vampiredelivres a écrit : ↑lun. 28 déc., 2020 12:25 am
CHAPITRE 6
Nous allions nous éclipser par la porte principale. Un comble, quand on savait qui nous guettait là, mais c’était à la fois la sortie la plus simple à utiliser, et la moins évidente à surveiller pour nos assaillants. Quiconque d’autre que nous aurait probablement essayé de chercher une porte arrière, un conduit d’aération… mais nous deux, nous connaissions la Confrérie. Si Adam était à nos trousses, il avait prévu le coup, et bloqué toutes les issues du bâtiment. La porte d’entrée serait la seule qui s’ouvrirait, et seulement au moment où il envahirait les lieux.
— Prête ? me demanda Selvigia.
Je hochai la tête, lâchai son poignet, observai une dernière fois le chemin à suivre, puis me métamorphosai en araignée. Selvie m’imita très vite. Syn, elle, n’esquissa pas un geste pour nous retenir. En fait, elle observait avec une curiosité manifeste chacun de nos mouvements. Je réprimai une grimace impossible à exécuter sous ma forme velue, tournai la tête pour repérer ma meilleure amie, qui avait maintenant l’apparence d’une petite bête au corps noir, longiligne, et aux longues pattes grêles. Elle se mouvait déjà souplement en direction de la vitre à laquelle notre table était accolée. J’espérais que personne n’avait prêté attention à notre soudaine métamorphose. Oui, ce serait pas mal que personne ait remarqué
Les sons avaient disparu. Une araignée n’entendait pas. Je n’avais plus d’oreilles, les notions mêmes de bruit et de silence me paraissaient étrangères dans ce corps, comme si elles n’avaient jamais existé. En revanche, je percevais chaque vibration de l’air grâce à de fins poils sur mes pattes avant. Et, dans un café comme celui-ci, elles étaient nombreuses. Tous les petits gestes que les humains exécutaient provoquaient des chocs, qui se propageaient en ondes. Je n’entendais pas à proprement parler, mais je percevais les « sons » qui rebondissaient sur les surfaces, et ce paradoxe me perturbait. En plus, je ne voyais que peu, à une distance minime, et en nuances de gris floues parce que mes yeux ne pouvaient pas faire le point. Mdr ça sent les recherches sur les araignées C'est cool en vrai, je savais pas tout ça !
Mais l’heure n’était pas aux découvertes de la vie arachnéenne. Pressée par mon instinct humain, qui me hurlait qu’Adam serait là dans un moment, avec au moins quinze Loki qui exécuteraient chacun de ses ordres les yeux fermés, je m’élançai à la suite de Selvigia, remontant le filin de soie qu’elle laissait derrière elle. Bientôt, je sentis nettement le changement de surface sous mes griffes. Surprise par la surface Répétition yé inhabituelle du verre, je glissai sur une douzaine de centimètres, me réceptionnai en catastrophe sur l’étroite planche de bois qui servait de cadre à la large vitre. Sauf que j’avais perdu le contact du fil de Selvigia.
Faisant surtout confiance à mon odorat pour m’orienter en direction de la zone où l’âcre parfum des pots d’échappement était le plus présent, et au contact du verre qui raclait contre mes pattes, sur ma droite, je filai le long du bord de la vitre. Mon corps s’adaptait instinctivement à la topographie du terrain irrégulier, mes huit pattes s’accrochaient dans le moindre interstice pour garantir ma stabilité. Je ne réfléchissais pas, laissais l’instinct animal, endormi lorsque j’étais sous forme humaine, reprendre le dessus. J’avançais à une vitesse qui me paraissait ahurissante, compte tenu de la taille que je savais mesurer – une demi-douzaine de centimètres au maximum – et la distance que je savais devoir couvrir, tenaillée par la certitude de devoir dégager au plus vite.
Soudain, la vitre s’arrêta, remplacée par le bois, le mur droit sous mes pattes devint un angle. Je me rabattis sur mon oreille interne pour distinguer le haut du bas, et continuai à avancer, misant sur mes souvenirs humains pour me repérer vaguement dans l’espace. La combinaison entre esprit humain et arachnéen était étrange. Mais de toute façon, mes réflexions humaines me paraissaient toujours un peu décalées quand je me métamorphosais en animal. J’avais l’impression d’être moi sans être moi, et même cette angoisse qui me tenaillait n’avait plus exactement la même signification qu’auparavant. Maintenant, elle s’associait à l’idée physique d’être écrasée par plus fort que soi, idée qui faisait battre mon petit cœur d’araignée bien plus vite que nécessaire.
