunst et Else, qui disaient que le spectacle d’Anke au moins méritait d’être représenté sur scène… Mais Cosmo réservait une autre surprise à son assistante, et cela serait pour leur prochain arrêt, à Iéna.
- On s’en va déjà, alors… ? releva Else, soucieuse.
- Eh oui ! Il faut savoir tourner de ville en ville, sinon les spectateurs se lassent.
- Mais…
Else n’avait encore rien vu de Nuremberg : en passant ses journées auprès de la roulotte, tout ce qu’elle connaissait, c’était cette place, les rues qui longeaient la Peignitz, et la Maison Bayer. Et d’ailleurs… il lui restait encore un mystère à résoudre.
- Viens, on y va, dit-elle à Kunst en l’attrapant par le bras.
- On va où ?
- A la maison Bayer, affirma-t-elle. Hors de question que je parte d’ici sans percer le mystère de ces créatures.

*


Rien n’avait changé depuis la dernière fois qu’Else et Kunst s’étaient rendus dans la maison ancienne : une brume désagréable alentour, l’abord de la forêt juste de l’autre côté de la route, et un air froid qui rappelait à Else des mauvais souvenirs. Ils entrèrent par la fenêtre du grenier qu’ils avaient brisée le premier jour. Elle alla voir la pile de journaux, puis le bureau qui prenait la poussière à-côté : à l’intérieur, des papiers administratifs, des ordonnances de médecin, et des paquets d’anciennes lettres. Apparemment, Mme Bayer avait été très souvent à sa table à écrire durant sa vie, et personne n’avait revendu les meubles, même après son décès et le départ de son mari et son fils… Tout avait, au contraire, été consigné précieusement dans le grenier, comme si d’autres personnes avaient souhaité résoudre le mystère de sa vie et de sa maison.

Else fouillait sans se gêner l’intérieur des tiroirs, vérifiant bien jusqu’au fond de la boîte. L’un des tiroirs, situé un peu en hauteur et sous une pile de bazar, avait en son fond une ficelle dorée, assortie au papier vert et doré du fond du tiroir. Elle tira dessus et découvrit un double-fond… A l’intérieur, il y avait un carnet, à la reliure épaisse et noire, fermé par un cordon doré.
Sur les feuilles de papier buvard, où l’encre était encore propre malgré l’humidité des pages, Else reconnut un journal intime. Les premières entrées dataient de 71, quand Mme Bayer emménageait avec sa famille, et était toute joyeuse de prendre un nouveau départ à Nuremberg avec son mari et ses deux fils. Elle évoquait les meubles à acheter, des plans d’aménagement, des tapisseries qu’elle voulait réaliser pour le salon. Else passa rapidement sur cette année, puis sur la suivante. C’est en 73 que les bruits commençaient à se faire entendre : des grattements provenant de l’intérieur des murs, des bruits qui tapaient sur le toit bien plus forts que de la pluie. Elle avait cherché une origine, rationnelle d’abord ; mais elle n’avait rien trouvé. Et les bruits s’étaient mis à être plus fréquents, plus inquiétants, moins rationnels. Ils la prenaient le soir, au milieu de la nuit – et même pendant la journée, quand elle était seule à son ouvrage. Apparemment, la maison était hantée… par quelque chose qui lui en voulait à elle, Gerda Bayer.

Alors qu’elle lisait, Kunst tendit à Else un autre document – un classeur, cette fois-ci, contenant des coupures de journaux. Celles-ci dataient de 1875, et ne tournaient qu’autour de la maison hantée. Cela avait nourri des pages de faits divers, des dossiers sensationnels illustrés par photographies fantômes ; mais rien de plus.

- Les maisons hantées, c’était plus la mode, dit Kunst. Au final, on l’a envoyée balader.

Effectivement : après février 1877, l’affaire s’évanouissait, sauf si Mme Bayer avait par mégarde oublié quelques coupures de presse… Il n’y avait pas que ça. Si ses enfants s’étaient d’abord pris au jeu, partant à la chasse aux fantômes avec elle, ils s’étaient lassés en grandissant, et Mme Bayer avait été traitée comme une paranoïaque. De fait, elle dormait seule dans une chambre près du grenier depuis que son mari était parti en mission dans les colonies, en 75 . Son fils avait cessé toute allusion à des fantômes, et son mari pensait que c’était l’absence qui parlait.

Durant l’année 1878, écrivait dans son cahier qu’elle se forçait à tenir pour son fils, qui adorait la maison et leur vie à Nuremberg. Personne n’avait besoin d’un déménagement, alors elle s’accrochait… mais parfois, c’était trop dur, et elle décrivait simplement ses souffrances.

Else comprenait ce que Mme Bayer avait dû ressentir. Se sentir observée, en danger, à l’aise nulle part dans sa propre maison… à sa place, elle serait partie.

Les pages suivantes auraient dû correspondre au mois d’octobre 78. Sauf qu’il n’y avait rien : juste des pages vides et humides, maculées de quelques tâches d’encre.

