Voici la seconde partie du premier chapitre ! A présent qu'il est complet, le fichier .pdf sur le premier message du topic est (et seras) mis à jour pour contenir l'intégralité des chapitres du Temps des Surplombs postés sur ce forum.
Surtout n'hésitez pas à commenter le sujet : si je post ici c'est avant tout pour avoir des retours, et ça me plaira beaucoup, peut importe ce que vous dites ! Soyez constructifs ou non, inventifs ou non, amicaux ou non (enfin, évitez quand même) je veux vous lire aussi !
Enfin, si vous avez des idées de sondage sympa à mettre pour animer le topic, n'hésitez pas à me les écrire en commentaire ! Un bête sondage de popularité des personnages serait de bon goût, mais si vous avez des idées de questions plus pointues je suis preneur
Enjoy !
J’écris avec l’aide précieuse d’Enora (Chouquette, Minuitensanglante, DremBookeuse, etc.) qui me relie, me corrige, et me conseille avec merveille ! Allez suivre son blog, c’est du bon !
CHAPITRE 1 : De Soie, de Bois et d’Acier
(partie 2)
IIls descendirent vers le port sans plus de problèmes. La densité de la foule augmentait sensiblement une fois qu’ils furent aux abords des docks. Nombre souhaitaient sans doute, comme elle, contempler les bâtiments de guerre.
Alors qu’ils longeaient les quais, Yulia ne quitta pas des yeux les bâtiments alignés, encordés au Surplomb, au-dessus du vide. Si les Gardes, Marisa et Senex ne cessèrent de l’encadrer, elle n’eut plus aucune attention pour eux ou pour la foule les entourant. Dans sa tête défilèrent l’ensemble des connaissances aéromaritimes dont Senex l’avait nourri depuis des années. Elle l’entendait presque dans sa tête, alors qu’ils dialoguaient lors de son enseignement, tout au long de son enfance :
— Qu’est-ce que tu sais des navires aériens ?
— C’est des maisons géantes qui volent avec plein de canons.
Il avait beaucoup rit.
— C’est tout de même un petit peu plus compliqué que ça…
C’était bien plus compliqué que ça, oui. Lorsqu’on considère les navires aériens "classiques", la première technologie à appréhender est celle des Ballon à Voiles. C’est un ensemble de voiles –similaires à celles employées pour les planeurs– organisées de façon complexe en un ballon ovale, tirant profit des forts vents balayant les espaces aériens pour se maintenir en l’air.
La navigation au ballon à Voile compense la trop faible portance d’une voile simple en les superposant et en dirigeant les vents vers le centre de la structure au moyen de clapets, de valves et de soupapes de toile très résistantes. L’ensemble des voiles adopte ainsi une forme ovale de ballon et, de fait, peu importe la direction du vent, le navigateur a toujours un moyen de diriger la portance dans la direction de son choix, offrant une grande maniabilité à la structure, même en plein ciel.
La composition interne précise, de même que la fabrication millénaire des Ballon à Voiles, est un secret connu des seuls Artisans de Voile des Surplombs, et si le Ballon à Voile a, sous l’Empire, une forme standardisée –grâce à laquelle un navire peut remplacer son Ballon dans n’importe quel Surplomb, mais aussi changer de taille de Ballon en fonction du poids de sa cargaison– sa fabrication industrielle est considérée comme impossible du fait de la complexité de l’assemblage et de la précision de l’agencement des différentes pièces.
Le Ballon à Voile est accroché au navire par un ensemble de cordage constamment entretenus par l’équipage. Des cordelettes permettent au capitaine du navire d’ouvrir ou de fermer certains clapets afin de modifier la portance de l’appareil et ainsi moduler son altitude.
Les bâtiments à quais qu’observait Yulia stationnaient sur des aires d’atterrissages, amarrés, tous les clapés de leurs Ballon à Voile en position ouvertes. Les structures oscillaient ainsi au gré du vent, inégal si près de la terre. Ce spectacle était une pur merveille, tant la composition alambiquée de la circulation de l’air interne rend presque imprévisible les mouvements du tout.
C’était une danse fortuite et spontanée, la véritable danse du vent.
Alors que la fille de l’Amiral se rappelait toutes ses leçons, ils avaient parcouru une petite distance, avaient dépassé les navires de plaisance de taille inférieure, et arrivaient aux abords des embarcations de commerces plus massifs.
Les navires soutenus par les Ballon à Voile étaient sans doute aussi multiple que les Surplombs eux-mêmes. Chaque cité, chaque société, chaque organisation possède en quelque sorte son modèle de fabrication. Mais on pouvait bien sur catégoriser un navire selon de grands genres, ce que Yulia arrivait à faire mieux qu’aucun autre enfant du Surplomb.