Je me pressai encore un peu, priant pour que Selvie ne me cherche pas. En principe, nous étions d’accord sur le plan : profiter de l’entrée des Loki pour foncer dehors, nous transformer, et nous barrer à tire d’ailes… littéralement. Aucune de nous n’avait mentionné qu’elle attendrait l’autre, et c’était mieux ainsi. Si, comme l’avait dit Syn, l’information du Frigg sur notre présence ici avait circulé, Adam chercherait une fille, voire deux.
Soudain, le mur forma un nouvel angle, puis encore un, et le bois sous mes pattes forma deux petites bosses soigneusement polies, avant de redevenir irrégulier. Je me figeai, humai l’air. L’odeur de pollution était ignoble, ici, âcre et piquante, presque douloureuse. Je revins un instant sur mes pas, inclinai la tête sur le côté pour approcher mes yeux principaux, situés tout à l’avant de ma tête, des deux bosses semblables à des ralentisseurs. Ça ressemblait vaguement à un chambranle de porte, vu de très – mais vraiment très – près.
Alors, suivant ce nouvel élément de repérage, je modifiai le sens de ma course, pour remonter en direction du plafond. J’étais sur la porte, littéralement. Il fallait juste que je me place tout près du sommet, pour profiter de l’instant où elle s’ouvrirait, passer par dessus, et me retrouver dehors.
Je trouvai l’endroit où je voulais me positionner, m’immobilisai, haletante. Je n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé. Je ne savais même pas si Adam avait eu le temps de pénétrer dans l’établissement. Je priais pour que ce ne soit pas le cas.
Mais, à l’intérieur, les vibrations de l’air n’avaient pour le moment pas changé. C’étaient toujours les mêmes ondes qui faisaient vibrer mes poils sensoriels. Leurs fréquences m’étaient vaguement familières, et je savais que, sous forme humaine, je les aurais associées aux bruits des des Yé tasses posées sur le bois, des cuillères métalliques raclant contre le verre, des conversations discrètes qui avaient lieu un peu partout autour. Je réduisis un peu Yéé ma taille pour me faire plus discrète, glissai une patte filiforme dans l’interstice entre la porte et le chambranle.
Et puis, alors que je me disais qu’Adam avait changé de plan, deux choses se passèrent simultanément. La sensation douloureuse du manque de magie me frappa, coupant ma respiration, laissant un étrange goût de viande pourrie dans ma gorge, et la porte à laquelle je m’accrochais s’ouvrit brutalement, manquant de Pas besoin du "de" il me semble me faire perdre ma prise. Je plantai par réflexe mes griffes dans les bois, et, réalisant enfin ce qui se passait, filai vers l’ouverture et le courant d’air frais que je sentais juste au-dessus de moi.
La lumière de l’extérieur submergea mes pauvres petits yeux à la mauvaise acuité visuelle. Je redescendis d’une petite dizaine de centimètres pour ne pas me faire écraser quand la porte se refermerait. Puis, je m’arrêtai à nouveau, attendis que la porte bouge. L’air glissait autour de moi, chargé d’odeurs désagréables, piquantes. Les vibrations tout proches, rythmées, régulières, me signalaient le passage de personnes à mes côtés. Et, si j’avais un peu de chance en jouant aux devinettes, ces personnes étaient les Loki qui me guettaient.
Puis, la porte recommença à bouger, à peine plus lentement que quand elle avait été ouverte, pivota pour finalement se refermer, manquant de me décrocher à nouveau. L’odeur de pollution qui m’avait guidée durant mon périple dans le café me frappa soudain de plein fouet, âcre C'est la 3e fois que tu utilises cet adjectif pour définir l'odeur de pollution et puissante. Les vibrations régulières furent remplacées par une monstrueuse quantité d’ondes asynchrones et arythmiques. Un vrombissement douloureux emplit mon crâne, je me dirigeai instinctivement vers le haut dès que je sentis que la porte s’immobilisait. Le bois céda sa place à un béton chaud, rugueux, auquel je pouvais encore plus facilement m’accrocher. Je n’hésitai pas, progressai en direction du ciel sur quelques mètres, puis obliquai en direction du soleil, sur ma droite, et filai vers l’avant.
Bientôt, je sentis mes pouvoirs magiques qui me revenaient, comme une bouffée d’air pur après l’asphyxie. J’avançai encore un peu, légèrement déboussolée par le capharnaüm vibratoire ambiant, puis décidai d’y aller quitte ou double, et me métamorphosai en moineau.