- Peut-être qu’elle n’en pouvait plus, dit Kunst. Son cerveau était à bout.
- Ou alors quelqu’un a effacé ces pages… Les arracher, ce serait trop visible . Aussi perdue soit-elle, Madame Bayer n’aurait pas détruit son cahier.
- Et pourquoi pas jeter le carnet ? dit Kunst.
- C’est vrai…

Else continuait de fixer le carnet, sceptique. Elle tourna machinalement les pages en avant et en arrière. Après une douzaine de pages sautées – toutes très abîmées, comme si on avait grossièrement effacé quelque chose –, les notes reprenaient d’une manière plus propre, mais aussi plus empressée. L’écriture de Mme Bayer était plus serrée, comme si elle voulait en finir avec cette histoire, ou comme si elle avait peur qu’on lui arrache à nouveau le carnet des mains.

- Je ne pense pas que c’était une erreur, dit Else. Le carnet était bien caché, la personne qui a effacé des pages a dû le faire consciencieusement. Je pense que ce carnet a dû servir de preuve, à un moment, que la maison n’était pas hantée. Madame Bayer aura dû le porter devant un juge, ou quelque chose du genre… et ensuite, elle l’a remis dans ce double-fond, pour que tout le monde oublie cette histoire.

Sur le mur du fond du grenier, celui qui était du côté le plus bas du toit penché, se trouvait un vieux fauteuil bien épais, dont les motifs bleus et floraux étaient eux aussi recouverts d’une fine couche de poussière. Kunst s’y installa, fatigué.
Manifestement, la théorie d'Else était juste : Mme Bayer avait soudainement décidé de revenir sur chaque événement un par un et de donner son explication rationnelle. Un rat par ici, une rivière souterraine par là… pour les objets incongrus, elle accusait les amis de son fils, qui venaient le mercredi après-midi et ramenaient n’importe quoi… même quand il s’agissait d’armes ou de produits chimiques.

- Voyons ce que nous avons là, dit Else en tournant la page, et elle lut à haute voix :

« 11 Novembre 1879, Nuremberg,

Au cours de mes enquêtes sur la créature invisible qui hantait ma maison, j’ai vite compris qu’il ne s’agissait pas d’un fantôme. L’hypothèse surnaturelle est pratique, parce qu’elle est partout, tout le temps, et qu’elle explique n’importe quel événement. Mais, comme je l’ai expliqué au cours des dernières pages, tous les événements observés avaient une explication tout à fait rationnelle, plus convaincante.

Comme je ne croyais pas aux fantômes, une autre hypothèse m’était parvenue : quelqu’un d’autre vivait chez moi. Un humain, tout ce qu’il y a de plus ordinaire et vivant, mais qui jouait à me faire peur et aimait faire du bruit en se tapissant entre les murs. Les autorités n’ont pas cru à cette hypothèses : la maison était neuve, et rien sur le terrain ne permettait un tel tour de passe-passe. J’ai inspecté les entrées d’air, au grenier, dans la salle de bains ou encore dans le salon. Tout était calfeutré correctement, rien n’aurait pu passer. J’ai donc abandonné cette hypothèse également.

Ce matin, les garçons avaient science à l’école. Je pense que c’est normal qu’ils aient ramené leur matériel alors, leur maîtresse donne souvent des expériences à réaliser à la maison. Aujourd’hui, j’ai trouvé une plaque de cuivre, une pierre de granite rose, et des erlenmeyer. Bizarre, comme expérience. Il y avait aussi des pinces en métal, et de quoi faire brûler le cuivre. J’espère que la maîtresse ne leur donne pas des choses trop dangereuses… »


Else se tut, et parcourut les pages suivantes. Le reste était tout aussi peu cohérent : un récit qui se justifiait puis s’infirmait soi-même, expliquant les phénomènes observés par des raisons rationnelles peu solides. La justice de l’époque avait dû penser que, tout simplement, c’était Mme Bayer se battant contre sa conscience qui l’avait poussée à croire pendant dix ans qu’un fantôme hantait sa maison ; et qui devait maintenant accepter la vérité. A la fin du carnet, elle disait avoir retrouvé la paix, et que les événements, dans la foulée, s’étaient arrêtés.

- Ouais, fit Else en haussant les épaules. On l’a fait chanter.
- Ah oui ? Et comment ça s’est terminé ? demanda Kunst.
- Elle ne dit plus rien entendre ou voir d’étrange depuis 83. Elle a pu avoir une vie à peu près normale avec sa famille… Et puis elle est décédée en 90, des suites d’une maladie.
- On est sûr que c’est une maladie ?
- Là est la question. Mais son corps est enterré depuis six ans déjà, dans le cimetière au sud. Si on veut des réponses, ce n’est pas là-bas qu’on les trouvera, mais bien dans cette maison.

Else épousseta son pantalon.

- Bon, allons trouver ces produits chimiques.

*


Ils étaient entrés dans la maison par derrière, sans se préoccuper de si elle était occupée ou non, mais, pour le reste de leur enquête, il fallait pousser plus loin que le grenier. Heureusement, la maison était silencieuse, et, à cette heure de la journée, Else devina que Mme Lehmann devait être au marché. Ils descendirent alors prudemment un grand escalier avec un tapis de velours bleu jusqu’au hall. Celui-ci était grand et froid, nimbé d’obscurité : un sol de dalles blanches et bleues en marbre poli, un vieux tapis noirci par la poussière, d’épais manteaux suspendus aux murs, des cartons entassés sur les côtés, un fauteuil à bascule, et d’autres objets ordinaires attendaient dans le noir. Seul un filet de lumière passait par une fenêtre circulaire, ornée d’une mosaïque, au-dessus de l’escalier.