A l’instant, ils passèrent par exemple devant une corvette marchande. Ce bâtiment de taille modeste comptait six canons, une soute profonde, un pont fonctionnel et une petite cabine. Mais ce qui intéressait la fille de l’Amiral ce n’était pas uniquement l’aspect pratique de ces formidables vaisseaux, c’était également le moindre détail de son existence.
Il était dans ces audacieux célestes une certaine poésie du vécu. Le flanc de la corvette était ainsi parcouru d’une longue estafilade ayant raclée la peinture et entamée le bois. Son bastingage également était écaillé par endroit, entaillé, voir manquant. Mais par-dessus ces blessures d’une vie passée entre combat et navigation, il était certaines marques de soin témoignées au vieux bagarreur, comme le nom du bâtiment, sur le tableau arrière, fraichement redoré :
Virevolte. C’était un beau nom, qui résonnait bien en bouche lorsque Yulia le prononça à voix basse.
Ils dépassèrent
Virevolte, et la jeune fille fut bien vite captivée par d’autres pièces de cette collection à ciel ouvert. Un jour, se promit-elle, elle possèderait son propre vaisseau. Ce ne sera pas quelque navire nouvellement sorti de l’atelier ou de l’usine –et encore moins un monstre de métal comme ce cuirassé toujours positionné au large– mais bien un authentique baroudeur, un vieux bourlingueur avec du caractère, portant fièrement ses cicatrices mais affichant toute une rangée de dents blanches, prêtes à mordre. Si elle avait un tel bâtiment, même s’il n’atteignait pas la taille d’une simple corvette, elle serait la plus heureuse des femmes.
A ses côtés, Marisa semblait mortellement s’ennuyer.
Alors qu’ils longeaient les quais, s’approchant des embarcadères de la Marine, Yulia se répéta mentalement le protocole de la cérémonie.
Marisa lui avait dit :
— N’oublies pas de te tenir bien droite.
A vrai dire, elle lui avait répété cela une bonne vingtaine de fois.
Alors que les pavés du port s’assombrirent par le passage au-dessus de leur tête d’un navire imposant, ils se présentèrent au pré-carré de la Marine. Six soldats, vêtu de l’uniforme Impérial, le fusil à l’épaule, avaient établis un cordon de sécurité, écartant la foule des solennels navires de lignes affrétés ici. Senex commença à chercher leurs papiers dans sa veste de costume, mais ce fut inutile : les soldats étaient des hommes de son père, aussi reconnurent-ils l’héritière de l’Amiral.
— Mademoiselle Mangora, saluèrent-ils, lui ouvrant un passage.
La foule attroupée en vue des navires de guerre ne pouvait plus ne pas remarquer la jeune fille, entourée de quatre Gardes du Surplomb, et à présent seule autorisée à approcher des navires faisant l’admiration de tous. Le poids des regards qu’elle sentait dans son dos fut cependant vite oublié et remplacé par le plaisir qu’elle ressentit à l’approche des navires militaires.
Ils étaient sévères, rudes, disciplinés. Hauts de ses trois ponts, le premier devant lequel elle s’arrêta affichait le nom de
Crève-Sel. Cordages épais, coque solide, orné de gravures diverses, il se présentait au monde tel un pilier de granit. Mais au-delà de cette attitude inaltérable, il se devinait dans son élancement, le juste courbage de son bastingage et l’orientation de ses trois rangées de canon qu’il était plutôt un amateur de manœuvres rapides et soudaines. Yulia songea que son nom avait été mal choisi : un aussi raffiné gaillard ne pouvait être affublé d’un nom si âpre en bouche ! Si, elle, avait eu à lui confier un titre, ç’aurait été quelque chose dans un esprit plus circulaire, imprévisible. Elle pensait à plusieurs patronymes avant de trouver le bon : elle l’aurait appelé
Tornade.
Senex consulta sa montre à gousset.
— La cérémonie commence dans une demi-heure. Nous avons le temps de regarder deux autres bâtiments avant de devoir presser le pas.
Marisa levait les yeux au ciel depuis un petit moment, mais elle se savait bien incapable d’enlever Yulia à son passe-temps.
— Être en retard ne serait pas convenable, prévint-elle cependant. Fais attention aux déchets par terre qui pourraient tacher ta jupe et n’oublie pas qu’on te regarde.
La jeune fille faisait mine de ne pas les écouter, mais respecta scrupuleusement leurs consignes, à commencer par envoyer balader d’un coup de pied les restes d’une calebasse échouée près d’elle.
Elle examina donc deux navires de plus.