La gravité me rattrapa immédiatement. Après quelques millisecondes de chute libre, durant lesquelles je dus lutter pour changer de mode de réflexion et d’instincts, je déployai mes ailes, infléchis ma course, planai jusqu’à un petit parapet, et m’autorisai une brève pause, le temps de retrouver la totalité de mes réflexes d’oiseau. Damn, ça doit être violent en vrai les métamorphoses consécutives ! Soudain, j’avais de nouveau des oreilles, soudain, ma vue était bien meilleure. Le ratio d’importance de mes sens s’était inversé. Le toucher n’était plus aussi important qu’auparavant, l’odorat était presque inexistant. La vue et l’ouïe, par contre étaient redevenus essentiels.
J’inclinai la tête de gauche à droite, triangulant, séparant les bruits que j’entendais. Les cris, les klaxons de voitures, le brouhaha des pas et des conversations, tous distordus par mon oreille de moineau. Je fis claquer mon bec, ravie de retrouver ces sensations familières, étendis à nouveau mes ailes, et plongeai dans les courants d’air turbulents de la cité avec la joie d’être libre, teintée d’une légère inquiétude pour Selvigia. J’avais confiance en son instinct et ses capacités, mais je ne pouvais m’empêcher d’être soucieuse. Mille problèmes pouvaient lui être arrivés.
Mais ma priorité actuelle était de m’éloigner au plus vite, de prévenir Ekrest, de fermer la base de la Faction pour filtrer les entrées, le temps qu’on s’assure que Selvie était saine et sauve, et pas dans les sales pattes de l’ennemi.
Soudain, mon téléphone sonna dans mon inventaire magique. Je le sentis, mais, incapable de l’utiliser maintenant, et peu encline à m’arrêter alors que j’étais encore trop proche d’Adam, je poursuivis mon vol, accompagnée par les vibrations récurrentes. Dos au soleil, haut dans le ciel, je m’orientai vers le fleuve que je voyais serpenter non loin.
Mon vol fut bref, mais tranquille, avec tout juste quelques courants d’air fourbes qui me dévièrent légèrement de la trajectoire idéale que je m’étais choisie. Je parvins ainsi sous l’un des immenses ponts qui enjambaient le Bosphore. Là, dissimulée dans l’ombre de l’immense construction, je me retransformai en humaine, fis apparaître mon téléphone principal, et fronçai un sourcil en voyant qu’il n’affichait aucun appel manqué. Puis, je haussai les épaules. D’abord Ekrest.
Loki en soit remercié, il décrocha au bout de deux tonalités seulement.
— Lilith ?
Il y avait une légère, très légère, pointe d’inquiétude dans sa voix Mouais mouais mouais, même si je me doutais qu’il l’avait volontairement laissée affleurer. Je me mordis les lèvres, partagée par la joie de l’entendre et la colère tenace à son égard qui me hantait encore.
— Salut. On a un souci.
Je lui expliquai succinctement la situation, muselant mes émotions pour rester au maximum concentrée sur les faits. En écho à mon ton neutre, il me promit d’appeler Lana immédiatement, mais m’avertit sans une once d’émotion dans la voix que je ne pourrais probablement pas rentrer à la base au moins le temps que Selvigia se manifeste, voire plus si j’étais compromise.
— Est-ce que tu veux que je sorte, histoire de te filer un coup de main ? demanda-t-il malgré tout après un bref silence.
On aurait presque dit qu’il essayait de faire comme si rien de mauvais n’était arrivé entre nous, comme si nos vieilles habitudes restaient les mêmes. C’était peut-être le cas, au fond, mais je ne pus m’empêcher de ricaner amèrement :
— Je peux me débrouiller. Je vais disparaître des radars, avertis-moi juste si vous décidez de changer d’emplacement.
— D’accord. Et toi, tiens-moi au courant de l’évolution de la situation.
— Évidemment.
Il n’y avait aucune chaleur dans nos voix respectives. Et, même si cette neutralité militaire avait toujours dominé nos dialogues durant les missions, aujourd’hui, elle avait un écho différent. On prétendait tous les deux que tout se passait comme d’habitude, mais ce n’était plus le cas. Quelque chose entre nous s’était rompu.
— On se rappelle bientôt, lâchai-je de but en blanc pour achever cette conversation à l’agonie au plus vite.