Comme le hall, le salon avait les marques d’une vie actuelle, bordélique, qui avait à nouveau envahi la maison. Contre le mur face à eux se tenaient des grandes bibliothèques – dont la plupart contenaient des livres en anglais –, ainsi que des armoires vitrées qui exhibaient des souvenirs de voyage. Des dessins d’enfants étaient accrochés sur l’autre mur, à-côté d’une vieille horloge en acajou. Des pulls, des écharpes traînaient sur les canapés, et sur une table basse centrale – de style anglais – on trouvait des journaux et des jeux de cartes encore ouverts. Il y avait aussi, par terre, sur les tapis larges, bleus rayés de diverses couleurs, quelques jouets, comme une toupie ou des soldats de bois. Mais derrière cette couche de bazar moderne se cachait un autre salon, endormi dans la poussière et laissé en état comme à l’époque : à-côté des étagères de livres, dans un coin plus inaccessible, se trouvait un autre meuble en bois assez long et haut, dans lequel étaient rangés des albums de famille anciens. Sur le mur d’en face, il y avait un buffet, lui aussi laissé en état, avec la porcelaine, l’argenterie, et les papiers administratifs qu’il contenait. Enfin, il y avait surtout contre le mur, à gauche face à eux, un métier à tisser qui prenait une place folle. L’objet, énorme, avait un cadran de bois carré, un plan de travail où s’étendait un ouvrage non terminé, et des outils attachés par les fils. Il était accompagné d’un tabouret, et de corbeilles posées à ses pieds qui contenaient des bandes de fil non utilisées. Il y avait également, à droite de la machine, un rouet moins imposant, ainsi que des touffes de fil multicolore qui n’avait pas encore été traité.

Kunst et Else se mirent donc à fouiller : dans les étagères, derrière les livres, au fond des placards ou au milieu des moutons de poussière qui s’entassaient sous les canapés. Ils tentaient d’inspecter les meubles de façon méthodique. Intriguée par le métier à tisser, Else s’avança pour aller regarder l’ouvrage en cours. Même s’il n’avait pas été touché depuis des années, les fils n’avaient pas perdu de leur couleur et leur vivacité. La scène, représentée sur un rectangle de tissus déjà haut de plus d’un mètre cinquante, semblait représenter un village médiéval – peut-être même étais-ce Nuremberg, à une autre époque. En se penchant pour voir la partie de l’ouvrage qui avait déjà été achevée, Else reconnut leur château : d’imposants bâtiments à colombages encerclaient une cour pavée, dominée par une tour circulaire en pierre et au toit rouge. Ensuite, on voyait la ville se dérouler, dans une fausse perspective comme sur les enluminures médiévales : les maisons, les champs et les forêts qui longeaient la Peignitz. De nombreux personnages étaient dessinés, de profil, pris dans leur ouvrage : des cordonniers, des poissonniers dans la ville, des paysans travaillant aux champs. Et Mme Bayer avait arrêté son ouvrage en cours, au niveau d’une jeune femme qui portait sous le bras une épaisse motte de blé. Si tous les personnages regardaient à droite et à gauche, pris à leur ouvrage, celle-ci se tenait droite et regardait au loin, en direction du château. Surtout, il semblait à Else qu’un filet de larmes était dessiné sur ses joues.

- Qu’est-ce que… souffla Else.

Elle fut interrompue lorsque Kunst, qui était penché pour regarder les tiroirs du bas d’une étagère, se redressa soudainement.

- J’ai trouvé, signa-t-il, et Else vint regarder par-dessus son épaule.

De derrière un meuble, il avait sorti une grande boite, qui se fermait par un volet coulissant en bois. A l’intérieur étaient alignés des objets pour le moins étranges : des longues cuillers en cuivre rouillé, des petites marmites dont le fond semblait avoir brûlé, et de la verrerie scientifique : ampoules à décanter, erlenmeyer, fioles de différentes tailles. Tout ce matériel était sale, la verrerie en particulier recouverte d’une pellicule de graisse. Sur certains des objets, il y avait des tâches de couleur, souvenir des expériences scientifiques qui avaient dû être exécutées avec… Au fond de la boîte, il y en avait une autre, plus petite et en carton cette fois. Kunst s’en saisit et l’ouvrit : il y avait à l’intérieur des pierres de différents types, comme de la calcite, de la craie, du plomb, de l’argile, et même du mercure. En les voyant ainsi, à l’état brut, certaines pierres manifestement abîmées par des réactions chimiques ; et en réfléchissant aux notes du carnet de Mme Bayer, Else réalisa quelque chose. Elle échangea un regard avec son frère, qui avait sûrement compris la même chose.

- Ce n’est pas de la science ordinaire, dit celui-ci.

Else acquiesça d’un air grave.

- Non. C’est de l’alchimie.

Quand ils étaient plus jeunes et qu’ils habitaient encore chez leurs parents, Kunst et elle avaient longtemps joué aux alchimistes . Ils avaient acheté des manuels, qui étaient sûrement de la camelote, et fait des expériences « maison » avec ce qu’ils avaient sous la main. Même s’ils étaient aussi mauvais que le serait tout enfant inexpérimenté qui se prend pour un savant fou, ils savaient reconnaître du matériel d’alchimie quand ils en voyaient.