Le premier ne possédait que deux ponts, mais paradait avec deux Ballon à Voile, chacun soumis à une barre à roue indépendante. Yulia n’avait que rarement vu des navires de lignes affichant une telle audace, et devinait dans sa figure une prédisposition naturelle pour les changements violents de directions, les esquives, les manœuvres autrement impossibles. C’était un anticonformiste, presque un artiste dans ses idéaux tout militaristes ; il méritait un nom autrement plus distingué que le furieux
Interceptor revendiqué par son tableau arrière de mauvais goût. Elle hésita un instant à le baptiser, doucement moqueuse,
La Folle, mais décida de lui accorder un patronyme plus à son goût et l’appela
Dompte-Vent.
Le dernier, enfin, ne se distinguait par aucun aspect aisément saisissable, et c’est pour cela qu’elle choisit de s’attarder dans son ombre. C’était un vieil obtus, pour sûr. Il lui rappelait même quelques figures d’officiers aux ordres de son père, et il était assurément dans la même veine. Un fier bâtiment, dont le bois est usé par le soleil et le sable, mais se présentant toujours propre sur lui. Strict, ses cordages parfaitement réguliers ; Austère, son pont dénué de décoration. Yulia sourit un moment, et finit par trouver ce qu’elle cherchait. Sa vigie, passerelle fixée au-dessus du Ballon à Voile et qu’elle distinguait à peine, était équipée de grandes loupes amovibles dont les bras mécaniques s’élevaient discrètement. Le vieux professionnel dissimulait une sacrée vue ! Son nom était tout trouvé, et la jeune fille ne chercha même pas à faire le tour du bâtiment pour consulter son patronyme officiel. Le vieil oiseau entretenait fort bien ses plumes grises, mais sa nature était encore vive ; il s’appelait
Faucon.
Toute fière d’elle, Yulia se retourna.
— On peut y aller ! lança-t-elle.
…
Perché sur les longues barges de parade, l’orchestre se mit à jouer.
Le Prélude étant entamé, le silence se fit progressivement parmi la foule. Sur l’estrade tournée face à l’immensité du Contrebas et au soleil couchant, Yulia n’avait plus ni Senex ni Marisa à ses côtés. Serrée dans sa robe de parade, la fille de l’Amiral était coincée entre les deux Administrateurs du Surplomb : Smath, dans son manteau de velours jaune, était le chef des Gardes de la ville ; Juno, vêtue à la manière des riches marchands du Nord-Est, était la gardienne des clés de la cité et l’intendante économique. On ne pouvait pas faire plus différents et complémentaires que ces deux-là qui, en cet instant, se tenaient solennellement droits. Le premier, fier soldat, était large et musculeux, d’un tempérament noble et au code moral solide ; l’autre, femme lascive, sujette à l’embonpoint, était bien plus ambigüe, souple et négociatrice que son homologue masculin. Ils venaient de temps en temps à la maison, s’entretenir avec son père lorsqu’il était dans ses quartiers de repos, mais la jeune fille les connaissait, à vrai dire, très peu.
Le reste de l’estrade composait le Conseil de la ville, fait de représentants des grandes familles de la cité ainsi que de la grande Prêtresse Gardienne du Temple de l’eau. Celle-ci, une belle et noble femme parée de la toge cérémonielle, ne lui jeta pas un regard, et Yulia s’en voulu de l’observer avec tant de curiosité. Le tableau fut complet lorsque, montant de la foule, le délégué plébéien vient les rejoindre, toujours vêtu de son bleu de travail.
Ayant fini de s’accorder, l’orchestre entama la marche Impériale.
Dominés par les éclats des cuivres et la cadence des caisses claires, les soldats amorcèrent leur manœuvre. L’espace pavé entre la scène du forum portuaire et les quais leur était réservé et, du haut de l’estrade, Yulia les regardait parader au pas, rangés, se chassant, se croisant, se saluant, jusqu’à ce qu’enfin il se dessine une colonne, dégageant une rangée centrale en guise de haie d’honneur. Scrutant leurs visages, la jeune fille ne parvint à y lire aucune expression. Elle les avait observé s’entrainer à cet exercice des jours durant : aujourd’hui était la quintessence de leur maitrise.
Ils firent claquer leurs bottes à la dernière note du morceau et s’immobilisèrent, solennels.
La foule applaudit avec enthousiasme et lança des acclamations. La fille de l’Amiral sentit l’estrade vibrer sous la liesse populaire qui agitait le pavé. Les instruments au-dessus d’eux entamèrent un air dansant, et on se mit à lancer des fleurs et des couleurs depuis les balcons. Yulia laissa ses yeux trainer vers le ciel, et elle le vit dégagé : pour la durée de la cérémonie, tout vol civil avait été interdit.
Ce fut alors qu’un escadron survola la foule, lâchant des confettis et trainant de longues banderoles aux couleurs de l’Empire et de la famille de l’Amiral. Manœuvrant rapidement au-dessus des toits, ces navires composèrent une petite danse céleste qui ravit aussi bien le peuple que la jeune Yulia, parfaitement charmée.