Et je coupai l’appel, une grimace aux lèvres, avec l’impression que le vide que ma dispute avec Ekrest avait creusé dans ma poitrine quelques jours plus tôt s’élargissait encore un peu plus. Soudain, je n’étais pas sûre d’en être capable. De prétendre, de rester éloignée de lui. Tout me hurlait d’aller le voir, d’essayer de reconstruire… mais de reconstruire quoi ? Nous étions tous les deux brisés. Construire un pont au milieu de ruines, ça n’avait aucun sens. Il fallait qu’on retrouve une certaine cohérence vis-à-vis de nous mêmes avant de pouvoir tendre une main vers l’autre. Je devais rester éloignée, distante, le temps qu’on redevienne un peu de ce que nous avions été, même si ce raisonnement rationnel, pragmatique, s’opposait à mes envies. Je voulais Ekrest à mes côtés, je voulais pouvoir lui faire aveuglément confiance, comme auparavant. J’avais besoin de lui au quotidien, pas de sa présence physique, mais de son soutien silencieux. Avec lui, j’avais l’impression que rien ne pouvait m’arriver.
Je poussai un long soupir silencieux, m’assis à même le béton rugueux. Sous le pont, l’air était frais, puisqu’il n’avait pas été réchauffé par le soleil, mais rafraîchi par les eaux froides du fleuve. Les relents d’algues et de vase qui embaumaient l’air m’apaisaient. Paradoxalement, je détestais le contact de l’eau, mais j’adorais l’odeur de la mer. Elle m’apaisait. J’aimais être au bord de l’eau, tant que je savais que je n’allais pas tomber dedans.
Assise sur la plaque de béton légèrement inclinée vers le bas, je sélectionnai Selvigia dans mes contacts, lui écrivis un bref message pour qu’elle m’appelle dès qu’elle serait en sécurité. Puis, je fis disparaître mon téléphone principal, et fis apparaître les trois autres, secondaires, que je n’utilisais qu’en situation critique, ou alors pour mes contacts humains. Mon cœur rata un battement lorsque je réalisai lequel avait sonné.
C’était celui que j’avais utilisé chez les Thor pour contacter Selvigia. Mais ma meilleure amie et Ekrest étaient référencés dans mes contacts, et le numéro qui m’avait appelé était inconnu. La seule autre personne, étrangère à ma famille proche, qui aurait pu avoir ce numéro… c’était Kalyan, s’ils avaient réussi à décrypter le numéro pendant que j’appelais ma sœur. Était-ce lui qui m’avait appelée ? Je me mordillai les lèvres, hésitante, vérifiai d’un regard la qualité de mon chiffrage dans cette zone urbaine. Les téléphones des Maisons étaient généralement construits de manière à ce que leurs localisations soient toujours brouillées par les ondes magiques, mais le risque que quelqu’un craque l’encodage et écoute les conversations était toujours présent.
Mon doigt s’arrêta sur la touche d’appel, indécis. Je me mordillai les lèvres, puis secouai la tête. On parlait de Kalyan, le type qui m’avait faite évader. S’il m’appelait, ce ne serait pas juste pour prendre de mes nouvelles, il devait avoir une raison. Mon pouls s’accéléra légèrement lorsque je pressai mon pouce sur la touche, je portai l’appareil à mon oreille.
Une sonnerie.
Deux sonneries.
Trois sonneries.
Quatre sonneries.
J’étais sur le point de raccrocher lorsque sa voix chaude, douloureusement familière, s’éleva, ramenant avec elle une nuée de souvenirs que j’aurais probablement préféré enterrer.
— Oui ? Non. (gé la koneri. ge sui kontente de le vouar. de l'entendr du mo1)
— C’est moi, répondis-je, luttant pour maintenir un ton égal. Tu m’as appelée.
Son léger rire de soulagement fit grésiller l’archaïque haut-parleur de mon antique téléphone.
— Oui. J’aurais besoin d’un coup de main, est-ce qu’il y a un endroit où on pourrait se rencontrer pour en parler tranquillement ?
Je froissai le nez, pensive. Ma situation actuelle ne se prêtait vraiment pas à une embrouille supplémentaire avec les Thor. Adam était encore dangereusement proche, et je ne pouvais pas me permettre de trop user de mes pouvoirs. Il avait peut-être un Frigg sous la main, et ces abrutis d’enfants de la déesse de la magie pouvaient détecter les pulsations magiques spécifiques à une Maison. Actuellement, s’il y en avait un dans les parages, il agissait comme une antenne calibrée pour me repérer. Et si Adam me tombait dessus, accompagné d’une trentaine des nôtres, sans un portail de secours ni le support des autres Élites, je ne donnais pas cher de ma peau.
— Pas vraiment. C’est urgent à quel point ?