Elle se pencha à nouveau sur la boîte, qu’elle inspecta sous toutes ses coutures. En-dessous de la boîte qui contenait les pierres – qu’il fallait délicatement enlever, sans casser la verrerie dans laquelle elle était encastrée – se trouvaient des notes, quelques recettes de formules à exécuter. « Formule pour guérir les plaies », « Formule pour changer le plomb en or », « Formule pour altérer la vie »… s’ils pouvaient encore avoir un doute avec les instruments – qui ressemblaient simplement à la chimie maladroite du siècle passé –, ces formules leur confirmaient l’identité de leur imposteur. Rien de surprenant dans les formules, cela dit, jusqu’à ce qu’Else en trouve certains éléments, avaient été raturés à l’encre rouge. Elle reconnut l’écriture de Mme Bayer, la même écriture empressée que dans la partie du carnet où elle donnait des explications rationnelles aux événements qu’elle avait observés. Avec les termes ajoutés, ça donnait :

« Formule pour recorporation :

La formule nécessite une base de chlorure de sodium en grande quantité – prendre plusieurs kilos, voir notice. Il faudra faire réagir le sodium avec de l’eau.
Les conditions météorologiques sont primordiales : un jour de brume ou de pluie, surtout, pas de soleil. Se placer en direction de l’est, près d’une source magnétique.
La formule nécessite également une grande quantité de sulfate de cuivre, à l’état liquide, qui réagira naturellement avec les composantes du corps : cheveux, peau.
Enfin, le résultat des différentes réactions de l’expérience devrait produire une pierre résiduelle, à conserver par sécurité : il s’agit d’un éclat de granite rose… »


S’il n’y avait pas de modifications dans le reste de la formule, les éléments ajoutés par Mme Bayer étaient largement suffisants pour donner à Else une idée de ce qu’ils devait chercher. Mieux : si c’était ce qu’elle imaginait, elle avait déjà la réponse.
Elle se leva, et se tourna vers l’est. Si elle ne se trompait pas de direction, à cet endroit dans la maison se trouvait un métier à tisser. Sous le regard hébété de son frère, elle souleva la panière sur le sol.

- Regarde. (Elle tapota l’objet en métal.) Du cuivre.
- Ah. (D’abord blasé, Kunst regarda à nouveau la formule. Puis il écarquilla les yeux.) Attends… tu as trouvé d’autres choses ?
- Oui. (Else désigna la tapisserie.) La formule parle d’une grande quantité de sodium, et d’eau. Or, regarde ce personnage… elle pleure. Et de quoi sont faites les larmes, à votre avis ?
- De sodium… et d’eau ? tenta Kunst en haussant un sourcil.
- En majorité, oui. Mme Bayer aura choisi le nom « Formule pour recorporation » parce qu’elle croyait que son inconnu était un fantôme, et qu’elle était frustrée de découvrir un individu en chair et en os. Quant à ma théorie, si elle est juste…

Quelques minutes avant, quand elle inspectait la tapisserie, elle avait senti passer un courant d’air froid, qu’elle avait attribué à une mauvaise isolation. Mais elle se rendait compte maintenant que cet air circulait bizarrement.

La jeune fille sur la tapisserie regardait droit devant elle – vers le château qui se trouvait actuellement sous le métier à tisser. Mais, heureusement pour elle, une autre reproduction du château se trouvait sur le mur, en plus grande et détaillée cette fois. La tapisserie semblait collée au mur, mais en réalité, elle était simplement fixée par des attaches cloutées. Else tenta de les enlever à mains nues, mais un seul essai manqua de lui arracher la peau du bout des doigts.

- Aïe aïe aïe… fit-elle en retirant sa main brusquement.
- Laisse-moi faire, dit alors Kunst.

Il retourna à la boîte, d’où il prit une pince en métal. Et puis il dévissa toutes les attaches une à une, sans se presser. Else était impressionnée.
Quant à sa théorie, elle était juste : derrière la tapisserie se trouvait une énorme ouverture dans le mur, qui donnait sur des escaliers s’enfonçant dans un souterrain.
Isis_livres

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Re: Magical Mystery Tour [Steampunk]

Message par Isis_livres »

:| Il y a de vrais soucis dans ce chapitre - notamment du fait que je voulais ajouter bien plus d'action et de conflits avec Lehmann, mais que, par flemme, j'ai un peu survolé tout ça. Le chapitre est trop court de toute façon et je sais quoi faire quand je le retravaillerai. Mais pour l'instant, l'ampleur de la tâche était trop grande - je préfère vous le laisser tel quel et le retravailler dans une énième relecture l'an prochain.
(Cela dit, j'ai fait le changement principal, c'est-à-dire supprimer deux personnages qui étaient introduits trop tôts, et changer l'action en conséquence).

CHAPITRE 5. Les golems du Pr Felsen

Du souterrain émanait une odeur forte d’humidité, mêlée à d’autres odeurs plus âcres – plus chimiques aussi peut-être. Si Else s’y engouffra sans réfléchir, Kunst eut l’intelligence d’aller chercher une bougie avant de descendre. Le couloir était long et recourbé, il allait manifestement vers l’est, et surtout, il s’enfonçait dans le sol en se repliant sur lui-même. D’abord, ils avançaient presque à tâtons dans l’obscurité, et puis, au bout d’une centaine de mètres peut-être, ils aperçurent une lumière bleutée, et entendirent des petits bruits – un grésillement électrique, de l’eau qui crépitait. Le couloir s’ouvrait sur une pièce circulaire, dans laquelle ils n’entrèrent pas, par sécurité. Au contraire, ils se collèrent au mur.

- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Kunst à Else qui jetait un œil à la pièce.
- C’est un labo, confirma Else. Au centre, c’est une table avec une expérience encore en cours, visiblement. Sur les murs, il y a des affiches représentant le corps humain, un mannequin d’anatomie… mais il est renversé sur le sol –

Elle s’interrompit, se retournant vivement pour se planquer accroupie contre le mur. Du bruit venait depuis l’autre côté du campement secret. Une personne entra alors à grands pas, inspecta un instant son ouvrage, et s’énerva dessus. Il maugréait des choses qui leur parvenaient par bribes « Pas suffisant encore… », « monstre de Felsen… », « pour la foire de Leipzig… »

- La… foire de Leipzig ?! signa Else à son frère.

Il la voyait à peine dans l’obscurité, mais ce n’était pas nécessaire : lui aussi écarquillait les yeux, choqué par ce qu’il avait cru entendre.
Else se pencha du côté du laboratoire secret, plus doucement cette fois. Mais, à peine un instant plus tard, elle se retourna comme s’il avait reçu une décharge électrique.

- Qu’est-ce qu’il y a… ?

Elle ne répondit pas, restant plaquée contre le mur, le souffle court. On entendait encore l’inconnu faire du bruit et maugréer dans sa barbe. Doucement, Else fit passer sa tête de l’autre côté du mur. Là, elle vit l’inconnu, dans la lumière bleutée des réactions scientifiques, éclairé à part ça par une lampe à huile. C’était un homme de taille moyenne – c’est-à-dire bien plus grand que Cosmo –, de corpulence normale, qui portait une blouse de médecin par-dessus une chemise et une cravate rouge et jaune, des cheveux blonds dont la mèche de devant partait en épis. Bien qu’il soit énervé, le dos courbé, ses grandes mains tannées manipulant les outils avec violence, il se dégageait de lui une certaine distinction, celle d’un homme qui sait y faire et qui est reconnu dans son milieu… Son visage était ovale, avec des angles marqués sur la mâchoire. Surtout, il avait un regard perçant, avec des yeux verts en amande.
Il ne fallut pas plus d’un instant à Else pour comprendre à qui ils avaient affaire : c’était Nacht Lehmann, le nouveau propriétaire de la maison. Un grand médecin, qui avait fait de lui lors de son arrivée au HeiGei. Elle ne comprenait plus rien. Est-ce qu’il occupait la maison depuis bien plus longtemps qu’ils le pensaient… ? est-ce que c’était lui, l’assassin de Bayer ?

Else ne prit pas le temps de réfléchir – c’était dangereux, mais elle n’allait pas laisser cette histoire sans réponse. Ignorant le regard effaré de Kunst, elle se releva et avança dans la lumière.

- M. Lehmann ! héla-t-elle.

Le médecin releva de son ouvrage un regard interrogateur – sans pour autant avoir l’air étonné de la voir.

- C’est vous, n’est-ce pas… ? accusa-t-elle. Vous avez mené des expériences secrètes dans le logement de Mme Bayer, et comme elle vous avait retrouvé, vous l’avez tuée. Pratique pour récupérer la maison…
- Hoho, fit le médecin, qui posa sa verrerie et contourna son ouvrage pour se poser devant elle, les bras s’appuyant sur la table d’un air de défi. Qu’est-ce qui te fait dire ça, petite ?
- D’après son journal, il est évident que quelqu’un faisait chanter Mme Bayer, poursuivit Else. Au bout d’un moment, elle a cessé toutes les accusations. Mais nous avons trouvé du matériel d’alchimie et les formules qu’elle avait décodées. Ca nous a amenés ici.
- Seulement… Je n’ai pas tué Mme Bayer, affirma Lehmann. Je ne suis qu’un médecin attiré par l’affaire, peut-être… Mais je suis arrivé après les faits. Ces souterrains appartiennent à quelqu’un de bien plus dangereux que moi, à vrai dire … Le Pr Felsen, de Leipzig.
- Mhm.

Sans être convaincue, Else essaya de se calmer.

- Seulement voilà, continua Lehmann, vous tombez au mauvais moment. Plutôt que de vous occuper de moi… à votre place, c’est pour Cosmo Siegfeld que je m’inquiéterais.
- Pour Cosmo ? fit Else en haussant un sourcil.
- Else… regarde.

Kunst s’était levé lui aussi, et pendant qu’Else et Nacht Lehmann se défiaient, il avait fait le tour du laboratoire. Là, parmi les piles de papier en désordre, il avait trouvé ce qu’il cherchait : un schéma de l’expérience en cours.

Else s’approcha pour regarder par-dessus son épaule, et ce qu’elle vit la fit frissonner… Sur le papier, à l’encre noire, était dessiné le corps d’une créature haute de deux mètres, sans visage, avec un corps épais comme fait d’un seul bloc de glaise. Des légendes sur les côtés de l’image indiquaient les quantités d’ingrédients nécessaires à sa réalisation et à sa mise en mouvement. Surtout, dans un encadré se trouvait le nom de la créature, écrit d’une manière neutre, comme s’il n’était qu’une expérience parmi d’autres : « Homonculus ‘22 ».