Un cœur, quelque part, entonna un refrain :
Ô Joie
Guide donc le vent !
Ô Fortune
Mène donc leur cœur !
Les violons s’endiablèrent et la danse se finit sur une cabriole rythmique. Ce fut alors un instant de calme planant, tenu en haleine par les violons à l’unisson et les pulsations d’un profond tambour.
Tous, même Yulia, fixèrent l’horizon.
Quelques cordes brodèrent un début de mélodie qui se fit de plus en plus insistant. Un cor entonna des notes lointaines. Un autre lui répondit à l’octave.
Sur ce fond de suspense mystique monta alors la nef, s’élevant du lointain, glissant vers le Surplomb.
On annonça son arrivée par un retour des cuivres, discrets tout d’abord, puis fortement présent dans la rythmique qui suivit. Le travail de thème se mit en place alors que la nef approchait : on reconnut des transpositions de la marche impériale, quelques bouts de la danse populaire, et des aspects plus solaires dans certaines envolées soudaines des cors.
Yulia se tenait plus droite que jamais, ne sachant si elle devait être impressionnée, extraordinairement heureuse, ou impatiente.
Alors que la nef n’était plus qu’à quelques mètres du Surplomb, on ouvrit ses rideaux dans une explosion de cuivre.
Yulia vit son père.
L’Amiral Francis Ford Mangora.
Bâti dans son uniforme d’Amiral de laine bleu nuit, la rosace d’or et les médailles au niveau du cœur, l’officier affichait un air auguste, une courte barbe grisonnante, et une paire de fines lunettes derrières lesquelles tranchait un regard bleu vif. Solidement constitué, il croisait les bras avec autorité, dégageant une aura d’assurance et de calme puissance bien qu’il soit dénué d’arme ou de cortège. Sur ses épaules et dans son dos tombait le manteau brodé d’or que lui avait offert l’Empereur lui-même.
Ce grand homme descendit de la nef sans ciller, et remonta la haie d’honneur de ses soldats. L’orchestre jouait ses thèmes les plus grandioses alors que le Héraut, soignant sa voix, annonçait le nom du prestigieux Amiral. La foule s’était presque tue, subjuguée. Un à un, les militaires relevaient leurs armes sur passage de leur supérieur, créant ce qui semblait être une vague se dressant dans son sillage.
Voyant avancer vers elle son père, en cet instant si majestueux, Yulia senti un discret sourire lui étirer le visage. Comment pourrait-elle jamais faire honte à un homme pareil ? En cet instant, il lui semblait que cet homme pouvait se dresser contre le monde entier et lui dicter ses convenances sans que personne n’y trouve à redire.
Il était l’Amiral Francis Ford Mangora et, sous la tutelle de cet homme, elle ne souffrirait d’aucune contrainte. C’est ce qu’il sembla lui dire alors qu’ils se croisèrent du regard.
Il monta à l’estrade, leur adressa à tous, individuellement, un salut de la tête, et se retourna vers les quais.
Vinrent alors ses officiers.
Deux slaouts s’amarrèrent de part et d’autres de l’arche de l’Amirauté. Sur fond d’orchestration guerrière, les gradés débarquèrent. Si une ligne de militaires se positionna en arc de cercle face à la place, ce furent les Lieutenants seulement qui s’avancèrent, en carré, remontant à leur tour la haie d’honneur des soldats.
Ils étaient quatre, les armes ostensiblement visibles, et Yulia reconnu immédiatement celle qui en occupait l’angle avant-droit. Angora, le Dragon Impérial, sa protectrice, arborait une tunique Impériale ceinturée de cuir et une courte cape d’apparat satinée. Sur son épaule, un large fusil était nonchalamment maintenu par son bras d’acier. Sa face, dont les yeux rouges pétillaient dans l’ombre de sa casquette d’officier, affichait un sourire certain. Yulia verrouilla son regard au sien, et senti en elle une fierté toute sereine, ce qui l’aida grandement à se rassurer elle-même.
A côté de la jeune femme aux cheveux rouges marchait tranquillement, glissé dans un pantalon serré et une simple chemise, un homme agréable dont les pans de l’ample manteau et du large chapeau à plumes dissimulaient à peine les traits exotiques. Glissés, avec ses mains, dans le tissu noué lui servant de ceintures, deux longs pistolets —pièces unique d’orfèvrerie raffinée— lui battaient les flans.