— Exil et expulsion du territoire des Thor d’ici moins de… quatre heures…? hésita-t-il. Pardon, trois et demie. Aie.
Je me figeai. Il s’était fait bannir ?
Il n’y avait qu’une seule raison possible à cela : que sa famille ait découvert qu’il avait aidé des Loki.
— Merde… marmottai-je, sincèrement touchée.
Le bannissement définitif Damn, j'étais persuadée qu'il était banni pour quelques années, pas définitivement était l’une des pires sentences de notre monde. Souvent, c’était considéré comme pire que la mort. C’était un exil social, un abandon total de ses racines. Cela signifiait se retrouver totalement seul, à la merci de tout le monde, son ancienne famille incluse. Aucune protection, aucun soutien. Dans ces conditions, la mort pouvait survenir n’importe quand, par la main de n’importe qui, et, puisque l’exil était généralement infligé après une trahison, le Valhalla était rarement le lieu où se rendaient les âmes des bannis.
— Tu es sûr que tu veux mon aide ? ajoutai-je après une hésitation.
Après tout, on l’excommuniait parce qu’il s’était associé à moi et à ma famille. Et, autant ses choix ne lui appartenaient pas quand Loki faisait tout pour le pousser à me libérer, autant maintenant… il donnait d’une certaine manière raison aux Thor qui l’expulsaient. En outre, je n’étais pas sûre d’être l’option la plus sûre, étant moi-même poursuivie par les miens juste parce que j’avais survécu et causé quelques troubles internes.
— Je crois surtout que peu d’autres personnes tolèreront ma présence et accepteront de m’aider, ricana-t-il, légèrement amer.
J’inclinai la tête, songeuse. Ce n’était pas faux. Le mot de la trahison de Kalyan se répandrait au sein des Maisons comme une traînée de poudre, ce qui compliquerait considérablement ses chances de trouver asile chez d’autres Æsir. Quant aux Vanir et à la Confrérie, ils se feraient un plaisir d’éliminer un Thor un peu trop puissant dont ils savaient ne pas pouvoir tirer de rançon… après l’avoir évidemment torturé pour lui faire cracher toutes ses informations.
Pensive, je considérai quelques instants l’idée d’une rencontre ici, en ville. Mais rien ne m’assurait qu’il ne soit pas suivi, ou que je ne tomberais pas dans un piège. Même en assumant qu’il était totalement sincère dans sa requête, je ne pouvais pas juste aller le voir sans prendre aucune précaution. De manière générale, Midgard était devenu un monde dangereux pour moi… plus que d’habitude, en tout cas.
— Actuellement, c’est un peu compliqué de mon côté… finis-je par souffler. Écoute, je te rappelle dans trois minutes avec une réponse, d’accord ?
Il émit un grognement d’assentiment maussade. Je ne pus m’empêcher de sourire en raccrochant, désabusée et amusée devant mes hormones qui semblaient s’être décidées à faire la fête. Le simple son de sa voix avait fait battre mon cœur un peu plus vite, et les souvenirs que j’avais essayé de repousser ces derniers jours étaient revenus brusquement. Les bons comme les mauvais, d’ailleurs.
Je poussai un long soupir. Syndrome de Stockholm de merde. Tout ce que j’avais construit avec Kalyan, je l’avais construit sur des bases pourries jusqu’à la moelle, dangereusement instables. Même s’il y avait un certain respect mutuel, cet attachement que j’avais pour lui… à long terme, il était toxique. Eeeeet oui. Sadness time On était partis d’une relation entre une prisonnière et son tortionnaire. Il n’y avait aucune chance que ça donne quelque chose de viable. Il valait mieux que je m’éloigne au plus vite. Un peu d’argent, l’adresse de l’un des petits appartements miteux dans une favela de Rio de Janeiro où il pourrait se cacher le temps que les choses se tassent pour lui, et je pouvais couper les ponts avec la conscience tranquille.
Et pourtant, j’avais envie de l’aider. Parce que je l’appréciais, d’une part, mais aussi parce que j’avais une dette envers lui. Il m’avait torturée, mais il m’avait aussi tirée d’une situation plus que difficile, et m’avait au passage aidée à libérer Ekrest et les autres. Et ça, ça n’avait pas de prix, malgré la situation tendue dans laquelle j’étais avec mon mentor. Ekrest et moi sortirions un jour de cette mauvaise passe, mais j’aurais probablement eu bien plus de mal à le tirer de la prison des Thor sans l’aide de Kalyan.
Une idée m’effleura. Faisable, quoique tordue. Je repris mon téléphone principal, rappelai mon mentor sur le champ. Il décrocha presque immédiatement.