Else recula. Ces créatures avaient été… fabriquées. Par Lehmann, par Felsen, elle ne le comprenait pas ; et peu importe. Elle avait peur.

- C’est vous qui avez créé… mais pourquoi…
- Il faut retourner à la roulotte, coupa Kunst en l’attrapant par le bras.

D’un regard, Else comprit son frère.

Sans s’expliquer plus que ça, ils repartirent de là où ils étaient venus, traversèrent le salon à toute vitesse, sortir de la maison puis remontèrent la ville en courant le long de la Peignitz, se faufilant dans la foule et essayant de renverser le moins de monde possible. Après un dédale de rues, de maisons à colombages, de trottoirs pavés sur lesquels ils manquaient de déraper ; et alors que la nuit était tombée, ils parvinrent à la petite place où Cosmo avait installé son estrade.

Comme ils le craignaient, le spectacle du soir de Cosmo avait été attaqué par les créatures. Else distingua, sur la scène complètement démolie par le combat, des éléments qui ne correspondaient pas au spectacle habituel, mais à ce qu’ils avaient essayé en prévision de la foire de Leipzig : des rideaux de velours, un grand soleil en mosaïque, mais aussi des plantes exotiques, ou encore des tableaux d’illusions. Sans se préoccuper d’abord du combat, Else lança à Cosmo un regard plein d’espoir : il avait intégré des morceaux de leurs spectacle dans le sien.

Dans un deuxième coup d’œil, cependant, elle vit bien que la situation les avait dépassés. Anke était au sol, ses ronces étendues autour d’elle, avec plusieurs entailles sur le visage et sur les bras. Cosmo, quant à lui, se tenait prêt à se battre, mais il n’était pas non plus au meilleur de sa forme : son costume était défait et déchiré, et il avait des marques rouges sur le cou.

- Tiens, vous êtes là, dit Cosmo sans les regarder, le souffle court. Cachez-vous dans la remise, c’est dangereux.
- On ne va pas se cacher, répliqua Else, on vient vous aider.

Cosmo tourna la tête vers eux, sans comprendre.

- M’aider ? et puis quoi encore ? Vous êtes des enfants, restez cachés.

Deuxième fois qu’Else se faisait traiter d’enfant en à peine quelques heures, c’était insupportable. Elle savait ce qu’elle valait.
Elle s’avança vers l’estrade, et héla encore :

- Vous avez besoin d’aide. On ne sera pas trop de quatre.
- N’importe quoi, répliqua Cosmo. Je maîtrise.

Mais ses grimaces disaient le contraire. Manifestement, il se battait contre la douleur.

- Vous ne maîtrisez rien du tout, dit alors Anke.

Elle se releva, épousseta sa robe et ses bras, replia les ronces de ses cheveux. Elle se positionna à droite de Cosmo, en position défensive – et appela les autres à faire de même.

Sans hésiter, Kunst et Else se positionnèrent de part et d’autre du demi-cercle qu’ils avaient ainsi formé. Ils n’eurent pas un long répit avant que les golems les attaquent.

Ils étaient deux. Sans s’en prendre aux objets, qui de toute manière étaient déjà détruits, ils saisirent directement Kunst et le firent voler en arrière, pour le projeter contre le mur de fond de la scène. Else, qui ne supportait pas que son frère se fasse attaquer à nouveau, voulut se précipiter sur la créature, mais Anke l’arrêta en posant sa main sur son bras.

- Il nous faut une stratégie, dit celle-ci. Ils ne pourront pas nous avoir tous en même temps.

Comme elle voyait où elle voulait en venir, Else se calma, et signa à son frère de faire de même. Sans s’épuiser à se débattre, Kunst se laissa attraper au cou par les créatures, le visage crispé par une douleur manifeste. Pensant qu’ils tenaient leurs prises, les créatures se retournèrent alors pour s’attaquer aux deux filles, qui étaient restées à droite du magicien. Mais avant qu’il ne se passe quoi que ce soit, Anke et Else reculèrent d’un pas coordonné. Cosmo, seul au centre, leur adressa un sourire confiant. Alors, Else attrapa au sol l’un des lampadaires qui avaient décoré le spectacle de Cosmo et, le soulevant de toutes ses forces pour le balancer maladroitement en travers, déstabilisa la créature. Anke, de son côté, avait ses cheveux ronces, particulièrement efficaces pour une scène de combat. Etendant ses ronces pour ligoter le golem, elle tira ensuite en arrière, le faisant basculer. Kunst, frappant violemment celui qui le tenait, se libéra également – il avait le souffle court, mais le regard fier.

- Allez-y, trouvez votre stratégie, lança alors Kunst. Je me charge de les occuper.

Ils hochèrent la tête, et reculèrent jusqu’au bord de la scène. Anke était restée pour aider Kunst : elle maintenait l’une des créatures contre le mur avec ses ronces, même si elle-même semblait commencer à faiblir. Kunst, lui, se contentait de sauter et de courir partout, avec toute l’énergie que son petit corps fatigué pouvait convoquer.

Dans le même temps, Else se rapprocha de Cosmo.