Derrière ces deux figures de proue pimpantes venaient deux Lieutenants plus mesurés. Yulia connaissait de vue la femme venant derrière le pistolero : c’était Vera Ramirez, navigatrice et duelliste renommée. D’une trentaine d’année, le crâne ras, elle avait enfilé, par-dessus son pantalon bouffant et son torse bandé, un veston de cuir où brillaient les cartouchières et les médailles. Son père disait d’elle que, dans le ciel, elle était la seule à avoir sa pleine confiance.
L’autre était un grand jeune homme, rasé de près, dont les plis de l’uniforme tombaient parfaitement. Sa face anguleuse et ses larges épaules correspondaient parfaitement à ce style strict et droit tel que la Marine en rêve. Yulia ne prit pas un grand risque en supposant qu’il s’agissait là d’un jeune officier étant monté en grade rapidement ; peut-être le rejeton d’une famille noble de la région…
L’orchestre, à ce moment-là, tenait apparemment beaucoup à présenter le carré de Lieutenant sous un jour martial, tant il multipliait les figures dramatiques, ascendantes, et faisait marcher les basses au rythme des bottes. L’Amiral son père, suivant leur progression, posait sur eux un regard satisfait, et sa fille pouvait presque lire dans les yeux de chacun de ses seconds la fierté qui était alors la leur. Son père était un grand homme, Yulia le considérait plus encore que le tout-venant, et elle aurait alors tout donné pour être à la même place qu’Angora et voir sa force et ses aptitudes reconnues ainsi.
Le Héraut, de son haut-parleur, annonça alors :
— Lieutenant Angora Valk’ozir, Chasseur Dragon, Lige de la famille Ford-Mangora ! Lieutenant Miwok Amory, Meneur des escouades d’assaut, Premier Cartographe et Aide de l’Amirauté ! Lieutenant Vera Ramirez, Capitaine d’Artillerie, Premier Capitaine de la Flotte ! Lieutenant Marc Friedrich Wöllner, Commandeur de l’Infanterie, Régisseur Général !
Les Lieutenants arrivèrent à l’estrade, paradant aux yeux de tout le Surplomb : Angora piquante, Miwok désinvolte, Vera austère, Friedrich strict, formant un quartet présentant une synthèse éloquente de la puissance de son père, l’Amiral Francis Ford Mangora.
Celui-ci les accueillit sur l’estrade, les laissa prendre place face à lui et aux officiels. Yulia, à présent face à Angora, échangea avec elle quelques sourires discrets. L’Amiral ouvrit les bras, sa voix portant presque autant que celle du Héraut :
— Peuple de Cathuba !
Il n’y eu alors plus ni musique ni éclats de voix dans l’assistance. L’officier à la tête de trois divisions, d’une flotte de sept mil navires, et dont dépendait l’administration de six circonscriptions de Surplombs, avait pris la parole.
— Je suis votre Amiral ! Je vous ai servi pendant près de dix ans en tant qu’Administrateur ! Mes chers amis, le Capitaine Smath et Dame Juno, m’ont secondé ici, dans ce superbe Surplomb de Cathuba !
Il désigna le Capitaine des Gardes et l’Intendante du bras. Ils furent acclamés par la foule.
— J’ai célébré, à votre service, chaque institution de la cité ! La Religion, fondement de notre unité sociale, a été préservée !
Il se courba devant la Grand Prêtresse du Temple, que le peuple applaudit. La Gardienne resta stoïque, visiblement peu émue, si ce n’était carrément indifférente.
— Nos nobles familles, sentinelles de notre histoire, honorées !
Il s’inclina devant les dignitaires nobles, que la masse applaudit sans retenue. Les aristocrates en furent flattés, lançant des saluts à la foule du bras, remerciant en l’air.
— Le parti travailleur a gagné sous ma gouverne une représentation au Conseil de la ville, afin que nous soyons, tous ensemble, unis dans notre gouvernance collective !
Il serra la main du délégué plébéien qui, s’il restait de marbre face aux autres invités, lui sourit franchement. Ce fut cette poignée de main qui fut, sans aucun doute, la plus acclamée.
— Ma propre fille elle-même, entonna l’Amiral, n’a-t-elle pas grandi ici, avec vos enfants ? Je constate à présent que cette cité a fait d’elle une jeune fille digne de grandes œuvres !
Yulia ne s’attendait surement pas à être directement nommée, encore moins à ce que son père, se penchant soudain vers elle, ne l’étreigne de ses bras, sous les acclamations de l’assemblée. Alors qu’elle demeurait béate, il lui murmura à l’oreille :
— Je suis fier de toi, Yulia, et ta mère l’aurait été encore plus.
Il se releva, et reprit son discours, captivant la foule. La jeune fille, elle, rougissait, embarrassée, faisant un immense effort pour ne pas bouger. Face à elle, Angora lui sourit et s’employa à lui envoyer des regards apaisants, ce qui finit par faire effet alors que la petite, expirant profondément, arrêta de trembler.
