Bonsoir, voici ma participation pour ce mois,
enjoy
Carrousel
Comme chaque année, je reviens à la fête foraine de ma ville.
Comme chaque année depuis dix ans, je me balade à la tombée de la nuit, au milieu de ces gens aux visages souriants.
Et comme chaque année, je me fondrai dans la masse, invisible.
Mon petit gabarit m’a toujours permis de me faufiler partout où je voulais. Et mon visage quelque peu commun, encadré par des cheveux bruns et arborant des yeux de la même couleur, n’a jamais fait tourner la tête des hommes … enfin sauf un.
Je déambule au hasard dans les allées créées pour l’occasion par les forains. Il y a beaucoup de monde présent mais cela est peut-être dû au fait que c’est la seule activité que connait la ville en novembre. Je regarde, avec un sourire, les enfants dans les manèges. Des vieux manèges que j’ai connus moi-même enfant, des nouveaux manèges venus remplacés ceux devenus obsolètes. Je vois des couples partager des barbes à papa et des parents patienter devant les stands où leurs enfants tentent d’obtenir un quelconque lot.
Parmi tous ces visages, j’en reconnais certains mais eux par contre, ne semblent pas me voir.
Et parmi eux, je retrouve le visage familier de l’homme que j’ai aimé, l’homme qui m’a aimé. Il est accompagné de sa femme et d’une petite fille d’à peine 4 ans.
Comme chaque année, je le retrouve toujours dans cette foule.
Comme chaque année, je ressens de la joie et de la tristesse à le voir.
Comme chaque année, j’aurai préféré ne pas le revoir.
Il ne m’a pas aperçu et malgré mon irrésistible envie d’aller dans la direction opposée à la sienne, pour la première fois en dix ans, je le suis à distance. Il ne semble pas aussi à l’aise que les autres, il ne semble pas aussi joyeux d’être là. Devant le célèbre stand de pêche aux canards, il embrasse sa femme et sa fille, les laissant s’y amuser avant de s’éloigner. Je choisis alors de le suivre encore, curieuse de son comportement.
Il prend une des sorties situées entre deux attractions et s’éloigne de la fête foraine par un petit sentier de campagne. Il parcourt ainsi environ 600 mètres avant de s’arrêter devant une barrière, près d’un arbre. Il sort une rose rouge de sa poche qu’il dépose au pied de la barrière au moment où j’arrive derrière lui. Il y en a d’autres, fanées, plus anciennes, proches de la barrière.
« Je suis tellement désolé de ce qui est arrivé, tout est de ma faute. » prononce-t-il au bout d’un moment, toujours dos à moi.
« Tu ne pouvais pas savoir. » je parviens à articuler
« Si seulement j’avais été plus fort, plus courageux, jamais tu … » sa voix se brise sur un sanglot
« Je te répète que ce n’est pas ta faute. »
Mais il ne semble pas m’entendre car il poursuit.
« Si seulement je pouvais revenir en arrière et changer le passé. C’est à cause de moi si tu as fait le mur pour venir ici alors que tu étais punie. C’est ma faute si on est venu ici. Ma faute ce qu’il t’est arrivé. »
Il ponctue sa tirade de sanglots puis fait une légère pause avant de reprendre d’un ton abattu.
« Je m’excuse de ne pas avoir l’homme que tu méritais. »
Et là, ce fut la goutte de trop.
« MAIS BON SANG, CE N’ETAIT PAS DE TA FAUTE ! » explosant de rage.
Il se retourne et me dévisage d’un air ahuri, comme s’il me voyait enfin pour la première fois.
Et je me souviens enfin. Je me souviens d’être sortie en douce pour aller à la fête foraine avec lui cette même nuit, il y a dix ans. Je me souviens que nous étions venus jusqu’ici pour nous embrasser. Et c’est ici qu’on nous avait agressé. Ils étaient trois et voulaient notre argent. Je me souviens avoir protesté, avoir refusé. Je me souviens encore de la vision de la lame quand ils nous avaient menacé. Et je me souviens à présent de la sensation de cette même lame froide dans mon ventre lorsque je m’étais interposée entre eux et lui. J’avais été touchée. Ils avaient fui. Je me souviens maintenant de sa voix me suppliant de rester avec lui. Et puis ensuite, le flou total.
Voici donc la raison de mes visites à la fête foraine, chaque année. Et je réalise que je suis la sienne. Ainsi, chaque année, il vient ici déposer une fleur tel un hommage. Et cela lui pèse, se sentant coupable de ce qui m’était arrivé. Coupable d’avoir survécu et pas moi. Et chaque année, ce cercle vicieux recommence sans que j’en prenne conscience.
Alors parce que je l’aime toujours et que je ne veux que son bonheur, je lui dis avec amour :
« Sois heureux maintenant. Ne reviens plus ici pour moi, tu n’es pas fautif de ça. »
Il est nécessaire que lui et moi passions à autre chose. Il a une famille aujourd’hui et moi je dois arrêter de hanter ce lieu. Et c’est sur un « Je t’aime Peter » que je m’évapore lentement. Sous l’émotion, il s’était retrouvé à genoux et murmure en réponse un « Je t’aime Amanda ».
*
Peter prit un moment avant de se ressaisir et de reprendre le chemin vers la fête foraine. Il rejoignit sa femme et sa fille, sans un mot mais avec le sourire. Sa petite fille avait gagné un poisson rouge qu’elle voulait appeler Bubulle qu’elle était fière de montrer à son père. Il fit un tour de manège avec cette dernière, montant un fier destrier bleu et l’aidant à attraper le pompon. Ils mangèrent ensuite de la barbe à papa où il fit rire sa fille en lui faisant des moustaches en sucrerie. Ils conclurent la soirée par un tour de grande roue, dans un instant câlin. Peter passa le reste de la soirée le cœur plus léger, profitant de chaque instant de bonheur avec sa famille.
Quant à moi, je me sentais plus légère désormais mais quoi de plus normal me direz-vous lorsque l’on est un esprit.