- Bon, expliqua celui-ci, voilà où on en est. Vous vous souvenez que je vous ai sauvés, la première fois que les homonculus vous ont attaqués… ? Il se trouve que je sais comment libérer leurs esprits, et désactiver leur corps pendant un moment. Mais, je ne sais comment, Felsen parvient à leur envoyer des esprits à distance, encore et encore…
- Felsen ? …

Else voulait dire au magicien qu’il avait tort, que c’était Lehmann, depuis le sud de Nuremberg, qui fabriquait les esprits dont ces créatures avaient besoin. Mais elle ne dit rien. Peut-être était-ce elle qui se trompait.

- Et alors ? demanda-t-elle. On les bat comment, du coup ?
- On éteint leur principe actif. Tu connais un peu l’alchimie… ? Pour faire bouger un corps, il faut lui fabriquer une âme. Et cette âme, il faut l’accrocher à quelque chose… quelque chose de solide qui rassemble tout le corps en lui.

Else regardait ses deux camarades se battre. Les deux créatures, si elles laissaient passer la lumière, avaient bien un corps – un corps tangible. Celui-ci prenait la poussière, et se délimitait de plus en plus nettement à mesure que le combat avançait. Pas si parfaite, la formule.

Une formule… les mots de Mme Bayer lui revinrent en tête. Sur le papier qu’ils avaient trouvé avec le matériel d’alchimie étaient mentionnés le cuivre, aller vers l’est, ou encore le sodium. Mais il y avait aussi le nom d’une pierre, trop spécifique – et rare dans la région – pour avoir été mentionnée par hasard. Du granite rose.

- Attendez-moi, déclara-t-elle.

Laissant ses amis sur scène, à la merci du combat, elle descendit et fila derrière, du côté de la réserve. Avec quoi réagissait le granite… ? Kunst aurait sûrement mieux su répondre qu’elle, mais elle n’avait pas le temps pour une expérience. Elle ferait avec ce qu’elle trouverait.

En fouillant dans le matériel de scène, elle retrouva un cylindre en fer, très épais, qu’elle avait acheté pour le spectacle de Kunst. L’objet était censé attirer des calques dans une direction ou une autre, créant des illusions d’optique par magnétisme. Finalement, ils ne s’en étaient pas servis parce qu’ils n’avaient pas réussi à comprendre son fonctionnement, mais une chose était sûre : l’objet était très magnétique. Suffisamment, du moins, pour qu’Else se préoccupe de la partie « là où le champ magnétique est plus fort » de la formule de décorporation – et pour qu’elle aie espoir que sa stratégie fonctionne.

Elle remonta sur scène avec son cylindre géant. A ce moment-là, Cosmo, puis Anke, se firent tour à tour dominer et projeter au sol, à leur niveau. Anke, qui se releva rapidement, rejoignit le groupe pour qu’Else explique son plan à voix basse, sans s’attarder sur les détails. Et puis elle se retourna vers les autres, leur faisant un sourire amer :

- A mon signal… ! Trois…

Elle se jeta sur la scène du combat. L’une des créatures l’attrapa et la souleva du sol. Else sentit sa respiration se couper, elle serra les dents.

- Deux… dit-elle dans un souffle.

Anke ligota les deux créatures avec ses ronces. Kunst accourut ensuite, portant le cylindre métallique. Comme ils l’espéraient, les pierres réagirent et commencèrent à s’agiter dans le corps des créatures. Elles transperçaient la carapace de glaise, la rendaient friable.

- Un ! clama alors Else.

Cosmo claqua des doigts, regardant devant lui d’un air fier. Les esprits des créatures se libérèrent. Elles s’effondrèrent au sol, et Else avec.

- Aïe aïe aïe… fit celle-ci.

Elle se releva doucement en se frottant le dos. D’un coup, l’air était devenu plus léger. Les pierres étaient encore visibles, même si ce n’était certainement plus pour longtemps.

Cosmo décida de terminer le travail : découpant avec un couteau les corps de glaise, il fit sortir les pierres, qu’il lança sur la route. Elles dévalèrent la pente de dalles.

- C’est sans danger… ? demanda Else, inquiète.
- Non, répondit Cosmo. A l’état brut, ces pierres ne valent rien. Et on a libéré les esprits. Si Felsen veut refaire des monstres, il faudra tout reprendre depuis le début.
- Ah, oui. Au fait…

Cosmo leva vers elle un regard interrogateur.

- Chez Mme Bayer, on a trouvé une base secrète, expliqua Else, derrière une tapisserie. C’est de là qu’étaient fabriqués les homonculus… Et Nacht Lehmann y était.
- Mhm… (Cosmo croisa les bras.) Vous avez trouvé ce qu’on espérait découvrir dans cette maison. Et manifestement, Lehmann l’a trouvé avant vous. Mais effectivement, ce n’est pas lui qui a créé le golem. Il faut un minimum de connaissances scientifiques pour ça… Je pense simplement qu’il enquêtait dessus secrètement , et que l’affaire lui a échappé.
- Ah… ?
- Les explications seront pour plus tard. On doit d’abord ranger ce bazar.