Son père n’était pas coutumier des déclarations d’affection, et Yulia n’était pas à l’aise lorsqu’elle était observée par des milliers d’inconnus ; ce geste l’avait surprise et paniquée plus que de raison.
De son côté, l’Amiral avait continué son discours sous l’attention de toutes les personnes présentes.
— Je t’aime comme un fils, Cathuba, et pourtant aujourd’hui je pars ! L’Empereur lui-même m’a confié une mission que je dois mener au Nouveau Monde !
Même si aucune déclaration officielle n’en avait fait état, c’était là le fait : son père avait reçu un ordre Impérial, il y avait un mois de cela. Mais c’était un secret de polichinelle, et l’annonce même d’une cérémonie de départ de l’armée était suffisamment explicite pour que tous comprennent de quoi il était question : l’Amiral, après des années à administrer la Région sous sa tutelle, s’en allait remplir ses obligations militaires.
Yulia avait beaucoup pleuré et un peu boudé en l’apprenant, sachant très bien qu’il ne l’emmènerait pas avec lui. Francis Ford, avec l’aide de Marisa, avait réussi à la calmer, non sans lui faire une promesse :
— Je serais de retour dans un an, chérie. Même si la guerre fait encore rage, même si je dois rejoindre Cathuba en bac, même si je dois déléguer mon commandement à un autre pour ça, je reviendrais te voir. Dans un an, nous nous reverrons. Alors ne pleure, d’accord ? Nous ne serons séparés que pour quelques mois, et il y aura de charmantes personnes pour prendre soin de toi, je te le promets.
Elle s’était bien fait une raison mais, à présent, à la pensée que l’étreinte qu’elle venait de recevoir serait peut-être la dernière, elle sentait son ventre se serrer. Il lui avait fait une promesse, cependant, et c’était là une petite lueur réconfortante dans son cœur qui suffisait à tenir la tristesse à l’écart.
— Je pars aujourd’hui même ! proclama-t-il. Je te remercie, peuple du Surplomb, d’être venu si nombreux saluer nos fiers soldats que je mène à la guerre !
Tapant de la botte contre le pavé, les militaires se mirent alors au garde-à-vous, l’arme fièrement dressée, dans un tonnerre impressionnant qui étouffa jusqu’au dernier applaudissement.
— Il est temps, Cathuba, que je te remette à d’autres mains que les miennes !
Il fit face au Capitaine des gardes et à l’Intendante, solennel.
— Smath, Juno, vous avez mon entière confiance pour ce qui est des choses de la ville. Puissiez-vous régnez ici en tant que mes Consuls, dans le respect du Conseil et de ses différents partis.
Les personnes présentes sur l’estrade, de la Prêtresse au délégué plébéien, parurent tous satisfait de ces nominations. Sans doutes avaient-ils crains que son père ne se fasse remplacer par un étranger en son domaine ; aussi voir les deux Administrateurs être conférés du pouvoir de l’Amiral devait être un soulagement
— A vous, membres du Conseil, je souhaite prospérité et bonheur ! Je vous prie de veiller à l’intérêt du Surplomb ainsi qu’à l’épanouissement de ma fille que je laisse entre vos mains.
Les acclamations trépidèrent un moment, et l’Amiral Ford s’adressa à sa fille :
— A toi, ma fille, Yulia de la maison Mangora, je souhaite la bonne fortune et la sérénité. Prends le temps de grandir, écoutes les conseils qui te seront donnés, et garde l’esprit alerte et vif.
Yulia hocha la tête gravement. Son père lui sourit tendrement, et se détourna, prêt à passer à la suite de la cérémonie. Il avait énoncé ses adieux au Surplomb, il allait à présent s’adresser à ses Lieutenants.
Ce fut alors qu’une gigantesque ombre se fit sur la place.
Éberlués, tous levèrent la tête.
Dans le ciel, le gigantesque Cuirassé Impérial, qui jusque-là croisait au large du Surplomb, venait de prendre position au-dessus de la ville, à quelques mètres des barges de l’orchestre, obstruant complètement le soleil sur la place de la cérémonie.
Sa colossale masse métallique, dont on pouvait à présent voir l’armature, les tuyaux, les soupapes, les nacelles, les canons, pesait sur Yulia comme sur tout habitant présent à proximité de ce monstre. Presque silencieux malgré les huit énormes hélices le maintenant en l’air, il lâchait à présent de longs souffles de vapeur, créant son propre orchestre de cuivre et d’acier.