— Ça va ?
Cette fois-ci, l’inquiétude dans son ton était réelle. Un irrépressible sourire affleura à mes lèvres, et je dus lutter pour qu’il ne transparaisse pas dans ma voix.
— Ça va, le rassurai-je, faussement neutre. Dis, la fameuse expédition dans l’Yggdrasil dont tu parlais la dernière fois… tu comptes envoyer qui, où et quand ?
Pris au dépourvu par la question, il hésita brièvement.
— Heu… Toi à Jötunheim, avec Selvigia et Åke en appui, et… Pourquoi, au juste ?
— J’ai un certain Hamershot qui aurait besoin d’un coup de main, mais disons que le rencontrer sur Midgard, dans les conditions actuelles…
Un bref silence succéda à ma réponse. J’imaginai sans mal son expression pensive, ses lèvres pincées, la concentration qui froissait ses traits. Je connaissais ses mimiques par cœur. Son souffle résonnait dans mon oreille, si proche que j’aurais presque pu croire qu’il était à côté de moi. Je le détestais et l’aimais en même temps pour ce qu’il m’obligeait à ressentir, peine et joies mêlées, déception et espoir combinés. C’était épuisant.
— Je vois… marmonna-t-il finalement. C’est en rapport avec notre évasion je suppose ? Écoute, tu peux lui donner rendez-vous dans une semaine à la source de Mímir, je pense que ça vous permettra à tous les deux de prendre les précautions nécessaires pour ne pas être suivis.
J’approuvai d’un hochement de tête qu’il ne vit pas.
— Merci. Et, Ekrest…?
— Oui ?
J’hésitai. La satisfaction égoïste de savoir qu’il se préoccupait de comment j’allais était présente, mais la douleur des mots qu’il avait prononcés une semaine plus tôt était encore vive.
— Je… Non, rien. Je te rappelle si j’ai des nouvelles.
Il ne répondit pas. En revanche, j’étais certaine qu’il avait discerné la tristesse dans ma voix. Même si nous avions du mal à communiquer, en ce moment, nous nous connaissions trop pour ne pas nous comprendre. Ça devenait presque pénible à savoir et à supporter, dans la situation actuelle.
Je rappelai Kalyan. Cette fois-ci, il fut un peu plus rapide, probablement parce qu’il escomptait mon coup de fil.
— Alors ?
— On peut se retrouver à la source de Mímir dans une semaine.
— Pardon ? hoqueta-t-il.
Je ne parvins pas à étouffer un léger rire amusé.
— C’est pas que je ne veuille pas te voir, Kal, c’est juste que je serai de passage là-bas d’une manière ou d’une autre, justifiai-je. En plus, en ce moment, Jötunheim est beaucoup moins risqué que Midgard pour nous deux.
— À part les géants qui vont m’écraser dès qu’ils vont voir mes yeux, tu veux dire… grommela-t-il sur un ton irrité.
Là-dessus, il n’avait pas tort. Les Thor n’étaient pas exactement apprécié des Jötnar, les géants de Jötunheim. Le fait que leur père en ait massacré un sacré paquet au cours de ses expéditions n’aidait pas vraiment. Arf pas grand-chose Mais, d’un autre côté, c’était pour nous protéger, nous pauvre humains – enfin, demi-humains pour moi – d’une invasion de géants anthropophages qui voulaient faire de nous des brochettes caramélisées. Il avait beau être pénible, le dieu de l’orage pouvait s’avérer très utile, à l’occasion.
— Je suis sûre que tu peux t’en sortir. Si tu es vraiment sérieux à propos de ce coup de main dont tu as besoin, évidemment.
Il y avait une pointe de questionnement dans la fin de ma phrase, une interrogation silencieuse à laquelle je préférais avoir une réponse claire. Il fallait que je sache dans quoi je m’engageais. S’il me lâchait au dernier moment parce qu’il déciderait de se débrouiller seul, ou alors s’il m’entraînait dans un piège, dette d’honneur ou non, je lui ferais la peau.
— Mortellement sérieux, répondit-il après un silence. J’y serai. Merci.
Je cillai, stupéfaite de la rapidité avec laquelle il avait accepté. Je me serais attendue à plus de résistance pour un lieu aussi difficile d’accès depuis Midgard. Mais après tout, s’il était réellement en passe de se faire exiler, cela voulait dire que ses options étaient limitées. Et il devait se douter que je ne serais pas non plus en bien meilleure position que lui. Au bout du compte, nous étions tous les deux sur le fil du rasoir, moi avec les deux Kaiser aux trousses, et lui avec sa famille qui désapprouvait ses récentes allégeances.