*


Il ne s’agissait pas simplement de passer derrière les créatures pour remettre la scène sur pied. D’abord, ils durent détruire en le brûlant une bonne partie de leur matériel de scène, qui était en trop mauvais état pour être réutilisé. Cosmo ne s’en formalisait pas : c’était comme ça que fonctionnait le monde du spectacle, disait-il, et il avait déjà trop de bazar dans sa roulotte pour s’encombrer d’accessoires inutiles et cassés, qui prendraient la poussière. Il déposa également une partie de ses affaires à la mairie, en même temps qu’il signait un document pour stipuler l’arrêt immédiat des spectacles. Au lieu des deux semaines à deux spectacles par jour qu’il lui restait à faire, il annonça en grande pompe un ultime spectacle à Nuremberg, nouvelle qui choqua tout le monde. Le lendemain soir, il rassembla foule dans un spectacle ambitieux qui dura plus de deux heures. Sur la base, c’était son spectacle habituel, mais il avait inséré plein d’exclus avec des plantes, un crime à résoudre ou des illusions. En coulisses, il dit à ses camarades que le spectacle était encore loin d’être parfait mais que bon, ok, il acceptait d’intégrer leurs idées pour l’instant. Else sourit à cette nouvelle : sans l’assumer, Cosmo venait de leur dire qu’il les reconnaissait comme des collègues – et qu’il avait foi en leur équipe.

Après une nuit courte et épuisante, Cosmo se leva tôt pour ranger, seul, ce qu’il restait de l’estrade. Il fit rentrer tant bien que mal les objets de la remise dans des cartons qu’il entassa dans la roulotte, et finalisa les préparatifs du départ.
Réveillée par le remue-ménage qu’il faisait dans la roulotte, Else se redressa et descendit dehors. Elle posa ses pieds nus sur le sol glacé de la place. Un soleil pâle perçait à travers des nuages de brumes qui envahissaient la place, et cachaient les rues environnantes. Cosmo la héla.

- Bonjour, fit-il d’une voix enjouée. Tu peux réveiller ton frère pour les adieux. On part dans deux heures pour Iéna.
- Heu, dans deux heures… ?!
- Une heure et demie. On ne traîne pas.

Elle ne protesta pas et alla réveiller Kunst. A mesure qu’ils se préparaient, le soleil réapparaissait timidement, même si la place était toujours enveloppée de brume et de froid. Un peu avant huit heures, Nacht Lehmann – lui-même ! – les rejoignit pour le petit-déjeuner .

Ils avaient installé dehors une grande table dépliante, des chaises asymétriques, de la confiture, du pain, et tout le reste. Cosmo préparait du pudding pour Kunst et du café pour Nacht et lui. Else et Kunst, qui l’encadraient, lui lançaient des regards suspicieux. Else eut l’impression d’être projetée des années en arrière, à l’époque où son frère et elle étaient encore emmenés dans des repas de famille où des cousins plus vieux les inspectaient en ayant tout aussi peux envie qu’eux d’être là.

- Alors, heu… Cosmo vous a invité ? lança enfin Else.
- En effet, dit Lehmann en se servant un jus d’orange. Il voulait que l’on s’entretienne… Une dernière fois avant votre départ.
- Mhm.

Else le regarda tapoter machinalement son verre, l’air tendu. Il évitait leur regard, et il ne s’était pas servi une seule tartine depuis qu’ils étaient arrivés.

Cosmo leva son verre pour faire une annonce.

- Les amis, fit-il, il est temps pour nous de quitter Nuremberg. L’expérience nous a prouvé que les golems courent encore, et ce n’est pas avec notre niveau actuel que nous les battrons définitivement. Il faut savoir être prudent… et reconnaître quand on a tort.
- De mon côté, je continue à enquêter, ajouta Lehmann en croisant les bras d’un air détaché. Il faut bien que quelqu’un reste pour surveiller la maison de Mme Bayer.

Cosmo hocha la tête, avant d’expliquer d’une voix douce pour Else :

- Nacht et moi faisons partie de la même… Organisation , disons. Felsen est connu de nous depuis longtemps, et je suppose que, comme pour moi, c’est le récit de Mme Bayer qui a fait venir Nacht à Nuremberg. Seulement, on n’est pas partenaires, en théorie.

C’est bien pour ça qu’il a caché ses découvertes et bloqué l’accès à la maison. Pour ça qu’il a bousillé mon spectacle aussi, avant que les golems ne le fassent… il ne fallait surtout pas que je retrouve Felsen avant lui. N’est-ce pas ?

Il coula un regard entendu à Lehmann, qui eut un rictus ironique.

- C’est ça, répondit-il. Mais même si ses golems sont encore fonctionnels, Felsen reste introuvable. Alors je vais continuer mon enquête, et Cosmo va continuer ses spectacles.
- Tout porte à croire que Felsen refera son apparition à Leipzig, pendant la foire, reprit Cosmo. Au plus tard, on se retrouvera là-bas.
- A la foire de Leipzig, le 18 octobre, confirma Lehmann.
- A la foire de Leipzig, le 18 octobre, répéta Else d’une voix presque hypnotisée.

Le repas se termina vite, comme le rangement dans la caravane. Ils montèrent tous ensemble, Kunst et Else penchés à la fenêtre pour dire au revoir – déjà ! à la ville de Nuremberg. Et puis Cosmo fit démarrer la roulotte.

Et ils s’engagèrent sur les routes humides et froides, bordées de forêts et de champs.
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