Pourquoi était-il positionné ainsi ? Il n’était pas directement au-dessus d’eux, mais s’était placé bien en vue, de toute sa puissance, de toute sa masse, les privant des rayons de l’astre solaire. Yulia eu un long frisson. Peut-être était-ce censé montrer la puissance de l’Empire pour lequel son père se battait ? Une armée capable d’assembler de telles machines de guerre devait assurément imposer le respect. D’ailleurs, au bas de l’estrade, la fille de l’Amiral constata que les gens du commun, captivés par la forteresse volante, posaient sur elle des yeux admiratifs. C’était un fleuron technologique, la force la plus brute de la civilisation Impériale. Pourtant, Yulia ne pouvait éprouver pour cette chose aucun autre sentiment qu’une horreur froide, inhumaine.
Etait-ce donc cela, la guerre à laquelle était promis son père ?
L’Amiral, imperturbable, jaugea un instant le monstre mécanique — sans doute ses pilotes avaient-ils mal temporisé leur entrée. Suivant son regard, sa fille aperçut, en tête du cuirassé, une passerelle sur laquelle se tenait un individu, seul, dans un grand manteau bleu de la Marine, qui suivait avec attention la cérémonie.
Avant que la jeune fille ne put se poser plus de questions, son père repris la parole.
— Par l’autorité militaire m’étant confiée, je tiens à vous exprimer, vous mes Lieutenants, toute ma gratitude pour votre dévotion dans les batailles que nous avons déjà livrées. Celles qui s’annoncent au Nouveau Monde et sur son chemin seront bien plus ardues encore, et me savoir entouré d’hommes de votre trempe me réconforte et ne me fait craindre aucune défaite ! Je vais à présent vous confier votre ordre de mission que vous suivrez jusqu’à nouvel ordre !
Il fit face au jeune et strict officier que le Héraut avait désigné sous les titres de Commandeur de l’Infanterie et Régisseur Général :
— Marc Friedrich Wöllner, je vous nomme Vice-Amiral par Intérim. Vous assurerez dans la Région les fonctions que j’occupais avant mon départ. Les forces armées Impériales que je n’emmène pas en campagne sont à présent sous votre commandement, et j’attends de vous que vous préserviez la paix et les intérêts de l’Empire dans la Région.
C’était une petite surprise : Yulia avait pensé naïvement que tous les officiers accompagneraient son père en guerre. Mais peut-être le fait qu’un noble doté de la tria-nomina remplisse les fonctions d’Amiral en son absence était un calcul politique ?
— A vos ordres, Amiral ! répondit celui-ci, énergique et sérieux.
Francis Ford Mangora continua sa revue et s’adressa ensuite à l’homme exotique dont Yulia avait retenu les titres de Meneur des escouades d’assaut et de Premier Cartographe :
— Miwok Amory, mon ami, tu dirigeras le Prodige à mes côtés ; tu seras mon conseiller et mon bras droit pour cette campagne ! Sers-moi par tes capacités et je serais satisfait.
Le Prodigue était le vaisseau-Amiral de son père, un majestueux et puissant navire de ligne, le plus grand de sa flotte, un vrai quartier général volant. Yulia ne l’avait pas encore vu au port aujourd’hui, mais elle n’avait jamais douté que ce serait à son bord que son paternel prendrait le large. Ce Miwok devait décidément avoir la confiance de son père pour qu’il lui fasse cet honneur, lui qui d’habitude n’acceptait de partager son autorité sur un navire qu’avec Ramirez…
— A vos ordres, Amiral.
La voix, posée et sereine de l’étranger au style éclectique, était assurément charmante.
On passa ensuite à la crâne-ras, et Yulia se demande ce que lui préparait son père jusqu’à ce qu’il énonce :
— Vera Ramirez, en votre qualité de Premier Capitaine de mes navires, je vous confie le commandement exclusif du Flot-Sang ! Vous assurerez en outre le commandement sans concession de la moitié de la Flotte dans notre prochaine scission stratégique. Amenez mes navires au point de rendez-vous, montrez-vous digne de la Marine ainsi que vous l’avez toujours fait, et vous me ferez honneur, Lieutenant !
L’artilleuse et pilote se tordit en un sourire. Elle semblait satisfaite. Le Flot-Sang était le vaisseau le plus rapide et sans doute celui possédant le plus de puissance de feu de la flotte de l’Amiral. Assurer son pilotage était un honneur en soi, mais le fait qu’il lui confit également le plein commandement d’une moitié de la flotte faisait d’elle, dans les faits sinon dans le titre, l’égal d’un Amiral.
— A vos ordres, Amiral !