— Kalyan ? interrogeai-je avant qu’il ne raccroche.
— Mmhm ?
— Est-ce que tu auras besoin de documents d’identité à ton retour ?
Bref silence hésitant.
— Lilith, je ne vais pas te demander ça, c’est…
— T’inquiète, ricanai-je, je t’obligerai à me rembourser le moindre centime que ça m’aura coûté. D’ici-là, essaie de filer à Jötunheim tant que tu as encore accès aux portails de ta Maison. J’y serai dans une semaine tout au plus.
Au pire, songeai-je in petto, s’il veut vraiment rester à Midgard, il fera l’aller-retour… Mais ça m’étonnerait beaucoup qu’il le veuille. La majorité des bannis filaient se réfugier dans les autres mondes de l’Yggdrasil pour ne pas se faire poursuivre, et retrouver un semblant de vie normale. Une grande partie s’installait à Asgard et Vanaheim, les plus aventuriers se cherchaient une place à Alfheim ou Nidavellir. Bien plus rares étaient ceux qui osaient partir à Jötunheim. Quant à Niflheim et Muspellheim, ils étaient respectivement trop froid et trop chaud pour y permettre une vie humaine ; et Helheim n’était accessible qu’aux morts.
L’un des rares avantages de Jötunheim, c’était que le risque de se faire dévorer en rebutait plus d’un. Les dieux osaient y faire un tour de temps en temps, mais c’était rare, et nous demi-divins… nous n’y allions qu’en cas de réelle nécessité. Ou pour rendre visite à Mímir… donc en cas de réelle nécessité, au vu de ses exigences exubérantes.
— Merci… finit par murmurer Kalyan. On se voit dans une semaine, alors ?
— Dans une semaine, approuvai-je. Reste vivant.
Et je raccrochai, avant de m’allonger sur le béton froid en soupirant. L’exil était décidément une sentence cruelle. Je comprenais pourquoi ils en avaient fait la punition la plus sévère, déjà à l’époque… même si, à l’époque, ça devait être beaucoup moins compliqué de se créer de faux papiers. Mais même aujourd’hui, avec les Maisons branchées sur les trois quarts des systèmes de caméras du monde, ça devenait difficile de voyager tranquille, même avec un faux passeport, à moins d’être un Loki avec quarante cartes d’identité différentes… ce qui était mon cas, ou presque.
En fait, j’avais passé mes premières années aux côtés d’Ekrest à me construire, dans son dos ou avec son aide, plus d’une trentaine de fausses identités. Sauf que mes identités à moi, au contraire de celles d’autres demi-divins que je connaissais, étaient recensées dans les bases de données des pays concernés, possédaient une résidence fixe existante, un véritable passé… bref, socialement parlant, c’étaient de véritables personnes, pour peu que je me donne la peine de les incarner physiquement.
Mais, pour Kalyan, il allait falloir que je renoue le contact avec l’un de mes faussaires. C’était l’un de ces types en qui j’avais presque confiance, que j’avais eu l’occasion de rencontrer par l’intermédiaire d’Ekrest. Le genre de personne qui pouvait me créer une véritable identité solide, avec attestations de naissance, bulletins et diplômes universitaires, bref la totale. Bon, ses services étaient chers, mais ça redonnerait littéralement une nouvelle vie à Kalyan.
Les yeux perdus dans la masse de tuyaux qui couraient sous le pont, je commençai à m’imaginer les changements physiques que Kalyan devrait subir pour convenir à sa nouvelle identité. Contrairement à mes propres métamorphoses, il fallait que je reste réaliste. Le Thor n’était pas capable de se transformer. Il faudrait juste penser à quelques changements simples, mais qui brouilleraient efficacement les pistes pour les logiciels de reconnaissance faciale. Barbe, lunettes, longueur et couleur de cheveux, éventuellement jouer un peu avec du fond de teint. Des lentilles de couleur obligatoires pour masquer ses yeux trop lumineux et reconnaissables. C’était faisable. J’avais une image bien définie en tête, il ne me restait plus qu’à la tester… et à envoyer la photo à mon contact. Go photoshoper Kalinou hein Lily
Curieuse de savoir ce que ça donnerait dans la réalité, je fis apparaître un miroir, puis changeai d’apparence. Brièvement, je subis le choc du visage de Kalyan avec des yeux turquoise. Le miroir me renvoyait un reflet à la fois familier, et totalement étranger avec cette couleur d’iris. Ça donnait un effet extrêmement dérangeant.
Perturbée, je passai mes doigts devant mes yeux en murmurant une brève incantation pour les couvrir d’une illusion, afin qu’ils paraissent marron. Ensuite, j’appliquai un à un les changements que j’avais imaginés. Les cheveux s’allongèrent de quelques centimètres, devinrent châtain foncés, une barbe de même teinte vint manger la mâchoire ciselée, déformant efficacement ce trait distinctif. Agréablement surprise, j’insufflai une pointe de pigments supplémentaires sous la peau pour l’assombrir, fis apparaître des lunettes rectangulaires que je n’utilisais presque jamais, et contemplai le résultat avec satisfaction.
Ce n’était plus Kalyan. C’était quelqu’un de très proche, vaguement semblable, mais ce n’était pas lui. Et ces petites différences, même minimes, suffisaient pour embrouiller les logiciels les moins performants. Bon, je ne garantissais pas que ceux qu’Ekrest avait codés tomberaient dans le panneau… mais ceux-là, personne à part lui n’y avait accès pour le moment, il ne les avait pas encore lancés sur le marché, à ce que je sache.
Un sourire satisfait aux lèvres, je fis apparaître un sac à dos, mon ordinateur et son chargeur, une trousse de toilette, des vêtements de rechange, le téléphone de la Faction, celui que j’utilisais pour joindre Ekrest et Selvigia, ainsi que celui qui me servirait à contacter mon faussaire. Puis, je me pris en photo avec l’apparence de Kalyan sur ce téléphone, en appliquant une illusion de fond blanc derrière moi, et enfin, je pris un instant pour réfléchir au visage que j’allais prendre durant ma cavale. Leslie Wyatt était l’une de mes identités les plus sûres, certainement inconnue aux renseignements de la Confrérie, mais elle demeurait dangereuse puisque je l’avais déjà utilisée ici, dans une situation où elle avait pu être compromise.
Je poussai un long soupir en revenant sur les implications des révélations de Syn. Elle nous avait trouvées via un enfant de Frigg qui avait laissé filtrer l’information, et la Confrérie avait littéralement bondi sur l’occasion. De deux choses l’une, cela signifiait que les Frigg et les Loki communiquaient étroitement, au point d’indiquer ma position exacte, mais aussi que toute la ville d’Istanbul devait être quadrillée en ce moment même par des détecteurs de magie vivants. Cela voulait dire que je ne pouvais pas retourner à la base de la Faction, ni user de mes pouvoirs pendant les prochains jours, sinon je serais immédiatement repérée.
Une grimace aux lèvres, je vérifiai à nouveau le contenu de mon sac à dos, repris le visage de Leslie Wyatt, fis apparaître ses papiers d’identité ainsi qu’un porte-monnaie de secours que je rangeai dans une poche sécurisée du sac, puis je me redressai. La touche finale : le niquab, ce voile intégral qui dissimulait tout, à l’exception de de mes yeux couverts par des lentilles. À partir de maintenant, plus de magie.
C’est bien la peine d’être sortie des prisons des Thor ! songeai-je avec amertume.
Je levai la tête, vérifiai qu’il n’y avait personne autour de moi, puis me décidai à bouger. Il fallait que je sois mobile, impossible à localiser ou à capturer. Adam ne me laisserait pas de deuxième chance.
Alors, chargée de mon petit sac à dos, je repris le chemin de la ville.
| † | † |
<=
Eh bien, c'était un chapitre bien nécessaire pour se remettre dans le bain et faire un point sur la situation affective de Lilith par rapport à plusieurs personnes. Je suis contente d'avoir eu ce petit récap sur Ekrest et Kalyan, avec qui c'est plus que tendu.
Bon, autrement, venons à l'essentiel de ce chapitre : KALINOUUUUUUUUU.
(Tu t'y attendais hein. Petite dose de fan-service
)
Bref. Je suis impatiente que les 2 zigotos se retrouvent, même si j'imagine que tout se passera pas comme escompté hein (avec toi, on finit par s'y "habituer" (non))
Autrement, j'espère que Lily va pouvoir s'en sortir sans trop de soucis à Istanbul. Qu'elle va pouvoir retrouver Selvie et retrouver les autres :v
Côté écriture, le début était un peu lourd (la longueur de tes phrases peut-être) mais globalement je retrouve ce mélange réflexions-actions-discussions que j'aime beaucoup dans tes écrits
Courage pour tout, je suis super contente de revoir le Cycle par ici !
Mais te mets pas la pression, surtout, faut toujours que ça reste un plaisir
La bise !