Yulia fixait à présent Angora alors que son père se dirigeait vers elle. La femme et son père étaient de taille équivalente, et un observateur ignorant n’aurait pu aisément dire qui avait ici le plus de pouvoir, tant le charme naturel et l’expérience du Contrebas de la Chasseuse soutenait au grade et au charisme de son père. Quelle responsabilité allait occuper la Dragon sous ce commandement ? Cela faisait plus de deux ans qu’elle était entrée au service de l’Amiral et que la jeune fille la voyait passer périodiquement à la maison. Pour Yulia, la guerrière était tout ce qu’elle rêvait d’être : libre, puissante, respectée, et par cela hors des normes sociales. C’était une ressource inestimable pour son père que les services d’un Dragon Impérial. Comment allait-il l’employer ? Quelle tâche allait-elle accomplir pour la guerre ? Qu’est-ce…
— Angora Valk’ozir, Chasseur Dragon, en votre qualité de Lige, je vous ordonne de veiller sur ma fille en mon absence. Vous assisterez son éducation et la protègerez des périls, quel qu’ils soient.
Elle ouvrit la bouche, la referma, et articula enfin :
— A vos ordres, Amiral…
Elle parut un instant sur le point d’ajouter quelque chose, mais se retient. Elle retrouva son port de tête et salua avec détermination. Yulia ne réalisa pas tout de suite ce que cela signifiait.
L’orchestre se remit à jouer. C’était un air enjoué, audacieux, poussant à l’aventure.
L’Amiral salua ses hommes. Friedrich vint se placer aux côtés des Administrateurs du Surplomb alors qu’Angora prit position à côté d’elle. Francis Ford, suivit de Miwok et de Vera, remonta les colonnes de soldats. Au-dessus d’eux volait toujours le Cuirassé et son mystérieux observateur. La nef s’en était allé et, alors que l’Amiral et ses deux Lieutenants descendaient l’allée, un plus grand navire apparut lentement, glissant le long des quais jusqu’à s’immobiliser. Haut de ses cinq ponts, fier et magistral dans tout l’art des Surplombs, c’était le fameux Prodige, vaisseau de son père. Dans l’ombre du gigantesque Cuirassé, sa superbe était contestée, diminuée ; mais Yulia lui trouva plus de charme qu’il n’y en aurait jamais dans un tas de boulons mécanisé. A ses côtés, Angora jeta un regard noir au navire à vapeur, comme si elle lui en voulait également de voler la vedette au préféré de l’Amiral.
Les rangées de soldats occupant la place recommencèrent alors à manœuvrer. La foule les acclamant, encouragée par la musique, ils firent une dernière parade avant d’entrer, deux par deux, à bord du Prodige. L’Amiral, à présent sur le pont supérieur de son navire, saluait de la main. Le cœur de Yulia se serra à nouveau de voir son départ plus imminent que jamais, mais la promesse dans son cœur et la main d’Angora dans la sienne l’aida à surmonter ce sentiment.
Lentement, le Cuirassé s’éloigna alors que l’embarquement prenait fin et que le morceau s’éternisait. Voir la citadelle volante et son occupant reprendre le large soulagea Yulia qui sentit un grand poids quitter le sommet de son crâne, même si elle continua à surveiller la structure du coin de l’œil. Sur l’estrade, les invités commençaient à se détendre, le nouvel Amiral par intérim engageant même un bavardage avec les Administrateurs, eux-mêmes échangeant quelques propos avec les composants du Conseil.
La foule envahit peu à peu l’espace dégagé par les militaires, et on se pressa pour admirer le Prodige tant qu’il était à quais. L’équipage, lentement, prenait place à bord du vaisseau, suivant les ordres de son père qui s’installa lui-même aux commandes de l’impressionnant Ballon à Voile. Yulia était, bien sûr, trop loin pour en être certaine, mais elle crut le voir agiter la main pour lui dire au revoir.
Le Héraut énonça un poème d’adieu dans son haut-parleur. Les amarres furent larguées, et le Prodige quitta le surplomb.
On distingua encore longtemps sa silhouette alors que du Surplomb s’élançaient les navires prenant sa suite, vers le Nouveau Monde. Les navires marchands se remirent à voler au-dessus et autour de la ville. On se remit à voltiger, à lancer des couleurs et des fleurs. Le cuirassé disparut à l’horizon. Les deux tiers de la Flotte ayant suivi le Prodige, les militaires demeurant se dispersaient, certains navires rentrant en ville, d’autres regagnant leur Surplomb de garnison.
La fête continuerait jusqu’au soir dans la cité, mais Yulia ne se sentait plus d’humeur. Alors que Senex et Marisa les retrouvèrent, elle se rapprocha d’Angora, piteuse.
Elle aurait aimé avoir droit à des adieux plus intimes.
Angora s’agenouilla à sa hauteur. Les yeux de la Dragon étaient aussi humides que les siens.
— Moi aussi, dit-elle, j’aurais aimé partir avec lui.
Avec le doigt, elle lui cueillit une larme sur la joue.
Yulia prit sa main, et elles rentrèrent à la maison.
fin du Chapitre 1